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PRATIQUES 63 OCTOBRE 2013
ment de plénitude que confère l’absence de maladie.
On le perçoit dans son entourage, on côtoie des
proches dans la souffrance, ou quand le corps médical
nous diagnostique une maladie avec laquelle il faut
se battre. L’absence de maladie est rare passé un
certain âge. Non pas que le corps défaille, mais il
garde des traces de plusieurs années qu’il a vu défiler.
Quelle magnifique aubaine pour certains hommes
d’affaires que de disposer d’un système médical
performant avec un réseau de distribution de médi-
caments à la pointe ! La maladie n’est plus ce fléau
divin, auquel on ne comprend rien, aujourd’hui
nous avons des traitements, qui marchent plus ou
moins bien, qui sont plus ou moins toxiques, mais
qui peuvent rapporter toujours plus d’argent.
Alors que le marché est surchargé, et que la
recherche dans l’amélioration des produits de santé
existants est au point mort, les laboratoires phar-
maceutiques ont trouvé, entres autres, le nouveau
filon du « disease-mongering » : de nouvelles mala-
dies sont créées, puis le médicament spécifique-
ment destiné à la lutte contre celle-ci est disponible
sur le marché. Dans une pub du laboratoire au logo
étoilé, on peut lire : « Vous avez tout le temps envie
d’aller aux toilettes ? Parfois, vous êtes gêné(e) par
des fuites urinaires ? Il s’agit peut-être d’une hyper-
activité vésicale. […] ce syndrome qui touche près
d’une femme sur six et près d’un homme sur huit.
Vous verrez qu’il existe des solutions, à condition
d’oser en parler à votre médecin. » Et ce médecin
est en porte-à-faux, entre son patient devenu client,
et ce labo qui vient de sortir un nouveau produit
de santé. Le slogan de ce laboratoire est d’autant
plus révélateur : aujourd’hui, pour vendre des
produits de santé, il faut vendre du rêve. « Leading
Light for Life », La Lumière qui guide la Vie, et ces
petits mots bien choisis sont explicités sur le site
canadien de la firme : « procurer bonheur et espoir
à tous […] ».
Alors bien sûr, il y a les labos, cibles faciles diraient
certains. Seulement, au travers de l’enseignement
médical, c’est une doctrine normative qui est
promue par l’Evidence Based Medicine.
Il ne s’agit plus de suivre les recettes de cuisine
autrefois issues de l’observation, proposées par un
médecin ou un citoyen, dont on veut croire qu’elles
vont fonctionner. L’ouvrage Médecine Pratique et
1936 : la formule « La santé c’est la vie dans
le silence des organes » est proposée par le
chirurgien René Leriche dans l’Encyclopédie
française. S’intéressant de près à la douleur
de ses patients, il promeut celle-ci au rang de symp-
tôme. Ce symptôme qui entrave la vie de l’homme
malade et le pousse finalement à consulter son
médecin. Néanmoins, lorsque la médecine s’em-
pare de cette définition, tel Jules Romain à travers
son personnage Knock, il n’y a plus de santé : il n’y
a que des malades à traiter, « des gens plus ou moins
atteints de maladies plus ou moins nombreuses à
évolution plus ou moins rapide ». Ces considéra-
tions nous éloignent du fléau divin, des croyances
populaires remontant au Moyen-Âge et considé-
rant la maladie comme la punition divine, sur
laquelle l’homme ne peut agir que par une conduite
morale irréprochable.
Dix ans après Leriche, l’OMS statue : « La santé est
un état de complet bien-être physique, mental et
social, et ne consiste pas seulement en une absence
de maladie ou d’infirmité ». A l’issue de
la seconde guerre mondiale, destructrice,
humiliante, et grâce aux récents progrès
de la médecine, le monde promet-il un
renouveau de l’accès au bonheur ?
La définition du bonheur est faite défi-
nition de la santé. Kant, dans sa Métaphy-
sique des Mœurs, considère que « Le
pouvoir, la richesse, la considération,
même la santé ainsi que le bien-être complet et le
contentement de son état, est ce qu’on nomme le
bonheur. » Nous sommes au XVIIIesiècle, et la santé
est considérée comme moyen d’accès au bonheur,
mais bien dissociée du bien-être complet, ce dernier
n’étant pas perçu comme accessible à la médecine
de l’époque. Nietzsche, au siècle suivant, s’inter-
roge : « Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment
que la puissance croît, qu’une résistance est en voie
d’être surmontée. » Visionnaire ? On peut l’appli-
quer à la médecine dont la puissance se voit décu-
plée dans la connaissance de la physiologie, ainsi
que des premières applications thérapeutiques.
Récemment, le leader mondial des médicaments
génériques a lancé une campagne publicitaire, repre-
nant cette fameuse phrase populaire : « Oh tu sais,
quand la santé va, tout va ! » Vous connaissez ce senti-
DOSSIER
Médecine
Santé Bonheur
La faculté nous apprend la médecine des livres, celle de la performance. La clinique enseigne
les différences de chacune et chacun d’entre nous. Lorsque la société de consommation vient
s’interposer entre les deux…
Bastien Doudaine,
étudiant en 6eannée
de médecine
Aujourd’hui, pour
vendre des produits
de santé, il faut
vendre du rêve.
En faire trop ?
Pratiques 63 _NFPratiques45C 08/11/13 10:33 Page46
Formation initiale, Formation continue
Normes
Santé publique
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Philosophie, philosophie de terrain
Surmédicalisation, surdiagnostics, surtraitement
OCTOBRE 2013 63 PRATIQUES
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DOSSIER
Populaire – L’Art de se guérir soi-même du Dr Henry
Deville, publié à la fin du XIXesiècle, permit de
divulguer des traitements à concocter soi-même,
pour tenter de guérir les maux de l’époque avec
une certaine humilité. Aujourd’hui, c’est la « vraie »
science qui dicte les conduites de chacun de ses
disciples à la manière des dix commandements :
tu mangeras cinq fruits et légumes par jour, tu ne
fumeras point, tu ne refuseras pas les bons traite-
ments que te donne ton médecin, tu feras ta colo-
scopie et/ou ta mammographie tous les deux ans
de 50 à 74 ans… En cas de non-respect, la sentence
peut être terrible : à l’heure d’un individualisme
toujours grandissant, les Hommes qui refusent
d’appliquer ces « conseils » se voient bafoués,
rejetés et parfois humiliés par le corps médical.
Alors, tous pareils ? Une unique recette pour l’accès
au bonheur ? Les comportements promus par la
science deviennent les comportements de tous et
de chacun. L’EBM, en un sens, n’impose-t-elle pas
une entrave à la liberté et à la différence, avec cette
manière de promouvoir la prévention en santé ?
A la lumière des scandales médicaux de ces
dernières années, du Vioxx®au Médiator®, et de
ceux qui sont à venir, la médecine occidentale
persiste dans sa voie. Certes, nombre des progrès
qu’elle a apportés à l’Humanité ne peuvent pas
être remis en cause, mais au vu de son fonction-
nement, on peut comprendre qu’il existe des
déviances. Il faudrait remettre à plat cinquante
ans de recherche sur le cholestérol ? Il semblerait
que les lobbies pharmaceutiques ne soient pas
prêts à se laisser faire.
A mesure que l’on se base sur les « preuves » de la
sainte-mère science, une des déviances possibles
est l’éloignement du soin : les soignants peuvent
être déroutés quand les patients viennent pour une
simple demande d’accompagnement sans traite-
ment. Si une femme âgée de 60 ans est venue aux
urgences pour différents troubles, qu’il lui est décou-
vert une insuffisance rénale terminale, quel profes-
sionnel de santé va pouvoir accepter facilement
qu’elle refuse la dialyse après lui avoir explicité
risques et bénéfices ? On nous enseigne qu’il faut
convaincre, ne pas forcer la main… mais convaincre.
La pilule est difficile à avaler : nous avons à notre
disposition un formidable appareil capable de
remplacer une des fonctions biologiques du rein,
indispensable à la vie, mais une personne refuse
ce moyen. Ce n’est pas ce que nous enseigne l’EBM,
c’est en dehors des lignes. Alors certains s’éloignent
de cette médecine, retournent à certaines méde-
cines présentées comme plus humaines, plus
holistes, et plus respectueuses de leur être.
On ne supporte plus la mort, on la nie, on la fuit.
La médecine va jusqu’à promettre l’éternité… ce
vieux rêve de l’Humanité qui resurgit de temps à
autre. N’est-ce pas une balle qu’elle se tire dans le
pied ?
Pourtant, il existe des soignants différents, qui
prennent le temps de se poser, de réfléchir à la
mouvance qu’ils véhiculent, ou simplement qui
ont la fibre soignante, qui prennent le temps du
soin. On choisit alors d’accompagner cette dame
de 60 ans qui souhaite partir sans la dialyse, on
essaie de ne pas juger l’homme fumeur qui trouve
du plaisir dans sa clope journalière, ou la femme
qui ne veut pas que son précieux sein
avec lequel elle a nourri ses enfants soit
pressé tous les deux ans, on prend la
main de la vieille dame atteinte d’un
cancer du poumon métastatique qui
arrive aux urgences seule pour passer
un scanner à cause d’horribles douleurs
abdominales et qui sait qu’elle risque
de ne pas passer la nuit, on accepte de
ne pas savoir ce qui a causé cette
profonde anémie chez cette mamie qui
ne veut pas de la coloscopie, on accepte
de ne pas dépister précocement la
trisomie 21 de l’enfant à naître et on
essaie de proposer à la famille une solution d’ac-
cueil dans la société de cet être perçu différem-
ment… Ivan Illitch, lorsqu’il écrit Némésis Médi-
cale en 1974, anticipait les fléaux de la médecine
technique, protocolaire. Lui choisit plutôt de
mourir de sa belle mort plutôt que de se remettre
corps entier à l’hôpital, aux agressions qui seraient
prodiguées à lui et son cancer, et de « mourir de
guérir ». L’entrave à la liberté promue silencieu-
sement par la médecine dans ses facultés, où règne
un discours schizophrène se distingue de la
pratique : « Il faut respecter la volonté du patient »
et où dans de nombreux cas cette acceptation est
moralement difficile pour la société.
Le bonheur comme fin ultime de la vie humaine ?
La santé comme promesse de longévité, d’éter-
nité ? La santé n’est plus que santé, elle est aussi
amélioration ; comme nous le montre le philo-
sophe Jérôme Goffette, l’anthropotechnie – amélio-
ration de l’homme par l’homme – n’est
aujourd’hui plus dans les sphères de la fiction.
Demain, l’homme machine, ni libre, ni lui-même,
trop c’est trop !
« Il ne faut jamais penser au bonheur ; cela attire
le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là
pour faire enrager le genre humain. » Finalement,
Flaubert avait peut-être raison sur la santé…
A mesure que
l’on se base sur
les « preuves » de
la sainte-mère
science, une des
déviances
possibles est
l’éloignement
du soin.
EN FAIRE TROP ?
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