OCTOBRE 2013 63 PRATIQUES
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DOSSIER
Populaire – L’Art de se guérir soi-même – du Dr Henry
Deville, publié à la fin du XIXesiècle, permit de
divulguer des traitements à concocter soi-même,
pour tenter de guérir les maux de l’époque avec
une certaine humilité. Aujourd’hui, c’est la « vraie »
science qui dicte les conduites de chacun de ses
disciples à la manière des dix commandements :
tu mangeras cinq fruits et légumes par jour, tu ne
fumeras point, tu ne refuseras pas les bons traite-
ments que te donne ton médecin, tu feras ta colo-
scopie et/ou ta mammographie tous les deux ans
de 50 à 74 ans… En cas de non-respect, la sentence
peut être terrible : à l’heure d’un individualisme
toujours grandissant, les Hommes qui refusent
d’appliquer ces « conseils » se voient bafoués,
rejetés et parfois humiliés par le corps médical.
Alors, tous pareils ? Une unique recette pour l’accès
au bonheur ? Les comportements promus par la
science deviennent les comportements de tous et
de chacun. L’EBM, en un sens, n’impose-t-elle pas
une entrave à la liberté et à la différence, avec cette
manière de promouvoir la prévention en santé ?
A la lumière des scandales médicaux de ces
dernières années, du Vioxx®au Médiator®, et de
ceux qui sont à venir, la médecine occidentale
persiste dans sa voie. Certes, nombre des progrès
qu’elle a apportés à l’Humanité ne peuvent pas
être remis en cause, mais au vu de son fonction-
nement, on peut comprendre qu’il existe des
déviances. Il faudrait remettre à plat cinquante
ans de recherche sur le cholestérol ? Il semblerait
que les lobbies pharmaceutiques ne soient pas
prêts à se laisser faire.
A mesure que l’on se base sur les « preuves » de la
sainte-mère science, une des déviances possibles
est l’éloignement du soin : les soignants peuvent
être déroutés quand les patients viennent pour une
simple demande d’accompagnement sans traite-
ment. Si une femme âgée de 60 ans est venue aux
urgences pour différents troubles, qu’il lui est décou-
vert une insuffisance rénale terminale, quel profes-
sionnel de santé va pouvoir accepter facilement
qu’elle refuse la dialyse après lui avoir explicité
risques et bénéfices ? On nous enseigne qu’il faut
convaincre, ne pas forcer la main… mais convaincre.
La pilule est difficile à avaler : nous avons à notre
disposition un formidable appareil capable de
remplacer une des fonctions biologiques du rein,
indispensable à la vie, mais une personne refuse
ce moyen. Ce n’est pas ce que nous enseigne l’EBM,
c’est en dehors des lignes. Alors certains s’éloignent
de cette médecine, retournent à certaines méde-
cines présentées comme plus humaines, plus
holistes, et plus respectueuses de leur être.
On ne supporte plus la mort, on la nie, on la fuit.
La médecine va jusqu’à promettre l’éternité… ce
vieux rêve de l’Humanité qui resurgit de temps à
autre. N’est-ce pas une balle qu’elle se tire dans le
pied ?
Pourtant, il existe des soignants différents, qui
prennent le temps de se poser, de réfléchir à la
mouvance qu’ils véhiculent, ou simplement qui
ont la fibre soignante, qui prennent le temps du
soin. On choisit alors d’accompagner cette dame
de 60 ans qui souhaite partir sans la dialyse, on
essaie de ne pas juger l’homme fumeur qui trouve
du plaisir dans sa clope journalière, ou la femme
qui ne veut pas que son précieux sein
avec lequel elle a nourri ses enfants soit
pressé tous les deux ans, on prend la
main de la vieille dame atteinte d’un
cancer du poumon métastatique qui
arrive aux urgences seule pour passer
un scanner à cause d’horribles douleurs
abdominales et qui sait qu’elle risque
de ne pas passer la nuit, on accepte de
ne pas savoir ce qui a causé cette
profonde anémie chez cette mamie qui
ne veut pas de la coloscopie, on accepte
de ne pas dépister précocement la
trisomie 21 de l’enfant à naître et on
essaie de proposer à la famille une solution d’ac-
cueil dans la société de cet être perçu différem-
ment… Ivan Illitch, lorsqu’il écrit Némésis Médi-
cale en 1974, anticipait les fléaux de la médecine
technique, protocolaire. Lui choisit plutôt de
mourir de sa belle mort plutôt que de se remettre
corps entier à l’hôpital, aux agressions qui seraient
prodiguées à lui et son cancer, et de « mourir de
guérir ». L’entrave à la liberté promue silencieu-
sement par la médecine dans ses facultés, où règne
un discours schizophrène se distingue de la
pratique : « Il faut respecter la volonté du patient »
et où dans de nombreux cas cette acceptation est
moralement difficile pour la société.
Le bonheur comme fin ultime de la vie humaine ?
La santé comme promesse de longévité, d’éter-
nité ? La santé n’est plus que santé, elle est aussi
amélioration ; comme nous le montre le philo-
sophe Jérôme Goffette, l’anthropotechnie – amélio-
ration de l’homme par l’homme – n’est
aujourd’hui plus dans les sphères de la fiction.
Demain, l’homme machine, ni libre, ni lui-même,
trop c’est trop !
« Il ne faut jamais penser au bonheur ; cela attire
le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là
pour faire enrager le genre humain. » Finalement,
Flaubert avait peut-être raison sur la santé…
A mesure que
l’on se base sur
les « preuves » de
la sainte-mère
science, une des
déviances
possibles est
l’éloignement
du soin.
EN FAIRE TROP ?
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