Pourquoi le neuropsychologue devrait

publicité
Mini-revue
Rev Neuropsychol
2009 ; 1 (4) : 337-42
Pourquoi le neuropsychologue devrait
s’intéresser à la mémoire de la douleur ?
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Why the neuropsychologist must be
concerned by the memory of pain?
Bernard Laurent
Centre antidouleur, Hôpital Nord,
CHU de Saint-Étienne, Inserm 879,
Membre d’IFRESIS
<bernard.laurent@chu–st–etienne.fr>
La mémoire de la douleur n’est pas abordée par les neuropsychologues, alors qu’elle représente un modèle de
mémoire somatique et émotionnelle. Les protocoles d’études sont imparfaits, car ils ne tiennent pas compte de la modélisation cognitive de la mémoire et ne séparent pas les différentes
composantes, en particulier les échelles d’évaluation initiale, verbales ou visuelles, facilement
mémorisables. Le rôle de la mémoire épisodique, sémantique et implicite est discuté. La douleur mémoire, reviviscence d’une douleur ancienne oubliée, prouve que toute douleur est
stockée, même si elle n’est pas évocable volontairement. La mémoire de la douleur est un bon
modèle pour l’étude de certains comportements émotionnels et psychosomatiques.
Résumé
Mots clés : mémoire de la douleur • algohallucinose • douleur-mémoire • composantes mnésiques de
la douleur
Abstract
The memory of pain is not described in the textbook of
neuropsychology even if it represents a model of
somatic and emotional memory. The experimental studies are open to criticism because
the cognitive neuropsychology is not integrated and the pain recall mix up different components as the somatic one and the verbal or visual recall of the pain scales used at the
onset of the painful event. The role of the episodic, semantic and implicit memories of
pain is discussed. The phantom-pain which may be a rare reappearance of an old forgotten pain demonstrates that the brain conserve all the painful event, even if the bodily evocation is not spontaneously possible. The memory of pain is also a good model pour the
study of some emotional behaviours and psychogenic diseases.
Key words: memory of pain • algohallucinosis • subtypes of pain memories
doi: 10.1684/nrp.2009.0042
L
Correspondance :
B. Laurent
es deux termes « mémoire de la douleur » sont souvent associés, mais avec des sens
variables selon le « bagage » de celui qui les emploie. La mémoire douloureuse n’a
pas la même signification pour un biologiste qui fait allusion aux phénomènes de plasticité du système de transmission et de contrôle, que pour le psychanalyste qui pense à la
résonance des traumatismes affectifs de l’enfance, ou que pour le spécialiste de la douleur
chez qui la douleur chronique est souvent présentée comme une mémoire perverse d’une
douleur aiguë mal gérée, selon un concept pédagogique qui a eu un grand succès, même
s’il recouvre des faits disparates... Tous les spécialistes sont persuadés que la douleur laisse
une trace multidimensionnelle, mais qu’à la différence d’autres fonctions sensorielles
comme la vision ou l’audition, l’évocation au sens du ressenti physique n’est pas possible.
Deux arguments du stockage douloureux sont probants, la reconnaissance d’une douleur
déjà expérimentée et les rares « douleurs-mémoire » qui réactualisent une douleur passée
sans stimulus nociceptif, comme une véritable algohallucinose.
REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
337
Mini-revue
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Le neuropsychologue est absent de la discussion alors
que les modèles cognitifs sont les seuls qui permettent de
distinguer, dans le récit d’une douleur passée, les parts
somatique et contextuelle, les composantes explicites ou
implicites, les versants épisodique ou sémantique de la
mémoire douloureuse. Toutes ces sous-composantes
d’une douleur passée sont difficiles à analyser [1]. Le neuropsychologue intervient marginalement dans l’évaluation
des troubles cognitifs générés par une douleur chronique
pour répondre à une plainte cognitive fréquente du patient.
Dans cette plainte ou ce déficit s’il existe, la responsabilité
respective de la douleur, des médicaments et de l’environnement psychologique est difficile à séparer [2].
Spécificité du fait douloureux
La sensation douloureuse est unique, subjective et non
partagée, à la différence d’autres expériences sensorielles
qui peuvent être vécues simultanément par plusieurs observateurs. Ceci complexifie les protocoles expérimentaux
qui, pour la plupart, reposeront sur le rappel verbal, à la
fois utilisé pour décrire la part sensorielle et la richesse subjective de l’expérience. Le discours douloureux mêle
nécessairement des faits somatiques avec des éléments
émotionnels, biographiques ou culturels, ces derniers
étant parfois appris au cours des consultations médicales.
La mémoire épisodique événementielle stocke et rappelle
toutes les informations permettant de décrire à distance
une douleur aiguë. Parmi les composantes explicites, il y a
le contexte spatial et temporel, les caractères spécifiques de
la douleur (siège, qualité, intensité), les mesures prises
(médicaments, chirurgie, hospitalisation…), et surtout le
contexte émotionnel avec l’anxiété, les réactions végétatives et le stress. On peut revivre la situation contextuelle de
la douleur sans ressentir précisément la sensation physique.
Douleur
oculaire
aiguë
La description sensoridiscriminative est toujours aléatoire,
au point que l’on doit parfois réfléchir pour se rappeler le
côté d’une fracture ou son irradiation douloureuse, car il
n’y a pas possibilité de réexpérience vivide de la douleur,
ce qui est finalement une finalité heureuse. Le stockage
somatique de l’événement n’est donc argumenté que par
la reconnaissance en cas de récidive d’une nouvelle sollicitation identique (nouveau stimulus externe ou pathologique), et par les exceptionnelles reviviscences spontanées
des douleurs-mémoire (figure 1).
Approches expérimentales
de la mémoire d’une douleur aiguë
Plusieurs travaux ont abordé le souvenir d’un événement douloureux unique (accouchement, extraction dentaire…) de type épisodique, en comparant son rappel à distance à la description initiale [3, 4]. Porzelius et al. [5] ont
analysé l’évaluation de 49 douloureux chroniques avant
puis juste après un bloc anesthésique, ainsi que le rappel
de l’effet antalgique deux jours et deux semaines plus
tard : dès le deuxième jour, la moitié des sujets ont un rappel différent de l’amélioration déclarée après le bloc, 16 %
majorent le bénéfice et 30 % le diminuent. Le phénomène
de distorsion s’accentue à 2 semaines avec une nette tendance à sous-estimer le bénéfice initial. Cette distorsion
n’est liée à aucun facteur de sexe, de litige en cours,
d’anxiété ni à une difficulté générale de mémoire aux tests
classiques de la psychométrie. Le fait que la distorsion augmente avec le temps plaide davantage pour une difficulté
de rappel liée au changement de contexte que pour un
défaut initial d’enregistrement. Surtout, l’imprécision est
liée au fait que le souvenir « somatique » est reconstruit à
partir de la mémorisation du contexte et non de la réévocation corporelle qui est évidemment impossible. Pour éviter
ÉPISODIQUE
Faits personnels
Mes douleurs oculaires anciennes
Rappel du contexte de survenue
Rappel de tous les éléments utiles
en urgence...(MG, cartes SQ...)
Échelles d'Intensité
SÉMANTIQUE
Savoir
Dénommer le mal
Évoquer les maladies de l'œil
Évoquer les traitements de la douleur
SENSORIELLE
Part implicite
procédurale
Revivre la douleur, irradiation
Intensité de désagrément
Comparaison avec d'autres douleurs
Capacité de RECONNAISSANCE
Figure 1. Représentation schématique des différentes composantes mnésiques apparaissant dans le rappel d’une douleur oculaire aiguë.
338
REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
Mini-revue
au maximum le biais linguistique, des auteurs ont travaillé
sur la reconnaissance d’une douleur expérimentale : comparaison d’intensité et de localisation corporelle sur un rappel de quelques minutes à quelques jours lorsque l’on
demande au sujet de ne pas coter verbalement la douleur
initiale. Cette mémoire de travail est précise pour des
stimuli nociceptifs répétés même si elle fluctue en fonction
de l’interférence et du post-effet de la douleur utilisée. Une
autre possibilité est d’étudier une douleur expérimentale
Hypnoticallyinducted pain
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Physicallyinducted pain
0
5
10
15
0
2
4
6
comme celle générée par l’injection de capsaicine avec
des doses variées chez des sujets sains [6], en comparant
la description initiale avec un recueil électronique de
l’EVA tout au long de l’épreuve à celle faite à une heure,
24 heures et une semaine : le rappel est fiable pour la
description d’intensité et de durée de la douleur, en particulier si l’on compare les rappels à 24 heures et une
semaine comme si une certaine « sédimentation » était
utile à un souvenir précis (figure 2).
Imagined
pain
8
10 0
2
4
Overlap
6
8
Overlap of HI + PI
activation
Overlap of HI + PI + IM
activation
Figure 2. A) Douleur expérimentale thermique chez sept sujets nouveaux.
B) Douleur suggérée en hypnose.
C) Douleur imaginée chez des sujets habitués à des douleurs chroniques.
D) Recouvrement au niveau de la patrice de la douleur (d’après [10]).
REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
339
Mini-revue
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Biais méthodologiques
et suggestions expérimentales
Les biais de ce type d’études sont nombreux, car les différentes composantes mnésiques ne sont pas dissociées, et
certains résultats sont prévisibles : les rappels seront fidèles
ou déformés en fonction de la nature de l’événement initial
et de l’instrument de mesure ; nul ne sera surpris qu’un rappel d’échelle numérique ou verbale facilement mémorisable soit plus précis qu’un rappel d’échelle visuelle analogique sans repère écrit ; que le rappel d’une douleur
d’accouchement rapidement contrôlée par une péridurale
soit atténué alors que celui d’une urgence chirurgicale est
amplifié.
Des progrès méthodologiques seraient possibles dans le
champ neuropsychologique car les douleurs expérimentales bénéficient de protocoles fiables en psychophysique et
en imagerie fonctionnelle avec respect de l’éthique [7].
Pour le rappel d’une douleur ancienne, il serait intéressant
d’appliquer des protocoles de mémoire autobiographique
de type TEMPau [8] et d’évaluer le niveau d’autonoéticité
du rappel des composantes somatiques et contextuelles.
La douleur aiguë étant un modèle d’émotion intense, une
des questions posées est celle d’un « conflit mnésique »
entre les différentes composantes à stocker : ont été décrits
par exemple au cours d’une extraction dentaire des ictus
amnésiques, caricature d’une amnésie épisodique où l’on
peut discuter le rôle de l’émotion, de l’hyperpnée ou l’effet
propre de la douleur [9] ; de façon plus fréquente le souvenir d’un événement émotionnel intense peut se figer dans
une perception parfaite du contexte comme on le voit dans
les souvenirs flash (flashbulb memories) ou dissocier les
éléments de la scène avec une fixation en puzzle d’un
détail qui oblitère le rappel de l’ensemble. Un tel ne se rappellera que de la mimique du dentiste ou d’un détail du
plafond, d’autres d’une odeur hospitalière. Le contexte est
important comme indice de rappel. Que pourra déclencher
plus tard la rencontre fortuite de ces contextes : l’évocation
globale de l’événement, sa part somatique isolée (douleurmémoire) ou son accompagnement émotionnel (bouffée
d’angoisse) ? La mémoire olfactive a beaucoup de points
communs avec notre sujet par son lien émotionnel, la possibilité de reconnaissance sans reviviscence sensorielle et
surtout son fort pouvoir d’évocation mnésique avec le classique phénomène proustien de la madeleine. De la même
façon, une douleur-mémoire correspondant à une douleur
physique oubliée peut réapparaître dans un contexte identique à l’encodage initial : quelques exemples de la littérature rapportent ce type de douleurs-mémoire dans des
contextes reproduisant exactement une expérience douloureuse du passé, sans que le sujet fasse immédiatement le
lien mnésique avec sa biographie.
Une approche expérimentale symétrique serait d’étudier la douleur comme un élément incident de contexte
dans un apprentissage traditionnel de liste de mots ou
d’images avec l’utilisation de la même stimulation au
340
moment du rappel. La facilitation déjà connue pour une
stimulation somesthésique ou un mouvement serait-elle différente pour une stimulation douloureuse ? La question
théorique est de comparer l’effet facilitateur ou inhibiteur
d’une douleur sur le rappel épisodique : les deux phénomènes existent sans doute avec une potentialisation pour une
douleur faible, élément de contexte qui ne crée pas une
interférence négative ; mais à l’inverse, une douleur aiguë
avec impact émotionnel interfère négativement avec
l’apprentissage, comme ceci a été largement démontré
dans des douleurs chroniques [2].
Imagerie mentale de la douleur
La douleur est à la fois somatisation et sémantisation et
ces deux aspects interagissent. L’idée générale est double :
anticiper ou imaginer une douleur connue, c’est déjà se
préparer à souffrir : « qui craint la douleur souffre déjà de
ce qu’il craint » écrivait Montaigne, souffrant de coliques
néphrétiques. Nommer la douleur ou la maladie responsable chez un patient habitué à souffrir d’une même douleur répétée, attendre une douleur déjà expérimentée et
annoncée par un signal suffit pour « allumer » la matrice
anatomique de la douleur en imagerie cérébrale. On peut
comparer avec l’IRM fonctionnelle la douleur expérimentale ressentie par des sujets normaux, le rappel en imagerie
mentale de cette douleur et l’évocation d’une douleur habituelle chez des patients : les réponses sont proches au
niveau de la matrice anatomique de la douleur avec une
visualisation de l’insula, du cortex pariétal, du gyrus cingulaire postérieur et du cortex frontal prémoteur. Finalement,
puisque seule la première situation est réellement douloureuse, c’est l’entrée somatique de la matrice (aires SI, SII et
insula postérieure) qui est le corrélat de la douleur perçue,
mais la mise en jeu du circuit émotionnel (insula antérieure,
gyrus cingulaire antérieur) et des systèmes de contrôle (lobe
orbitofrontal, partie haute du tronc cérébral avec la substance grise périaqueducale) sont identiques [10].
Mémoire sémantique et douleur
Il est donc important de tester le stock sémantique sur la
douleur en demandant par exemple au sujet de classer par
ordre d’importance un certain nombre de situations douloureuses courantes. L’acquisition de ce stock peut être
expérientielle (mémoire autobiographique de mes migraines…) ou culturelle (le cancer du pancréas est le plus douloureux des cancers…), et des échelles comme le questionnaire SPQ de Clarke [11] interrogent sur les situations
classiques et expérientielles de la vie quotidienne : piqûres
d’insectes, fractures, brûlures. Cette sémantique de la douleur peut être connue de sujets qui n’ont jamais éprouvé de
douleur comme ceux atteints d’une indifférence congénitale à la douleur qui connaissent toutes les situations à
REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
Mini-revue
risque apprises pour leur protection [12]. Dans la description d’une douleur courante comme celles des menstruations, Brodie [13] a étudié le rôle respectif de la mémoire
autobiographique épisodique pour les femmes qui souffrent
de dysménorrhées et sémantique pour celles qui n’en ont
qu’une connaissance culturelle. Logiquement la description est plus stable pour les femmes qui n’ont qu’une
connaissance sémantique et non expérientielle.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Douleur et pathologies de la mémoire
Que devient l’expérience douloureuse dans les pathologies de la mémoire ? L’étude en imagerie cérébrale d’une
douleur expérimentale thermique dans la maladie d’Alzheimer invalide l’hypothèse classique d’une moindre perception algique [14]. Les réponses somatiques du réseau pariétal (SI, SII) et émotionnel (insulaire et cingulaire) sont
exagérées chez les patients, contrairement aux hypothèses
classiques d’une moindre sensibilité à la douleur dans la
démence. Quel est le rôle de l’amnésie épisodique ou
sémantique dans cette amplification ? Souffre-t-on davantage lorsqu’on a oublié sa biographie douloureuse ou la
sémantique de la douleur ? Est-ce une question d’attribution
à soi comme cela a pu être proposé dans l’interprétation des
comportements à la douleur des malades schizophrènes ?
Mémorisation implicite de la douleur
Le syndrome de Korsakoff, modèle d’amnésie explicite,
conserve l’enregistrement implicite de la douleur et chacun
connaît la classique expérience de Claparède : le patient
piqué par une aiguille lors de la première poignée de
main ne la tend pas la deuxième fois alors qu’il dit voir le
médecin pour la première fois.
Quels sont la réalité et le rôle de la mémoire implicite
d’une douleur ? Plusieurs composantes de l’expérience
douloureuse peuvent relever d’un apprentissage implicite :
le conditionnement du stimulus, de la réponse motrice, le
contexte visuel associé, le conditionnement émotionnel…
L’expérience douloureuse qui ne peut être rapportée est
évidemment très étudiée chez l’enfant au cours de la classique amnésie infantile : de très nombreux travaux prouvent
qu’il existe une mémorisation implicite des événements
douloureux périnataux : une circoncision sans anesthésie
s’accompagnera plusieurs mois plus tard d’un comportement douloureux plus intense lors de la première vaccination [15]. Burloux [16], psychanalyste qui a travaillé avec
des lombalgiques chroniques, s’intéresse aux blessures précoces, dues à des situations d’abandon, de détresse non
consolée, de séparation et de déréliction. À leur propos, il
parle « de traces amnésiques, liées à l’indicible au sens propre, traces enracinées dans l’indifférenciation psychosomatique originaire ». Le langage du neuropsychologue parlant
de mémorisation implicite est différent mais le fond est
identique : les conséquences émotionnelles et comporte-
mentales d’un sujet blessé dans l’enfance sont évidentes et
il sera doublement victime à l’âge adulte de cette douleurmémoire résiduelle et de l’amnésie explicite du contexte
initial.
Chez l’adulte la question d’une mémorisation implicite
peut se poser lors d’un geste douloureux fait au cours d’une
anesthésie générale ou sous benzodiazépine injectable qui
déclenche une amnésie épisodique aussi massive qu’un
ictus amnésique : l’absence d’enregistrement épisodique
est-il garant d’une absence d’inscription somatique de la
douleur ? Quelques observations sont publiées de patients
qui ressentent à distance des douleurs peropératoires alors
qu’ils n’ont rien enregistré consciemment [17]. Le fait est
connu des anesthésistes qui utilisent systématiquement les
morphiniques.
Douleurs-mémoire
La reviviscence douloureuse sans stimulation nocive ou
douleur-mémoire est une possibilité classique des douleurs
fantômes : le patient amputé peut ressentir dans son membre absent une douleur aiguë oubliée, souvent de l’enfance,
sans faire immédiatement le lien avec le contexte autobiographique. Un patient a ressenti plusieurs fois dans des
contextes différents une écharde sous un ongle de son
membre amputé ; c’est en parlant de cette sensation avec
ses parents qu’ils lui ont raconté l’histoire d’une écharde au
même doigt à l’âge de 3 ans [1]. Le fait ne serait qu’anecdotique s’il n’avait une grande importance théorique pour
démontrer le stockage cortical de toute douleur passée.
Ceci incite à analyser toute douleur en référence avec la
biographie douloureuse ancienne pour autant que l’accès
en soit explicite. Reste à comprendre les mécanismes physiologiques qui interdisent à toutes nos douleurs d’être réactualisées et le pourquoi de cette réactualisation en situation
de privation sensorielle comme dans une amputation.
D’autres privations sensorielles brutales peuvent conduire
à l’émergence de souvenirs oubliés : l’hallucinose des cécités corticales produit parfois des images de la mémoire épisodique. Dans l’épilepsie temporale, la réactualisation de
scènes anciennes n’est pas rare mais sur un mode essentiellement visuel sans qu’il s’agisse de douleurs passées. Dans
l’épilepsie pariétale (SI ou SII) qui peut se traduire par des
douleurs souvent intenses, la douleur-mémoire n’est pas
décrite et pas davantage dans notre expérience des stimulations stéréotaxiques de l’insula [18]. Un exemple de
douleur-mémoire est rapporté par l’équipe de Tasker au
cours d’une stimulation stéréotaxique du thalamus ventropostérolatéral : le sujet a ressenti exactement une crise
d’angine de poitrine avec la même intensité douloureuse,
les irradiations et le contexte émotionnel mais sans la moindre modification de l’électrocardiogramme [19].
Cette possibilité de réactualisation douloureuse interroge sur un certain nombre de douleurs « sine materia »
dites psychogènes où un stockage implicite d’événements
douloureux, particulièrement de la prime enfance, pourrait
REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
341
Mini-revue
intervenir. Le système nociceptif est probablement soumis à
une « finalité » d’oubli de la douleur, mais tout stimulus
douloureux étant stocké, il s’agit donc d’un blocage de
l’évocation et non d’un effacement. Les mécanismes de
cette « inhibition » donneront sûrement des clés de lecture
pour la physiologie de la douleur mais aussi sur certains
aspects non évocables de la mémoire autobiographique.
La mémoire de la douleur crée un pont utile dans la
communication scientifique entre biologistes, somaticiens,
psychanalystes et neuropsychologues. Elle représente un
modèle de mémoire somatique qui conditionne la mémoire
autobiographique. Elle donne également des clés de lecture
sur certains comportements émotionnels, voire psychosomatiques, qui échappent à la compréhension médicale.
■
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Références
1. Laurent B. Mémoire de la douleur. Revue de Neuropsychologie
2001 ; 11 : 197-219.
2. Moroni C, Laurent B. Influence de la douleur sur la cognition. Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement 2006 ; 4 : 21-30.
3. Eich E, Reeves JL, Jaeger B, et al. Memory for Pain: relation between
past and present pain intensity. Pain 1985 ; 23 : 375-9.
4. Morley R. Vivid memory for “everyday” pains. Pain 1993 ; 55 :
55-62.
5. Porzelius J. Effects of memory impairment on treatment of chronic
pain. Symposia. 14th Annual Scientific Meeting of American Pain
Society 1995, Los Angeles, USA.
6. Jantsch HH, Gawlitza M, Geber C, et al. Explicit episodic memory
for sensory-discriminative components of capsaicin-induced pain:
immediate and delayed ratings. Pain 2009 ; 143 : 97-105.
7. Peyron R, Garcia-Larrea L, Laurent B. Functional imaging of brain
responses to pain. A review. Neurophysiol Clin 2000 ; 30 : 263-88.
8. Piolino P, Desgranges B, Eustache F. La mémoire autobiographique : théorie et pratique. Marseille : Éditions Solal, 2000.
9. Fisher CM. Transient global amnesia. Precipitating activities and
other observations. Arch Neurol 1982 ; 39 : 605-8.
10. Derbyshire S, Whalley M, Stenger A, et al. Cerebral activation
during hypnotically induced and imagined pain. Neuroimage 2004 ;
23 : 392-401.
342
11. Clark WC, Yang JC. Applications of sensory detection theory to
problems in laboratory and clinical pain. In : Melzack R, ed. Pain
measurement and assessment. New York : Raven Press, 1983 :
15-25.
12. Danziger N, Faillenot I, Peyron R. Can we share a pain we never
felt ? Neural correlates of empathy in patients with congenital insensitivity to pain. Neuron 2009 ; 61 : 203-12.
13. Brodie EE, Niven CA. Remembering an everyday pain: the role of
knowledge and experience in the recall of the quality of dysmenorrhoea. Pain 2000 ; 84 : 89-94.
14. Cole J, Farrell MJ, Duff E, et al. Pain sensitivity and fMRI pain related brain activity in Alzheimer’s disease. Brain 2006 ; 129 : 2957-65.
15. Taddio A, Katz J, Ilersich AL, et al. Effect of neonatal circumcision
on pain response during subsequent routine vaccination. Lancet
1997 ; 349 : 599-603.
16. Burloux G. Le corps et sa douleur. Paris : Dunod, 2004.
17. Salomon T, Osterman J, Gagliese L, et al. Pain flashbacks in post
traumatic stress disorder. Clin J Pain 2004 ; 20 : 83-7.
18. Mazzola L, Isnard J, Mauguiere F. Somatosensory and pain responses to stimulation of the secons somatosensory area (SII) in
humans. A comparison with SI and insular responses. Cereb Cortex
2006 ; 16 : 960-8.
19. Lenz FA, Kwan HC, Martin R, et al. Characteristics of somatotopic
organization and spontaneous neuronal activity in the region of the
thalamic principal sensory nucleus in patients with spinal cord transection. J Neurophysiol 1994 ; 72 : 1570-87.
REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
Téléchargement