DOSSIER Formation initiale, Formation continue Normes Santé publique En faire trop ? Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Philosophie, philosophie de terrain Surmédicalisation, surdiagnostics, surtraitement Médecine Santé Bonheur La faculté nous apprend la médecine des livres, celle de la performance. La clinique enseigne les différences de chacune et chacun d’entre nous. Lorsque la société de consommation vient s’interposer entre les deux… Bastien Doudaine, 1 936 : la formule « La santé c’est la vie dans le silence des organes » est proposée par le chirurgien René Leriche dans l’Encyclopédie française. S’intéressant de près à la douleur de ses patients, il promeut celle-ci au rang de symptôme. Ce symptôme qui entrave la vie de l’homme malade et le pousse finalement à consulter son médecin. Néanmoins, lorsque la médecine s’empare de cette définition, tel Jules Romain à travers son personnage Knock, il n’y a plus de santé : il n’y a que des malades à traiter, « des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide ». Ces considérations nous éloignent du fléau divin, des croyances populaires remontant au Moyen-Âge et considérant la maladie comme la punition divine, sur laquelle l’homme ne peut agir que par une conduite morale irréprochable. Dix ans après Leriche, l’OMS statue : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». A l’issue de la seconde guerre mondiale, destructrice, humiliante, et grâce aux récents progrès Aujourd’hui, pour de la médecine, le monde promet-il un vendre des produits renouveau de l’accès au bonheur ? La définition du bonheur est faite défide santé, il faut nition de la santé. Kant, dans sa Métaphyvendre du rêve. sique des Mœurs, considère que « Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, est ce qu’on nomme le bonheur. » Nous sommes au XVIIIe siècle, et la santé est considérée comme moyen d’accès au bonheur, mais bien dissociée du bien-être complet, ce dernier n’étant pas perçu comme accessible à la médecine de l’époque. Nietzsche, au siècle suivant, s’interroge : « Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est en voie d’être surmontée. » Visionnaire ? On peut l’appliquer à la médecine dont la puissance se voit décuplée dans la connaissance de la physiologie, ainsi que des premières applications thérapeutiques. Récemment, le leader mondial des médicaments génériques a lancé une campagne publicitaire, reprenant cette fameuse phrase populaire : « Oh tu sais, quand la santé va, tout va ! » Vous connaissez ce senti- ment de plénitude que confère l’absence de maladie. On le perçoit dans son entourage, on côtoie des proches dans la souffrance, ou quand le corps médical nous diagnostique une maladie avec laquelle il faut se battre. L’absence de maladie est rare passé un certain âge. Non pas que le corps défaille, mais il garde des traces de plusieurs années qu’il a vu défiler. Quelle magnifique aubaine pour certains hommes d’affaires que de disposer d’un système médical performant avec un réseau de distribution de médicaments à la pointe ! La maladie n’est plus ce fléau divin, auquel on ne comprend rien, aujourd’hui nous avons des traitements, qui marchent plus ou moins bien, qui sont plus ou moins toxiques, mais qui peuvent rapporter toujours plus d’argent. Alors que le marché est surchargé, et que la recherche dans l’amélioration des produits de santé existants est au point mort, les laboratoires pharmaceutiques ont trouvé, entres autres, le nouveau filon du « disease-mongering » : de nouvelles maladies sont créées, puis le médicament spécifiquement destiné à la lutte contre celle-ci est disponible sur le marché. Dans une pub du laboratoire au logo étoilé, on peut lire : « Vous avez tout le temps envie d’aller aux toilettes ? Parfois, vous êtes gêné(e) par des fuites urinaires ? Il s’agit peut-être d’une hyperactivité vésicale. […] ce syndrome qui touche près d’une femme sur six et près d’un homme sur huit. Vous verrez qu’il existe des solutions, à condition d’oser en parler à votre médecin. » Et ce médecin est en porte-à-faux, entre son patient devenu client, et ce labo qui vient de sortir un nouveau produit de santé. Le slogan de ce laboratoire est d’autant plus révélateur : aujourd’hui, pour vendre des produits de santé, il faut vendre du rêve. « Leading Light for Life », La Lumière qui guide la Vie, et ces petits mots bien choisis sont explicités sur le site canadien de la firme : « procurer bonheur et espoir à tous […] ». Alors bien sûr, il y a les labos, cibles faciles diraient certains. Seulement, au travers de l’enseignement médical, c’est une doctrine normative qui est promue par l’Evidence Based Medicine. Il ne s’agit plus de suivre les recettes de cuisine autrefois issues de l’observation, proposées par un médecin ou un citoyen, dont on veut croire qu’elles vont fonctionner. L’ouvrage Médecine Pratique et étudiant en 6e année de médecine PRATIQUES 63 OCTOBRE 2013 46 EN FAIRE TROP ? On ne supporte plus la mort, on la nie, on la fuit. La médecine va jusqu’à promettre l’éternité… ce vieux rêve de l’Humanité qui resurgit de temps à autre. N’est-ce pas une balle qu’elle se tire dans le pied ? Pourtant, il existe des soignants différents, qui prennent le temps de se poser, de réfléchir à la mouvance qu’ils véhiculent, ou simplement qui ont la fibre soignante, qui prennent le temps du soin. On choisit alors d’accompagner cette dame de 60 ans qui souhaite partir sans la dialyse, on essaie de ne pas juger l’homme fumeur qui trouve du plaisir dans sa clope journalière, ou la femme qui ne veut pas que son précieux sein avec lequel elle a nourri ses enfants soit A mesure que pressé tous les deux ans, on prend la l’on se base sur main de la vieille dame atteinte d’un cancer du poumon métastatique qui les « preuves » de arrive aux urgences seule pour passer la sainte-mère un scanner à cause d’horribles douleurs science, une des abdominales et qui sait qu’elle risque de ne pas passer la nuit, on accepte de déviances ne pas savoir ce qui a causé cette possibles est profonde anémie chez cette mamie qui ne veut pas de la coloscopie, on accepte l’éloignement de ne pas dépister précocement la du soin. trisomie 21 de l’enfant à naître et on essaie de proposer à la famille une solution d’accueil dans la société de cet être perçu différemment… Ivan Illitch, lorsqu’il écrit Némésis Médicale en 1974, anticipait les fléaux de la médecine technique, protocolaire. Lui choisit plutôt de mourir de sa belle mort plutôt que de se remettre corps entier à l’hôpital, aux agressions qui seraient prodiguées à lui et son cancer, et de « mourir de guérir ». L’entrave à la liberté promue silencieusement par la médecine dans ses facultés, où règne un discours schizophrène se distingue de la pratique : « Il faut respecter la volonté du patient » et où dans de nombreux cas cette acceptation est moralement difficile pour la société. Le bonheur comme fin ultime de la vie humaine ? La santé comme promesse de longévité, d’éternité ? La santé n’est plus que santé, elle est aussi amélioration ; comme nous le montre le philosophe Jérôme Goffette, l’anthropotechnie – amélioration de l’homme par l’homme – n’est aujourd’hui plus dans les sphères de la fiction. Demain, l’homme machine, ni libre, ni lui-même, trop c’est trop ! « Il ne faut jamais penser au bonheur ; cela attire le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là pour faire enrager le genre humain. » Finalement, Flaubert avait peut-être raison sur la santé… DOSSIER Populaire – L’Art de se guérir soi-même – du Dr Henry Deville, publié à la fin du XIXe siècle, permit de divulguer des traitements à concocter soi-même, pour tenter de guérir les maux de l’époque avec une certaine humilité. Aujourd’hui, c’est la « vraie » science qui dicte les conduites de chacun de ses disciples à la manière des dix commandements : tu mangeras cinq fruits et légumes par jour, tu ne fumeras point, tu ne refuseras pas les bons traitements que te donne ton médecin, tu feras ta coloscopie et/ou ta mammographie tous les deux ans de 50 à 74 ans… En cas de non-respect, la sentence peut être terrible : à l’heure d’un individualisme toujours grandissant, les Hommes qui refusent d’appliquer ces « conseils » se voient bafoués, rejetés et parfois humiliés par le corps médical. Alors, tous pareils ? Une unique recette pour l’accès au bonheur ? Les comportements promus par la science deviennent les comportements de tous et de chacun. L’EBM, en un sens, n’impose-t-elle pas une entrave à la liberté et à la différence, avec cette manière de promouvoir la prévention en santé ? A la lumière des scandales médicaux de ces dernières années, du Vioxx® au Médiator®, et de ceux qui sont à venir, la médecine occidentale persiste dans sa voie. Certes, nombre des progrès qu’elle a apportés à l’Humanité ne peuvent pas être remis en cause, mais au vu de son fonctionnement, on peut comprendre qu’il existe des déviances. Il faudrait remettre à plat cinquante ans de recherche sur le cholestérol ? Il semblerait que les lobbies pharmaceutiques ne soient pas prêts à se laisser faire. A mesure que l’on se base sur les « preuves » de la sainte-mère science, une des déviances possibles est l’éloignement du soin : les soignants peuvent être déroutés quand les patients viennent pour une simple demande d’accompagnement sans traitement. Si une femme âgée de 60 ans est venue aux urgences pour différents troubles, qu’il lui est découvert une insuffisance rénale terminale, quel professionnel de santé va pouvoir accepter facilement qu’elle refuse la dialyse après lui avoir explicité risques et bénéfices ? On nous enseigne qu’il faut convaincre, ne pas forcer la main… mais convaincre. La pilule est difficile à avaler : nous avons à notre disposition un formidable appareil capable de remplacer une des fonctions biologiques du rein, indispensable à la vie, mais une personne refuse ce moyen. Ce n’est pas ce que nous enseigne l’EBM, c’est en dehors des lignes. Alors certains s’éloignent de cette médecine, retournent à certaines médecines présentées comme plus humaines, plus holistes, et plus respectueuses de leur être. 47 OCTOBRE 2013 63 PRATIQUES