28 [Africultures n° 72 - DOSSIER] Dispersions et mouvements constitutifs
Dispersions et mouvements constitutifs [Africultures n° 72 - DOSSIER] 29
Comme je le mentionnais, ces deux modèles reçoivent une audience bien
différenciée selon les contextes académiques. Dans l’espace francophone,
on peut dire que le modèle hybride est pratiquement absent tandis que
domine une conception plutôt classique. Côté anglophone au contraire, le
champ d’études sur les diasporas se divise de façon nette entre les classiques
et les postmodernes, ces derniers portant un projet intellectuel devenu quasi
normatif au cours des 10 dernières années, entérinant le succès de ce qu’il
est convenu d’appeler le cultural turn.
Ramené au monde noir des Amériques, l’usage du concept de diaspora révèle
deux univers de sens très typés d’où ressort la volonté de faire correspondre
cet ensemble culturel aux exigences de cohérence requises. Deux textes
suffisent à illustrer ce constat.
D’abord celui d’Alain Médam, sociologue français spécialiste des diasporas et de la
diaspora juive en particulier. Dans un article publié en 1993, dans la Revue Européenne
des Migrations Internationales, Alain Médam propose une typologie des diasporas
où culmine le modèle classique, comme idéal-type, incarné par la diaspora juive et
à partir duquel se déclinent toutes les autres expériences diasporiques. Et pour que
le modèle fonctionne, il faut bien lui trouver son anti-thèse. C’est le monde noir
des Amériques, et la diaspora caribéenne en particulier, qui va lui fournir. Ainsi
Médam oppose t-il de manière hiérarchique, la diaspora juive qui forme le pôle
de la diaspora quasi parfaite, parce que (je reprends les qualificatifs utilisés) stable,
durcie, cristallisée, organisée, dynamique, active, pourvue de circuits de solidarité ;
et à l’autre pôle, la diaspora caribéenne, où se lit l’échec de l’expérience collective de
la dispersion, puisque cette diaspora - dont on se demande bien en quoi elle mérite
encore l’usage du terme - se révèle instable, précaire, aventureuse, fluide, amorphe,
anomique, soumise à des pouvoirs locaux. Ce qui contribue à rendre la diaspora
spécifique pour Médam, c’est bien sa capacité à faire corps, à être toujours unie dans
la longue durée et la dispersion, tel le peuple juif dont la continuité est due nous dit
Medam à ce territoire substitutif qu’a constitué la Bible.
La contribution de Stuart Hall, deuxième texte en question, fait écho à celle d’Alain
Médam. Je reviendrai plus loin sur ce texte. Pour l’instant, je m’arrête seulement
sur la perspective comparative. Stuart Hall est un sociologue britannique d’origine
jamaïcaine. Il est connu pour être le fondateur des cultural studies. En 1990, il publie
un article resté une référence incontournable dans le champ des études diasporiques.
Ce texte est le premier à formuler les contours de la diaspora hybride en accord
avec les préoccupations que traduit le tournant postmoderne. Stuart Hall s’appuie
sur l’exemple de la Caraïbe pour parler d’un peuple qui vit par «hybridité”. Il se
défait ici du modèle de la communauté centré et s’appuie sur la diversité du peuple
antillais et sur sa légendaire absence de cohésion communautaire pour traduire une
construction collective faite à la fois de traditions et de changements, telle que la
figure les modèles de la créolisation ou du métissage culturel propre à la Caraïbe.
Mais Hall va plus loin, et suggère que la diaspora juive incarne un modèle d’eth-
nicité vieillie. «La diaspora ne fait pas référence pour moi à ces tribus dispersées
(comprendre les 12 tribus d’Israël) dont l’identité ne peut être confortée qu’en
relation avec un territoire sacré vers lequel elles doivent retourner à n’importe quel
prix, même si cela signifie de pousser les autres peuples dans la mer. Ceci est une
conception vieille, impérialiste et hégémonique définition de l’identité (...).
On voit très nettement ici comment s’opère le renversement de la hiérarchie des
valeurs que l’on avait vu chez Médam. Là où le peuple juif est vanté pour son
unité, le peuple noir est mis en valeur pour sa mobilité culturelle. Dans les deux
cas, les procédures de construction du concept fonctionnent de façon identique.
Elles s’emparent des objets de telle manière que ceux-ci ont la pleine charge de
venir signifier les valeurs assignées au concept. En discriminant dans la réalité, le
concept fait bien autre chose que de découper le réel et de le traduire en catégories
intelligibles. Il porte en lui-même l’intention qui préside à un tel découpage et qui
ne peut jamais être extraite du contexte qui la gouverne. [...]
Cet exemple qui met face à face ces deux textes nous renvoie bien évidemment à
des stratégies identitaires : Alain Médam est d’origine juive, Stuart Hall d’origine
antillaise. Il me semble important d’insister sur la manière dont la catégorie concep-
tuelle est formatée, modelée à des exigences. Elle est capable de créer des mondes
sociaux bien typées : d’un coté un monde rivé à l’idéal de la communauté solidaire ;
de l’autre un univers traversé par l’utopie de la mobilité jusque dans l’indétermi-
nation des construits sociaux. Plus gravement, la création de ces mondes sociaux
en vient à se constituer sur la base d’une discrimination. Chez Médam, il est bien
question de petites et de Grandes diasporas. Le concept sert presque de label pour
distinguer certains peuples et se trouve ainsi engagé dans des procédures d’anoblis-
sement de l’objet. Chez Hall, on voit se profiler la posture de résistance à l’ordre
occidental qui implique le renversement des hiérarchies de valeurs imputables à
cet ordre, au premier rang desquelles figurent les valeurs qui structurent le registre
de la nation et de l’ethnicité. L’idéal diasporique en rejetant l’idéologie de la nation
rejette les peuples réputées être associés à cette idéologie.
On voit cependant à travers cet exemple que c’est plutôt le concept qui est
mobile et variable. L’objet en définitive est vu par les deux auteurs de manière
assez similaire : la diaspora juive est vue comme unitaire et le peuple caribéen est
associé au désordre. Ce sont plutôt les valeurs attachées au concept qui modifient
la perception d’un état préalablement conçu à l’identique. Avec la deuxième partie
de cet exposé, on va voir comment l’objet lui-même est transformé dans son état
pour être conformé aux stratégies d’énonciation du discours scientifique.
Structuration du champ de recherche
sur les Amériques noires et stratégies identitaires.
Avec ce deuxième point de l’exposé, on rétrécit la perspective depuis le champ des
études diasporiques, jusqu’au champ des études sur le monde noir des Amériques,
car à l’intérieur de ce champ, on va se trouver à nouveau placés face à une extrême
variabilité de sens attribué et à la diaspora et au monde noir des Amériques. Le
concept va en fait embrasser tout le champ des possibles depuis la référence à la
communauté solidaire jusqu’à l’absence de cette même communauté.
Il est possible de ramener la diversité des interprétations à trois modèles principaux
qui vont doter la notion de diaspora de significations particulières. Le premier
modèle, est le modèle classique. Il insiste sur le caractère forcé de la dispersion
depuis un territoire d’origine, l’Afrique ancestrale, revendiqué comme référence
commune. Le second modèle est celui de la diaspora « hybride »qui, on vient de