Tradition et modernité Thèmes et tendances de la pensée arabe

publicité
Paul Khoury
Tradition
et modernité
Thèmes et tendances de la pensée arabe contemporaine
(les années 60 et 70)
Troisième édition
Tradition et modernité
Thèmes et tendances
de la pensée arabe contemporaine
(les années 60 et 70)
DU MÊME AUTEUR
(Principaux écrits en langue française)
ISLAM–CHRISTIANISME
Jean Damascène et l’Islam, 11957-1958, 21994.
Paul d’Antioche, Traités théologiques, 11964, 21994.
Islam et christianisme, Dialogue religieux et défi de la modernité, 11973, 21997, 32011.
Matériaux pour servir à l’étude de la controverse théologique islamo-chrétienne de langue
arabe du VIIIe au XIIe siècle. — I-VIII, 1989, 1991, 1997, 1999, 1999, 2000, 2001, 2002.
Textes des théologiens arabes chrétiens du VIIIe au XIIe s. Le Verbe incarné, I-II, 2000.
MONDE ARABE
La crise libanaise dans le processus de mutation socioculturelle de l’Orient arabe. — 1976.
Une Lecture de la pensée arabe actuelle, trois études. — 11981, 21998 ; Pensée arabe
contemporaine,
Tradition et modernité, 32012. Tradition et modernité, Thèmes et tendances de la pensée
arabe actuelle. — 11983, 21998.
Tradition et modernité, Matériaux pour servir à l’étude de la pensée arabe actuelle, I-III. —
1981, 1984, 1985.
Monde arabe et mutation socioculturelle, Problématique de la sécularisation et de la
révolution culturelle. — 11984, 21999 ; Monde arabe, religion et sécularité, 32012.
L’Islam critique de l’Occident, Islam et Sécularité, I-III. — 1994, 1995, 1996.
L’Islam et l’Occident, Islam et Sécularité. — 11998, 22012.
Les islamistes et les autres. — 2004.
PHILOSOPHIE
La Religion et les hommes, Essais sur les dimensions anthropologiques de la religion. —
1984.
Esquisse d’une philosophie de la culture. — 1974, cours polycopié. — Remanié dans Le
problème de l’homme, 2006.
La dimension de transcendance en l’homme. — 1975, cours polycopié. — Remanié dans Le
problème de l’homme, 2006.
Notes pour l’étude de la Métaphysique. — 1985, cours photocopié. — Abrégé, 1990. —
Remanié, 2006.
Notes pour l’étude de la Philosophie morale. — 1992, cours photocopié. — Remanié, 2006.
Le Fait et le Sens, Esquisse d’une Philosophie de la Déception. — 11996, 22007.
Aporétique, ou ‚ Que sçay-je ? ǥ. — 12005, 22012.
Le problème de l’homme. — 2006.
Le Jeu de la vie. — 2011-2013.
RECUEILS
Pour un dialogue interreligieux et interculturel. — 2012.
La religion en question. — 2012
Le Liban en question. — 2012.
Le Monde arabe en question. — 2012.
Études. — 2012.
Projets. — 2012.
Paul Khoury
Tradition et modernité
Thèmes et tendances
de la pensée arabe contemporaine
(les années 60 et 70)
TROISIÈME ÉDITION
L’HARMATTAN
La rédaction de cet ouvrage était terminée fin septembre 1981.
Elle a été rendue possible grâce à une subvention de recherche
(de février 1980 à janvier 1982) octroyée par la Fritz Thyssen Stiftung.
La préparation de base de l’ouvrage a été rendue possible
grâce à une subvention de recherche (1977-1979)
octroyée par la Stiftung Volkswagenwerk et aimablement mise à ma disposition,
au titre d’attaché de recherche, par le Prof. Dr. Heinz Grotzfeld,
directeur du Seminar für Arabistik und Islamwissenschaft
de l’Université de Münster.
© 1983 Beyrouth.
© 1998 Echter Verlag, Würzburg / Oros Verlag, Altenberge.
© 2013 L’Harmattan
© L'HARMATTAN, 2013
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-00767-0
EAN : 9782343007670
AVANT-PROPOS
Il existe une pensée arabe actuelle, parce qu’il existe un monde arabe actuel. Certes,
les facteurs de divisibilité de ce monde ne manquent pas : diversités géographiques,
ethniques, religieuses, culturelles, économiques et politiques, qui parfois menacent de le
désintégrer. On peut même dire que la division est un fait au plan politique et
économique. Il n’en reste pas moins qu’au-delà de leurs diversités et de leurs divisions, les
peuples arabes ou arabisés expriment clairement leur volonté de se constituer en une seule
nation, parce qu’ils éprouvent le sentiment profond d’appartenir au même monde et
d’être liés par un même destin.
Cette volonté et ce sentiment sont fondés sur le fait que le monde arabe se
distingue par un fond culturel commun aux peuples arabes, et par une situation sociohistorique mettant ces peuples aux prises avec les mêmes problèmes.
La situation et les problèmes qu’elle pose forment une partie de la matière de cette
étude ; il n’en sera donc pas question ici.
Le fond culturel peut être succinctement caractérisé par quatre éléments
principaux : la langue arabe, l’islam, le vision du monde, la structure mentale. La langue
arabe est la langue classique, qui fut sanctionnée par le Coran, et qui doit à ce même
Coran sa permanence et sa fixité ; elle sert de point de référence et de ralliement, au-delà
de la multiplicité et de la variété des dialectes. L’islam est lié à cette langue du Coran ; il
est forme culturelle et facteur de civilisation, aussi bien pour les musulmans que pour les
non-musulmans. Même en tant que religion, il fait partie de l’univers des musulmans et
des non-musulmans, car, en tant que système religieux, il recueille et fixe le système des
valeurs typiques de la culture arabe, il se trouve construit sur le même plan architectural
que les systèmes religieux judaïque et chrétien, et il exprime la même visée de l’absolu
divin. Par là, l’islam et la langue arabe constituent une sorte d’objectivation de la vision
orientale sémitique du monde : vision essentiellement religieuse, dont le noyau consiste
en la position d’un Dieu transcendant par son unicité, pour ce qui est de lui-même, et par
son vouloir, pour ce qui est de sa relation à l’homme et au monde. Seul être véritable et
seul agent véritable, il réduit par là l’être et l’action de tout être à la condition de créature
et à l’état de signe, dont la réalité n’est que référence au Réel, au Vrai unique. Cette vision
religieuse du monde, médiatisée par l’islam et la langue arabe, modèle la structure
mentale arabe typique, en ses représentations et ses motivations. Quelques attitudes
caractérisent cette structure mentale : respect de l’ordre des choses et de l’ordre social, vus
comme expression du vouloir divin ; effort de soumission à ce vouloir manifesté par les
événements, à savoir effort sur soi de contentement, et effort sur le monde pour le
soumettre à la loi divine ; au plus profond, constance dans l’épreuve, et foi intransigeante
comme référence à l’Unique. (Voir l’analyse détaillée de ces notions dans P. Khoury
1981a, p. 35-48, 72-76.)
Ces traits caractérisent, il est vrai, le fond culturel traditionnel, lequel est
aujourd’hui mis en question, et parfois contesté radicalement et en sa totalité. Mais cette
contestation elle-même ne s’élève pas de l’extérieur, elle se forme et s’exprime à l’intérieur
de la culture contestée. Ce n’est donc pas le fond culturel lui-même qui est touché, mais
plutôt le système culturel, à savoir la forme historique passée dans laquelle le noyau
culturel a pris corps. C’est pourquoi la contestation la plus radicale prend les allures
d’une entreprise de récupération, dictée par un souci d’authenticité, c’est-à-dire par le
souci d’en libérer le dynamisme interne. Cela vaut aussi, et même particulièrement, des
tentatives d’humanisation de la religion ou de réduction de la théologie à
7
l’anthropologie. Ce qui est rejeté, c’est le corps de la religion, ce n’est pas son âme.
C’est dire que les tendances idéologiques en conflit trouvent dans le même fond
culturel arabe de quoi nourrir leur conflit ; sinon elles seraient seulement étrangères et
indifférentes les unes aux autres.
Ces tendances forment l’autre partie de la matière de cette étude ; il n’en sera donc
pas question ici.
Il reste à préciser le sens dans lequel sont pris les termes de pensée contemporaine
figurant dans le titre.
Le terme de pensée indique ici la production intellectuelle dans les divers
domaines des sciences humaines et sociales, et exprimée sous forme d’essais. Par là sont
exclus les ouvrages de sciences logico-mathématiques et de sciences physiques et
biologiques, les œuvres de caractère purement littéraire (poésie, théâtre, roman), mais
aussi les ouvrages de sciences humaines et sociales du genre académique pur. C’est dire
que la pensée étudiée ici est celle qui est engagée dans la recherche d’une solution aux
problèmes humains et sociaux auxquels le monde arabe est affronté. Dans ce cadre, une
seconde limitation est apportée par le genre de l’essai ; par là sont exclus les articles de
revues ou de journaux, dont l’énorme quantité exigerait un travail spécial de
dépouillement et d’analyse. Toutefois, cette exclusion n’est pas totale, vu que nombre
d’ouvrages retenus pour cette étude consistent, en fait, en des recueils d’articles d’un
même auteur, ou de contributions d’auteurs différents au thème d’un colloque. Ces
limitations tiennent au fait que ce travail s’inscrit dans le cadre de l’étude du problème de
la mutation culturelle considéré comme étant le problème clef de l’ensemble de la pensée
arabe contemporaine ; et c’est en fonction de ce problème que la documentation a été
constituée.
Pensée contemporaine, enfin. Il s’agit de la période récente, celle qui commence
dans les années 60, ou, pour fixer une date précise, celle qui va de 1967 à 1980. Le choix
n’est pas tout à fait arbitraire. D’abord, les périodes antérieures ont été suffisamment
étudiées, alors que cette période récente ne l’a pas encore été d’une manière systématique,
et dans son ensemble. Ensuite, cette période se détache comme une unité historique,
quoiqu’elle soit divisible en sous-périodes ou phases, et qu’elle prolonge en un sens les
périodes antérieures dont elle a hérité les problèmes, non encore résolus. On peut signaler
les principales données qui en font une unité historique distincte. La guerre de juin 1967
a dévoilé l’orientation israélienne vers une politique qui semble bien être celle de la force,
du cynisme, de l’agression, de l’annexionnisme et de l’expansionnisme, en vue d’exercer
une sorte d’hégémonie sur l’ensemble de la région. En face, est apparu le peuple
palestinien, affirmant son existence nationale et politique par une double action de
résistance, diplomatique et militaire. En même temps, la conversion des pays arabes à la
Realpolitik prépare la montée du pouvoir arabe : le pétrole, l’argent, le niveau qualificatif
humain, la puissance militaire, la diplomatie, donnent à ce pouvoir un poids
international, que vient confirmer la sorte de revanche d’octobre 1973. C’est dans ce
cadre que s’inscrivent, d’une part, les tribulations de la résistance palestinienne aux prises
avec certains régimes arabes, et, d’autre part, le plan de paix de Sadate qui donne
l’occasion aux divisions arabes de refaire surface. Et c’est dans ce cadre qu’apparaissent
nettement, d’une part, le caractère fondamental du problème de la mutation culturelle, et,
d’autre part, la radicalisation des positions à l’égard de ce problème de la modernisation.
(Voir l’analyse détaillée de cette situation dans P. Khoury 1981a, p. 124-130.)
Voilà donc l’objet de cette étude. En voici la forme. Elle se présente comme un
exposé documenté. L’exposé, portant sur les thèmes et les tendances, consistera pour
l’essentiel en une répartition thématique et une classification des tendances idéologiques,
comportant l’explicitation de la manière dont les problèmes se posent et des principes
8
qui guident les diverses approches de ces problèmes. La documentation est incorporée à
l’exposé, dont elle vient illustrer les parties et les assertions par l’analyse des œuvres
représentatives ou typiques. Elle est tirée de mes trois volumes de Matériaux, dont cette
étude constitue une première exploitation.
D’une façon plus concrète, la forme de cette étude c’est son plan. La démarche en
sera celle d’une sorte de creusement, visant à saisir graduellement la substance des thèmes
et des tendances. C’est pourquoi, dans un premier temps, ces thèmes et tendances seront
exposés en suivant les classifications courantes auxquelles se sont essayés les orientalistes
et les auteurs arabes. La voie ainsi ouverte, il sera procédé, en un deuxième temps, à un
repérage des thèmes et des tendances opéré sur la base du dépouillement de la production
intellectuelle arabe actuelle. Cette classification de caractère statique conduira à un essai
d’analyse de la situation socio-historique globale du monde arabe, en tant qu’elle pose les
problèmes et suscite en réponse les différentes tendances ; à partir de là, il sera possible de
proposer un tableau systématique des tendances, qui seront analysées en leurs origines,
motivations, fondements et principes, de manière à permettre une reconstitution du
discours distinctif de chacune. Une série de portraits viendra assouplir la rigidité de la
classification systématique, et montrer l’interférence d’éléments apparemment
incompatibles au sein d’une même tendance, ainsi que des affinités insoupçonnées entre
tendances apparemment opposées. Ce fait appellera, en conclusion, une réflexion sur le
processus de formation des tendances idéologiques, visant à rendre compte de leurs
affinités et de leur conflit, réflexion se prolongeant en une esquisse d’évaluation de la
pensée arabe actuelle, de sa capacité à résoudre les problèmes auxquels elle se trouve
affrontée, et du sens dans lequel elle semble s’engager pour relever ces défis.
AVERTISSEMENT
1) Une esquisse de ce travail est parue dans P. Khoury 1981a, p. 275-327.
2) Le système adopté pour la translitération des mots arabes est celui de la
nouvelle édition de l’Encyclopédie de l’Islam. Deux exceptions pourtant : j et q au lieu de
dj et k.
3) Les références sont données à l’intérieur du texte sous la forme suivante :
indication du nom de l’auteur et de la date de l’édition utilisée de l’ouvrage. Pour les
données bibliographiques correspondantes, se reporter à la bibliographie en fin de
volume.
1
ANALYSE THÉMATIQUE D’ÉTUDES RÉCENTES
SUR LA PENSÉE ARABE CONTEMPORAINE
Il devient de plus en plus difficile de suivre le rythme de la production
intellectuelle et littéraire relative aux problèmes du monde arabe. Même quand il s’agit
d’analyser avec quelque détail les études mentionnées dans les sélections bibliographiques,
dont le modèle est fourni par Atiyeh 1975 et par l’équipe du CEMAM 1973, la tâche
dépasse les forces et le temps disponible d’un chercheur isolé. C’est dire que l’image de la
pensée arabe telle que la dessinent les études récentes ne pourra être esquissée dans ce
chapitre qu’à partir d’un très petit nombre d’ouvrages et d’articles, et plus précisément à
partir des quelque cent vingt titres analysés dans la deuxième des trois études composant
ma Lecture de la pensée arabe actuelle (P. Khoury 1981a, p. 138-270). Le traitement de ce
matériel sélectionné consistera, ici, à exposer les courants ou tendances de pensée en
fonction des problèmes posés. Et cela, en regroupant les multiples aspects de chaque
problème, ou les divers points de vue adoptés sur chaque problème, en vue de faire
apparaître à la fois les thèmes principaux, les types d’intérêt soulevés par ces thèmes, et les
degrés d’importance qui leur sont respectivement attribués. L’ordre dans lequel ces
thèmes sont présentés, sans échapper totalement à un inévitable arbitraire, respecte
cependant, pour l’essentiel, les textes analysés et traités. Le voici :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Culture.
Société, la femme arabe.
Nationalisme arabe.
Socialisme.
Politique.
Islam.
Tradition et modernité.
Le problème et les orientations de la pensée arabe contemporaine.
1.1. CULTURE
Sous ce vocable sont groupés trois thèmes, divers mais non sans affinité :
philosophie, critique littéraire, éducation.
1.1.1. Philosophie
La philosophie fait l’objet de sept exposés dus à cinq auteurs. Les voici dans
l’ordre chronologique : — Saliba 1962b ; — Fakhri 1977 (¹1970), p. 223-243 (= Fakhri
1977a), et 244-271 (= Fakhri 1977b) ; — Fakhry 1970, p. 394-399 ; — Z. Mahmud 1971 ; —
Nassar 1972 ; — Nassar 1975.
Certains de ces textes fournissent un exposé des études philosophiques : tel est le
cas des deux articles de Fakhri 1977. D’autres exposent les courants de la pensée
philosophique arabe moderne et contemporaine : soit en son ensemble, tels Saliba 1962b,
Fakhri 1977a, Fakhry 1970 ; soit en se limitant à l’Égypte, ainsi Z. Mahmud 1971 ; soit
sélectivement, ainsi Nassar 1972, Nassar 1975.
11
Envisagés sous un autre point de vue, certains de ces textes consistent en de
simples exposés : Saliba 1962b, Fakhri 1977a, Fakhry 1970, Z. Mahmud 1971 ; d’autres
prolongent l’exposé par des propositions ou par une sorte de programme à remplir :
Fakhri 1977b, Nassar 1972, Nassar 1975 ; deux textes sont en même temps un exposé et
une critique : Nassar 1972, Nassar 1975.
Ce chapitre ayant pour objet les études portant sur la pensée arabe, seuls sont
présentés ici les textes ou les parties de textes consistant en des exposés de la pensée
philosophique arabe ; les critiques et les propositions seront étudiées soit dans le chapitre
de la classification systématique (3.3.1), soit dans celui des portraits types (3.3.2).
En regroupant et additionnant les données fournies par les exposés, on obtient le
tableau suivant de l’activité philosophique arabe moderne et contemporaine, tableau
construit en prenant pour base la classification établie par Saliba 1962b (n° 1-7) et reprise
pas Nassar 1972, en la complétant par l’apport des six autres textes, spécialement Fakhri
1977ab (n°8-10), Nassar 1972 et Nassar 1975 (n° 11) :
1) Orientation matérialiste : représentée par Shibli Shumayyil (matérialisme,
évolutionnisme, la science supérieure à la religion).
2) Orientation rationaliste : représentée par ‘Abduh et Farid Wajdi (accord entre
science et religion), par Yusuf Karam (métaphysique aristotélico-thomiste), et par Charles
Malik (synthèse entre l’orientation religieuse et l’orientation rationaliste). — Fakhri 1977b
attribue à Yusuf Karam une tendance religieuse spiritualiste. Fakhry 1970 lui attribue une
philosophie systématique de tendance aristotélico-thomiste. Z. Mahmud 1971 le
caractérise comme rationaliste. Nassar 1972 analyse en détail sa philosophie aristotélicothomiste. Nassar 1975 critique sa dépendance à l’égard de la philosophie occidentale
médiévale aristotélico-thomiste. — On pourrait situer dans cette orientation rationaliste
Lutfi al-Sayyid, dans lequel Z. Mahmud 1971 voit le dirigeant du mouvement de
diffusion des lumières.
3) Orientation spiritualiste : représentée par ‘Aqqad et sa wijdÁniyya (philosophie
du sentiment ou de la conscience, laquelle saisit la vérité de l’existence), par ‘Uthman
Amin et sa jawwÁniyya (intériorisme, pour lequel la force de l’esprit est la force véritable
dans le monde), et par Arsuzi et sa ra½mÁniyya (philosophie de la sympathie, posant une
relation organique de sympathie ou de communion entre le Créateur et l’homme). — Z.
Mahmud 1971 relève, chez ‘Aqqad, l’idée de responsabilité de l’individu devant sa raison,
pour ce qui est de sa pensée et de sa croyance. — Pour le même Z. Mahmud 1971,
‘Uthman Amin est un idéaliste. — De son côté, Nassar 1975 procède à un exposé critique
de la philosophie d’al-Arsuzi, en essayant de la séparer de l’idéologie nationaliste arabe
avec laquelle elle se trouve mêlée dans les écrits du philosophe de l’arabité et de
l’arabisme. — On peut situer dans cette orientation spiritualiste Afghani, que Z. Mahmud
1971 classe parmi les philosophes amateurs, et qu’il signale parmi les philosophes pour sa
Réfutation des matérialistes.
4) Théorie intégrative : de Yusuf Murad, pour qui l’être vivant est un système
articulé et intégré, doué d’une unité aux aspects multiples et aux fonctions diverses.
5) Orientation existentialiste : représentée par Badawi. — Fakhri 1977b précise que
l’existentialisme de Badawi est proche de Heidegger. Fakhry 1970 affirme que Badawi
adapte Heidegger. Z. Mahmud 1971 relève chez Badawi l’idée de liberté.
6) Orientation personnaliste : représentée par Habachi et par Lahbabi. — Fakhri
1977b attribue à Habachi un existentialisme prolongé en personnalisme, et l’idée d’une
civilisation méditerranéenne. Selon Fakhry 1970, Habachi fonde son personnalisme sur
l’existentialisme.
7) Orientation scientifique (théorie de la connaissance, et philosophie des
sciences) : représentée, d’une part, par Ya‘qub Sarruf, Fu’ad Sarruf, Charles Malik,
12
Mustafà al-Shihabi, Isma’il Mazhar, Sidqi al-Zahawi, ‘Ali Mustafà Musharrafa, Nicolas
Haddad, Jirjis Shahin, Qadri Hafiz Tuqan, Asad Rustum, Qustantin Zurayq ; et, d’autre
part, par ‘Abd al-Karim al-Yafi (physique), Zaki Najib Mahmud (vers une philosophie
scientifique), Badi‘ al-Kasm (avec sa thèse sur L’idée de preuve en métaphysique). — Fakhri
1977b voit dans Zaki Najib Mahmud un partisan du positivisme et de la méthode
scientifique. Fakhry 1970 signale son positivisme logique. Z. Mahmud 1971 se définit luimême (à moins que ce ne soit ‘Ushri 1971 qui le définisse) comme un empiriste. Nassar
1972 analyse en détail son positivisme logique. Nassar 1975 critique sa dépendance à
l’égard de ce courant de la philosophie occidentale contemporaine qu’est le positivisme
logique.
8) Édition de textes philosophiques anciens : activité signalée par Z. Mahmud
1971 sans autre précision. Fakhri 1977a distingue deux moments de cette activité
philosophique : dès la seconde moitié du XIXe siècle, imitation des orientalistes (sans
citation de noms) ; au XXe siècle, apparition d’éditions critiques avec Maurice Bouyges,
suivi et imité par ‘Uthman Amin, Jamil Saliba, ‘Abd al-Rahman Badawi, Abu Rida, Albert
Nadir, Muhsin Mahdi ; puis il note le rôle de la revue al-Mashriq avec Luwis Shaykhu,
Luwis Ma‘luf, Khalil Eddé, Iskandar al-Ma‘luf.
9) Études et exposés historiques : Fakhri 1977a subdivise cette activité
philosophique en quatre formes : — études produites dans les débuts de la Nah±a : Butrus
al-Bustani, Dimitri Khlat, Jurji Zaydan, Farah Antun (étude sur Ibn Rushd et querelle à
ce propos avec ‘Abduh et Rashid Rida), Muhammad Lutfî Jum‘a ; — études historiques
écrites en français : Taha Husayn, Jamil Saliba, Ibrahim Madkur, Khalil al-Jurr, ‘Adil al‘Awwa ; en anglais : Abu-l-‘Ala’ ‘Afifi ; — éditions critiques et études : ‘Abd al-Rahman
Badawi ; — trois œuvres importantes : de de Boer, L’histoire de la philosophie en islam
traduite en arabe par Abu Rida ; de Ibrahim Makdur, La philosophie islamique, une
méthode et son application ; de Mustafà ‘Abd al-Raziq, l’Introduction à l’histoire de la
philosophie islamique. — Z. Mahmud 1971 signale ‘Abd al-Raziq et Madkur parmi les
auteurs d’histoire de la philosophie islamique visant à la défendre contre ceux qui
l’accusent d’être un plagiat de la philosophie grecque ; il ajoute les noms de Ahmad Fu’ad
al-Ahwani et de ‘Ali Sami al-Nashshar. — Fakhri 1977b signale, comme auteurs d’études
d’histoire de la philosophie, Yusuf Karam, ‘Abd al-Rahman Badawi, Zaki Najib Mahmud.
10) Traduction de textes occidentaux anciens et modernes : activitié philosophique
mentionnée par Z. Mahmud 1971 sans citation de noms. — Fakhri 1977b mentionne
Ahmad Lutfi al-Sayyid, Zaki Najib Mahmud, Hanna al-Khabbaz, Augustin Barbara,
Majid Fakhri, Georges Tu‘ma, Albert Nadir, Jamil Saliba, ‘Uthman Amin, Kamal al-Hajj,
Ahmad Fu’ad al- Ahwani, Muhammad Musà Ahmad, Félix Faris.
11) Philosophie politique : cette catégorie se subdivise en quatre tendances : — les
marxistes : mentionnés par Nassar 1972 ; — Antun Sa‘ada : mentionné par Nassar 1972, et
exposé critique de sa philosophie dégagée de son idéologie nationaliste syrienne dans
Nassar 1975 ; — Michel ‘Aflaq : mention dans Nassar 1972 ; — Nadim al-Bitar et sa
théorie générale de l’idéologie révolutionnaire : exposé critique dans Nassar 1975 ;
Arsuzi : exposé critique de sa philosophie dégagée de son idéologie nationaliste arabe
dans Nassar 1975.
1.1.2. Critique littéraire
Ce qui est présenté sous ce titre, ce ne sont pas les œuvres de critiques tels que
Ghali Shukri, Farraj, Adonis, Tarabishi, Luwis ‘Awad, Mahmud Amin al-‘Alim, et
d’autres, mais uniquement quelques exposés sur les écoles, tendances ou types, de critique
littéraire. On retiendra donc particulièrement cinq auteurs : — Saliba 1969, pour la Syrie ;
— Yasin et Sulayman 1974, p. 5-10, pour la Syrie de 1967 à 1973 ; — ‘Ushri 1971, p. 3-25,
13
pour la théorie critique arabe (plus particulièrement, en fait, égyptienne) ; — enfin AbdelMalek 1970, et Berque 1974, p. 243-265, pour quelques critiques non mentionnés par les
exposés précédents. — Comme les recoupements sont assez rares, la présentation de ces
exposés se fera en quatre paragraphes, qui se complètent par addition.
a) Saliba 1969 distingue onze tendances ou orientations de la critique littéraire
moderne en Syrie :
1) La critique dans la seconde moitié du XIXe siècle : représentée par Adib Ishaq.
2) La critique linguistique des conservateurs intransigeants : Salim al-Jundi.
3) La critique linguistique des conservateurs modérés : ‘Abd al-Qadir al-Maghribi,
qui admet la dérivation, la composition de mots (na½t), l’arabisation, l’invention (tawlÍd),
l’usage de mots ne figurant pas au dictionnaire classique.
4) Les prémices de l’innovation en critique : Qustaki al-Himsi, pour qui la critique
est une science.
5) La critique visant à épurer le style arabe des défauts qui s’y sont attachés durant
les siècles de décadence : Muhammad Kurd ‘Ali.
6) La révolte contre la littérature traditionnelle : Ahmad Shakir al-Karmi.
7) De la critique philologique (bayÁniyy, rhétorique) à la critique analytique
(ta½lÍliyy) : Khalil Mardam, Sami al-Kayyali, Shukri Faysal.
8) Entre la critique subjective et la critique objective : Shafiq Jabri.
9) La critique des genres littéraires, poésie, nouvelle, roman, traduction, article de
revue : ainsi, sur le roman : Shafiq Jabri ; sur la poésie : Ahmad Shakir al-Karmi, Shafiq
Jabri, Georges Saydah, Sami al-Dahhan, Nizar Qabbani, al-Muwaylihi (qui admet la
poésie libre, ne condamne pas le nouveau ou le moderne (½adÍth), mais exige que la
poésie soit bonne).
10) La littérature engagée : la droite politique est pour la liberté, la gauche pour
l’engagement.
11) Le système critique de Saliba lui-même : la critique est œuvre de raison et
d’intuition. — Abdel-Malek 1970 donne un texte de Saliba dans la section “ Esthétique et
culture du modernisme libéral ”. Yasin et Sulayman 1974 caractérisent son système
comme un type de critique académique.
b) Yasin et Sulayman 1974 adoptent le point de vue des relations entre idéologie et
littérature, pour exposer les tentatives de la critique en Syrie de 1967 à 1973 ; ils signalent
cinq types :
1) Critique académique : Jamil Saliba, Husam al-Khatib.
2) Critique théorique : Khaldun al-Sham‘a
3) Critique appliquée, sur la base d’une théorie non marxiste : Muhyi-l-Din Subhi,
Georges Salim.
4) Comptes rendus dans la presse.
5) Leur propre type de critique : situer l’homme de lettres par rapport aux intérêts
des masses arabes, et, à travers la critique des textes, dégager l’idéologie de l’écrivain.
c) ‘Ushri 1971 divise son exposé en trois points :
— Premier point : la formation progressive en littérature, depuis la fin du XIXe siècle,
d’une théorie critique arabe ; en voici les étapes :
1) Husayn al-Marsafi : résurrection du patrimoine arabe ancien.
2) Mustafà Sadiq al-Rafi‘i : méthode philologique (bayÁniyy, rhétorique), visant à
ressusciter l’ancien à la lumière du nouveau, et à lier la littérature à la réalité humaine.
3) ‘Abbas Mahmud al-‘Aqqad : méthode psychologique.
14
4) Taha Husayn : méthode historique, inspirée de Taine.
5) Salama Musà : méthode sociologique, inspirée de Durkheim et de Lévy-Bruhl,
avec pour principes le lien entre la vie et la littérature, et la littérature pour le peuple.
6) Muhammad Mandur : qui est le point d’aboutissement de ces étapes de
formation ; il élabore la méthode idéologique, insistant sur la manière dont un thème est
traité ; puis il porte son intérêt sur le contenu, sur l’engagement dans les luttes du
peuple ; cette méthode présente deux aspects, donnant ainsi naissance à deux types dérivés
de critique, celui de ‘Awad et celui d’al-‘Alim. — Abdel-Malek 1970 en donne un texte
dans la section “ Esthétique et culture du modernisme libéral ”.
7) Luwis ‘Awad : influencé par Mandur ; insiste sur l’aspect doctrinal ou
dogmatique de la théorie : le réalisme socialiste. — Abdel-Malek 1970 en donne un texte
dans la section “ Esthétique et culture du modernisme libéral ”. Berque 1974 le
mentionne dans la liste des critiques.
8) Mahmud Amin al-‘Alim : influencé par Mandur ; insiste sur l’engagement. —
Abdel-Malek 1970 en donne un texte dans la section “ Esthétique et culture du
modernisme libéral ”. Berque 1974 le mentionne dans la liste des critiques.
— Deuxième point : les méthodes utilisées dans les travaux de recherche :
1) Critique thématique : Rashad Rushdi.
2) Critique sociale : ‘Abd al-Aziz al-Ahwani, Shukri ‘Ayyad, et d’autres. — Shukri
‘Ayyad est mentionné par Berque 1974.
3) Critique existentielle : Muhammad Ghunaymi Hilal, Anis Mansur.
4) Critique psychologique (différente de celle de ‘Aqqad) : Muhammad Khalaf
Allah Ahmad (relation entre littérature et psychologie).
5) Critique exégétique philologique : élaborée par Amin al-Khuli, et pratiquée par
Bint al-Shati’, Shawqi Dayf, et d’autres. — Abdel-Malek 1970 donne un texte de Amin alKhuli dans la section “ Esthétique et culture du fondamentalisme islamique ”. Berque
1974 mentionne Shawqi Dayf.
— Troisième point : à l’heure actuelle, deux courants :
1) Le premier est représenté par trois critiques : Raja’ al-Naqqash : continue la
méthode de Muhammad Mandur, en y ajoutant des éléments d’esthétique moderne.
Ghali Shukri : continue la méthode du réalisme socialiste de Luwis ‘Awad, en la
débarrassant de son dogmatisme ; mentionné par Berque 1974. Amir Iskandar : continue
la théorie de l’engagement de Mahmud Amin al-‘Alim, en l’appliquant avec souplesse.
2) Le second courant est celui de ‘Ushri lui-même : allier authenticité et
contemporanéité, l’ancien (ancienne critique, génie de la langue arabe) et le nouveau
(culture étrangère, expérience socialiste arabe).
d) Autres noms fournis par Abdel-Malek 1970 et par Berque 1974 :
1) Abdel-Malek 1970, dans la section “ Esthétique et culture du fondamentalisme
islamique ”, donne un texte de Muhammad Fadil Ben ‘Ashur ; et, dans la section
“ Esthétique et culture du modernisme libéral ”, des textes de ‘Umar Fakhuri, ‘Umar
Farrukh, Tawfiq al-Hakim, Sa‘id ‘Aql, Nazik al-Mala’ika, ‘Abd Allah al-‘Alayli.
2) Berque 1974 mentionne, en outre, Ihsan ‘Abbas, Husayn Muruwwa, Jabra
Ibrahim Jabra, Yusuf Ghussub, Antoine Karam, Suhayl Idris, Antoine Maqdisi.
1.1.3. Éducation
Miquel 1967 pose les problèmes de base : le premier est celui du conflit de la
tradition et de la modernité en éducation ; le second le prolonge en l’appliquant au
véhicule de l’enseignement, à savoir la langue arabe, problème qui peut s’appeler
arabisation ou bilinguisme. Berque 1974 (p. 39-57, 78-93), apporte des précisions de détail
15
sur chacun de ces problèmes. Rizzitano 1970 et Allard 1971 exposent en détail le
problème de l’arabisation et du bilinguisme tel qu’il se manifeste dans deux pays arabes,
l’Algérie et le Liban, et font apparaître les implications de ce problème : indépendance
nationale, arabisme ou régionalisme, démocratisation de l’enseignement. De la sorte, on
peut exposer le thème de l’éducation en trois parties.
1) Scolarisation et orientations nouvelles : Miquel 1967 expose les quatre conflits
ou antinomies : éducation et société traditionnelle ; tenants de la “ femme moderne ” et
ceux du respect de la tradition ; priorité aux disciplines scientifiques et techniques ;
technique ou recherche. — Berque 1974 précise la différence des attitudes de Taha Husayn
(protestation contre al-Azhar, contre le verbalisme, pour le méditerranéisme), de Jamil
Saliba (arabisme), de ‘Abd Allah ‘Abd al-Da’im (planification pédagogique, cet auteur
étant plutôt technicien qu’idéologue).
2) Le véhicule de l’enseignement : Pour Miquel 1967, c’est l’arabe ; mais la
question est de savoir quel arabe : les partisans de l’unité sont pour le classique, ceux du
réalisme pour le dialectal. — Rizzitano 1970 signale la querelle que fait Muhammad al‘Arabi aux conservateurs opposés à une sorte de résultante de la langue parlée et de la
langue classique. — Ce qui suppose un changement, dont Miquel 1967 discerne la prise de
conscience sous la forme de trois options : simplifier la langue (vocabulaire
fondamental) ; latinisation de l’alphabet ; création de mots nouveaux. — Berque 1974 fait
remarquer que l’adaptation de la langue arabe à la modernité, commencée avec al-Bustani
et sa génération, se continue jusqu’à Qabbani, Bel Madani et Adonis. — Allard 1971
répond à Étienne Sacre que la langue arabe classique ne peut être dite langue morte du
seul fait qu’elle n’est pas parlée ; le fait est qu’elle évolue, dans les revues et les journaux
notamment.
3) Arabisation et bilinguisme : cette question prolonge la question “ quel arabe ”
et celle de l’adaptation nécessaire de la langue arabe à la modernité, en ce sens que, si la
crise de l’arabe (comme dit Tuéni, dans Allard 1971) n’est pas résolue, l’arabisation
devient un mythe, et le bilinguisme s’impose, ou même l’abandon pur et simple d’un
arabe devenu langue morte (Étienne Sacre, dans Allard 1971). — Miquel 1967 signale le
fait du bilinguisme en Algérie et au Liban ; Rizzitano 1970 expose le cas de l’Algérie,
Allard 1971 celui du Liban.
En Algérie : Le projet est de faire de l’arabe l’idéal commun des arabophones, des
berbérophones et des francophones. — Durant la période de la colonisation, il y eut des
tentatives de relance de l’arabe (Muhammad al-Bashir al-Ibrahimi). — Aujourd’hui, trois
positions, qui ne se contredisent pas, malgré leur différence : al-Sharif Saysaban constate
le scepticisme des jeunes quant à l’adaptation de l’arabe à la réalité récente ; selon alHashimi al-Tijani, l’arabisation de l’administration est plus difficile que celle de
l’enseignement et de la culture ; Muhammad al-‘Arabi s’élève contre les francophones, et
en même temps s’en prend aux conservateurs qui s’opposent à une sorte de résultante de
la langue parlée et de la langue classique. — Rizzitano 1970 cite enfin l’opinion des
écrivains algériens d’expression française : ‘Abd Allah Rakibi les reconnaît Algériens par
leurs thèmes et leur esprit; Malek Haddad reconnaît une correspondance approximative
entre leur pensée d’Arabes et leur vocabulaire de Français ; Albert Memmi voit dans le
bilinguisme une nécessité, mais entraînant une catastrophe culturelle, à savoir le conflit
de deux univers, celui du colonisateur et celui du colonisé.
Au Liban : La question commence avec de petites dimensions ; il s’agit de
l’enseignement en arabe des mathématiques, des sciences, et de la philosophie générale,
mesure demandée par des élèves préparant les diplômes égyptien (tawjÍhiyya) ou syrien
(muwa½½ada) de fin d’études secondaires. — Qasim Mansur directeur du collège shi‘ite
‘Amiliyya, propose l’étude des langues étrangères seulement à titre de langues, l’arabe
16
devant être la langue de la culture et de l’enseignement. — Selon le projet du ministre
Tuéni, l’arabe est bien l’instrument naturel d’expression ; mais la crise de l’arabe nécessite
l’apprentissage des langues étrangères. — Le projet d’Étienne Sacre, recteur de l’université
Saint-Esprit de Kaslik, déclare l’arabe littéraire langue morte, du fait qu’il n’est pas parlé ;
il préconise la libanisation de l’enseignement, en relation cependant avec les deux
civilisations, arabe et méditerranéenne ; concrètement, il préconise l’utilisation d’une
première langue étrangère (sans préciser si elle est étrangère à l’arabe littéraire ou au
dialecte libanais, ou encore aux deux à la fois) comme langue de civilisation et pour
l’enseignement des mathématiques et des sciences. — Le projet de décret ministériel
prévoit l’enseignement en arabe comme principe général ; toutefois, les sciences seraient
enseignées soit en arabe soit en langue étrangère. — À partir de cette querelle, Allard 1971
aborde les questions de fond impliquées dans les diverses prises de position. Et d’abord,
le problème de la culture libanaise : pour Sa‘id ‘Aql, le Liban c’est l’Europe, il
n’appartient pas à l’arabisme ; ‘Umar Farrukh affirme qu’il n’existe pas de culture
libanaise ; Mohsen Slim préconise l’ouverture du Liban à l’Orient et à l’Occident ; Sa‘id
Bustani, un groupe de professeurs de Jounieh, et le collège des jésuites de Jamhour,
prennent position pour le bilinguisme. Seconde question : l’état de la langue arabe ;
l’arabe ne peut être dit langue morte du fait qu’il n’est pas parlé ; il évolue, comme on le
constate dans les revues et les journaux. Troisième problème : arabisation et
démocratisation de l’enseignement ; question complexe, du fait de la composition et des
dénivellations du Liban confessionnel, social, économique, politique, divergences qui ne
manquent pas de se refléter dans la diversité des options culturelles.
1.2. SOCIÉTÉ, LA FEMME ARABE
Sous ce titre, il sera question seulement de la condition de la femme arabe. Il ne
manque pas d’études sur ce thème, aussi bien d’auteurs à orientation traditionaliste, que
d’auteurs à orientation moderniste ou réformiste. Mais il existe beaucoup moins d’études
exposant l’ensemble des problèmes et des tendances de pensée relatifs à ce sujet. On peut
signaler le travail de Müller 1980, documentation et bibliographie annotée fort utile, mais
qui appelle, outre les compléments prévus, un travail de synthèse et de comparaison
dégageant une sorte de tableau systématique des problèmes posés et des orientations qui
dictent les solutions ou les prises de position. Nombre d’auteurs ont mentionné l’un ou
l’autre problème, ou tel point de vue : ces notations seront exposées dans un premier
paragraphe. Suivront l’exposé du premier chapitre de Khammash 1973 ; puis celui de la
préface de I. Badran 1973 à l’ouvrage de Khammash 1973 ; enfin celui de Farraj 1975 sur
la littérature féminine, essayant de montrer le reflet de la condition actuelle de la femme
arabe dans la conscience des romancières de la période la plus récente.
a) Notations
1) Un premier groupe de notations concerne les idées de Qasim Amin : —
Hourani 1970 (p. 164-170) : aux yeux de Qasim Amin, la décadence est due au manque
de vertus sociales, et donc à la mauvaise structure de la famille où se fait l’éducation ;
l’œuvre de la femme dans la société est de former la moralité de la nation ; l’égalité de la
femme et de l’homme est fondée sur la loi coranique ; nécessité d’éduquer la femme ; la
réclusion de la femme est chose mauvaise en soi ; contre la polygamie. — Charnay 1966b :
Qasim Amin adopte le réformisme moderniste de ‘Abduh et de Amir ‘Ali, pour
l’appliquer à l’émancipation de la femme. — ‘I.M. Sharqawi 1972 mentionne Qasim
Amin, en traitant de la question de la femme comme de l’un des thèmes de l’exégèse
17
visant la réforme sociale (p. 208-263).
2) Questions d’exégèse : — ‘I.M. Sharqawi 1972 (p. 208-263) expose les questions de
la polygamie, de la répudiation, du voile. — Jansen 1974 signale la polygamie comme
étant l’un des thèmes privilégiés de l’exégèse pratique (p. 77-94).
3) Positions : — Rondot 1965b (p. 40-41) : Bourguiba interdit la polygamie. —
Berque 1966 : Bint al-Shati’ traite du statut de la femme ; ‘Aqqad est pour l’inégalité des
sexes ; la répudiation et les stipulations du mariage sont les questions principales posées à
Mahmud Shaltut. — Miquel 1967, parlant des problèmes de l’éducation, signale
l’opposition entre les partisans de la “ femme moderne ” et ceux du respect de la
tradition. — Samb 1972 (p. 412) : au Sénégal, Roqaya Niasse écrit en arabe un opuscule :
Commandements prodigués à la fille musulmane en matière de religion et de conduite en ce
monde. — Monteil 1974 mentionne l’ouvrage Islam et sexualité de Abdelwahhab
Bouhdiba, au chapitre consacré à la pensée morale (p. 76-97). — Gardet 1977 (p. 357-382) :
mentalités nouvelles conditionnées, entre autres, par le milieu familial et l’évolution de la
femme. — Charfi 1979 illustre la catégorie de “ passé historique ”, entre autres par le fait
que dès 1927 Tahir al-Haddad donne la parole aux ouvriers et aux femmes.
4) Caractéristiques socioculturelles : — Djaït 1974 note, parmi les traits qui
caractérisent la “ personnalité de base ” arabo-islamique (p.195-228), la peur et le mépris
de la femme (période 1945-1954), et l’émancipation de la femme (autour de 1965). —
Carré 1979a signale, comme étant l’une des valeurs congénitales à l’héritage sociopolitique de l’islam, la femme et la famille (endogamie). — Rodinson 1979 esquisse, au
chapitre 5, un portrait des Arabes, en commençant par l’entité sociale de base (p. 143144) : famille étendue, agnatique, patriarcale ; endogamie, claustration de la femme ;
aujourd’hui : famille nucléaire, rôle positif de la femme, les deux sexes commencent à se
mêler.
b) Khammash 1973 : Sur la condition féminine en Égypte de 1919 à 1970. Cet exposé
historique peut être soumis à une analyse thématique ; on obtient les quatre thèmes
suivants :
1) L’émancipation en général de la femme : Qasim Amin, critiqué par les hommes
de religion. Malak Hafni Nasif est la première femme à avoir participé, par ses écrits et
ses conférences, à la campagne pour l’émancipation de la femme. C’est la femme de la
classe aristocratique, et non la campagnarde, qui est concernée par cette question.
2) Réforme sociale et culturelle : En 1923, Hudà al-Sha‘rawi fonde l’ “ Union
féminine ” ; priorité donnée à la réforme sociale et culturelle, plutôt qu’à la réforme
politique ; réforme des lois relatives au mariage et à la répudiation ; faire reculer l’âge du
mariage ; question de la polygamie. Dans les années 30 et 40, un grand nombre
d’associations féminines voient le jour, mais se limitent aux œuvres de bienfaisance, aux
activités sociales et au domaine de la santé publique.
3) Vie et droits politiques : La femme égyptienne a participé au soulèvement de
1919. En 1949, Durriyya Shafiq fonde l’ “ Union de la Fille du Nil ”, et réclame les droits
politiques de la femme.
4) Instruction : Du côté des réformistes modernistes : Tahtawi exige l’instruction
des femmes, il est soutenu par ‘Ali Mubarak, et, en 1873, deux écoles secondaires pour
filles sont fondées. Problème traité par Qasim Amin. Hudà Sha‘rawi et Nabawiyya Musà
militent pour permettre aux filles de faire des études secondaires ; les filles demandent
l’entrée à l’université ; Lutfi al-Sayyid les admet, en 1928, à la faculté de médecine. Du
côté des traditionalistes : al-Bahi al-Khuli et d’autres veulent réduire l’instruction des
femmes aux matières jugées conformes à leur nature et à leur fonction de mères et
d’épouses ; ce qui signifie de séparer la femme de la société et de ses changements, et de la
18
mettre à l’écart du monde des hommes. Dans les faits, se constate encore la séparation des
sexes à l’université ; on constate aussi une mentalité traditionaliste chez la plupart des
filles instruites, à cause des programmes inadaptés aux besoins réels de la société.
c) I. Badran 1973 : définit la question traitée par Khammash 1973, et caractérise les trois
tendances ou prises de position à ce sujet :
1) La question : Savoir s’il existe de vrais problèmes auxquels la femme arabe serait
affrontée ; si ces problèmes ont une influence directe sur le changement historique de la
société, pour ce qui est de son évolution, de sa production, de sa libération, de sa
créativité ; enfin si l’homme est influencé par ces problèmes.
2) Les tendances : — La tendance conservatrice traditionaliste, sur fond d’idées
religieuses, sépare la femme de la société ; alors que la femme idéale dont cette tendance
trace le portrait n’est que l’expression des relations sociales et économiques. — La
tendance de pensée relativement libérée, sous l’influence des idées réformatrices, réclame
pour la femme les libertés économiques et même politiques ; mais le mouvement
féministe s’est souvent cantonné dans des œuvres de bienfaisance, au lieu d’instaurer
l’interaction sociale. — La troisième tendance, à laquelle appartient l’auteur, étudie le
problème de la femme comme étant un problème de la société, problème de la
dépendance économique, sociale et culturelle à l’égard de l’homme ; et considère que le
changement de la structure sociale et économique de la société ne peut être obtenu en
dehors de la lutte nationale politique ; de sorte que le mouvement de libération de la
femme est lié au mouvement de libération de la société toute entière.
d) Farraj 1975 : expose, dans son introduction (p. 3-20) et dans sa remarque finale (p.
205), l’orientation générale de son étude, ainsi que les caractères généraux de la littérature
féminine relative à la liberté de la femme ; puis, dans les 15 chapitres d’analyses, il définit
les types de liberté imaginés par les différentes romancières.
1) Orientation générale de l’étude : Le projet d’étudier en ses racines le problème
de la femme met en opposition la pensée critique et le patrimoine ancestral tout entier,
en ce que celui-ci maintient le tabou de la femme au nom de la religion et de la morale
ancienne. Le moyen de passer outre à cette censure est justement la littérature, qui
démasque l’hypocrisie de sociétés que l’opposition entre leurs valeurs éthiques et leurs
besoins naturels force à vivre dans la duplicité. Ce qu’il y a à observer dans cette
littérature féminine : la prise de conscience de soi de la femme comme liberté aliénée (fin
des années 50 jusqu’à la défaite de juin 1967), suivie de la recherche de la liberté dans une
perspective sociale ; la manière dont l’expérience forme la femme nouvelle, expérience
reflétée dans l’œuvre d’art, expérience de fécondité intellectuelle et non plus biologique ;
l’image de l’intellectuel en mutation et en crise, appartenant à la classe moyenne, dans les
romans dont il est le héros chez les romancières des années 50 et des années 70 :
intellectuel ballotté entre la tradition et les valeurs modernes du libéralisme, du
sécularisme, qui sont celles d’une pensée occidentale vue comme un modèle de
civilisation, mais gâté par le colonialisme de la bourgeoisie occidentale.
2) Caractères généraux de la littérature féminine : — Le héros de ces romans
appartient à l’élite préservée des nécessités sociales ; d’où romantisme et narcissisme ;
d’où, ensuite, inconscience des racines sociales de l’oppression subie par la femme, écartée
de la pensée et de l’action sociale productive ; d’où, enfin, hypocrisie des héroïnes, prises
entre les valeurs anciennes, qui séparent les sexes, et les relations sociales, qui les
rapprochent. — L’absence des causes nationales et sociales appauvrit le contenu de ces
romans, sauf chez Samira ‘Azzam. — La libération de la femme suppose une double
révolution : sociale, qui intègre la femme dans le monde du travail, et culturelle, qui
19
Téléchargement