Biais méthodologiques
et suggestions expérimentales
Les biais de ce type d’études sont nombreux, car les dif-
férentes composantes mnésiques ne sont pas dissociées, et
certains résultats sont prévisibles : les rappels seront fidèles
ou déformés en fonction de la nature de l’événement initial
et de l’instrument de mesure ; nul ne sera surpris qu’un rap-
pel d’échelle numérique ou verbale facilement mémori-
sable soit plus précis qu’un rappel d’échelle visuelle analo-
gique sans repère écrit ; que le rappel d’une douleur
d’accouchement rapidement contrôlée par une péridurale
soit atténué alors que celui d’une urgence chirurgicale est
amplifié.
Des progrès méthodologiques seraient possibles dans le
champ neuropsychologique car les douleurs expérimenta-
les bénéficient de protocoles fiables en psychophysique et
en imagerie fonctionnelle avec respect de l’éthique [7].
Pour le rappel d’une douleur ancienne, il serait intéressant
d’appliquer des protocoles de mémoire autobiographique
de type TEMPau [8] et d’évaluer le niveau d’autonoéticité
du rappel des composantes somatiques et contextuelles.
La douleur aiguë étant un modèle d’émotion intense, une
des questions posées est celle d’un « conflit mnésique »
entre les différentes composantes à stocker : ont été décrits
par exemple au cours d’une extraction dentaire des ictus
amnésiques, caricature d’une amnésie épisodique où l’on
peut discuter le rôle de l’émotion, de l’hyperpnée ou l’effet
propre de la douleur [9] ; de façon plus fréquente le souve-
nir d’un événement émotionnel intense peut se figer dans
une perception parfaite du contexte comme on le voit dans
les souvenirs flash (flashbulb memories) ou dissocier les
éléments de la scène avec une fixation en puzzle d’un
détail qui oblitère le rappel de l’ensemble. Un tel ne se rap-
pellera que de la mimique du dentiste ou d’un détail du
plafond, d’autres d’une odeur hospitalière. Le contexte est
important comme indice de rappel. Que pourra déclencher
plus tard la rencontre fortuite de ces contextes : l’évocation
globale de l’événement, sa part somatique isolée (douleur-
mémoire) ou son accompagnement émotionnel (bouffée
d’angoisse) ? La mémoire olfactive a beaucoup de points
communs avec notre sujet par son lien émotionnel, la pos-
sibilité de reconnaissance sans reviviscence sensorielle et
surtout son fort pouvoir d’évocation mnésique avec le clas-
sique phénomène proustien de la madeleine. De la même
façon, une douleur-mémoire correspondant à une douleur
physique oubliée peut réapparaître dans un contexte iden-
tique à l’encodage initial : quelques exemples de la littéra-
ture rapportent ce type de douleurs-mémoire dans des
contextes reproduisant exactement une expérience doulou-
reuse du passé, sans que le sujet fasse immédiatement le
lien mnésique avec sa biographie.
Une approche expérimentale symétrique serait d’étu-
dier la douleur comme un élément incident de contexte
dans un apprentissage traditionnel de liste de mots ou
d’images avec l’utilisation de la même stimulation au
moment du rappel. La facilitation déjà connue pour une
stimulation somesthésique ou un mouvement serait-elle dif-
férente pour une stimulation douloureuse ? La question
théorique est de comparer l’effet facilitateur ou inhibiteur
d’une douleur sur le rappel épisodique : les deux phénomè-
nes existent sans doute avec une potentialisation pour une
douleur faible, élément de contexte qui ne crée pas une
interférence négative ; mais à l’inverse, une douleur aiguë
avec impact émotionnel interfère négativement avec
l’apprentissage, comme ceci a été largement démontré
dans des douleurs chroniques [2].
Imagerie mentale de la douleur
La douleur est à la fois somatisation et sémantisation et
ces deux aspects interagissent. L’idée générale est double :
anticiper ou imaginer une douleur connue, c’est déjà se
préparer à souffrir : « qui craint la douleur souffre déjà de
ce qu’il craint » écrivait Montaigne, souffrant de coliques
néphrétiques. Nommer la douleur ou la maladie respon-
sable chez un patient habitué à souffrir d’une même dou-
leur répétée, attendre une douleur déjà expérimentée et
annoncée par un signal suffit pour « allumer » la matrice
anatomique de la douleur en imagerie cérébrale. On peut
comparer avec l’IRM fonctionnelle la douleur expérimen-
tale ressentie par des sujets normaux, le rappel en imagerie
mentale de cette douleur et l’évocation d’une douleur habi-
tuelle chez des patients : les réponses sont proches au
niveau de la matrice anatomique de la douleur avec une
visualisation de l’insula, du cortex pariétal, du gyrus cingu-
laire postérieur et du cortex frontal prémoteur. Finalement,
puisque seule la première situation est réellement doulou-
reuse, c’est l’entrée somatique de la matrice (aires SI, SII et
insula postérieure) qui est le corrélat de la douleur perçue,
mais la mise en jeu du circuit émotionnel (insula antérieure,
gyrus cingulaire antérieur) et des systèmes de contrôle (lobe
orbitofrontal, partie haute du tronc cérébral avec la subs-
tance grise périaqueducale) sont identiques [10].
Mémoire sémantique et douleur
Il est donc important de tester le stock sémantique sur la
douleur en demandant par exemple au sujet de classer par
ordre d’importance un certain nombre de situations dou-
loureuses courantes. L’acquisition de ce stock peut être
expérientielle (mémoire autobiographique de mes migrai-
nes…) ou culturelle (le cancer du pancréas est le plus dou-
loureux des cancers…), et des échelles comme le question-
naire SPQ de Clarke [11] interrogent sur les situations
classiques et expérientielles de la vie quotidienne : piqûres
d’insectes, fractures, brûlures. Cette sémantique de la dou-
leur peut être connue de sujets qui n’ont jamais éprouvé de
douleur comme ceux atteints d’une indifférence congéni-
tale à la douleur qui connaissent toutes les situations à
Mini-revue
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EVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
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EUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
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