Septembre 2008, Une Europe des droits de l’homme porteuse de paix ? Les droits économiques et sociaux dans l’Union européenne En matière de droits économiques et sociaux, l’Union européenne n’a pas été, jusqu’à présent, un facteur de paix, ni un facteur de paix sociale. Si elle a l’excuse de ne pas avoir de compétences sociales spécifiques de par les traités, elle se rend néanmoins coupable de promouvoir, directement ou indirectement, le démantèlement des Etats sociaux et des droits sociaux acquis à travers un siècle de luttes sociales. La présente contribution vise à esquisser ce processus de régression sociale et à donner quelques pistes de réflexion pour le renforcement de la légitimité de l’Union européenne. Qu’est-ce la citoyenneté sociale ? La citoyenneté doit être appréhendée tout d’abord comme étant un statut concrétisant le rapport politique entre l’individu et l’Etat et traduisant l’appartenance à une communauté politique. Mais la citoyenneté est également une pratique concrétisée par l’accès à la sphère publique pour l’exercice et la conquête des droits de la citoyenneté. Si, comme nous le dit Hannah Arendt, la citoyenneté est ‘le droit d’avoir des droits’, celle-ci se traduit en une participation à la vie de la cité et en une lutte pour la conquête de nouveaux droits. La citoyenneté sociale se trouve au cœur des débats sur l’avenir des politiques sociales. Elle peut être interprétée soit comme l’achèvement d’un statut fondé sur l’égalité politique mais ignorant les inégalités économiques et sociales, soit comme condition préalable de l’accès à part entière à la citoyenneté civile et politique. Dans les deux cas, la citoyenneté civile et politique, d’une part, et la citoyenneté sociale, d’autre part, se complètent. La citoyenneté sociale est nécessaire pour donner un sens concret à la citoyenneté civile et politique. Les caractéristiques des Etats sociaux en Europe occidentale Qu’en est-il de la citoyenneté sociale en Europe ? En fait, elle constitue la base de tous les Etats sociaux en Europe occidentale, malgré la grande diversité qui les caractérise. Les différents systèmes de sécurité sociale existants (bismarckiens, beveridgiens, mixtes …) ont tous quelques caractéristiques communes qui font qu’on est en droit de parler d’un ‘modèle social européen’ qui mérite d’être défendu : a) Les Etats sociaux sont basés sur un statut d’égalité qui est propre à la citoyenneté elle-même et, en fait, aussi aux droits humains. Cette égalité interdit les discriminations et les exclusions. Elle concerne essentiellement l’équivalence des différents statuts sociaux. b) Les Etats sociaux sont basés sur une protection contre les aléas du marché ; cela implique que ce n’est pas exclusivement le marché qui décide des moyens de survie des individus ou de leur accès aux services sociaux de base. Cette protection n’empêche pas non plus le marché de fonctionner mais elle exclut que les individus en soient les victimes. Le chômeur qui a perdu son emploi, par exemple, bénéficiera d’une allocation de chômage. c) Les Etats sociaux sont basés sur une démarchandisation de certains biens, comme l’éducation, la santé ou autres services publics. Une fois de plus, cela n’évite pas nécessairement le marché de fonctionner mais évite d’exclure des individus à cause de leur situation économique. d) Les Etats sociaux sont basés sur la solidarité. Tous nos systèmes sociaux sont basés sur une redistribution des revenus, soit au moyen de la fiscalité, soit au moyen de cotisations sociales. Cela permet d’organiser un système universel pour l’ensemble de la société, un système auquel tous contribuent et duquel tous bénéficient. Ces quatre caractéristiques constituent un système de solidarité organique entre des gens qui ne se connaissent pas, au-delà des familles et au-delà des communautés. Elles sont différentes d’autres systèmes sociaux, comme par exemple ceux des Etats-Unis, basés sur les besoins, où ceux des anciens Etats de l’Europe de l’Est qui éliminaient totalement le marché. En Europe occidentale, cette citoyenneté sociale fonctionne en étroite interaction positive avec le système économique. Les réformes nécessaires Aujourd’hui, ce modèle social européen est mis en question. Des réformes s’imposent. Il est vrai que la société, comme l’économie, ont changé et ne sont plus comparables à celles d’il y a un demi-siècle. Le modèle familial où seul le chef de ménage a un emploi et ou les autres membres de la famille ont des droits dérivés, n’est plus valable. De plus en plus de femmes se trouvent sur le marché de travail et un nombre croissant de ménages est dirigé par une femme seule. Le vieillissement de la population entraîne des coûts supplémentaires pour les systèmes de santé et pour les retraites. L’ouverture des frontières (la ‘mondialisation’) a mis en concurrence les pays et les travailleurs et les entreprises peuvent menacer de quitter le territoire. Ici comme ailleurs, le secteur informel prend de l’ampleur et de plus en plus de travailleurs sans droits sont occupés. Les contrats ‘atypiques’ et flexibles se multiplient. Par conséquent, il est clair que des réformes s’imposent et ne peuvent être refusées si l’objectif est de garantir à tous les travailleurs un statut de citoyenneté sociale impliquant la garantie des droits économiques et sociaux tels que ceux-ci ont été définis à partir de la Déclaration universelle des droits humains, des pactes internationaux sur les droits économiques et sociaux et de la Charte sociale européenne. Les droits sociaux et l’Union européenne L’article 117 du Traité instituant la Communauté Economique européenne stipulait que ‘Les Etats-membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès’. Si le droit du travail et les conditions du travail, la sécurité sociale et le droit syndical sont mentionnés parmi les points spécifiques qui relèvent de la mission de la Commissions européenne, ils ne sont jamais passés à la procédure de prise de décision à majorité qualifiée. Contrairement à tout ce qui concerne la protection de ‘la sécurité et la santé des travailleurs’ ces points relèvent donc toujours d’une prise de décision qui requiert l’unanimité au Conseil. Depuis l’Acte unique de 1986 et le Traité de Maastricht de 1992 il y a donc une nette différence entre les compétences économiques relatives à l’achèvement du marché intérieur et les compétences sociales de l’Union européenne. Néanmoins, soulignons aussi que pendant les premières décennies de l’existence de la Communauté économique européenne, ce sont avant tout les Etats-membres eux-mêmes qui ont empêché la Commission de prendre des initiatives pour renforcer les droits sociaux. La Commission s’est limitée essentiellement à des actions de formation dans le cadre des programmes de reconversion à travers le Fonds social européen. Le grand tournant a été le programme pour l’achèvement du marché intérieur et les politiques néolibérales qui ont progressivement été introduites dans l’Union européenne. Le changement de la pensée de la Commission européenne sur la sécurité sociale est clairement démontré par deux textes des années ’90. Dans une recommandation de 1992 (92/442) sur la convergence de la protection sociale, elle parle d’une protection des revenus, d’une garantie du niveau de vie et d’une intégration économique et sociale. Dans sa ‘Stratégie pour la modernisation de la protection sociale’ de 1999 (1999/347) elle veut rendre le travail rémunérateur (‘to make work pay’), offrir un revenu stable, sécuriser les retraites et promouvoir l’intégration sociale. Ce ‘rendre le travail rémunérateur’ deviendra le nouveau fil rouge et le fondement des politiques dites ‘d’activation’, partant de l’idée que les allocations sociales découragent les individus à chercher du travail. Dorénavant, la protection sociale est appréhendée en tant que facteur de production qui doit promouvoir l’emploi. C’est également dans ce cadre qu’il faut voir le ‘processus de Lisbonne’ de 2000 qui parle de la promotion de ‘l’employabilité’ des individus. Un démantèlement progressif C’est à partir de ce changement fondamental dans la pensée sur les fonctions de la protection sociale qu’a commencé le démantèlement progressif des droits sociaux en Europe. Pour éviter tout malentendu, précisons que les responsables majeurs en sont les Etats membres qui gardent la compétence exclusive mais se sentent encouragés par la Commission européenne. Il suffit de mentionner quelques exemples : - Le ’processus de Lisbonne’ propose d’augmenter le ‘taux d’emploi’ et l’employabilité des individus ainsi que de libéraliser les services publics ; - La Charte des Droits fondamentaux de 2000 est très déficiente en comparaison au Pacte international des Nations Unies et de la Charte sociale du Conseil de l’Europe ; - La directive sur le détachement des travailleurs et celle sur la libre prestation des services (‘Bolkestein’) créent une insécurité juridique importante et mènent à bon nombre d’abus ; - L’initiative sur la flexicurité concerne essentiellement la flexibilité et n’offre guère de sécurité aux travailleurs ; - L’initiative sur le temps du travail, directive qui est restée bloquée pendant des années au Conseil et qui a finalement été adoptée en 2008 avec une possibilité d’’opt out’ allant jusqu’à 65 heures de travail hebdomadaire. Fin 2008, le Parlement européen a rejeté cette décision. - L’initiative pour moderniser le droit du travail, visant essentiellement la flexibilisation des contrats et la précarisation des emplois. - Enfin et surtout, mentionnons les quatre arrêts de la Cour de Justice (Viking, Laval, Rüffing, Luxembourg) de 2007 et 2008 qui mettent en danger le droit de grève et qui donnent la priorité aux libertés économiques face aux droits sociaux. Cette évolution extrêmement négative a largement entamé la légitimité de l’Union européenne auprès des travailleurs. La Commission a essayé d’y remédier avec un ‘paquet social’ proposé en juillet 2008, sans toutefois avoir réussi à convaincre. Avec ses trois propositions législatives concernant le droits des patients (une simple coordination), les comités d’entreprises (texte demandé par le Parlement depuis au moins 7 ans et sans renforcement des droits de ces comités) et la discrimination en dehors du marché du travail (en excluant toutefois le secteur des assurances…), elle a proposé un ‘renouveau social’ qui n’en est pas un. Que faire ? Face à la perte de légitimité de l’Union européenne et du manque de confiance des travailleurs en leurs gouvernements en temps de crise économique, il est urgent d’agir au niveau national autant qu’au niveau européen. Une alliance aussi large que possible entre syndicats et autres mouvements sociaux est nécessaire pour essayer de redonner à l’Europe son image de promotrice et de garante des droits sociaux. Les points mentionnés ci-dessous ne sont que quelques exemples d’actions possibles : - Condition de toute réforme du modèle social doit être le respect des quatre principes communs de nos différents systèmes de sécurité sociale ; - Changement, au sein de l’Union européenne, du cadre macro-économique et du pacte pour la croissance et la stabilité, afin de promouvoir les investissements, notamment dans le secteur du développement durable ; - Renforcer la solidarité structurelle entre les pays et les régions de l’UE afin de promouvoir l’intégration économique et sociale ; - Réexamen des recettes ‘modernes’ de la libéralisation et de la privatisation des services publics dans le but de garantir la sécurité juridique et les droits d’accès de tous les citoyens et résidents de l’ UE ; - L’adhésion de l’UE à la Charte sociale du Conseil de l’Europe ; - Introduction d’un salaire minimum européen en relation au RNB de chaque Etat-membre ; - Insertion au secteur formel de tous les travailleurs du secteur informel afin d’éliminer la pauvreté des individus qui travaillent ; - Introduction d’un service européen d’inspection du travail ; - Ré-introduction de politiques de plein emploi avec un rôle pour l’économie solidaire (aussi dans le secteur des banques et des assurances) ; - Re-définition de la protection sociale et de la sécurité sociale avec inclusion plus large des services publics. Voilà quelques exemples de points qui peuvent utilement être mentionnés dans un programme pour la campagne des élections européennes 2009. Ces réformes devront nécessairement s’inspirer de la nécessité d’une redistribution matérielle et non matérielle. La redistribution matérielle vise les revenus, afin d’éviter l’accumulation des richesses dans le seul but d’acquérir du pouvoir. La redistribution non matérielle vise le développement écologiquement durable, nécessaire entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres et entre les générations, afin d’assurer la survie de l’humanité. Une protection sociale basée sur la citoyenneté, l’universalité et la démarchandisation nécessitent également un système fiscal équitable, au niveau national comme au niveau européen et mondial. Au niveau national et européen, cela implique un cadastre et un impôt sur la fortune. Au niveau mondial, cela implique un système de taxes sur les spéculations financières, des taxes écologiques, des taxes sur les sociétés multinationales, et autres. Pour les sceptiques et ceux qui hésiteraient à adopter un programme social ambitieux au niveau européen, soulignons aussi l’importance de la protection sociale face à son alternative, la protection policière ou militaire. En effet, toutes les sociétés ont besoin, d’une façon ou d’une autre, de protection. Le marché détruit les sociétés, comme nous l’a enseigné Karl Polanyi. Face à cette menace, les sociétés cherchent à se défendre. Or, confronté à l’angoisse provoquée par l’insécurité sociale ou l’insécurité tout court, les individus ne peuvent choisir qu’entre une protection sociale qui leur donne des perspectives d’avenir ou une protection policière ou militaire qui polarise les sociétés. C’est le choix entre une société hobbésienne de la guerre de tous contre tous ou une société lockéenne où le patrimoine collectif qu’est l’Etat social offre la sécurité et crée le dynamisme. Dans le monde entier, nous avons constaté ces deux dernières décennies que dans la mesure où les protections sociales sont démantelées, les guerres, les conflits où les logiques policières – favorisées par l’émergence de l’extrême droite – gagnent du terrain. Il s’agit donc bel et bien d’un choix de société. Francine Mestrum Dr en sciences sociales Professeur à l’Université de Gand.