Introduction
Ici comme ailleurs, la philosophie morale adoptée par un individu
exprime sinon la personne qu’il est, du moins celle qu’il voudrait
être!1.
Les questions morales liées à la valeur de la vie humaine suscitent depuis
quelque temps un grand intérêt et sont la source de bien des perplexités. C’est
que, même si elles ne sont pas toutes nouvelles – pensons à l’avortement ou au
suicide –, le développement récent des biotechnologies, c’est-à-dire de pouvoirs
sur nous-mêmes que nous ne possédions pas auparavant, exige une réflexion
nouvelle, mobilisant non seulement les philosophes et les théologiens, mais
encore les juristes et les scientifiques, jusqu’au citoyen.
A peine engagée, la réflexion toutefois tourne court!; c’est que la multiplicité
des voix qui se font entendre et la pluralité tendant à l’irréductibilité des points
de vue exprimés manifestent qu’il n’est pas ou plus possible de mettre d’accord
toutes les parties au nom d’une conception unique du bien et du mal!: le
pluralisme éthique, voire le relativisme, apparaissent comme indépassables.
Cela n’est toutefois catastrophique que pour quelqu’un qui ne voit pas qu’il faut
redéfinir l’exigence morale fondamentale comme celle de donner la parole à
chacun, à tous les intéressés, à tous les concernés!: de substantielle qu’elle était,
l’éthique doit devenir procédurale, établissant les conditions morales d’une
discussion rationnelle et respectueuse de toutes les parties. A cette conception
sont particulièrement attachés les noms de Karl Otto Apel et de Jürgen
Habermas.
On comprend que ce soit dans cette direction que bien des éthiciens
contemporains cherchent!; néanmoins, nous ne les y suivrons pas. En effet, sans
nier les vertus et la nécessité d’un certain pluralisme, du respect d’autrui dans
une discussion normée, nous estimons qu’une doctrine substantielle du bien,
modeste sans doute, est encore possible, et que ceux qui pensent le contraire
font preuve d’un certain défaitisme qui les force, en définitive, à considérer
comme éthiquement admissibles trop de doctrines du bien. Cette possibilité,
que nous nous proposons d’explorer, exige avant tout l’acceptation de deux
1. Larmore, Patterns of Moral Complexity, p.!152. Les adjectifs ‘éthique’ et ‘moral’ sont des
termes plurivoques, on le sait, dont le flou sémantique est grand. Pour éviter que cela ne nuise à
la clarté de notre propos, nous avons décidé de les employer comme synonymes.
4La valeur de la vie humaine et l’intégrité de la personne
thèses, que le texte de Charles Larmore mis en exergue a pour fonction de
souligner!:
1/ Elaborer une philosophie morale ne revient pas à proposer une phi-
losophie politique. Nous nous défendons donc de faire de l’éthique à la lumière
du politique ou du juridique!; c’est pourquoi notre propos ne se situe pas dans
le cadre de la question «!Qu’est-ce qu’une société juste!?!», mais «!Qu’est-ce
qu’une action bonne!?!» ou «!Qu’est-ce qu’une personne vertueuse!?!», et nous
voulons savoir ce qu’il en est dans des situations se posent des questions
concernant la valeur de la vie.
2/ Contrairement à ce qui se passe dans le domaine des sciences, il n’existe
pas en éthique de méthode qui permette d’aboutir à une réponse unique réglant
chaque différend et conférant à ses énoncés une universalité stricte et
impersonnelle. Certes, de grandes figures du passé, tels Kant et Sidgwick, ont
pensé le contraire, cherchant à placer l’éthique sous la bannière de la science
moderne cartésiano-baconienne!1!; mais, selon nous, il faut voir les choses
différemment et faire la part de la variété et de l’irréductibilité des disciplines,
comme le disait déjà Aristote!:
On doit donc se contenter, en traitant de pareils sujets et partant de pareils
principes, de montrer la vérité d’une façon grossière et approchée!; et quand on
parle de choses simplement constantes et qu’on part de principes également
constants, on ne peut aboutir qu’à des conclusions de même caractère. C’est dans le
même esprit, dès lors, que devront être accueillies les diverses vues que nous émet-
tons!: car il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de
choses que dans la mesure la nature du sujet l’admet!: il est évidemment à peu
près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements proba-
bles que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites!2.
Certes, la rigueur que l’on exige aujourd’hui de l’argumentation éthique
s’accommode mal de l’expression «!d’une façon grossière et approchée!»
proposée par le Stagirite, d’autant que, comme le dit excellemment Alex
Mauron, le rôle du philosophe ou de l’éthicien «!n’est pas uniquement
d’apporter une voix supplémentaire, plus ou moins autorisée, dans un débat
qui existe de toute façon sans [lui]!; c’est aussi de proposer quelque chose
comme un “contrôle de qualité” des arguments en présence!»!3. Il reste toute-
fois que l’éthique ne peut aligner ni ses méthodes ni ses résultats sur les sciences
de la nature!; elle ne doit pas même chercher à le faire!: prendre une bonne
décision ou la justifier sont des activités fort différentes de celles de démontrer
un théorème ou de prouver par l’expérience.
1. Pour Kant, cf.!Critique de la raison pratique, p.!174-175!: «!L’exemple [de la chimie] peut
nous engager à suivre la même voie en traitant des dispositions morales de notre nature et il
peut nous donner l’espérance d’arriver au même résultat heureux!»!; pour Sidgwick!: «!Un
système éthique doit essayer d’avoir les mêmes vertus qu’une théorie scientifique!»
(Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, p.!118/106).
2. Éthique à Nicomaque, 1094!b 18-27.
3. «!L’argument de la “pente savonneuse” et le statut des limites en bioéthique!», p.!2333.
Introduction 5
Ainsi, réduite à ses frontières et considérée dans sa spécificité, l’éthique est,
selon nous, une doctrine substantielle du bien et du mal, seule capable de
préserver le procédural de l’arbitraire. Cela, nous nous proposons de le
montrer à l’occasion de l’étude de la question de la valeur de la vie!; néanmoins,
vu l’ampleur des débats qu’elle suscite, nous ne pourrons en aborder tous les
aspects et notre propos se limitera à l’examen de problèmes touchant la vie de
l’individu, de sa naissance à sa mort. Ce faisant, nous ménagerons une large
place aux contacts que chacun entretient, à un moment ou à un autre de son
existence, avec l’institution médicale et dégagerons des valeurs et des principes
susceptibles de servir de fondement à cette discipline récente qui a pour nom
‘bioéthique’.
Chapitre 1
Les deux tâches dune éthique
de la vie humaine
Dès que l’on parle de valeur de la vie, bien des perplexités surgissent, on l’a
dit!: la vie d’un comateux en état végétatif chronique vaut-elle encore la peine
d’être vécue!? Si une grossesse met la vie de la mère en danger, peut-elle
recourir à l’avortement!? Ces questions, très vite, prennent la forme de
dilemmes et lorsqu’on cherche à formuler des solutions, des expressions telles
que ‘dignité humaine’, ‘autonomie et liberté de la personne’ ou ‘intégrité
personnelle’ se présentent naturellement. On n’est donc pas étonné qu’une
revue spécialisée dans l’éthique médicale ait axé sa dernière campagne de
promotion sur le fait qu’elle traite de dilemmes rencontrés dans la vie réelle!1, et
que Jean Dausset, en proposant il y a peu d’ajouter le droit à la vie à la
Déclaration universelle des droits de l’homme, ait dit!: «!Le droit à la vie et par
conséquent à sa protection contre toute utilisation des connaissances allant à
l’encontre de la dignité ou de l’existence même de l’homme est sans doute le
plus sacré des droits!»!2.
Cela souligne qu’une éthique qui se propose une évaluation de la vie
humaine doit être capable d’effectuer au moins deux tâches!: permettre une
approche fructueuse des dilemmes et mettre à leur juste place les valeurs
auxquelles les expressions mentionnées font référence. Pour voir à quelles
conditions cela est possible, une histoire édifiante, inspirée pour son début
d’une fable imaginée par Bernard Williams, sera bienvenue!3.
I. Jim et les Indiens
Jim, explorateur texan à la recherche des vestiges d’une civilisation pré-
colombienne, arrive un jour sur la place centrale d’une petite ville d’Amérique
du Sud. Fendant une foule disposée en cercle autour d’un groupe d’hommes en
uniforme qu’il distingue mal, il parvient au premier rang et se rend compte
1. «!Real life dilemmas!»!; il s’agit du Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics.
2. «!Les Droits de l’homme face aux progrès des connaissances!», p.!24.
3. Cf.!«!A Critique of Utilitarianism!», p.!98-99.
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