Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
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A CONTRE HISTOIRE.
GASTON CLEMENDOT, INSTITUTEUR PACIFISTE
(1904-1952)
"L'oubli est la première condition du désarmement des haines, la
première condition de la paix. Et, l'histoire c'est le contraire de la paix."
Gaston Clémendot, 1924
Le paysan du Danube et la dépêche d'Ems : un maître-étalon du
pacifisme enseignant
Dans ses Mémoires, André Delmas évoque "le vieux Clémendot, de l'Yonne, son visage et
ses yeux perdus dans un poil hirsute, paysan du Danube de la corporation, qui avait
séduit le congrès de 1924 en mettant en doute le supplice de Jeanne d'Arc". Il relate une
plaisanterie collective des délégués du Syndicat national des instituteurs (appelé alors
couramment le SN) en voyage en Allemagne en 1931, qui, sachant son acharnement "à
poursuivre les erreurs historiques dont les manuels scolaires étaient, disait-il, remplis",
lui envoient le télégramme suivant, lors de leur remontée du Rhin : "Receveur des postes
de la station thermale d'Ems déclare sous la foi du serment qu'aucune dépêche n'a été
déposée par le roi Guillaume Ier au guichet de ce bureau le 13 juillet 1870"1.
La saveur de l'anecdote, si elle campe la figure d'un Clémendot en bataille, au physique
comme au moral, ne peut évidemment rendre la richesse de la longue vie (1868-1952) de
ce maître rural, collaborateur d'Hervé avant 1914, puis correspondant dans les années
1 André Delmas, Mémoires d'un instituteur syndicaliste, Paris, ed. Albatros, 1979, p. 166 et 215.
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1930, de Lapierre, le directeur de L'école libératrice. Pendant plus de cinquante ans, il
tend à l'évolution du pacifisme des primaires, telle que la Grande Guerre le change, le
miroir de l'enseignement de l'histoire nationale : de son contenu comme de son
opportunité. A ce titre, il en est un véritable maître-étalon.
La durée et la diversité de sa carrière d'instituteur (de l'école normale d'Auxerre en 1883
à sa retraite en 1924 de son poste de Mélisey, village de l'Yonne où il exerce trente ans),
de militant socialiste (du parti ouvrier socialiste et républicain dans les années 1890 au
parti socialiste démocrate dans les années 1950, en passant longuement par la SFIO qu'il
quitte en 1933), et de syndicaliste (de président de l'Amicale des instituteurs de l'Yonne
dans les années 1900 au bureau du SN dans l'entre-deux-guerres), sans compter son
appartenance à la franc-maçonnerie, à la Ligue des droits de l'Homme (LDH), et à divers
groupes pacifistes, a nourri l'activité de polygraphe par laquelle nous le connaissons2.
Le personnage est en lutte socialiste, syndicale et pédagogique son existence durant,
c'est-à-dire durant un fort demi-siècle qui prend en écharpe les deux guerres mondiales.
Cela le conduit naturellement à être un journaliste prolixe dans la presse socialiste et
syndicale, l'auteur de nombreuses brochures, de même que le rédacteur de manuels
d'histoire controversés qui le placent, à partir de 1904 (publication de l'Histoire de la
France à l'usage des cours élémentaire et moyen, corédigée avec Hervé), au cœur du
débat national sur l'histoire à l'école primaire, où il incarne, à la fois dans son camp et
pour ses adversaires comme Le Temps, l'instituteur pacifiste et socialiste3. Ainsi, il se
trouve être le principal instigateur de l'entreprise de réflexion du Syndicat national sur
l'enseignement historique après la guerre par son interpellation de 1923 : "Faut-il
enseigner l'histoire ? ".
2 Voir la notice "Clémendot" du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français 1914-1939 ;
pour les sources d'archives, voir au Centre d’histoire sociale (CHS), rue Malher à Paris, les 16 cartons du
Fonds Clémendot (CHS/FC).
3 Sur ce sujet voir les ouvrages d’Olivier Loubes, L’école et la patrie, Paris, Belin, 2001 et de Jacques Girault,
Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1996, ainsi que les articles de Laurence Bénichou, « Militants historiens, ou l’histoire au service
du militantisme », Les actes de lecture, n°84, dec. 2002, p. 74-77, et de Mona Siegel, « History is the
opposite of forgetting : The limits of Memory and Lessons of History in Interwar France », The journal of
Modern history, volume 74 (2002), p. 770-800.
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Car la plaisanterie rapportée par Delmas n'est pas qu'anecdotique : elle met l'accent sur
sa passion pour l'histoire. De tous ses combats, celui pour l'interprétation du passé est le
principal. Faire l'histoire de Jeanne d'Arc ou de "la nuit du Moyen Age"4, c'est, pour
Clémendot, armer l'anticléricalisme d'arguments irréfutables. Et il en est de même pour
l'histoire du peuple, soutien du socialisme, ou pour l'histoire des causes de la Grande
Guerre comme du traité de Versailles afin d'étayer en raison le pacifisme. Gaston
Clémendot représente cette figure de l'idéologue historien comme d'autres sont
philosophes ou économistes. Pour lui, la vérité est fille de Clio. Il est d'autant plus
paradoxal, en apparence, et d'autant plus passionnant de comprendre pourquoi il a pu
prendre la tête des opposants à l'enseignement de l'histoire à l'école primaire dans le SN
au milieu des années 1920. La production du "paysan du Danube de la corporation" va
donc nous servir de mètre étalon, selon deux gammes d'interrogation complémentaires.
La première concerne son évolution personnelle : en quoi ses représentations de
l'enseignement de l'histoire de France à l'école se modifient-elles ; c'est-à-dire comment
sa conception du passé, mêlant, dès l'origine, la patrie et la paix, s'est-elle infléchie, ou
non, à l'expérience de la guerre ?
Le second ensemble de questions est celui de sa représentativité dans le corps des
instituteurs, et, en particulier, des syndicalistes : Clémendot est-il en accord ou isolé dans
le monde du primaire et parmi ses camarades du SN ; son pacifisme constant mais
évolutif de 1900 à 1950 est-il en marge ou en phase avec les sentiments de ses collègues ?
Sous le biais de l'enseignement de l'histoire, deux périodes se dégagent nettement dans le
parcours de Clémendot. Jusqu'au début des années 1920, Gaston Clémendot se bat pour
que soit modifiée l'histoire scolaire, qu'elle conquière ce qu'il baptise « l'impartialité »,
tout en démontrant par ses écrits qu'elle est pour le moins délicate à mettre en œuvre
dans une pensée où la référence au socialisme ou à la patrie domine. Après le conflit
mondial, une fois le travail du deuil effectué, Gaston Clémendot se fait le champion de
l'impossibilité de l'enseignement de l'histoire aux élèves de moins de douze ans, tout en
4 Titre de sa brochure de 1929.
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militant plus que jamais pour que le rejet de la guerre l'anime. Il va alors lutter contre
l'histoire à l'école, jugée "falsificatrice", marquant ainsi une profonde désillusion du
passé, un souci d’oubli.
« L’impartialité » ou la conquête du passé, 1904-1922
Gaston Clémendot se trouve, dès sa première publication en 1904, associé à la notoriété
de Gustave Hervé. L'enjeu de leur manuel d'histoire de la France est de comprendre la
geste nationale dans la guerre sociale que leur socialisme pense comme essentielle5. Le
pacifisme y a sa part, complémentaire mais nullement secondaire. Pourtant, très vite, les
deux militants, l'instituteur rural et le professeur révoqué, s'opposent sur la place que
doit occuper la défense du pays au cas où il serait attaqué. Ils différent sur l'attitude à
avoir dans la guerre patriotique qu'une agression allemande entraînerait, même s'ils se
réconcilient partiellement à la veille du conflit. Dans les deux cas de figure, Clémendot, le
congressiste de Lille (1905) comme le père dont le fils aîné meurt à Verdun (en 1917), est
à la recherche d'une histoire qu'il veut "impartiale". Mais cette quête de la "vérité" est
avant tout une conquête du passé au service du peuple.
L'histoire nationale dans la guerre sociale, 1903-1913
Il est d'usage, lorsqu'on suit les acquis de l'historiographie de l'école, d'identifier autour
du début du siècle, vers 1905, un tournant dans le sentiment politique et civique des
instituteurs, qui deviennent socialistes et délaissent le patriotisme des débuts de la
République. La génération dreyfusiste remplace laration de la Revanche. Le congs
des Amicales des instituteurs, tenu à Lille en août 1905, nous donne l'occasion d'éprouver
la validité de cette césure à propos de l'enseignement de l'histoire. Elle est le point de
5La Guerre sociale est le titre du journal d'Hervé du 19 décembre 1906 jusqu'au 31 décembre 1915, où il le
transforme en La Victoire.
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fixation majeur des débats, autant lors de travaux de la commission d'histoire des 29 et
30 août, qu'en séance plénière, le 31.
A Lille, l’attaque contre Thiers, père fondateur de la République, mais massacreur de la
Commune, relevée par Ernest Lavisse6, sert d'exemple principal à Clémendot pour
démontrer la "partialité" de l'enseignement de l'histoire à l'école républicaine. Champion
de la tendance syndicaliste dans le mouvement amicaliste, il refuse que l'enseignement
des manuels (unanimement à la gloire de Thiers) puisse aller à l'encontre de
l'enseignement des pères (…socialistes, pour lesquels "Thiers est un sinistre bandit").
Afin d'éviter cette contradiction entre l'enseignement de l'Etat et la conscience, jusqu'ici
bafouée, de certaines familles, il soutient que "l'histoire doit être impartiale [et] ne doit
servir que la vérité". Par impartialité Clémendot entend que l'histoire doit être
"scientifique", c'est-à-dire présenter tous les points de vue en présence, soit, en fait, dans
son esprit, introduire, à parité avec les autres, les thèses socialistes ignorées des manuels.
Le résultat du vote des motions sanctionne sa victoire d'une courte tête en séance
plénière, contre l'avis de la commission d'histoire qui avait rejeté la veille le texte de
Dufrenne (soutenu par Clémendot) affirmant le caractère "scientifique" de
l'enseignement de l'histoire, au profit de celui de Caron proclamant que "cet
enseignement sera démocratique, critique et pratique, libre penseur, à la fois patriote et
pacifiste, c'est-à-dire profondément humain selon la conception révolutionnaire de
1792".
Toutefois, au-delà de cette lutte serrée au sujet de la partialité politique (que
contiendrait, selon Clémendot, le seul recours à la neutralité confessionnelle et au
soutien à la République chauvine bourgeoise), et de la confusion entre l'enseignement
historique et l'enseignement civique et moral, les congressistes sont d'accord sur les deux
points suivants, qui correspondent aux vœux de la commission d'histoire adoptés sans
discussion. A propos des "matières de l'enseignement de l'histoire", ils affirment
essentiellement, outre le primat à donner à l'histoire contemporaine, que "l'histoire des
6 Dans le Radical du 5 septembre 1905.
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