L` approche de l` institution dans la pensée de Hobbes

publicité
L'A,PPROCH E DE I-'INSTITUTION
D. IYS LA PEI{S^E^EDE HOBB.ES
PAR
François RANGEON
Assistantà l'Univetsitéd'Amiens.
Les études hobbiennes connaissent aujourd'hui un important
développement. Les divers colloques qui se sont tenus en L979 - tant
en France qu'à l'étranger - à I'occasion du tricentenaire de Ia mort
de I'auteur témoignent de la richesse de son æuvre et des interrogations qu'elle continue de susciter (l). Depuis déjà une trentaine
d'annéee, Ia critique a mis I'accent sur la nécessité de renouveler et
doaffiner les interprétations classiques donnant souvent une image
par trop autoritaire de sa philosophie politique (2). Notre propos
n'est pas ici de prendre part aux diverses querelles (3) Sui concer.
nent ltinterprétation doensemble de son æuvre (4), mais d'approfonrlir une question encore insuffisamment étudiée : celle de la place
(l) Des -colloques se sont tenus notamment à Paris, Strasbourg, Leusden...
.
Les,actes.dcs-^deux prglniers ont été publiés par la Revue Internationale d.e
Phllosophi_e, 1979, n" 129 et par la Re,vue Euiopéenne des Sciences Sociales,
1980.n" 49.
.^__(2)Voir R. PonN, Politique et philosophie chez Thcmas Hobbes, p.lJ.F.,
19.5],2"éd., Vrin, 1977.c.B. Mecp'ens'ôN,inà iôtu1àài *éàr:i-ôt-pô;;;;;i!è
inAi:
t'idualism, Oxford, 1962,trad. française Gallimàrd, l91l. J.W.N. WatrlNs, Hobbes,s
tyltery of ideas, London, 1965.Mais I'ouvrage lé plus imDortant reste celui de
Léo SrR^uss, The political ph.ilosoplty
' of Hobbtis. Its ùasis and its genesis,
Oxfnrd, 1936,2. éd., Chicagol 1952.'
(3) Querelles dont D.D. Raphaël donne un résumé suqqestif à la fin de
son ouvrage Hobbes, Morals and Politics, George Allen aÀà Unwin, Londres,
1977, pp. 73-t00.
(4) Les questions les plus controversées portent en particulier sur les
rapports entre_sa physique matérialiste et sa philosophie pblitique, entre I'art
et.la.nat_ure, la politique et la religion, entre-sa doôtrins contiactuelle er sa
theorre clu langage... pour ne citer que ces quelques exemples.
92
L'INSTITUTION
et de la signification du concept d'àrætitution dans ses ouvrages politiques (Elements of laut, De Ciae, Lériathan) (5). Nous serong ainsi
conduits à nous interroger sur l'existence d'une tluéorie hobbienne
d,e l'institution et sur ses rappoïts éventuels avec les approches
contemporaines de I'institution (Lourau, Castoriadis,...). Lu problé"
matique hobbienne permet-elLe d'apporter un éclairage rétrospectif
sur les préoccupations actuelles de l'analyse institutionnelle telles que
J. Chevallier les dégage dans son article (6) ?
Pour répondre à cette question, il faut au préalable situer le
concept doinstitution dans l',ceuvre de Ilobbes. Le mot institution
(irætitwtio en latin, institution
en anglais) est très fréquemment
utilisé par Hobbes dans ses trois traités politiques, en particulier
dans le L&siathan (7). Il a presque toujours un sens a,cti! et s'identifre à l'acte d'instituer ou au processus instituant. On le trouve le
plus souvent inclus dans des expressions telles que : <<institution
de la République > (8) ou <<République d'institution > (9), <<institution du gouvernement >> (10), <<institution du pouvoir > (lI) '
<<institution clu souverain > (12)... Il doit être rapproché d'autres
concepts tels que <<constitution > (13) , <<établissement >), <<génération >>,<<édification >>qui traduisent tous l'idée que l'Etat n'est pas
une donnée naturelle, mais doit être construit (institué, établi'
értgé,...) par l'homme, L'acte instituant est un acte <<arbitraire >>(14)
(5) Nous nous référons aux ouvrages suivants : Elements of law, l&0
(composé de deux traités : Hutnan Nature et De Corpore Politico). Trad.
L. Rôux, Lyon, L'Hermès, 1977.De Cive, i642 (tral,liit en anglais par Hobbes
lni-même en 1651)éd. anglaise S.P. Lamprecht, New'{ork, 1949,trad. Sorbière,
Neufchâtel, 1787,et Malvert, Angers, 1904 (nous citons d'après cette dernière
traduction pour les deux premières parties de I'ouvrage). Léviathan,1651, éd.
C.B. Macpherson, Harmondsrvorth, 1968,trad. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971.
(6) J. CnsvÀ,nrrn, < L'analyse institutionneller,
supra.
(7) A titre d'exemple, le terme est employé treize fois dans le chap. XVIII
du Léviaîhan (sept fois < institution > et six fois n institued '). Il figure dans
les titres des chap. XVIII (. Of the rights of soveraignes by institution >)
et XIX (u Of the several kinds of Commonwealth by institution... o) drt Léviathan,
des chap. V,12 (" Two kinds of Cities, natural and by institution") et IX, l0
(" ... an institutive government
De Cive. Le mot < inslitution " se trouve
") du
par L. R.oux in ,, Le droit et Ie pouvoir
dans le vocabula,ire hobbien établi
dans
le Léviathan. Eléments pour une lectur:e quantitative >, Revue Etropéenne des
Sciences Sociales, op. cit., p. 146.
(8) < Institution of a Commonweallh", Léviathan, chap. XVIII, pp. 229,232
el passtm.
(9) u Commonrvealth by institution o, chap. XVII, p. 228, chap. XVIII, p. 239
et passtm.
(10) < Institutive government>>,De Cive, p, X.
(11) < Institution of soveraign power >, Léviathan, chap. XXVII , p. 337
eT passim. Voir L. Roux, op. cit., p. 156.
(12) o Soveraign by institution>, ibid., chap. XX, p.255 et passim.
(13) < Constitution >, De Cive, IX, 10, p. 111. Hobbes emploie parfois le
mot < constitution > dans l'édition anslaise dt Léyiathan à la olace de < institutio > dans l'édition latine. Cf. F. Tri-caud, Léviathan, chap. XIÏ, p. 193, n. 9.
Les expressions < constitution of soveraign power (ibid., chap. XVItrI, p. 234)
"
p. 3:17)paraîssent synoet < institution of soveraign power (ibid., ch. XXVII,
"
nymes.
(74) Elements of law, II, I, 1, p. 240 (la page renvoie à la traduction de
L. Roux, o Les éléments du droit naturel et politique ", op. cit.).
L,INSTITUTIoN
cHEz
TIoBBES
93
qui résulte d'une décision volontaire des individus. Ilobbes s'oppose
ainsi à la tradition politique aristotélicienne encore dominante à son
époque. Selon la doctrine d'Aristote, l'homme est un animal social
et l'Etat un phénomène naturel. Four Hobbes an contraire, la politique et Ie droit ne sont pas de loordre de la nature. Les théories du
contrat social, que Ifobbes inaugure - du moins est-il le prernier à
envisager l'hypothèse logique d'un état de nature (15) - renversent
les convictions propres à I'ordre féodal (la croyance dans l'inégalité
naturelle des hommes, le fondement divin du pouvoir,...) (16) . A
I'ordre nécessaire de la nature, s'oppose ltordre arbitraire et colrventionnel de I'humain. L9 politique est donc I'objet d'une activité
créatrice, instituante. Dans ce contexte, le thème de f institution
occupe une place centrale dans Ie système politique hobbien. Depuis
Hobbes, l'ordre sur fond duquel nous pensons le politique et Ie juri.
dique, n'a plus le même mode d'être que celui des classiques (17) .
L''æuvre de Hobbes se situe dans une période de rupture - milieu
du xvrr' siècle - de la pensée occidentale, celle qui consacre l'ère
de la pensée politique et juridique modeîne, et ronlpt avec Ia tradition aristotélicienne. Nous retrouvons, encore aujourd'hui, les traces
de cette rupture dans les analyses contemporaines, en particulier
dans les théories de l'institution.
Sans doute, rechercher un lien de quasi.continuité, au niveau
des idées et des thèmes, entre l'approche hobbienne de I'institution
et I'analyse institutionnelle contemporaine, conduirait? selon le mot
de Foucault. à être victime d'un <<efiet de surface > (l8l ou d'une
illusion rétrospective, rétrograde. Il est vrai que <<toute philosophie
appartient à son temps et demeure captive de sa limitation >>,comme
le pensait Hegel. Il n'en reste pas moins que les analyses politiques
de Hobbes, dont la portée n'a guère été cornprise à son époque, ont
une originalité et une actualité dont nous commençons seulement à
prendre conscience.
Par un curieux paradoxe? la philosophie politique de Ilobbes,
qui met l'accent sur le ûroment de I'instituant, a souvent été pr:ésentée comme une doctrine de l'Etat fort. voire <<totalitaire >>(19) . c'est-
(15) Hobbes a conscienced'être le créateur de l'expression o éta,t de nature,
(status naturae), puisqu'il excuse le terme comme ïn néologisme (De Cive,
tracl. Sorbière, t. I des (Euyres philosophiques et politiques de Hobbes, Neufchâtel, 1787, cip. cit., préf. p. XXXII). Voii V. Gorbscnndlr, La (troctriné d'Epicure et le droit, Yrin, 1977,p. 78.
(16) La théorie du contrat social
par le c<;ntral eître égaux,
" remplace
par une ceuvre de l'art humain, ce ctue
les théoriciens féodaux a,ttribuaient à
la " nature " et à la sociabilité natuielle de I'homme o. L. Arrnussgp' MontesqtLieu, la politique et I'histoire, P.U.F., 1969,p. 23 (souligné dans le texte).
(17) M. Fouclurr, Les mats et les choses, Gallimard, 1966,p. 13.
(r8) Ibid., p. 14.
(19) J. VIaurovx, La Cité de Hobbes, théorie de I'Etat totalitaire, Lyon,
Chronique Sociale de France, 1935.Les insuffisances d'une telle interprétation ne serait-ce que l'anachronisme du terme < totalitaire o appliqué
à Hobbes -revenir
ont sufiisamrirent été relevées pour qu'il ne soit pas utile A'y
ici. Voir
94
L'INSTITUTION
à-dire comme une philosophie de tr' <<institu,é > (20) . Plus qu'une
théorie de l'Etat, la philosophie politique de llobbes est avant tout
une philosophie du <<pouvoir >>(entendu au sens de puissance), du
pouvoir instituant. Le projet de llobbes consiste à rechercher les
conditions d'instauration d'une paix et d'une sécurité perrnettant
loexercice des droits individuels. Par ce biaiso sa problématique Ee
rattache à celle des philosophies du droit naturel : problématique
génétique qui soattache à une reconstruction méthodologique de
loorigine des formations sociales, en particulier de l'Etat. Elle s'apparente également aux philosophies du droit subjectif, qui, à l'image
de celle de Rousseau, mettent en lumière <<I'activité sociale insti.
tuante > (21) et loexistence de droits individuels inaliénables (22) .
Cependant, si Ifobbes est parfois considéré comme l'un des fondateurs des théories du droit su-bjectif (23), les auteurs relèvent aussi
qui met
dans son @uvre les prémisses du positivisme juridique,
I'accent sur le moment de l'institué (24). C'est au niveau de cette
double ineistance - paradoxale en apparence - sur I'instituant et
sur I'institué qo" se situe l'originalité
de la théorie hobbienne de
Itinstitution.
Hobbes établit un îapport <<de type dialectique >>(25) entre I'instituant et I'institué. Il tente de surcnonter le paradoxe de I'institution (26) en opérant une synthèse entre le droit subjectif et le droit
objectif. Son analyse peut, sur ce point, être rapprochée des théories
juridiques de l'institution, en particulier de celle d'Ilauriou. Pour
R. CeerrrHr, Hobbes et l'Etat totalitaire
Archi'ttes de Philosophie du Droit,
1936,n"' 1-2, "pp. 4675. R. Por.rN,op. cit. S. ",
le droit et la loi dans
GoyARD-Fmpæ,
Ia philosophie de Hobbes, Paris, Klincksieck, 1975.
(20) J. Chevallier, à la suite de R. Lourau, insiste sur l'ambiguïté et Ia
polysémie du concept d'institution, celui-ci signiflant ou bien le processus
Zl'iristitution (l'instifuant) ou bien' le résultai de ce processus (l-'institué),
supra, p. 6.
(21) R. Lounev, L'analyse institutionnelle, F,d. Minuit, 1970,p. 35.
(22) R. PorrN, < L'Etat et l'Eglise ,, Revue Européenne des Sciences Sociales,
op. cit., pp. 237 ss.; B. Blnnsr-Kprrcnl,
citoyen chez Thomas
" Les droits du
Hobbes ibid., pp. 175 ss.
(23) ",
pensée
M. VJrrFy, La lormation de ta
iuriilique moderne, Montchrestien,
4' éd., 1975,pp. 635 ss.
(24) V. Goldschmidt opère un rapprochement entre la doctrine de Hobbes,
le positivisme juridique et l'étatisme de Kelsen, op. cit., p. 247. Voir aussi
S. Goyard-Fabre, op. cit., p. 126.
(25) Il peut sembler paradoxal de parier de dialectique à propos de Hobbes,
Iui qui, au contraire, professe une méthode analytique (cî. inlra). Nous employons ici le mot dialectique dans son sens moderne (post-hégélien) et non
pas du tout au sens qu'il avait au xvrr' siècle. A cette époque, et à la suite
il'Aristote, le terme " âialectique o était associé aux subtilités- de la rhétorique
et signiûait l'art de poser des questions sans réponse ou l'art de raisonner
sur de simples opinions. En ce sens, la dialectique s'opposait à la science,
perçue comme art de la démonstration, reposant sur des définitions claires et
précises. Voir Amsrore, Rhëtorique, t. 1, livre l, trad. Dufour, Paris, Les Belles
Lettres, 1960, p. 34 ; P. Ausnxovr, Le problème de l'être chez Aristote, P.U.F.,
2" éd., 1966, pp. 291292; Cnnvrrn, Rhétorique française, Saillant et Desaint,
Paris, 1767,t. 1, pp.5 ss et L. Rovx, Introduction aux Elémenls...", op. cit., p.97.
"
(26) Le paradoxe de l'institution
tient à l'opposition
entre le caractère
dynamique du processus instituant et le caractère statique dc l'institué, résultat
de ce processus. L'institué, constituant une entité autonome, a tendance à
se détaclrer des volontés qui l'ont fait naître. Voir J. Cl'r.wrwrnn, supra.
L-INSTITUTION
CTIEZ IIOtsBES
95
ce dernier en effet, <<une institution est une idée d'æuv::e ou d'entre.
prise qui se réalise et dure juridiquerrent dans un milieu social;
pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s'organise qui lui procure des organes; d'autre part, entre les membres du groupe social
intéressé à la réalisation de l'idée, il se produit des manifestations
de communion... >>(27) . Cette définition essai,ed'opér:er une synthèse
entre le droit subjectif, moment de l'instituant, et le droit ob3'ectif,
moment de l'institué. Mutatis mutanulis, une tentative comparable
peut être décelée chez Hobbes, centrée autour de deux thèmes : ia
dialectique instituant/institué
et la dialectique consen.qus/répression.
Lointérêt de I'analyse hobbienne est de ne jamais dissocier l'institué
de l'instituant. I{obhes étudie la genèse, mais aussi Ie principe d'être
de I'institué. Celui-ci suppose le <<consentement coutumier > (Hauriou) et <<l'action d'un pouvoir capable d'unifier les consente.
ments > (28). L'instituant est une création continue. L'institué,
entendu au sens d'Etat ou d'Union, n'est pas une donnée qui, une
fois pour toutes, s'imposerait de l'extérieur aux individus. L'institution est d'abord une <<idée d',æuvre >), une création volontaire et
rationnelle, qui se matérialise chez Hobbes par un âcte collectif : le
contrat (29). L'institution <<seréalise et dure juridiquement>>; pour
Hobbes, créer l'Etat, c'est aussi instituer le droit objectif. LTtat
produit seul. le droit objectif qui s'identifre à la parole du souverain.
Quant au pouvoir, celui de I'Etat noest autre que celui des individus (30). L'homme, défini cornme force de pouvoir, cède par contr:at
son droit à I'exercice de ses pouvoirs au souverain. Ce mécanisnoe,
qui a été qualifié de <physique des relations humaines> (3I), suppose le consensus, ou <<la communion >> (Hauriou) des individus.
L'Union implique à la fois le conscntement et la contrainte (32).
Pour lfauriou? conune pour Hobbes - 1a4is dans un autre sens et
dans un contexte très difiérent - l'institution opère Ia synthèse de
la contrainte et du consensus. L'individu, chez Ifobbes, n'accepte de
se soumettre qu'à une contrainte quoil s'est lui-même imposée, à la
suite d'un calcul raisonné de son intérêt bien connpris. En ce sens,
(27) Heunrou,
I'institution et de la fondation
La cité
" La théorie de
", p.in 10. Voir,
moderne et les transformations
du Droit, Bloud et Gay, Paris, 1925,
pour I'analyse de cette définition, R. Louneu, op. cit,, pp. 56 ss.
(28) J. Cuev,qtrrnn.,supra, p.7.
(29) l{arrriou dénonce la notion de contrat, estimant, a la suite de Hegel,
que_ la subjectivité ne suflit pas à fonder e[ a tegitimer l'institution. Vôii
R. Louncu, op. cit., p. 57.
(30) < La vigueur ldes sujets] est le fondement de la force [du souverain]
",
Léviathan, chap-. XVIÏI, p. iSt.'
(31) P. Tonr, Physique de I'Etat. Examen dtL Corps Polûique de Hobbes,
Vrin, i978, p. 9.
(32) < L'institution, c'est de la répression et du consensus indissociablement
liés > (R. LouRAU,op. cit., p. 69). Hauriou, à l'inverse de Hobbes, estime que le
consensus est produit p_ar I'institution, et qu'il ne lui préexiste pas. Voir
R. LouRÀu,op.'cit., p. 57.
96
L'INSTITUTION
pour l'auteur, tout pouvoir repose sur le consentement, quelgue soit
son fondement, contractuel, divin ou patriarcal (33).
Comment comprendre que l'individu puisse volovltairement déci'
der d'instituer la contrainte ? Chez Hobbes, cette soumission s'opère
au prix d'une synthèse dialectique du désir et de la raison (34).
L'individu est un être qui désire la puissance sous toutes ses formes :
les honneurs, les richesses, la domination... (35) . Ce désir n'est
jamais assouvi, la vie étant une constante marche en avant du
désir (36) . Mais l'homme, être de désir, est aussi ohjet de Ia crainte :
en particulier, il craint la rnort, cette crainte étant Ia passion première de l'homme. Il a donc besoin de sécurité. Si le désir de puissance ne cesse qu'à la mort, l'homme cherche constamment à repous'
ser cette échéance fatale et à assurer la sécurité de son corps et de
ses biens. Le désir de puissance et la crainte de la mort étant deux
passions irréductibles, seule la raison, tléfinie corrrtrte rin calcul, per'
met d'opérer Ia synthèse dialectique de ces deux passions.
On pourrait croire, en première analyse, que loinstitution permet
de répondre au besoin de sécurité, le désir de puissance passant alors
au second plan, sublimé dans I'Etat. En réalité, il n'en est rien. L'ins'
titution n'est pas - en tout cas n'esL pas uniquement - une réponse
à un besoin. Si la sécurité est bien la fin en vue de laquelle les indi'
vidus contractent. (37), cette finalité ne peut être Ie seul principe
d'explication de l'institution. La tendance à la sécurité se satisfait
dans l'institution, mais f institution ne s'explique pas par cette ten'
dance (la soif n'explique ni le vin, ni la taverne) ' Par'delà l'explication rationnelle finaliste de I'institution, Hobbes est amené à introduire la dimension de l'im,.aginaire dans son analyse.
La dialectique de Ia raison et du désir trace les lirnites de la
rationalité. Pour IIobbes, la raison est raison en acte? raison prati'
que : elle est le lieu d'une pratique théorique. Elle est un pouvoir
à la fois négutif et positil. L'activité rationnelle est un pouvoir subversif de négation de la réalité ernpirique, de l'expérience (38). Mais
elle est aussi un pouvoir positif, qui établit la vérité et qui institue
la Citéo la paix entre les hornmes. Elle est une force de négation des
(33) . Le droit de tous les souverains découle origi4airement du consentem.ènt de chacun de ceux qui doivent être gouvernés", Léviathan, chap' XLII,
p.
^ 595. Cf. infra, I.
(34) La piésence chez Hobbes d'une n dialectique du désir et de la raison,
c'est'-à-âireâe la crainte et de la contrainte et, pârtant, de la guerre et de la
pe,ix> est relevée par S. Goyard-Fabre (op. cit., p. ll3). L'auteur -précise que
; la dialectique es{uissée paf Hobbes n'êsi pas la- dialectique hégélienneo, car
clle n'inclut'pas I'idée de- contracliction (ibiâ., p. 51). Norrs ajoulerons qrle, à
l'inverse de llegel, Hobbes ne prend pas en cômpte la dimension historique.
(35) Lhiathan, chap. XI, p. 95.
(36) La félicité dè cette vie ne consiste pas dans le repos 4'un esprit
"
se,tisfait...
lelle] est une continuelle marche en avant du désir ", ibid., p. 95.
op. cit., pp. 28 ss.
Voir C.B. MAcpHERsoN,
(37) Lépiathan, chap. XVII, p. 173.
(gg) Volr G. Dupnarl Expéiience et science politiques : Machiavel, Hobbes
",
"
Sociales, op. cit., pp. 101 ss.
Rcvue Européerurc des Sciences
L-INSTITUTION
CIIEZ
IIOBBES
97
passions?du désir de puissanceornais, en même temps? elle permet
I'institution
d'un lieu central du pouvoir, celui du Souverain qui
concentre les pouvoirs des individus et qui est investi du monopole
de la violence. I{obbes reste sur ce point fidèle au modèle de Ia
rationalité du xvrr siècle : une rationalité qui ordonne, classifie et
dirige. La raison doit être efficace, dominatrice sur le teïrain politique (39). Toutefois Ia raison n?est pas omnipotente. Son pouvoir est
d'ordre artificiel (40) et suppose la médiatiôn du symbolique et de
Itimaginaire. Ainsi, la raison n'existe qu'à travers le langage. C}nez
Hobbes, l'idée de politique ne vaut que par institution, et non par
nature. Le politique n'a de réalité que par institution. Far là, sa
théorie politique est liée à sa conception du langage. Le langage
n'est pas de loordre de la nature; il a été institué humainement. La
parole est Ia première institution sociale qui conditionne loinstitution
politique (41) . Le droit, cornme la politique, est un langage, un dis.
cours de pouvoir. C'est en termes de pouvoir que Hobbes étudie le
langage. Si le contrat instituant Ia politique est une parole (42),
c'est gue le langage, comme le droit subjectif de I'individu dans l'état
de nature (jus in omnia) est un pouvoir, un pouvoir instituant (43).
Ce qu'isole Éfobbes, à travers le droit subjectif et Ie langage, coest
loactivité sociale instituante. Mais Hobbes est conscient, avant Rousseau, dlr <<paradoxe de Ioinstitutionnalisation > (44) quTentraîne toute
théorie du droit subjectif : <<il faudrait que loeffet put devenir Ia
cause, que l'esprit social qui doit être l'ouvrage de l'institution pré.
sidât à I'institution même... > (45) . C'est pourquoi Hobbes repère,
par anticipation, une des apories du contrat social de Rousseau:
comrnent le peuple peut-il contracter avec lui-même alors gu'il. ne
préexiste pas au contrat, rnais qu'au contraire il en résulte ? L'institution consiste à produire la société civile à partir de I'état de nature,
(3_9)Voir J--M. Bnnorsr, Tyrannie du logos, Ed. Minuit, t975, p. 67 et
H. Mnncu_se,L'homme unidimensionnel, F,d. Minuit, 1968,p. I48. Ero| et civiIisalion, Ed. Minuit, 1963,p. 103.
(tQ) Hobbcs a.bien vd que le mystère de l'institution réside dans Ie rapport
que l'homme institue avec la nature et avec lui-même. C'est ainsi qu'il rèèuse
l'i4ée qqe les sociétés humaines sont compara,bles à certaines sociétéi animales,
telie celle des abeilles. L'animal n'a pas- l'usage de la raison, ni du langage.
Il n'a donc rien à voir avec la poli[ique huiraine, qui relèi'e de l'ordré âe
I'art..Voir P. Tonr, op. cit., pp. 13 ss, ci R. Lourulu, op. cit., p. 68.
^paixeu pârmi les-irommes plus de
_. ({1).Sans -le langage, ., ii-n'y auiait pas
République, de société, de contiat et de
què parmi les lions, lês ours
et les_loups ", Léviathan, chap. IV, p. 27. Voir R. LoùRAU,op. cit., p. 34.
... c'est comme si chacun disait à chacun...>, Lé.tiathan, chap. XVII,
-LP)
p. 177. "
(43)
R. Lourau commet sur ce point une double erreur d'interprétation en
_
affirmant -: _" Ceux qui invoquent l'état de na,ture comme un o6iet réel, ce
sont les théoriciens réactionnaires à la Hobbes, que combat Rousseau >, op.
cit., p.- 36. L'état de nature n'est pas, chez Hobbe{ un < objet réel
mais aï
contraire, tne. hypothèse méthodologique, un objet de connaissance.",En outre,
qualilier Hobbes de < réactionna,ire r, c'est commettre un grave contre-sens.
Ci. inlra.
(44) R. Lounau, ibid., p. 35.
_-..(45) Roussneu,-Da contrat social, L. II, 7, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1964,t. III, p. 383.
C.U.R.A.P.P.
9B
L'INSTITUTION
ou encore à construire I'Ifnion, le peuple, à partir de la multitude
des individus (46) . En vue d'illustrer cette idée, Hobbes a fréquemment recours au procédé métaphorique. La métaphore introduit
l'imaginaire dans le processus d'institutionnalisation (47). Reprenant une image désormais classique (48) , Hobbes conçoit l'Etat de
manière anthropomorphique et organiciste. L'Etat est coûlparé à un
<<animal artificiel >> (artifieial
man) et à un <<automate >> (autom.ata) (49) . Ce discours métaphorique indique bien gue, par-delà
implison caractère rationnel, la théorie hobbienne de l'institution
que un dépassement de la simple raison instituée. La métaphore (50)
traduit Ie caractère symbolique de loinstitution (51) . La politique,
avant d'être une pratique, est d'abord un langage. De même que le
mot est <<un vocable qu'un hornme impose arbitrairement >> à la
chose (52), de même I'institution des Cités est-elle qualifiée d' <<arbitraire >>(53). Dans les deux cas en efiet aucune nécessité naturelle ne
permet cl'expliquer le phénomène. L'institution
des sociétés est un
<<art >>(54) qui ne relève pas exclusivement du domaine de la raison.
Bien qu'artiûcielle, l'activité instituante <<imite > (55) cependant la
nature, De ce rapport d'irn;1u11ott,riche de tensions, naît une approche originale de l'institution.
L'institution chez Hobbes se déploie à deux niveaux dont Itordre
de succession est déterminé par le caractère génétique de la démarche. La première étape est le lieu de la dominance de l'instituant (I).
Hobbes part en efiet de l'instituant, pour en venir ensuite à ltinsti(46) Hobbes insiste sur l'importance du passage de la multitude à l'union
qui èoirstitue, de son aveu mêrie, un problè-me dJfficile et essentiel, Elements
of law, I, XIX, 7, p. 234.
(47) Voir C. Clsionrmrs, L'instittttion imaginaire de la société, Seuil, 1975,
p. 209, note 47.
(48) L'image se trouve notamment dans le Polycraticus de Jean de Sailisbury
(xrr' siècle). Voir J.W. Lprnnru,
corps politique dans la
" Corps biologique,
philosophie de Hobbes >,, Rertue Européenne
des Sciences Sociales, op. cit.,
pp. 85 ss.
(49) Léviathan, introduction, p. 5, (éd. C.B. Macpherson, p. Bl).
(50) Pour Hobbes, la métaphore est un u abus de langage (Léviathan,
"
chap. IV, p. 29) consistant à utiliser les mots < en un aulre sens que celui
auquel ils sont destinés > (ibid.). La science doit reposer sur des " définitions
exaites o, des o mots claird > et non sur des métaphôres (ibirL., chap. V, p. 44).
Il peut sembler paradoxal de voir Hobbes utiliser très fréquemment des métaphôres, alors qu'il dénonce lui-même le recours à un tel plocédé. En réalité,
ce qu'il reproche aux métaphores, c'est leur caractère trompeur. La métaphore lui paraît, à tout prendre, moins néfaste que l'usage de mots ambigus
dans la mesure oir, u par vocation o, elle avoue son caractère équivoque (.Elements of law, I, Y,7, p. 149). Il admet que les métaphores sont utiles dans
le langage courant... cependant dans le calcul et dans la recherche de la "vériq{,
de telles façons de parler ne doivent pas être admises " (Lâtiathan, chap. V,
p. 42). Dans ces conditions, une question se pose : quelle
importance faut-il
accorder aux métaphores chez Hobbes ? Ct. infra, I.
(51) Le symbolisme institutionnel est lié à la théorie hobbienne du langage
< Pensée et langage chez Hobbes
et de l'arbitraire du signe. Voir À. RoBTNET,
".
Retue Intermationale ile Philosophie, op. cit., pp. 452 ss.
(52) Elements of law, I, Y, 2, p. 148.
(53) Ibid., Il, l, I, p.240.
(54) Léviathan, introduction, p. 5.
(55) Ibid. Voir C. Clsronreors, Les carrefours du lab;,trinthe, Seuil, 1978,
pp. 224"230.
L'rNSTrrurroN
cIIEz HoBBES
99
tué (56). fl s'agit de construire I'Etat par la médiation d'une activité
instituante volontaire, rationnelle, mais aussi symbolique. La seconde étape est le lieu de Ia dominance de l'institué (II) . Hobbes élabore
le modèle institutionnel étatique, qu'il reproduit ensuite à loensemble des organisations sociales (57). Ce dernier point a généralement
été négligé tant par les commentateuïs de Hobbes (58) que par les
(59) . L'approche hobbienne
théoriciens de l'analyse institutionnelle
de l'institutiono ainsi que l'a remarqué Santi Romano (60) présente
la
pourtant looriginalité de dégager, en partant de I'instituant,
nature profonde de l'institution et son caractère dialectique (61).
L -
L'INSTEUTION
DE L'ETAT
L'institution se caractérise par la dominance de loinstituant. Cette
dominance est déterminée par la conception hobbienne de la rationalité. Si I'institution s'identifie à I'activité instituante, c'est parce
gue la raison n'est pas conçue de manière statique. Il n'y a de rai.
6on que dans sa rnige en @uvre méthodique. La raison est une
<<marche ,> (62), une démarche que ltesprit acquiert progressivement
par le travail (63) . Cette démarche ou méthode qui s'apparente à
une pratique théorique consiste à partir des éléments premiers : Ies
concepts ou les dénominations (64). Les concepts, une fois définis,
sont ensuite agencés en propositions, puis en démonstrations (65).
Ltinstitution, acte rationnel, est indiseociablement liée à la méthode.
Cette dernière est téléologique. Hobbes ne conçoit de méthode que
fonctionnelle. Les Etats sont, comme les montres ou les horloges (66),
des mécanismes ayant une fonction utilitaire.
La construction du
corps politique vise une fin : la eécurité collective et individuelle.
Cteet pourquoi iI est nécessaire de préciser dans un prernier temps
les caractéristiques principales de I'acte instituant (A), caractéristi-
(56) Contrairement à l'analyse institutionnelle contemporaine qui < doit...,
pour percevoir Ia dialectique institutionnelle, partir de l'institué, gui constitue
p. 9.
un indispensable point d'ancrage
". J. CnBventn*, supra,
(57) Léviathan, chap. XXII, pp.
237 ss.
(58) Voir cependant J.-P. Dupur, qui aftirme : < [Hobbes] développe une
véritable théorie de l'institution,,
in u Religion et société civile chez Hobbes>,
Rerue Européenne des Sciences Sociales, op. cit., p.231.
(59) R. Lourau, retraçant les origines de I'analyse institutionnelle, n'accorde
place qu'à Rousseau et Hegel, et ignore Hobbes, op. cit., pp. 25 ss.
(60) L'ordre jurièlique, trad. française, Dalloz, 1975.
(61) La démarche de Hobbes, sur ce point inverse de celle d'Hauriou,
aboutit pourtant à un résultat comparable. Cf. J. CHsvaLLrER,supra.
(62) Léviathan, chap. Y, p. 44.
(63) Ibid., p. 42.
(&) La science politique ne travaille pas sur une matiere brute, mais sur
des mots, c'est-à-dire sur une matière déjà élaborée par l'esprit, Elements ol
law, I, VI, 4, p. 154.
(6s) Ibid., p. 155.
(6) De Cive, préiace, p. XXVII.
100
L'TNSTITUTToN
ques qui déterminent
tution (B).
A. -
et expliquent
LES CARACTERISTIQUES
la mise en æuvre
DE L'ACTE
de l'insti-
INSTITUANT
L'institution présente quatre caractéristiques principales. Il s'agit
d'abord d'un acte aolontaire, résultant d'une décision libre voire
<<arbitraire > (67)
des individus. De là découle le caractère
canaentionnel ou artifrciel de l'institution,
celle-ci s'identiÊant à
I'accord ou au consentement des individus. Il s'agit ensuite d'un acte
ra.tionnel, Itactivité instituante étant synonyme de raison en acte. Ce
troisième caractère implique la nature téléologique de l'institution :
celle-ci poursuit un but, qui est la paix, c'est.à.dire la sécurité.
I) L'rnsururroN,
acrE voLoNTATREET coNvENTIoi!'rNEL,
La aolonæ joue un rôle prernier chez Flobbes, à tel point que
certains auteurs ont pu qualiûer sa philosophie politique de <<volontariste> (68). Hobbes *Jt
efÏet liacceut'sur factil)îté. En ce sens?
sa philosophie s'oppose aux"o philosophies essentialistes classiques. T."
volonté est détnie comme une action. Elle est déterminée par les
deux passions principales que nous ressentons face aux objets extérieurs : le désir et la crainte (69).
L'homme est toujours guidé dans ses actions par- son intérêt,
coest-à-dire par l'espoir d'assouvir son désir, et par la crainte du mal
qui peut en résulter (70) . L'individu doit donc constamment calculer
son intérêt, à condition toutefois que ce calcul soit possible, çfue
loaction ne soit pas purement nécessaire (71) . Ge calcul, appelé < délibération > (72) ? suppose la liberté, I'indétermination (73) . Quant à
la volonté, elle est l'ultime délibération qui précède le passage à
I'acte (74). ElIe est donc liée aux passions - désir er crainte - qui
poussent les hommes à agir. Le désir, comme la crainteo ne procèdent
pas de la volonté; ils sont la volonté elle.même (75). On comprend
par Ià que la volonté ne se distingue ni du mouvenrent animal, ni
de l'acte volontaire. Ce dernier est un acte délibéré, décidé après
réflexion (< délibération >>) et calcul (pour Hobbes, la raison esr un
(67) Elements of bw, II, I, I, p. 240.
(68) Cf. S. GovEn>FesRE,op. cit., pp. 1.î0 er 196.
(69) Elennents of law, I, XII, p. 191.
(70) rbid.
(7r)rbid.
(72)rbid.
(73) Ibid., I, XII, 2. p. l9l.
(74t lbid.
(75) Ibid., I, XII, 5, p. 192
L'INSTrrurroN crrcz rtoBBES
lOt
calcul). La volonté n'existe pas en soi; elle est toujours volonté de
faire, c'est-à-dire désir., ou de ne pac faire, c'est-à.dire crainte (76).
_ Quelles sont les causes de notre volonté, en dtautres termes que
désirons-nous et que craignons.nous ? La crainte Ia plus forte est
celle de la mort; d'où il découle que le désir premier àst celui de la
sécurité, auquel soopposele désir de puissance. L'ob3et de la volonté
sera donc d'assurer notre sécurité, étànt entendu que cette dernière
noest pas acquise par: nature : l'homrne n'est pas un animal social,
ltétat de nature est nn état de guerre. La sécurité ne peut être obtenue
que par une action volontaire concertée, un <<consensus>>(77). Four
parvenir à ce but commun Ia sécurité les hommes doivent
volontairement décider d' <<instituer >> (irætitute) un <<Etat > (Commonusealth) (?B). LoEtat a ainsi une orisin é
et
"o*o"ntior*niln
artificielle (79).
acte fondateur et générateur, relève de l'ot"dre de
_ L'institution,
I'art, et non de l'ordre de la nature. Toutefois, Hobbes noétablit pas
un rapport d'opposition r:adicale entre l'art et la natur:e, rnais piutôt
un rapport d'imitation : <<la nature, cet art par lequel Dieu a produit le morrde et Ie gouverne, est irnitée par lh,t"t de l'homme en ceci
coûlme en beaucoup d'autres choses, qu'un tel art peut produire un
animal artificiel ['Etat] > (80). Cette érrange àffirrnation selon
I_aquelle <<I'art imite Ia nature > (8f ) ûret erl lumière l'ambiguTté
de loinstitution. Celle-ci est <<nécessaire > (il est nécessaire de ùrtir
de l.'51a1 de nature) sans être véritablement naturelle. Elle repose
sur ltart, mais aussi, partiellement, sur la nature entendue alr sens
de nature humaine. Cette ambiguïté de I'institution est liée au para.
doxe de l'institution : face à un besoin de sécurité, de paix, lindi.
vidu éIabore des moyens de satisfaction artiticiels. Mais ôn ne peut
dire que l'Etat réponde à un besoin (S2). Il semble difficiie d,eipliquer I'oligine de loEtat uniquernent par une tendance naturelle. Sur
ce problème, Hobbes tienr un double langage. D'abord celui de
I'anthropologie : l'institution
prend en compte Ies passions humaines, en particulier les désirs de sécurité et de puissance. Ensuite celui
de la science .. l'acte instituant est comparé à l'acte du Eéomètre qui
constluit des figurcs: I'ilrstitulion naît dc rien: c'est uri aete u r.Li(76) Ibid., I, xII, 6, p. 192.
(77)
"_Lorsque les volbntés de plusieurs personnes convergenr vers quelque
?,c!g ou effet, un^ique,cette_conver_gencede leurs volontés est appelée conseflsus >,
ibid..,_-ptr_.
192-193(souligné dans lè texte).
. (78) Le terme Commonwealth, communément rendu par < République ', est
très proche_ {g s,ensactuel du môt Etat. Hobbes associe-fréquemment les âeux
mots. Cf. Léviathan, introduction, p.
-p. 5.
(79) Elements of hw, II, I, i,
240.
(80\ Lluiathan..introduction, p. 5 (souligné dans le terte).
Hobbes_s'inspire
d'une
formùle
d'Arisrote (physiquê, Il, Z, 194 a 21,
,(81)
et lI,..E, 199 ?r.11), mais-il-lui confère un tout autie 5ens. Voir-p.'Aubenquei
op. cit., pp. 426427 et 440442.
-- . (82) Au tait, .lequc_l? T a sécurité ? CeIa ne suffit pas à e.rpliquer I'institution,
Hobbes en convient. La justice? Ce serait revenir à-la tradilion aristotélicienné
qui n'est, pour Hobbes, qu'une < vaine et ténébreuse ptritôsôptriè.
"
102
L-INSTITUTION
traire >>.Comment Ilobbes peut-il tenir ce double langage, contradictoire en apparence ? La cohérence du discours tient aux caractéris'
tiques de la mé*rode utilisée. Hobbes a lui-rrême affirrné q.ue sa
phllosophie comprenait <<d.eux nersa.nts> (83) impliqués par l'unité
àe la méthode choisie. Le débat traditionnel sur la cohérence de la
philosophie hobbienne nous paraît manquer son but. Le problème
ne se situe pas uniquement au niveau. des couples artfnatute,
science/politique, mais aussi à celui des particularités de l'i,tstitutinn.
Le paridoxe de Ioinstitution focalise le double aspect (artlfrciel/
naturel) de la philosophie politiçre hobbienne. C" qoi est en jeu
ici, coest le caractère rationnel de I'institution. Celui-ci tout à la fois
déterrnine la méthode utilisée. et en découle.
2) LorxsrrrurloN,
Âcrn RÂTIoNNEL ET TÉLÉoLocIQUE.
Si loacte instituant présente un caractère rationnel, c'est en raison
de sa nature méthodolàgique. La cohérence de la théorie hohbienne
de I'institution reflète ltunité de la méthode choisie. Si Hobbes se
présente comme le fondateur de la <<rcience politique-> (84), c'est
parce qu'il est conscient doavoir apporté à loapproche des phénomè'
ner pofitiques une nouvelle méthode doanalyse. S'il rej,ette la philosophie traàitionnelle, aristotélicienne, c'est parce qu'elle lui eemble
dépourvue de méthode. C'est donc d'emblée sur le terrain épistéInolofique que se situe Hobbes. La méthode rationnelle - si I'on nous
p"idà"o.
ce pléonasms - ssf, de son prcpre aveu (85), la clé çri
permet de comprendre Ie mystère de I'institution.
Le concept de mérhode présente plusieurs significations chez
Ifobbes. Le tèrme est toujours ielié à celui de science. En ce sens' la
méthode s'identite d'une part à la démarche que suit I'esprit pour
découvrir et démontrer des vérités : elle est alors l'ord.te démonstratif srrivi par la raison. Mais elle se confond d'autre part avec Ie résul'
démarche. Cette méthode (non pas théorique, mais en
tat de
"ètteêtre avant tout opérationnelle. Elle détermine la dérnaracte) doit
che à suivre et ne se distingui pas du contenu même de celle'ci (86).
En quoi consiste cette méthode ? Inspirée de la "qé'!ode dite
< résolutive-compositive >>mise en ceuvre par I'Ecole de Padoue (87) '
(83) De Homine (1658), trad. P.M. Maurin, Blanchard, Paris, 1974, épître
dédicatoire, p.32.
(84) Cf. J.-L. Prclnn, F. RlNcron, J.-F. VessEun,-o L'idée- de science-politique
ctrei-ÉobEes i Pubticâtions de là Faculté de Droit d'Amiens, P.U.F., 9n'
t. VII, pp. 5-54.
(85) De Cive, préface, p. XXVII.
(86) C'est ainsi que, lorsque l'auteur présente sa méthode, il n'en donne pas
une'déhnition absffâité, mais en expose-Ie résultat, c'est-à-dire le plan de son
ouvrage, ibid,
(87) Cf. R. LnNorrE, Mersenne ou la naissance du mécattisme, T éd., Vrin,
197t.
L-INSTITUTION
CIIEZ
IIOtsBES
103
elle s'attache à décomposer, analyser, démonter le réel dans un premier temps, puis à le reconstruire dans un second temps (BB). L'étape
initiale consiste à disséquer la société en ses éléments premier-s : les
iudividus, considérés dans leur <<condition naturelle >), ou <<état de
nature >), c'est-à-dire abstraction faite de la société civile (89).
Hobbes ne nous expose que la seconde phase de la méthode, la
reconstruction: Ie pâr.ug" àe l'état de natuie à la société civile. C'est
ici que se situe le processus institutionnel : le passage
-ni de la multitude
à I'union. Une telle méthode n'est ni historique,
expérirnentale.
Elle n'est pas non plus la simple transposition doune métÈode mathé.
matique à l'analyse des phénomènes politiques. La méthode se présente chez Hobbes avant tout conme un refus : refus de la métaphysique et de l'anthropologie sur lesquelles se fondait la philosophie
politique aristotélicienne. Quant à l'aspect positif de la àethodè, il
consiste essentiellernent en ceci : le but de Hobbes est de tenir sur
la politique un discours cohérent et autonomeo clos sur lui.même. La
politique doit être libérée de l'emprise de Ia morale et de la religion (90) . En ce sens, ittstituer l'Etat, c'est antssi instituer la science
de f Etat. Cette science doit être auto-suffisante et auto.légitimante.
La tnalité de l'institution ne doit pas être d'ordre moral (là justice)
ou religieux (}e royaume de Dieu sur terre). Elle doit être d'ordre
purement politique.
Dans cette
_perspective, l'institution est bien un acte téléologique :
la fin recherchée étant la séeurité collective et individuelle." iette
finalité fixe les limites de I'institution : Ie souverain noa d'autre rôle
que d'assurer cette sécurité; mais à ce rôle, iI est tenu. Il faut, au
sens propre, instituer le politique, coest-à-dire créer l,Etat de toutes
pièces, La souveraineté sera une et absolue ou elle ne sera pas. plus
précisément, la souveraineté sera absolument politique ou elle ne
sera pas. La décision politique du souverain fâit loi par sa propre
vertu. On comprend alors I'insistance de llobbes à rejËter touîe jtustitcation extrinsèque au politique, gu'elle soit doordre moraf ,LËgieux
_-ou métap_hysiqu-e. En concentrant Ie monopole du politique
dans l'Etat, Hobbes cherche à fixer une frontièrà entre l'-<<espace
public >>et lo <<espace privé > (9f). Si l,individu contracte, coest àans
Itespoir de pouvoir mener une vie privée.
Construction <<pure >>,I'institution est pourtant basée, de I'aveu
même de I'auteur (92), sur les passions et les désire de lohomme. La
philosophie politique de tlobbei est une philosophie du pouvoir, du
pouvoir instituant/institué.
Le pouvoir et I'institution
ipparaissent
comme indissociables. Mais cette institution téléologique nè peut ee
(88) De Ciue, préface, pp. XXVII ss.
. (89) Hobbe.q.compa,re cette activité à celle d'un horloge-r qui démonte des
mécanismes (ibid.).
(?0) C!. J.-L. Prceno, F. RlNcron, J.-F. Vlssnun, op. cit., pp. 22 ss.
(91) Cf. R. Koserucx, Le règne de Ia critique, Ed. Minuil, 1979.
(92) De Ci've, préface, pp. XXVIII ss.
104
L-INSTITUTION
forrder sur: une norrrc/réIéxence extérieure aux individus (Dieu ou
la nature) . Seul l'individu dans sa subjectivité - Ie sujet de droit est la base fragile de l'édifrce. Philosophie du pouvoir, la philosophie
poltique de Hobbes est aussi une philosophie de la subjectivité indi"
viduelle. Hobbes pose les bases du droit subjectif (93). L'institution,
construite par et pour les individus, ne parvient à s'objectiver
qu'au prix d'une <<ruse de la raison >>.Par un curieux tretourneûlent,
semlle
lè droit subjectif - seul existant dans l'état de nature céder Ia place au droit objectif dans la société civile (94). Si I'on
admet, avec G. Deleaze, ilue <<la tyrannie est un régime où il y a
beaucoup de lois et peu d'institutions, la démocratie, un régime où
il y a beaucoup d'institutions, très peu de lois > (95), alors la préfê
rence de Hobbes irait vers Ia démocratie (96). Toutefois, ce n'est ni
le nombre, ni l'étendue des institutions (entendues coûlme activités
sociales constitutives de rnodèles) qui préoccupe I'auteur' Si le
domaine de la légalité doit être limité afin de préserver un espace
privé de liberté (97) , I'Etat doit concentrer:, unifier l'æuvre institutionnelle.
ts. -
tA
MISE BN CEIIVRE DE L'INSTITUTION
Les caractéristiques de I'institution, telles que nous venons de les
définir, ne doivent pas être conçues de manière abstraite. Si l'inetitu'
tion est une activité, elle ne prend tout son sens que dans sa mise en
@uvre. Le discours politique de lXobbes se déroule sur deux plans,
démonstrative abstraite,
dtune part au niveau de la rationalité
doautre paït au niveau de la métaphore qui permet d'éclairer, de
concrétiser le propos. Les métaphores ont chez Hobbes une signifr'
cation politique (9&). Elles ne sont pas de simples figures de rhéto'
rique et méritent d'être prises au sérieux.
1) L.l MÉTÂprroREaRcHITEcTURALE.
En vue d'illustrer le procédé d'institution de la Cité, Hobhes a
<<artiste et
recours à Ia métaphore architectura!'e (99) . L'individu,
artisan de lui-mêrne >>est cornparé à l'architecte de la Cité. L'insti'
(93) N[. Vnr-Ev, ap. cit., pp. 662 ss.
(94\ rbid.
(95\ Irtstincts et institutions, Flachette, 1955,introduction, p. IX.
(96) Hobbes considère, pour d'autres raisons, que la rnonarchie est pré
férable à la démocratie.
(97) Hobbes oppose la loi, qui est unc contrainte, au droit, qui est une
liberté d'action, Léviathan, chap. XIV, p. 128.
(98) Hobbeé sernble, sur ce-point,'s'inspirer des sophistes. Cf' M. Tnrollpns,
sophiste ! ", Revue euiopéeitne dès sciences sdciales, op. cit., pp. 69 ss.
" HôbÉes
(99) Léviathan, introduction,
pp. ff.
L-INSTITUTION
CIIEZ
}IOBBES
105
tution est donc une construction, Mais la métaphore est employée
dans un double sens. Si l'homme est l'architecte et le bâtisseur de la
Cité, il en est aussi la <<matière > (100). Nous trouvons notamment
ce second sens de Ia métaphore architecturale exposé dans un passage important du chapitre XV du Léuiattrtwz. Les individus, en raison de la diversité de leurs passions, y sont comparés aux <<pier:res
amassées pour la construction d'un édiûce > (101). I-a métaphore
illustre la nécessité de rejeter de Ia Cité les irrdividus <<réfrattai,res,
insociables, ittcotnmodes, intra;tûbles > (102) : <<en efiet, de rnêrne
que si une pierre, par l'aspérité et l'irrégularité de sa forme, enlève
plus de place aux autres qu'elle n'en emplit elle-même, que sa dure16 losynpêche d'être aisément aplanie, et qu'elle fasse ainsi obstacle
à la construction, elle est rejetée par les constructeurs comrrre inutile
et gênante; de même si un homme? par suite doune aspérité de sa
nature, soefiorce de retenir ce qui est super:flu pour lui et nécessaire
aux atltres? et. que par suite du caractère réfractaire de ses passions,
il ne puisse être corrigé, on d,etsra Ie laisser hors de la soci.été,ou len
rejeter comrne aonstituant pour celle.ci un encombrement > (103) .
On trouve ici exprimé de manière très directe Ie thème de I'exclusion sociale, corollaire au thème de lounité sociale. La société est une
unité qui noadmet pas en son sein I'existence d'individus <<réfractaires >, refusant en outle de se laisser <<corriger >>de cette <<aspé.
rité > (104).
La métaphore architecturale s'apparente aux métaphores de la
rationalité qui onto dans les philosophies du xvrf siècle, pour fonction d'établir une frontière entre la normalité et I'anormalité. Le
modèle social (modèIe rationnel, unitaire et unificateur) instaure un
critère de normalité pelmettant de re3'eter dans l'irrationalité
tous
les comportements <<insociaux >>(fuæociable) (105). A.vant mêrne quo
(l'institué) ne réprime et rejette les individus rebelles,
l'institution
(l'instituant)
l'institution
opère cette élimination préalable. Loinstitution est au départ le fait des seuls individus sociables.
La métaphore architectura-le est également significative sur un
autre plan. Elle nous renvoie au domaine de I'esthétique. L'institution - au sens d'institué - ressemble à une ,(Euvre d'art (106). L'art
de lohomms <<peut produire
un animal artificiel >> c'est-à-dire
l'Etat (107). L'art, qui doit être entendu dans la double acception
d'artiûce et d'adresse (liée à la méthode), réside à la fois dans la production instituante et dans le réstr-ltat de cette production : loceuvre
d'ar:t. <<Léviathan > est un chef-dtoeuvre. mais c'est aussi un mons-
(100) Ibid.,
(l0l) Ibid.,
(102)Ibid.,
(103)Ibid.,
fl01\ Ibid.
(105) Ibid.,
(106) Ibid.,
(r07) Ibid.,
p. 6.
chap. XV, p. 152.
(souligné dans le texte).
(souligné par nous).
Léviathan, éd. C.B. Macpherson, p. 210.
introductiôn, p. 6.
p. 5.
106
L-INSTITUTION
tre bibliEre (l0B) . En instituant une Cité, l'individu imite loartisan,
loarchitecte. Mais, à Ia difiérence de I'artiste, sa production ne lui
devient pas étrangère. En effet, en instituant I'Etat, l'individu construit sa propre humanité : il acquiert le statut de citoyen (109) .
Artiste de la Cité, l'homme est aussi artisan de lui-même. Ctest pourquoio comme nous avons tenté de le rnontrer ailleur:s (110), la philosophie politique de lfobbes annonce, dans une certaine mesure, les
thèmes de la doctrine libérale du xIx' siècle. Sans être <<totalitaire >>,
I'institution a toutefois une vocation normative, Le paradoxe de I'institution apparaît ici clairement : iI réside dans le fait que l'Etat
satisfait une tendance - la sécurité - par des moyens qui ne dépendent pas uniquement d'elle (tr11). Le thème de I'institution rejoint
ainsi celui de I'origine de l'Etat.
A la question <<à partir de quoi Ies individus produisent-ils
I'Etat ? >>,Hobbes nous donne une étrange réponse, de nouveau sur
le mode métaphorique : l'institution
de l'Etat <<est comparable à
une création à partir du néant opérée par I'esprit humain > (lt2). Le
si controproblème de I'origine de I'Etat, encore aujourd'hui
versé (ll3) serait donc rayé d'un trait de plume par I'auteur ? Il
n'en est rien. La métaphore est en efret signifiante et trompeuse à la
fois. Il faut remarquer en prernier lieu que Hobbes ne pose pas la
question de Itorigine de I'Etat en termes historiques. L'état de nature
est une hypothèse logique et non une étape historique antérieure à
la société civile (ll4) . Le problème est énoncé en termes méthodologiques, mais aussi métaphoriques. L'homme produit l'Etat de Ia
même manière que Dieu a qéé le monde : à partir du néant. L'image
du Léviathan, cette puissance à laquelle nulle autre ne peut être
comparée (<<Non est potestas super terram quae compareturei >) (115)
trouve probablement sa source dans le Proslagium de Saint Anselme (116). La métaphore du démiurge symbolise chez Hobbes l'idée
selon laquelle loorigine de l'Etat noest pas naturelle.
Le cosmos (la nature) ne nous est pas totalement compréhensible : notre connaiss.ance étant finie, nous ne pouvons connaître ni
Dieuo ni ses productions. Par con-tr-el'Etat nous est entièrement intelIigible puisque nous en sommes totalement les producteurs (117).
(108) A ce titre, il peut être rapproché du maniérisme et de I'anamorphose.
Cf. Frontispice du Létiathan.
(109) J.-L. PrcARD,F. R.lNcnon,
RnNcnon, J.-F. Vlsspun, op. cit., pp. 31 ss.
(ll0\ Ibid.,
(ll0)
Ibid.. p.
37.
o. 37.
( 1 1 1G
).
(ll2) Elements
(llzi
law, Ii,-I,
II, I, I, p. 240 (souligné par qgus).
Elementsof
of Îaw,
(113) Voir P. Cre'srnrs,
(113)
I
et M. Geul'Etat, Ed. Minuit,
Minuit, !97-6
société contre
contre l'Etat,
Cresrnrs, La sociéfé
cnBr,_",La-rrftte-du sens ét les rac-ines Çe l'Etat o, -I-;ipre, n; 2, 1978,.pp.143.
principès
(11!) Voir V. Gor_nscumlnJ,
du sys'
Anthropologie et Politique. Les
tème de Rousseau,Vrin, 1974,p. 140.
(115) Lêeendë
(115)
du
f,iLâtiathan.
Leliatnan.
Lésende âu
du tronti#ici'
frontispice
-de
(tt6)
(116) Selon
qur
Dieu est
chosetel qubn
I'archevêque de Cantorbery,
Cantorbery, Dieu
est < quelque
Selon I'archevêque
plus srand.
grand, et
ne peut
Deut rien
rien concevoir
ce à la
la fois
fois dans
dans I'intellieence
lligence et
et hans
dans
concevoir de
de olus
et ce
la réalité
".
(ll7) De Homine, X, 5, p. 146.
L'INSTITUTI0N
CIIEZ
rIOBBES
l0?
Au même titre que Dieu seul connaît le monde, puisqu'il loa créé,
nous connaissons ltEtat, puisque, seuls, nous loavons institué. L'Etat
est érigé
non pas grâce à Dieu et à la nature, rnais seulement à ltima'
-Dieu
ge de
tt at la nature. Cependant, la politique, activité artifiài.il", est fondée sur urie nécessité naturelle, une pulsion vitale. La
difficulté vient de l'ambivalence du concept de nature chez Hobbes'
La nature au sens de cosmoe - échappe partiellement à notre
entendement. La nature humaine permet quant à elle de fonder Ie
pouvoir politique. Il faut alors supposer I'absence d'harrnonie entre
I'homme et Ie cosmos (lfS) . La politique a donc une double assise:
naturelle et artificielle. La crainte et la raison sont les deux princi'
pes d'explication du politique. L'homme a la possibilité de sortir
de l'étaf de nature, <<possibilité qui réside partiellement dans les
passions et partiellement dans la raison > (1f9). Cela implique I'idée
que la passiàn la plus forte (la crainte de la mort) est aussi la plus
rationnelle (f20). Ce que la passion seule ne peut faire, I'alliance
de la raison et de la passion le peut. En effet, <<la raison suggère des
clauses appropriées d'accord pacifique> (f21), artifice sans lequel
I'homme resterait prisonnier de l'état de nature et donc de ses pas'
ne peut que résulter de l'acte contractue-I
sions. L'Etat-institué
instituant.
2) Lns coNrRArs.
Dans l'état de nature, les individus ont un droit sur tout, c'est-àdire un droit ineffrcient. Ce clroit subjectif est déduit des passions :
crainte de la mort et désir de puissance, Contrairernent à la tradition
aristotélicienne, Hobbes estime que l'homme, avant d'être objet
d'obligations, est d'abord sujet d'un droit inaliénable : le droit à la
vie. Ce droit étant menacé dans l'état de nature, il soagit de trouver
d'un ordre stable et
Ie moyen de le garantir. Seule l'institution
rationnel permet la garantie de ce droit. L'institution est donc principalement une activité instituante, créatnce, positive. C'est ainsi
gue Hobbes oppose loinstitution, modèle positif d'action, à la loi
civile qui est limitation, négation de I'action. La norme juridique
au sens de droit positif, est le produit de l'institution : elle ne lui
préexiste pas. Le droit positif qui, à I'inverse du droit naturel, dis.
pose dtune force contlaignante, est la condition nécessaire au respect
du droit à la vie. L'institution de I'Etat est elle-même la condition
de I'élaboration du droit positif. Cette institution s'opère par la voi.e
du contrat,
(l1B) Léo Srnauss, Droit naturel et histoire, 1953, trad. française, Plon,
1954,p. 190.
(119) Léviathan, chap. XIII, p. 127.
(120) Léo SrRAUss,op. cit., p. 214.
(l2l) Léviathan, ibid., p. 127.
r08
L-INSTITUTION
Le recour:s à Ia technique juridique du contrat n?est pâs nûuvelle
à loépoque de l{ohbes. On la retrouve notamment âu xvre siècle chez
les monarchomaques (122). Toute{ois le contîat social de Ho}rbes
présente une structure tout à fait inédite. Il ressemble, en dloit
moderne, à la stipulation pour autrui : par exemple, le contrat d'assurance-vie au profit d'un enfant à naître (123). Le souverain est Ie
tiers bénéficiaire des pactes que les particuliers concluent entre eux,
puisque ceux-ci s'obligent tous envers lui, sans quoil soit lui-même
partie prenante aux contrats. Nous avons déjà noté ailleurs que la
ressemblance da coaenallt avec la stipulation pour autrui n'est que
par-tielle (124). Nous remarquerons seulement ici que Ia forme du
contrat de Hobbes détermine les caractéristiques de l'institution.
Afirr de préciser ce point, il faut rechercher les sources dont Ilobbes
s'est inspiré pour élaborer cette structuïe si particulière. A oe propos, les auteurs estiment généralement que ltrobbes n'a pu s'inspirer
du droit romain puisque justement celui.ci proscrit la stipulation
pour autrui (125). Justinien affirme en effet que <<personne ne peut
stipuler pour autrui >> lorsque lointérêt du stipulant
n'est flas
direct (126). Hobbes connaissait très probablement le principe, mais
aussi loexception, En droit romain, la stipulation pour antrui n'est
nulle que si elle ne présente pas d'intérêt pour le stipulant (f2?). n
semble bien que le contrat de Hobbes puisse être cornparé à cette
exception. En effet, le stipulant (l'individu)
a un intérêt évident au
contrat : assurer sa sécurité. La tn pour laquelle les individus
contractent est dtassurer leur sécurité. Dans la mesure - 61 d2as |3
mesure seulement - ori le tiers bénéûciaire (Ie souverain) n'assure
pas la sécurité collective, Ie contrat est rompu. En ce sens, l'institution est <<conditionnelle >>et téléologique. C'est pourquoi le contrat
en tant que tel ne suffit pas à assurer la stabilité de I'ordre social.
Certes, I'objet de loinstitution (instituant) est de produire un Etat
stable, durable, voire <<éternel > (l2B) , mais la perspective de Hobbes
noest jamais historigue. Le moment de l'instituant
n'est pas un
moment historique, gui serait dépassé une fois l'Etat établi. L'ins.
titué est une création continuelle; il est constaïnynent traversé par
Itactivité instituante. Le contrat n'est pas conclu une fois pour toutes.
Après le contrat, l'individu
ne quitte pas la scène politique. Plus
exactement, il quitte le devant de la scène, mais il demeure présent
(122) Cf. H. MpnEI-, < La théorie du contrat chez les monarchomaques ',
Et4des
offertes à P. Kayser, Presses Univ. d'Aix-Marseille, 1979,t. II, pp. 2-85ss.
*
(123) Cf. R. DrnarnÉ, Iean-Iacques Rousseau et la scienae politiquè de son
temps, T éd., Vrin, 1974,p. 219. L. ArrnussnR, < Sur le contrat social >, Cahiers
pour l'analyse, n' 8, 1970,pp. il2.
(124\ J.-L. Prcenn, F. RANcEoN,J.-F. Vlsssun, op. cit., pp. 29-30.
(125) R. DrusÉ, op. cit., p.219; H. Moner, op. cit., p. 300.
(126) < Alteri stipulari, ut supra dictum est, nemo potest >, Inst. 3, 19, 19,
in Corpus juris civilis, ltr éd., Paris, A. Cotelle, 1878, p. 181.
(127) ,, Si quis stipuletur alii, cum ejus interesset, placuit stipulationem
valere,, ibid., 3, 19, N, p. l8l,
(128) Léviathan, chap. XIX, p. 202.
''INSTITUTION
CIIEZ
IIOBBES
r09
dans les coulisses. En efiet, l'individu reste, dans l'Etat, l'auteur
authentique des actes que le souverain (la personne persond, acteur, masque) accomplit. Cette théorie de la représentation (129)
permet à I'institution du souverain de prendre un caractère positil.
L'institution
<<en acte >) reste le rnot clé de la philosophie politique
hobbienne. De chaque action accomplie par Ie souverain, l'individu
s'institue auteur. II y u de sa part volonté délibérée de s'identifier
à I'Etat personnifié par le souverain.
Le paradoxe de la philosophie hobbienne <<irnite >>donc bien le
paradoxe de l'institution. Ce demier est le paradoxe nécessaire du
conflit insurmontable entre la société et elle-même, de la déchirure
inhérente à toute société instituée (f30). Ilobbes en a bien conscience
lorsqu'il insiste sur la menace perpétuelle de dissolution de l'Etat,
du fait rnême de son existence (131). L'instituant reste et doit rester
une activité perpétuelle. L'Etat se déchire de cette contradiction :
institué une fois pour toutes, il est touiours à refaire, à ré-instituer.
L'institution ne vit que du risque de décomposition qui pèse sur elle.
Le génie de Ifobbes, comme l'a bien vu Rousseau, consiste à avoir
profité des troubles politiques et religieux de son époque pour insrituer le politique en faisant table rase de tout ce qui l'encombrait (132). Instituer le politique, c'est délimiter un espace - l'espapermettant d'aménager? en son sein, un
ce pol.i.tique ou publi" espace privé. Ce travail de délimitation, qui est le travail de la philosophie au xvlf siècle (133) consiste à poser des frontières, des nor.
mes, des interdits. Cet aménagement de l'espace est rendu nécessaire
chez Hobbes, par l'effondrement des bases de Ia philosophie politigue traditionnelle. Ce qui préoccupe Hobbes, ce n'est pas Ia recherche du meilleur gouvernement, ce noest pas la nature des corps politiques, c'est la guestion du pouvoir en tant que tel, <<la question
nécessairement abstraite d'un pur pouvoir > (f34) . L'institution selon
Hobbes est bien une décision de la volonté humaine, volonté fondatrice et générative du politique. Mais cette volonté ne s'applique pas
uniquement à l'institution de I'Etat. Le politique, pour Hobbes, ne
se résume pas à l'Etatl c'est l'ensemble du champ social qu'il faut
aménager, institutionnaliser.
(129) Cf. infra, ll.
(130) M. Gaucnsr, op. cit.
(l3l) Léviathan, c}rap. XXIX, pp. 342 ss.
(132) RoussBeu,op. cit., p.463. Voir aussi M.-P. EnuoNp, < Un livre sur I'origine de l'Etat moderne", Critique, n'" 397-398,1980,p, 620.
(133) Cf. C. LrcnlNp, F. ReNcroN,J'-F. Vasspun, < Contribution à I'analyse de
I'idéologie de I'intérêt général ,,, Discours et idéologie, P.U.F., 1980,p. 183.
(134) M.-P. EDMoND,op. cit., p. 621. Cf. Léviathan, Révision et conclusion,
p.7n.
I10
r,'rNsrrrurrox
II. -
I'ETAT ET tES INSTTTUTIONS
Ltaménagemerrt de ltespace social suppose, dans un premier temps,
une mise en place du modèle étatique par rapport à d'autres modèles
institutionnels, en particulier la famille (A) . Dans un second temps,
il s'agit de régler les rapports entre l'Etat et I'ensemble des autres
institutions, tant publiques que privées, qui couvrent le champ
social (B).
A. -
LA TIIEORIE
DE L'ETAT.INSTITUTION
Contrairement à la tradition aristotélicienne, Hobbes ne pense
pas que la famille soit Ia première société naturelle à partir de laquelIe puisse être fondée la société civile (135). Si I'Etat àst une construction artiûcielle, son origine ne peut être naturelle. C'est pourquoi
Hobbes imagine I'état de rtature, au sein duquel il noaccorde aucune
place à la famille. Toutefois, le modèle patriarcal n'est pas absent
de ses analyses. Le couple famille/Etat
recoupe chez lui le couple
République d'acquisition/République d'institution (136). Hobbes distingue en effet le londetnent de la souveraineté de son origine. Si le
consentement est Ie fondement de toute souveraineté, par contre, il
n'egt à I'origine que des < Républiques d'institution >>c'est-à-dire des
Etats créés de toutes pièces par I'homme. A ces <<Etats artifrciels >>,
Ifobbes oppose Ies <<Etats naturels >> ou <<Républiques d'acquisition > (137) qui ont pour origine <<la force naturelle > (l3B) r celle
du vainqueur sur Ie vaincu (Etat <<despotique >) ou du père sur ses
enfants (Etat <<patrimonial >>)
. Cette dualité Républiquè d'acquisition/République
d'institution
peut paraîrre étrange sous la plum.
d'un théoricien contractualiste. I\4ais l'opposition n'est que partielle.
Les deux types d'Etat ont en coûrmun de reposer sur la ôrainte (139)
et sur le consentement (140). Seule Ieur origine la force ou Ia
volonté diverge. Si les Républigues d'acquisition, qu'elles soient
despotiques ou patr:imoniales, reposent sur Ia force naturelle, elles
ne peuvent fonctionner que grâce à I'autorisation (consentement) des
dominés (141). Pour essayer de comprrndre le sens de cette dualité
(135) Anrsrors, Ethique à Nicomaque, 7162, a 18-19.
(136) Cette distinction trouve également sa source chez Aristote
tique, trad. Prélot, Gonthier, 1964,pp. 13 ss.).
(137) Léviathan, chap. XVII, p. 178.
(r38) rbid.
(139) Ibid., chap. XX, p. 207.
(140) Ibid., chap. XVII, p. 178.
(141) Ibid., chap. XX, p. 207.
(La PoIi-
L'INSTrrurroN
cHEz HoBBES
rll
et le paradoxe apparent quoelle constitue au sein d'une théorie
contractuelle, il faut rappeler que, à ltépoque de Hobbes, les doctri'
nes politiques affirment généralement que l'Etat est une réalité naturelle : le modèle de domination étant le plus souvent le modèle
patriarcal.
I) Ln nronÈLE PArRraRcaL.
Ifobbes doit tenir compte de ce modèle, et I'intégrer? pour mieux
Ie réfuter, dans son analyse. La philosophie politique dominante au
xvrf siècle soutient que la souveraineté est d'essence à la fois divine
et naturelle.
Pour Filmer, par exemple, I'autorité du monarque est compara'
ble à celle du père (f42). Flobbes s'oppose à toute théorie du fondement divin du pouvoir, les contrats instituant l'Etat sont conclus
entre les hommes, non avec Dieu, ainsi qu'à toute théorie du fonde'
ment naturel du pouvoir. Toutefois, sur ce dernier point - proba'
blement pour ne pas attaquer de front les doctrines de son époque,
Hobbes
mais aussi pour mieux rnarquer sa rupture avec elleg fait preuve d'une grande prudence et d'une grande habileté. Il présente au premier abord I'Etat contractuel (République d'institution)
comme une simple variante, mise sur le même pied que l'Etat natu'
rel, fondé sur la domination paternelle ou despotique (République
le modèle
à le lire doacquisition). L'Etat artificiel n'est pas unique. Toutefois, s'il accorde une si longue attention à l'étude de
I'Etat naturel, c'est pour en dénoncer le fondement et amener progressivement le Iecteur à cette conclusion : des deux types d'Etat,
artiûciel et naturel, le second noest finalement malgré les apparences
qu'une variante du premier. C'est donc pour mieux valoriser l'Etat
institué que Hobbes l'oppose à loEtat <<acquis >>.
Toutefois I'importance accordée par llobbes au modèle patriarcal
de domination, et la comparaison qu'il établit à plusieurs reprises
entre la monarchie et le pouvoir familial nécessite de préciser la
place occupée dans sa théorie politigue par I'institution favniliale. La
pensée de Hobbes est sur ce point beaucoup plus proche de la tra'
dition que ne l'ont souligné les commentateurs. Sa thârrie de l'Etat,
est enracinée dans la réalité soeiale de son époque. Le modèle
patriarcal, fondé sur I'ordre et la tradition, est celui qui soaccordele
mieux avec Ia défense du pouvoir monarchique (f43). Toutefoie, si la
famille est pour lui un cadre de référence, elle ne fonde pas Ia
domination. Cette dernière est basée sur les droits individuels. Il est
en efiet significatif que la famille noapparaisse pas dans I'étude de
(142) Patriarcha, or the natural power oi kin+s, (1640), éd. P. Laslett,
B. Blackwell, Oxford, 1949.
(143) Voir P. Lesrerr, Un monde que nous avons perclu, trad. française,
Flammarion, 1969, pp. 190-191.
112
L'INSTITUTION
I'état de nature. L'individualisme de trfobbes prend ici le pas sur
son attachement aux structures sociales cle son teûrps. Ltanalyse de
la domination paternelle se situe uniquement dans la partie du D'e
Ciae et dt Léuiatharz consacrée à l'étudc de l'Etat. Cette place
s'explique par Ie fait que lfobbes distingue deux niveaux au sein de
I'institution familiale. Si la famille est une institution naturelle, Ia
domination paternelle par contre? aussi paradoxal que cela puisse
paraître, repose sur l'artifrce. Tout comme la domination politique,
la domination paternelle est basée sur le consentement : <<tre droit
de domination issu de la génération est celui que le parent a sur ses
enfantsl on parle alors de domination eaTERNELLE.Ce droit ne
dérive pas de la génération, en ce sens qu'il apparuendrait au parent
de dorniner son enfant du seul fait qu'il l'a procréé; il dérive du
consentement de I'enfant, explicite ou rnanifesté par des preuves suf.
fisantes > (144). Fonctionnant ainsi sur le même principe que l'Etat,
Ia famille constitue une menace qui pèse sur Ie souverain. Si une
familleo par son étendue, acquiert trop de pouvoir, elle devient un
danger pour l'Etat, auquel elle se substitue dans la fonction de protection de ses membres. Pour éviter ce risque, Ilobbes ramène le principe du pouvoir à l'unité. Dans l'Etat, coûlme dans la famille, le pou.
voir est issu du consentement. Une telle affirmation n?est pas
exempte de contradictions. Comment peut-on en effèt concilier I'idée
du fondement consensuel de I'autorité familiale et I'antériorité logique de la famille par rappoït à l'Etat ? Hobbes reconnaît que <<dans
la plupart des cas les Républiques ont été fondées par les pères >>(las) ;
iI ajoute un peu plus loin, <<dans cet état de pure nature, ou bien les
parents disposent entre eux, par eontrat, de la domination de l'enfant,
ou bien ils n'en font rien > (146) . Comment un tel contrat peut-il
être respecté dans l'état de nature où, par hypothèse, Ie droit est
inapplicable ? Ce que semble vouloir démontrer Hobbes, c'est que
la domination paternelle n'a pas de réalité en dehors de la société
civile. Ainsi peut.il justifier le fait que le pouvoir étatique ne soit
pas fondé sur le pouvoir familial; ce dernier est au contraire basé
sur le rnodèIe du pouvoir étatique. C?est pourquoi il n'y a pas de
difiérence de nature, mais seulement de taille, entre une famille et
un Etat Qa7). La famille qui, au sens de Hobbes et de son époque,
comprend les serviteurs, constitue en effet une organisation réglée,
dans la ûtesure où ses membres <<sont unis de manière à avoir une
personne représentative unique > (f48).
L'Etat, loin de briser I'institution familiale, la légalise et la légi.
time. Le chef de famille est cefies, comme tout citoyen, soumis aux
lois de I'Etat; mais, pour tout ce qui échappe à la légalité étatique,
(14!\ Léviathan, chap. XX, p. 208.
(145\ Ibid., p. 209.
/L46\ Ibid.
(147)Elements of lav, II, IV, 10. p. 262.
(148) Léviathan, chap. XXII, p. 249.
L'tNstIturIoN
cHEz IIoBBES
tl3
il reste le souverain direct de ses enfants et de ses serviteurs. Hors
du clan familial, le chef de famille ne dispose d'aucun pouvoir. En
contractant, il a confié le soin de sa protection et de celle des siens à
l'Etat (149). Hobbes ne s?attache donc à l'étude du modèle familial
que dans le but de Ie ramener au modèle étatique. Son projet vise
à unifier le mode de dornination politique autoui d'un axè central :
l'Etat.
2) Ln nronÈrn Ér,lrrqun.
Si le consentement est nécessaire à l'établissement de la Répu.
blique, il n'est pas en lui-même suffisant pour assurer la permanence
de I'unité du corps politique. En efiet, dàns I'état civil, Ls hommes
restent. soumis à leurs passions déréglées et peuvent à tout moment
rompre l'unité du corps politique (f50) . La sécurité, objet des
contrats? est assurée par Ie passage da coræentenaenûà l'uni,on. Le
consentement n?est en efiet que la convergence de plusieurs volontés
particulières vers un but commun (151), alors que l'union est la
<<compréhension de plusieurs volontés >> dans la volonté d'un
seul (152). Le corps politique per:met le passage de la multitude à
l'union, Une rnultitude n'est que l'assemblage de volontés particuIières. Elle n'a pas en tant que telle de volonré propre (153). L'union,
au contraire, suppose que <<la volonté d'un seul homme implique la
volonté de tous et soit prise pour telle >>(I54). L'union - èondition
de Ia sécurité - est à la fois I'objet et le résultat des contrats. Elle
est une abstraction (I55); l'union n'a d'existence réelle qu'à travers
la personne physique du souverain. Yoilà l'ébauche de la tàéorie de
la représentation telle qu'elle apparaît en 164O dans les Elemeruts
of law. Le pacte qui foncle la société civile est un paate de soumission. Les individus acceptent de se sournettre à la volonté du souverain. fls consentent, par le pacte, à toutes ses actions et tiennent
sa volonté pour leur pïopre volonté, Le problèrre est que cette
volonté est en fait la volonté d'une personne physique, Ie souverain.
Or ce dernier est lui-même un homme soumis aux passions et donc
susceptible d'agir dans son propre intérêt et non dans l'intérêt commun (156). Cette difficulté a conduir I{obbes à compléter et à pr"éci6er par la suite sa théorie de l'union et de Ia représentation.
Dans le Léoiathan (f651) et dans 7e De Ilom.ime (1658), Hobbee
met ltaccent sur une nouvelle notion, celle de <<personne >> (per-
(149) Ibid., p. 251.
(150) Elements of law, I, XIX, 6, p. 234.
(r5l) Ibid., I, XII, 7, pp. 192-193.
(152) Ibid., I, XII, 8, p. 193.
(r53) Ibid., fi, I, 2, p. 240.
(rs4) Ibid., II, I, 3, p. 240.
(1s5) Ibid., II, II, 4, p. 250.
(rs6) Ibid., II, IX, I, p. 297.
114
L'INSTIîUTION
son) (157). A la théorie de I'autorisation, présente dans les Eletnents
of law et le De Ciae, se joint une véritable théorie de la représentation. Cette dernière cornptrète la métaphore organiciste. Elle per'
met de dissocier l'Etat, personne morale, des gouvernants, personnes
physiques. Certes I'Etat est une fiction, un corps <<i:rraginaire >>; il
n'en demeure pas moins qu'il dispose, au même titre que l'homme,
d'une volonté, d'une <<âme >>, d'une <<mémoire >... (158). Quoique
Hobbes utilise parfois le mot <<personne > appliqué au corps poiiti'
que (159) ou aux organisations sujettes (160)' il n'en tire pas, dans
ses prerrriers ouvrages, toutes les conséquences. C,ette idée de per'
sonnè morale est bien conforme à sa théorie artificialiste. On peut
toutefois se demander pourquoi ltrobbes a l:ecours à une telle ûction.
Dans l'état de nature, seul I'individu existe, il est donc le seul déten'
teur de droits. Fondée sur une telle base individualiste, la constr-uction politique de Hobbes impliquait le recours à la fiction' Cette der'
nière prenâ, dans un premier temps? le nom d' <<union >> (union).
Mais ce terme n'avait pas une base juridique suffisante pour fonder
la théorie de I'obligation. La liaison entre le droit naturel (indivi'
duel) et le droit positif (æuvre du souverain) ne peut s'efiectuer
que par Ia médiation de la notion de personne. Ilobbes se réfère
elpliôitement à l'origine latine du terme (persona) (161). La théorie
-ôd."n"
de la personne morale prend en effet sa source dans le
droit romain (162).
Si la notion rnême d.e persona, est peu utilisée en droit romain
qui lui préfère celle d'unioersitas, par contre I'idée de repr:ésentation
y a été peu à peu admise. Ifobbes relève que <<les fictions de ce genre
ne sont pas moins indispensables dans l'Etat qu'au théâtre, en ce
qui concerne les transactions et le contrat en l'absence des Person'
nes > (163). Il transpose le concept de personne du droit privé
(théorie du mandat) au droit public. L'Etat, dont la méthode a fait
un <<homme artifrciel > (164), devient alors une <<personne tictioe ou
a.rtificielle > (165) . Si en effet <<non seulement un particulier peut
jouer le rôle d'un particulier, mais encore un seul celui de plusieurs
et plusieurs celui d'un seul > (166) , il en résulte qu'un peuple entier
peut constituer une personne. Les volontés particulières peuvent se
fondre en une seule. Mais le peuple ne constitue quoune personne en
puissance. Il ne devient une personne en acte, capable d'action, que
dans la rnesure oùr sa personnalité est assumée: <<portée >>par le ou
57) Léuiathan, chap. XYI; De Homine, chap. XV.
58) Léviathan, introduction, pp. 5{.
59\ Elements ol law, lI, Y, 1, P. 265.
160)Ibid., II, VIII, 7, p. 293.
16l) Lëviathan, chap. XVI, p. 161; De Homine, chap. XV, p. 191.
162)M. VrLLEy,Le droit romain, P.U.F., 1964, pp. 60 ss.
163)De Homine, chap. XV, p. l9l.
64) Lëviathan, introduction, p. 5.
65) Ibid., chap. XVI, p. 161 (souligné dans le texte).
66) De Homine, chaçt. XV, p. 192.
L'rNSTrrurroN cHEz rroBBES
lfs
les gouvernant(s) (167). a ce titre, le souverain doit être considéré
comme Ie r-eprésentant ou Ie mandataire du peuple dont il assume
la personnalité.
_- A ce stade, Hobbes fait intervenir une nouvelle notion, celle
d' <<acteur >> (actor) (168). Le souverain est I'acteur gui agit au
nom de chacun des citoyens, ceux-ci demeurant les <<auteurs >>
(attthorc) (169) authentiques de ses actions. pour Hobbes, r,auteu-r:
est celui qui a explicitement rnand,até une petsonne pour agir à sa
place, et qui donc, endosse la responsabilité-des actes-accom-plis par
son r_eprésentant. L'auteul'
_est celui qui agit par personne ltrt"rposée. cette fiction du
_couple auteur-acteu"- ptË."rtô trois avantages
principaux. Elle rend d'abord toute rébellion contradictoire.
Ert
efiet, si Ies citoyens se considèrent comme les auteurs véritables des
actions- accomplies par Ie souverain, ils ne peuvent, sans se contredire, s'opposer à ces actions. Ensuite, elle peirnet de résorber la distance qui sépare les gouvernants des gouvèrnés. par sa désignation,
le souverain abandonne en quelque ,orl" .u propre personnahîé pour
endosser celle du p*y.pl" u,r rom duquel il agit.'r,e àitoy",, reste présent sur la scène politique, au moins dans lJs coulisses, puisgu,il^ est
l'auteur de Ia pièce qui se joue. rl n'est donc pas un simprï spectateur
* comportemenr politique que Hobbes fustigè (170) mais^il participe indirectement? fictivement à I'action. Enfin, et c'est là sans àoute
Ie point le plus difficile, mais aussi le plus riche de la théorie hob.
bienne de. la représentation? l'institution du souveraira en tant que
personne (c'est-à-dire acteur? représentant) permet la création du
peuple en tant que personne. En efiet, <<une multitude d,honemes
devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par
un seul homme ou une seule personne,.. car c'est l'uniti de celui qui
représente, non l'unité du représenté, qui rend. une la personne > (1?i).
Le peuple ne préexiste pas à l'institution de l'Etat; ii ere est re résultat, Or le peuple ne constitue une unité que dans Ia rresure où son
représentant - un homme ou une assemblée, ctest-à-dire u,,e personne morale - est urritaire, ce que Hobbes retient donc princ-ipalernent de la notion de personne, coest l'idée d'unité. une
iu"rorr*"
juridique est une, n'a qu'une volonté, quel que soit le noÀble
cles
personnes physiques qu'elle comprend ou qu'elle représente.
Toutefois l'analyse de Irobbes cornporte plusieurs ambiguités.
En effet si la multitude devient, par les pactes] une seule personne,
elle n'en continue pas moins d'exister en iant que telle. Dais l'Etat,
le peuple comme unité, coexiste avec la multitude comme diver-
(167) rbid.
(168) Léviathan, chap. XVI, pp. l6t-162.
(169)Ibid., p. 166.
(170)Ibid., chap. XLVII, p. 712.
(171,)Ibid., chap. XVI, p. 166 (souligné dans le texte).
r16
I.,INSTITUTION
sité (172). Pareille coexistence peut paraître étrange. IL semblerait
en eliet iogique que? uûe fois les contrats conclus, la multitude dispa'
raisse poui laire-place à l,unité du peuple tout-entier. -trI n'en est
pourtait pas ainsii La multi.tude transparaît eu filigrane à travers le
continue de coexister avec le
de nrêvne que l'individu
p.opl",
àltoy"o. Si les individus contxactentT ce n'est pas clans le but de
pour devenir uniquement oitoyens,
à leur individualité,
""rrorr"""
mem-bres de l'Etat. S'iIs contractànt, c'est au contraire afrn de pou'
voir rnener une vie privée individuelle. On trouve ainsi en gelme
qui
individu/citoyen,
chez Hobbes les distinctions public/privé,
seronr au oæur de la pensée libérale (173). Cette théorie de Ia_ personnalité ainsi conçue permet à llobbes de sauvegarder les droits
individuels. Elle annonce par ailleurs la notion d'institution'personne
publique. Hobbes remarque,en efiet qu'<< il^est peu de choses qui ne
poi.."'ot être représentées d'une manière frctive. Des choses inaniiré.r, o"tt église, un hôpital, un pont penvent être p-e1s-o1nifréspar
un recteuï? rin directeur, un contrôleur > (174) . Certes Hobbe-s ne cite
pas I'Etat parmi ces <<chosesinanimées>); Irais la_théorie de I'Etatest déjà irn_plicitement fondée dans cette analy_se.
pïUtiq".
ir"r"rr,,"
réside dàns le fait que l'autcur identite les
houtefois'l'ambiiguité
concepts de reprÈsentation et de personnification (175). Le peuple est
rrr. pl""uoruoe qui n,a d'existence qutà travers celle de son représentant, Ie .orrrn""o-irr.Il rranque donc-chez Hobbes l'idée que le peuple
conrtitue en soi trrt p""-."rrne, indépendamment de son (ou ses)
représentant(s) (176).
Il noen demeure pas moins que, grâce aux théories de l'autorisation et de la représântation, Hôbbes éIabore un modèle institution'
nel original. L,Etat institué n'est pas. juridiquement séparé d} peuple iniituant.
D'une part l'Etat, qui est hiéra"chiquement la première institution, noacquiert pas de par gon établissement, une auto'
itrdiridus_ gui I'ont institué : l-e peuple
nomie totale par r"ppô"t
"ni
ntest rras tne pr"rotrtte dissociable de l'Etat. D'autre part, à ttavers
l,instiiué (l'Etât), l'activité instituante se poursuit, les i.ndividus,
(172'tEn effet ce sont bien les individus en tant que -rnembres.de la mulàutetiJ de tout ce qrie leur représentant dit
tituàËiu|^so-"îLi-.-"i"ttipt,ii
ou fait èn leur rrom" (ibid.).
(173) Ce rapprochement doit être nuancé. Il est clai-r, 99!9r-ne le souligne
qttp. la qr-oblématique de Hobbcs -est radicar
c. ùïpiuiioï-ât.,'ii.-Tzl-Iz4)
ËêÛe aes iheôiiciens'libéraux. Iirtroduire chez Hobbes les
Ë;;;idiiTd;J;te'âê
individu-citoven qu!.-sero-nt, surtout 4 partir
âiàtèétiii"ô ;ùi;iic-ilivé;
;î;Ër
Ë"fi;Ë"i;;-ËËuiaé-ft --àéiormer
bënieë poritique moâerne- (ribérare, _mais aussi totalila cloctrrne ce I'auteur. S'il faut effectivement
i^-i.êil"ào'"à"irâit à
pâr issiri'iiat!9.n ffo-ue4 n'est-il pas.cependant permis
èiiiËi aËitii^"ïiirT"*éi1t-t-mesure
dans laquelle l'intérêt du systeme lrobolen concerne
de préciser la
aussi son destin et son actualité ?
o7$ Léviathan, chaq. XVI, PP. l&165.
(175) Hobbes emploie parfois le mot .,11-ep1{s,entant.>.p-our.^le -mot ( per'
,""Àè'"'tL-iu1àinoi,-ciiap. iltl,_ p. 5b4,.n..446).-Ailleurs,il identifie la personne
à celui qui est représente \tbtd., pp. Jrô-f,rv).
(176)-Cf. Lé'tiathan, p. 390, note de F' Tricaud'
L,INSTITUTtr0N
CIIEZ
It7
IIOBBES
devenus auteurs, continuent d'instituer le souverain dans chacun de
ses actes. L'instituant conditionne I'institué : ce qui fait qu'une orga.
nisation peut être dite < institution >>(au sens d'institué), c'est f institution (au sens d'instituant) de cette organisation en personne juridique unifiée par son (ou ses) représentant(s). L'institution de l'Erar,
prenoière d'un point de vue logioue et hiérarchique, constitue pour
Hobbes un rnodèle transposahle à I'ensernble des autres organisations sociales. Pour préciser les caractéristiques de la théorie hobbienne cle I'institution, il est donc nécessarre d'étudier la mise en
application du rnodèle étatique aux autres corps sociaux.
B. -
L'ETAT
ET LES ORGÂNISATIONS
SUJETTES
II peut sembler étrange pour un théoricien de I'individualisme
tel que Hobbes de consacrer un chapitre entier de son oeuvre principale, le Lâsiathan, à l'étude des <<organisations >>ou <<institutions >>
(system.ataen latin, systenles en anglais) (I77). Ni les Elemants ol
Iaw, ni le De Che ne coûrportent un chapitre comparable, bien que
ces deux textes fassent plusieurs références aux corps intermédiai.
res. Contrairement à Rousseau et à l'idéologie des révolutionnaires
de 1789, Hobbes ne fait pas le vide entre l'Etat et les individus.
Loétud.e des corps intermédiaires ou institutions sujettes est intéres.
sante à deux points de l"ue. D'une part, ceux-ci sont conçus comme
les répliques en miniature de l'Etat; Hobbes cite d'ailleurs les Républiques couune seul exemple d'organisations <<absolues et indépendantes [c'est-à-dire] exemptes de toute autre sujétion que celle qui les
lie à leur représentant > (178). D'autre part cette analyse permet de
nuancer et de préciser l'individualisme de la théorie hobbienne. En
efiet l'étape initiale de Ia méthode résolutive-compositive implique
Ie passage de la société à l'individu, par l'intermédiaire des institutions. Lors de la reconstruction, Ifobbes accorde une place à ces
institutions, reconnaissant par Ià Ia nécessité de corps intermédiaires
entre l'Etat et le citoyen. Nous essayerons de préciser quelle est
I'originalité de cette approche où certaine auteurs ont cru voir une
anticipation des théories modernes de I'institution (179).
(lTl) Léviathan, chap. XXII, u Of systemes subject, political, and private >
(< De systematibus civium o). Le latin et I'anglais disent < systèmes F. Tricaud
".
>, dans
traduit par o organisation ". On pourrait aussi bien dire < institution
la mesure oir ce qui caractérise
ces corps intermédiaires est d'avoir été
(institued).
" institués "
(r78) Ibid., p. 237.
(179) Cf . Santi RoMANo,op. cit., p. 22.
n8
L'INSTITUTION
l)
N,rrunn
ET FoNcrroNS
DES oRcÂNISATToNs
sUJETTES,
L'organisation se définit chez Hobbes de d.eux rnatrières .' extrin'
sèquement, c'est-à-dire par rapport à I'Etat, et intrinsèquement, c'està-dire par rappolt à elle-même. L'organisation est d'abord définie
coïnYne une <<partie >>de la République, correspondant dans la métaphore organiciste aux <<rnusclès >> d'un corps naturel (180). Si la
force d'un Etat, c'est la force de ses sujets (181)? on peut pense.r que
sa musculature sera d'autant plus développée que ses organisations
seront bien stnrcturées, Les muscles n'ont de f,onction que par rapport à loensemble du corps. Toutefois, Ifobbes do.tte également une
intrinsèque
définition
de loorganisationo celle-ci étant constituée
d' <<un nombre quelconque d'horn-mes réunis par le soin d'un même
intérêt ou d'un rnême genre d'afiaires > (182). Loinstitution se caractérise alors par son but spécifique : défendre les intérêts comnruns
de ses membres ou gérer le môme type d'afiaires. Elle a donc sa prc'
pre réalité, indépendante de celle de I'Etat; elle défend son propre
intérêt, distinct de I'intérêt général. Aux institutions, qui ont des
intérêts spéciûques, Hobbes oppose les <<parties organiques >> de la
République < qui sont constituées par les ministres publics > (f83).
Il est donc clair que trtrobbes admet au sein de la République l'existence d'institutions autonomes, poursuivant un intérêt propre, distinct de celui de l'Etat. En ce sens, Ia définition intrinsèque semble
prévaloir sur Ia définition extrinsèque.
A certaines de ces institutions, Ilobbes accorde l'existence juridique. Celle-ci découle d'une part de leur mode de constitution
(instituant) , d'autre part de leur strrrcturation interne (institué), ces
deux aspects étant interdépendants. Ceci conduit loauteur à établir
une double clistinction : d'une part entre les institutions <<privées >>
et publiques, <<politiques >> (priaate and, political), d'autre part
entre les institutions
<<réglées >> et <<non réglées >> (regula,r and
irregular). Une institution réglée est celle qui détient l'existence juridique en raison de sa structure interne, comparable à celle de
l'Etat (184) . Elle constitue une personne juridique unigue et unitaire parce qutelle possède un représentant comrnun à tous ses membres. L'Etat n'est qu'une institution réglée parmi les autres, mais qui
présente la caractéristique d'être <<absolue et indépendante >> c?està-dire exempte de toute sujétion. L'Etat n'est donc pas une organieation d'organisations, un assemblage d'institutions. C'est une institution - et elle est la seule dans ce cas - indépendante ou libre,
déliée de toute contrainte extérieure. Quant aux autres organisations
réglées, elles sont construites sur le même moule que l'Etat. Elles
(180) Léviathan, ibid., p. 237.
(181)Ibid., chap. XVIII, p. 191.
(182\Ibid., chap. XXII, p. 237.
(183)Ibid., chap. XXIII, p. 254.
(184\ Ibid., chap. XXII, p. 237.
I'rNsrrrurroN
cIIEz EoBBES
tt9
constituent des unités autonofires puisqu'elles ont leur propre intérêt, mais non ind,épendantes puisque leur pouvoir est limité par celui
de I'Etat auquel elles sont <<assujetties >>.
De cette première approcheo deux conclusions peuvent être tirées.
Tout d'abord I'Etat n'est pas le seul organisme qui constitue une
unité juridique : il noa pas Ie monopole de la personnalité morale,
même de droit public. Ceci conduit à nuancer à tra fois l' <<étatisme >>
et loindividualisme de la doctrine hobbienne. A côté de l'intérêt
général existent d'antres intérêts collectifs juridiquement
protégés
et organisés. Ensuite, l'Etat constitue un mod,èIe. Les autres institutions ne sont que les répliques de l'Etat, cherchant à imiter son
mode d'instauration et d'organisation, Ceci permet de mieux comprendre Ia nature de l'Etat et son procédé de constitution. L'Etat,
comme toute autre organisation, est créé par l'institution d'un repré.
sentant (homme ou assemblée) de tout le groupe. Peu importe çlue
Ia décision instituante soit expresse ou tacite; I'essentiel est qutelle
eoit volontaire. Peu importe également que le représentant soit créé
de toutes pièces corrune dans les Républiques d'institution, ou qu'il
ne soit que le chef existant, c'est-à-dire naturel, comme dans les
Républiques doacquisition. Ce qui compte, coest le procédé même
d'institution c'est-à-dire la reconnaissance d'une (<personne juritli.
que >) (persotx in la--) capable doassumer Ia personnalité du groupe?
de Ie représenter. Toutes les institutions, y compris les Etats, sont
Ie résultat d'un acte volontaire originel. L'homme est un animal pro.
ducteur d'institutions.
2) Lns oRcANrsarroNs ruBLIQUESET pRwÉEs.
A Ia suite de cette première distinction entre les organisations
réglées et non réglées, Hobbes établit une seconde distinction qui
vient préciser le sens de Ia première. A côté des institutions originaires, érigées par la volonté des individus, existent des institutions dérivées, créées par l'Etat : les premières sont dites <<privées >)oIes secondes <<politiques > (IB5). La distinction porte sur l'origine de ces deux
types d'institutions. Les secondes sont des créations internes à la
République, alors que les premières ont une origine extérieure à
l'Etat. La distinction publique/pivée recoupe donc chez Hobbes Ia
distinction interne/externe à l'Etat (186). Si les individus ne peuvent créer quoune seule institution publique : l'Etat, par contre ils
peuvent créer une multitude d'organismes privés dont I'objet doit
être limité, et ne pas concurrencer celui de I'Etat. Quant à l'Etat,
c'est-à-dire les citoyens unis dans la personne de leur représentanto
il est lui-même capable de créer une multitude d'institutions publifta:Dlb;a., p. 238.
(186)* ... là où s'exerceI'empire d'un pouvoir donné, aucuneautorité émanée
d'un pouvoir étranger n'est publique : elle reste du domaine privé> (ibid.).
I20
r-'rxsrrrurron
ques, çlue Hobbes appelle <<corps politiques >> (bod'ies politiques\.
L'Etat produit, sur son propre modèle, < une variété presque inûnie > (187) doinstitutions qui lui sont assujetties et qu'il charge de
remplir certaines de ses fonctions (fBB). Yis-à-vis de l'Etat, du souveraino les corps politiques sont, comme les individus, en position de
sujets. Loacte du souverain qui crée ces institutions (la charte) définit
l'étendue de leurs pouvoirs. Ces demiers sont nécessairement limités
puisque Ie souverain a le rnonopole absolu de Ia souveraineté (189).
Ilobbes repousse le spectr:e de la division de l'Etat; <<c'est le souve'
rain, dans chaque République, qni est le représentant absolu de tous
les sujets: nul autre ne peut donc être le représentant d'aucune fraction doentre eux, si ce n'est dans la mesure où il le lui aura per'
mis > (190) . Toute institution publique a donc nécessairement une
origine interne à loEtat. Le souverain dispose du double monopole
de Ia contrainte et de la définition du contenu de I'intérôt public
(good ol the people) (I91). Quant aux organieations privées, elles ne
peuvent gérer que des intérêts particuliers (économiques, culturels,
familiaux,...) inofiensifs pour I'Etat. Ne sont licites que les organisations privées <<permises >>(allmoad.) par la R.épublique. Seuls peuvent donc être juridiquement ptotégés les intérêts privi:s reconnus
comme tels par l'Etat.
dispoCes diverses institutions - tant publiques que privées sent vis-à-vis de leurs membres d'un pouvoir juridique autonome. A
côté de la Iégalité étatique, Ilobbes admet l'existence d'autres sources de droit. L'exemple le plus clair nous est fourni par Ies institutions publiques ou corps politiques. Ceux-ci résultant d'une création
artiûcielle du souverain, leurs compétenoes et leurs pouvoirs ne sont
pas uniquement fixés par les lois, mais aussi par leur statut ou charte
(writt), coest-à-dire par les lettres émanées du souverain. Dans lee
lirnites de ces textes? le représentant du corps politique dispose, vrsà.vis de ses membres, d'un pouvoir juridique normatif. Ces institutions, qui peuvent prendre des <<décrets >)?sont donc dans une certaine rrresure sources de droit. Toutefois, leur pouvoir juridique n'est
que dérivé et subordonné. En efiet, si u-n de leurs décrets est contraire aux lois de l'Etat, toute partie peut en contester la validité. Dans
ce cas, le juge suprême qui tranche le litige est le souverain (I92).
Pour illustrer son propos, Hobbes cite deux exemples de corps
politiques : d'une part ceux qui se consacrent à l'administration ou
au <<gouvernement > d'une partie du territoire de la République,
(187) Ibid., p. 243.
(188) Toutefois I'Etat conserve le monopole de la contrainte légale.
(189)Ibid., p. 238.
(190) Ibid.
(191) Le peuple, entendu comme unité, n'a pas d'intérêt public propre,
distinct de celui défini par le souverain : . For the good of the soveraign and
people, cannot be separated (Léviathan, chap. XXX, p. 388, éd. Macphersoa).
"
(192) Ibid., chap. XXII, pp. 244245.
L'rNST'ITUTIoN
crrEz
II0BBES
tzl
une province, une colonie ou une ville (193), dtautre part ceux qui
sont chargés de loorganisation du commerce extérieuï (194). Dans le
prernier cas, le souverain délègue le gouvernerrent d'un territoire à
un homme, <<préfet ou préteur >>(presid.ent or pîo"etor), ou à une
assemblée rlui sont à la fois représentant du souverain et du terri.
toire qu'ils administrent. Ces représentants disposent dans leur circonscription d'un véritable pouvoir législatif (I95). Cependant, ce
pouvoir législatif ne s'étend qu'au territoire considéré et doit en
outle se conforrner à la légalité étatique. Si Hobbes cite l'exemple
d'instrtutions administratives territoriales, iI étend aussi son analyse
<<au gouvernement... d'une université, d'un collège, d'une église, ou
à tout autre gouvernement s'exerçant sur les persotrnes > (f96) .
Quant arDC compagnies commerciales auxquelles le souverain a
accordé le monopole des échanges commerciaux avec telle ou telle
puissance étrangère, elles constituent elles aussi des corps politiques.
En effet, elles ont un représentant qui, pour ce qui les concerne, dispose d'un pouvoir de réglementation autonome, portant notaïnment
sur la fixation du prix du travail ou celui des marchandises. Hobbes
les distingue des simples associations de marchands qui ne constituent pas un corps politique <<étant donné qu'il n'existe pas de repré.
sentant commun qui puisse les obliger à aucune autre loi que celle
qui est coûlmune à tous les autres sujets >>(197). Bien que les compagnies comrnerciales n'aient d'autre but que le profit (198), Hobbes
Ies gualifie pourtant de corps politiques, montrant par là I'absence
d'incompatibilité
entre l'intérêt général et les intérêts particuliers
économiques. Leurs membres sont soumis à la fois aux lois de I'Etat
et <<aux lois privées de ce corps >>(prùtate laws) (L99). Certes ces
lois privées ne concernent que les membres de ces corps, et ne sont
pas opposables aux tiers. Toutefois la reconnaissance d'un pouvoir
de réglementation autonome au profit de ces institutions permet de
nuancer le positivisme de Ftrobbes. L'ordre juridique n'est pas pour:
lui nronolithiçre. L'Etat n?est pas l'unique source de droit (200) . A
côté de la législation étatique, <<civile ))? coexistent des ordres juridiques institutionnels publics et pïivés. Mais si ces organisations ont
un pouvoir législatif dérivé, elles n'ont ni pouvoir juridictionnel,
ni
pouvoir coercitif autonoftre rnême vis-à-vis de leurs membres. Le
pouvoir suprême de contrainte est de l'essence même de I'Etat et ne
saurait être délégué. Les institutions ne disposent que d'une partie
du pouvoir juridique, le pouvoir d'édicter des lois ou règlements
(193)Ibid., o. 243.
(194)Ibid., p. 245.
(195)Ibid., p. 2rA.
(196) rbid.
(r97) Ibid., p. 24s.
(r98) Ibid., p.246.
(199)Ibid., p. 247 (êd. Macpherson, p. 283).
- (200) Sur ce point, I'analyse de Hobbcs pcut être rapprochée de celle de
Sanf-i Romano, op, cit., pp. 84 ss.
I22
L.INSTITUTION
complétant ceux de la République, mais elles ne disposent pas totaIement du pouvoir de sanction. Si le souverain est juge suprême et
peut donc dissoudre une institution publique par le retrait de ses
lettres patentes, ce qui est pour de tels corps artificiels et factices,
Ia peine capitale, il n'en va pas de même pour les institutions privées,
telles que la famille, qui sont des corps naturels (201). C'est pourquoi
la famille reste, en tout état de cause, une source de droit autonome,
mais aussi une institution dangereuse pour: I'Etat lorsquoelle acquiert
une trop grande dimension.
De la famille à l'Etat, en passant par les compagnies commerciales
de llobbes
et les collectivités locales, I'univers juridico-politique
apparaît coynyne un univers peuplé d'institutions (202) . L'unité de
l'ordonnancement de cet univers est assuré par la suprématie étati.
que et par la reproduction du modèle institutionnel étatique à l'en'
semble des groupes sociaux.
t<*
Au terme de cette brève analyse, pouvons-nous conclure à l'existence d'une véritable théorie de l'institution
chez Hobbes ? Le
concept d'institution
occupe incontestablement une place centrale
dans son système politique et présente une signification apparemment claire et univoque, I'institution s'identifiant au processus instituant. Cependant, cette clarté est trompeuse. L'instituant porte en
Iui, comme en devenir, I'institué. Ce dernier n'est pas conçu par
Hobbes de manière statique : à travers I'institué, l'activité instituante
se poursuit. Ceci se corrprend en deux sens. Doune part, l'institution
est un processus continu qu'illustrent les théories de la représentation et du mandat, Doautre part, loEtat est lui-même une activité
instituante : il crée en son sein des groupements partiels qui reproduisent les mécanismes de la personne publique et de la représentation. L'institution
étatique constitue le prototype des autres institutiong vis-à-yis desquelles il exerce une fonction paradigmatique. La
puissance étatique est telle qu'elle impose son image à I'ensemble
du corps social (203). Les techniques utilisées pour construire la
notion doEtat sont reproduites au niveau des groupements partiels.
Par là même, l'Etat peut conforter ga domination et unifrer d'autant
mieux la réalité sociale (204). Le mécanisme juridique de la persociales,
sonne publique, appliqué à loensemble des institutions
favorise une telle unification. Entre ces diverses institutions. tr{obbes
établit une véritable hiérarchie. L'Etat se situe au sommet de cette
(201) Léviathan, chap. XXII, p. 249.
(202) L'Eglise, première institution à t'époque de Hobbes, doit, selo-n-lui,
se fàndie aulseid dè l'Etat. Cf. R. Porrx, " L'Ëtai et l'Eglise ", op. cit., pp. 237 ss.
(203) Hobbes rejoint sur ce point l'analyse institutionnelle contemporaine,
cf. R. Louneu, L'Etat inconscient, Ed. Minuit, 1978.
(204) Le thème de I'unité occupe une placir centrale dans le système politique de Hobbes.
L'TNSTITUTTONcrrEz IIoBBES
r23
hiérarchie. L'EgIise, incluse au sein de l'Etat, disparaît en tant
qu'institution
autonome. Les diverses associations, qu'elles soient
publiques ou privées, sont des <<organisations sujettes >>soumises à
Ia souveraineté de l'Etat. Elles ne possèdent que des droits et des
prérogatives limitées qui, loin de remettre en cause l'unité et I'absolutisme de Ia souveraineté étatique, la confortent en reproduisant son
modèle dans I'ensemble du tissu socia^I.
On peut à partir de là, en élargiasant Ia problématique hobbienne, se demander si toute philosophie politigue ne vi.se pas, par une
recherche incantatoire de l'unité. à résorber la fissure de la société
doavec son principe fondateur. Si toute société place en dehors d'ellemême le principe de son exigtence (205), si elle s'en remet toujours
à un sens qui la transcendeo alors Ia tentative de Ilobbes de fonder
une science politique autonome, c'est.à-dire dégagée de toute trans.
cendance (206) Iaisse le lecteur ilulitatif.
Le prix payé à la néceseaire unité sociale doit-il être ltassuiettissement au Léviathan.
monstre froid ?
Une théorie de I'institution est efiectivement présente chez Hobbes, mais elle passe par la médiation de I'idéalisation du modèIe
étatique. L'institué tend alors à phagocyter I'instituant : les forces
instituantes se figent dans le moule de I'Etat, et la dialectique
instituant/institué
se brise sur le monstre froid.
Le projet de llobbes était de déIimiter er d'ordonner par la raison le domaine du politique (207). En efiet, sans ordre et sans limites, le politique échappe à l'emprise du réel et de la rationalité.
Hobbes a cru que l'Etat-institution
signifiait cet ordre ) cette limite,
cette rationalité, Mais I'Etat, porteur d'un ordre absolu et d'une
unité transcendante, n'est-il pas le signe d'une fuite dans l'imaginaire,
d'une incantation à I'Unité ?
(205) M. Gluorrr, op. cit., pp. 5 ss.
(206) J.-L. Prceno, F. ReNcrou, J.-F. Vlssnun, op. cit., pp. 22 ss.
(207) Voir M.-P, Eomoxo, < La haine et la honte de l'Etat >, Les temps
modernes, novembre 1979,pp. 793-815.
Téléchargement