Mini-revue Rev Neuropsychol 2009 ; 1 (4) : 337-42 Pourquoi le neuropsychologue devrait s’intéresser à la mémoire de la douleur ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Why the neuropsychologist must be concerned by the memory of pain? Bernard Laurent Centre antidouleur, Hôpital Nord, CHU de Saint-Étienne, Inserm 879, Membre d’IFRESIS <bernard.laurent@chu–st–etienne.fr> La mémoire de la douleur n’est pas abordée par les neuropsychologues, alors qu’elle représente un modèle de mémoire somatique et émotionnelle. Les protocoles d’études sont imparfaits, car ils ne tiennent pas compte de la modélisation cognitive de la mémoire et ne séparent pas les différentes composantes, en particulier les échelles d’évaluation initiale, verbales ou visuelles, facilement mémorisables. Le rôle de la mémoire épisodique, sémantique et implicite est discuté. La douleur mémoire, reviviscence d’une douleur ancienne oubliée, prouve que toute douleur est stockée, même si elle n’est pas évocable volontairement. La mémoire de la douleur est un bon modèle pour l’étude de certains comportements émotionnels et psychosomatiques. Résumé Mots clés : mémoire de la douleur • algohallucinose • douleur-mémoire • composantes mnésiques de la douleur Abstract The memory of pain is not described in the textbook of neuropsychology even if it represents a model of somatic and emotional memory. The experimental studies are open to criticism because the cognitive neuropsychology is not integrated and the pain recall mix up different components as the somatic one and the verbal or visual recall of the pain scales used at the onset of the painful event. The role of the episodic, semantic and implicit memories of pain is discussed. The phantom-pain which may be a rare reappearance of an old forgotten pain demonstrates that the brain conserve all the painful event, even if the bodily evocation is not spontaneously possible. The memory of pain is also a good model pour the study of some emotional behaviours and psychogenic diseases. Key words: memory of pain • algohallucinosis • subtypes of pain memories doi: 10.1684/nrp.2009.0042 L Correspondance : B. Laurent es deux termes « mémoire de la douleur » sont souvent associés, mais avec des sens variables selon le « bagage » de celui qui les emploie. La mémoire douloureuse n’a pas la même signification pour un biologiste qui fait allusion aux phénomènes de plasticité du système de transmission et de contrôle, que pour le psychanalyste qui pense à la résonance des traumatismes affectifs de l’enfance, ou que pour le spécialiste de la douleur chez qui la douleur chronique est souvent présentée comme une mémoire perverse d’une douleur aiguë mal gérée, selon un concept pédagogique qui a eu un grand succès, même s’il recouvre des faits disparates... Tous les spécialistes sont persuadés que la douleur laisse une trace multidimensionnelle, mais qu’à la différence d’autres fonctions sensorielles comme la vision ou l’audition, l’évocation au sens du ressenti physique n’est pas possible. Deux arguments du stockage douloureux sont probants, la reconnaissance d’une douleur déjà expérimentée et les rares « douleurs-mémoire » qui réactualisent une douleur passée sans stimulus nociceptif, comme une véritable algohallucinose. REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 337 Mini-revue Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Le neuropsychologue est absent de la discussion alors que les modèles cognitifs sont les seuls qui permettent de distinguer, dans le récit d’une douleur passée, les parts somatique et contextuelle, les composantes explicites ou implicites, les versants épisodique ou sémantique de la mémoire douloureuse. Toutes ces sous-composantes d’une douleur passée sont difficiles à analyser [1]. Le neuropsychologue intervient marginalement dans l’évaluation des troubles cognitifs générés par une douleur chronique pour répondre à une plainte cognitive fréquente du patient. Dans cette plainte ou ce déficit s’il existe, la responsabilité respective de la douleur, des médicaments et de l’environnement psychologique est difficile à séparer [2]. Spécificité du fait douloureux La sensation douloureuse est unique, subjective et non partagée, à la différence d’autres expériences sensorielles qui peuvent être vécues simultanément par plusieurs observateurs. Ceci complexifie les protocoles expérimentaux qui, pour la plupart, reposeront sur le rappel verbal, à la fois utilisé pour décrire la part sensorielle et la richesse subjective de l’expérience. Le discours douloureux mêle nécessairement des faits somatiques avec des éléments émotionnels, biographiques ou culturels, ces derniers étant parfois appris au cours des consultations médicales. La mémoire épisodique événementielle stocke et rappelle toutes les informations permettant de décrire à distance une douleur aiguë. Parmi les composantes explicites, il y a le contexte spatial et temporel, les caractères spécifiques de la douleur (siège, qualité, intensité), les mesures prises (médicaments, chirurgie, hospitalisation…), et surtout le contexte émotionnel avec l’anxiété, les réactions végétatives et le stress. On peut revivre la situation contextuelle de la douleur sans ressentir précisément la sensation physique. Douleur oculaire aiguë La description sensoridiscriminative est toujours aléatoire, au point que l’on doit parfois réfléchir pour se rappeler le côté d’une fracture ou son irradiation douloureuse, car il n’y a pas possibilité de réexpérience vivide de la douleur, ce qui est finalement une finalité heureuse. Le stockage somatique de l’événement n’est donc argumenté que par la reconnaissance en cas de récidive d’une nouvelle sollicitation identique (nouveau stimulus externe ou pathologique), et par les exceptionnelles reviviscences spontanées des douleurs-mémoire (figure 1). Approches expérimentales de la mémoire d’une douleur aiguë Plusieurs travaux ont abordé le souvenir d’un événement douloureux unique (accouchement, extraction dentaire…) de type épisodique, en comparant son rappel à distance à la description initiale [3, 4]. Porzelius et al. [5] ont analysé l’évaluation de 49 douloureux chroniques avant puis juste après un bloc anesthésique, ainsi que le rappel de l’effet antalgique deux jours et deux semaines plus tard : dès le deuxième jour, la moitié des sujets ont un rappel différent de l’amélioration déclarée après le bloc, 16 % majorent le bénéfice et 30 % le diminuent. Le phénomène de distorsion s’accentue à 2 semaines avec une nette tendance à sous-estimer le bénéfice initial. Cette distorsion n’est liée à aucun facteur de sexe, de litige en cours, d’anxiété ni à une difficulté générale de mémoire aux tests classiques de la psychométrie. Le fait que la distorsion augmente avec le temps plaide davantage pour une difficulté de rappel liée au changement de contexte que pour un défaut initial d’enregistrement. Surtout, l’imprécision est liée au fait que le souvenir « somatique » est reconstruit à partir de la mémorisation du contexte et non de la réévocation corporelle qui est évidemment impossible. Pour éviter ÉPISODIQUE Faits personnels Mes douleurs oculaires anciennes Rappel du contexte de survenue Rappel de tous les éléments utiles en urgence...(MG, cartes SQ...) Échelles d'Intensité SÉMANTIQUE Savoir Dénommer le mal Évoquer les maladies de l'œil Évoquer les traitements de la douleur SENSORIELLE Part implicite procédurale Revivre la douleur, irradiation Intensité de désagrément Comparaison avec d'autres douleurs Capacité de RECONNAISSANCE Figure 1. Représentation schématique des différentes composantes mnésiques apparaissant dans le rappel d’une douleur oculaire aiguë. 338 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Mini-revue au maximum le biais linguistique, des auteurs ont travaillé sur la reconnaissance d’une douleur expérimentale : comparaison d’intensité et de localisation corporelle sur un rappel de quelques minutes à quelques jours lorsque l’on demande au sujet de ne pas coter verbalement la douleur initiale. Cette mémoire de travail est précise pour des stimuli nociceptifs répétés même si elle fluctue en fonction de l’interférence et du post-effet de la douleur utilisée. Une autre possibilité est d’étudier une douleur expérimentale Hypnoticallyinducted pain Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Physicallyinducted pain 0 5 10 15 0 2 4 6 comme celle générée par l’injection de capsaicine avec des doses variées chez des sujets sains [6], en comparant la description initiale avec un recueil électronique de l’EVA tout au long de l’épreuve à celle faite à une heure, 24 heures et une semaine : le rappel est fiable pour la description d’intensité et de durée de la douleur, en particulier si l’on compare les rappels à 24 heures et une semaine comme si une certaine « sédimentation » était utile à un souvenir précis (figure 2). Imagined pain 8 10 0 2 4 Overlap 6 8 Overlap of HI + PI activation Overlap of HI + PI + IM activation Figure 2. A) Douleur expérimentale thermique chez sept sujets nouveaux. B) Douleur suggérée en hypnose. C) Douleur imaginée chez des sujets habitués à des douleurs chroniques. D) Recouvrement au niveau de la patrice de la douleur (d’après [10]). REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 339 Mini-revue Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Biais méthodologiques et suggestions expérimentales Les biais de ce type d’études sont nombreux, car les différentes composantes mnésiques ne sont pas dissociées, et certains résultats sont prévisibles : les rappels seront fidèles ou déformés en fonction de la nature de l’événement initial et de l’instrument de mesure ; nul ne sera surpris qu’un rappel d’échelle numérique ou verbale facilement mémorisable soit plus précis qu’un rappel d’échelle visuelle analogique sans repère écrit ; que le rappel d’une douleur d’accouchement rapidement contrôlée par une péridurale soit atténué alors que celui d’une urgence chirurgicale est amplifié. Des progrès méthodologiques seraient possibles dans le champ neuropsychologique car les douleurs expérimentales bénéficient de protocoles fiables en psychophysique et en imagerie fonctionnelle avec respect de l’éthique [7]. Pour le rappel d’une douleur ancienne, il serait intéressant d’appliquer des protocoles de mémoire autobiographique de type TEMPau [8] et d’évaluer le niveau d’autonoéticité du rappel des composantes somatiques et contextuelles. La douleur aiguë étant un modèle d’émotion intense, une des questions posées est celle d’un « conflit mnésique » entre les différentes composantes à stocker : ont été décrits par exemple au cours d’une extraction dentaire des ictus amnésiques, caricature d’une amnésie épisodique où l’on peut discuter le rôle de l’émotion, de l’hyperpnée ou l’effet propre de la douleur [9] ; de façon plus fréquente le souvenir d’un événement émotionnel intense peut se figer dans une perception parfaite du contexte comme on le voit dans les souvenirs flash (flashbulb memories) ou dissocier les éléments de la scène avec une fixation en puzzle d’un détail qui oblitère le rappel de l’ensemble. Un tel ne se rappellera que de la mimique du dentiste ou d’un détail du plafond, d’autres d’une odeur hospitalière. Le contexte est important comme indice de rappel. Que pourra déclencher plus tard la rencontre fortuite de ces contextes : l’évocation globale de l’événement, sa part somatique isolée (douleurmémoire) ou son accompagnement émotionnel (bouffée d’angoisse) ? La mémoire olfactive a beaucoup de points communs avec notre sujet par son lien émotionnel, la possibilité de reconnaissance sans reviviscence sensorielle et surtout son fort pouvoir d’évocation mnésique avec le classique phénomène proustien de la madeleine. De la même façon, une douleur-mémoire correspondant à une douleur physique oubliée peut réapparaître dans un contexte identique à l’encodage initial : quelques exemples de la littérature rapportent ce type de douleurs-mémoire dans des contextes reproduisant exactement une expérience douloureuse du passé, sans que le sujet fasse immédiatement le lien mnésique avec sa biographie. Une approche expérimentale symétrique serait d’étudier la douleur comme un élément incident de contexte dans un apprentissage traditionnel de liste de mots ou d’images avec l’utilisation de la même stimulation au 340 moment du rappel. La facilitation déjà connue pour une stimulation somesthésique ou un mouvement serait-elle différente pour une stimulation douloureuse ? La question théorique est de comparer l’effet facilitateur ou inhibiteur d’une douleur sur le rappel épisodique : les deux phénomènes existent sans doute avec une potentialisation pour une douleur faible, élément de contexte qui ne crée pas une interférence négative ; mais à l’inverse, une douleur aiguë avec impact émotionnel interfère négativement avec l’apprentissage, comme ceci a été largement démontré dans des douleurs chroniques [2]. Imagerie mentale de la douleur La douleur est à la fois somatisation et sémantisation et ces deux aspects interagissent. L’idée générale est double : anticiper ou imaginer une douleur connue, c’est déjà se préparer à souffrir : « qui craint la douleur souffre déjà de ce qu’il craint » écrivait Montaigne, souffrant de coliques néphrétiques. Nommer la douleur ou la maladie responsable chez un patient habitué à souffrir d’une même douleur répétée, attendre une douleur déjà expérimentée et annoncée par un signal suffit pour « allumer » la matrice anatomique de la douleur en imagerie cérébrale. On peut comparer avec l’IRM fonctionnelle la douleur expérimentale ressentie par des sujets normaux, le rappel en imagerie mentale de cette douleur et l’évocation d’une douleur habituelle chez des patients : les réponses sont proches au niveau de la matrice anatomique de la douleur avec une visualisation de l’insula, du cortex pariétal, du gyrus cingulaire postérieur et du cortex frontal prémoteur. Finalement, puisque seule la première situation est réellement douloureuse, c’est l’entrée somatique de la matrice (aires SI, SII et insula postérieure) qui est le corrélat de la douleur perçue, mais la mise en jeu du circuit émotionnel (insula antérieure, gyrus cingulaire antérieur) et des systèmes de contrôle (lobe orbitofrontal, partie haute du tronc cérébral avec la substance grise périaqueducale) sont identiques [10]. Mémoire sémantique et douleur Il est donc important de tester le stock sémantique sur la douleur en demandant par exemple au sujet de classer par ordre d’importance un certain nombre de situations douloureuses courantes. L’acquisition de ce stock peut être expérientielle (mémoire autobiographique de mes migraines…) ou culturelle (le cancer du pancréas est le plus douloureux des cancers…), et des échelles comme le questionnaire SPQ de Clarke [11] interrogent sur les situations classiques et expérientielles de la vie quotidienne : piqûres d’insectes, fractures, brûlures. Cette sémantique de la douleur peut être connue de sujets qui n’ont jamais éprouvé de douleur comme ceux atteints d’une indifférence congénitale à la douleur qui connaissent toutes les situations à REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Mini-revue risque apprises pour leur protection [12]. Dans la description d’une douleur courante comme celles des menstruations, Brodie [13] a étudié le rôle respectif de la mémoire autobiographique épisodique pour les femmes qui souffrent de dysménorrhées et sémantique pour celles qui n’en ont qu’une connaissance culturelle. Logiquement la description est plus stable pour les femmes qui n’ont qu’une connaissance sémantique et non expérientielle. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Douleur et pathologies de la mémoire Que devient l’expérience douloureuse dans les pathologies de la mémoire ? L’étude en imagerie cérébrale d’une douleur expérimentale thermique dans la maladie d’Alzheimer invalide l’hypothèse classique d’une moindre perception algique [14]. Les réponses somatiques du réseau pariétal (SI, SII) et émotionnel (insulaire et cingulaire) sont exagérées chez les patients, contrairement aux hypothèses classiques d’une moindre sensibilité à la douleur dans la démence. Quel est le rôle de l’amnésie épisodique ou sémantique dans cette amplification ? Souffre-t-on davantage lorsqu’on a oublié sa biographie douloureuse ou la sémantique de la douleur ? Est-ce une question d’attribution à soi comme cela a pu être proposé dans l’interprétation des comportements à la douleur des malades schizophrènes ? Mémorisation implicite de la douleur Le syndrome de Korsakoff, modèle d’amnésie explicite, conserve l’enregistrement implicite de la douleur et chacun connaît la classique expérience de Claparède : le patient piqué par une aiguille lors de la première poignée de main ne la tend pas la deuxième fois alors qu’il dit voir le médecin pour la première fois. Quels sont la réalité et le rôle de la mémoire implicite d’une douleur ? Plusieurs composantes de l’expérience douloureuse peuvent relever d’un apprentissage implicite : le conditionnement du stimulus, de la réponse motrice, le contexte visuel associé, le conditionnement émotionnel… L’expérience douloureuse qui ne peut être rapportée est évidemment très étudiée chez l’enfant au cours de la classique amnésie infantile : de très nombreux travaux prouvent qu’il existe une mémorisation implicite des événements douloureux périnataux : une circoncision sans anesthésie s’accompagnera plusieurs mois plus tard d’un comportement douloureux plus intense lors de la première vaccination [15]. Burloux [16], psychanalyste qui a travaillé avec des lombalgiques chroniques, s’intéresse aux blessures précoces, dues à des situations d’abandon, de détresse non consolée, de séparation et de déréliction. À leur propos, il parle « de traces amnésiques, liées à l’indicible au sens propre, traces enracinées dans l’indifférenciation psychosomatique originaire ». Le langage du neuropsychologue parlant de mémorisation implicite est différent mais le fond est identique : les conséquences émotionnelles et comporte- mentales d’un sujet blessé dans l’enfance sont évidentes et il sera doublement victime à l’âge adulte de cette douleurmémoire résiduelle et de l’amnésie explicite du contexte initial. Chez l’adulte la question d’une mémorisation implicite peut se poser lors d’un geste douloureux fait au cours d’une anesthésie générale ou sous benzodiazépine injectable qui déclenche une amnésie épisodique aussi massive qu’un ictus amnésique : l’absence d’enregistrement épisodique est-il garant d’une absence d’inscription somatique de la douleur ? Quelques observations sont publiées de patients qui ressentent à distance des douleurs peropératoires alors qu’ils n’ont rien enregistré consciemment [17]. Le fait est connu des anesthésistes qui utilisent systématiquement les morphiniques. Douleurs-mémoire La reviviscence douloureuse sans stimulation nocive ou douleur-mémoire est une possibilité classique des douleurs fantômes : le patient amputé peut ressentir dans son membre absent une douleur aiguë oubliée, souvent de l’enfance, sans faire immédiatement le lien avec le contexte autobiographique. Un patient a ressenti plusieurs fois dans des contextes différents une écharde sous un ongle de son membre amputé ; c’est en parlant de cette sensation avec ses parents qu’ils lui ont raconté l’histoire d’une écharde au même doigt à l’âge de 3 ans [1]. Le fait ne serait qu’anecdotique s’il n’avait une grande importance théorique pour démontrer le stockage cortical de toute douleur passée. Ceci incite à analyser toute douleur en référence avec la biographie douloureuse ancienne pour autant que l’accès en soit explicite. Reste à comprendre les mécanismes physiologiques qui interdisent à toutes nos douleurs d’être réactualisées et le pourquoi de cette réactualisation en situation de privation sensorielle comme dans une amputation. D’autres privations sensorielles brutales peuvent conduire à l’émergence de souvenirs oubliés : l’hallucinose des cécités corticales produit parfois des images de la mémoire épisodique. Dans l’épilepsie temporale, la réactualisation de scènes anciennes n’est pas rare mais sur un mode essentiellement visuel sans qu’il s’agisse de douleurs passées. Dans l’épilepsie pariétale (SI ou SII) qui peut se traduire par des douleurs souvent intenses, la douleur-mémoire n’est pas décrite et pas davantage dans notre expérience des stimulations stéréotaxiques de l’insula [18]. Un exemple de douleur-mémoire est rapporté par l’équipe de Tasker au cours d’une stimulation stéréotaxique du thalamus ventropostérolatéral : le sujet a ressenti exactement une crise d’angine de poitrine avec la même intensité douloureuse, les irradiations et le contexte émotionnel mais sans la moindre modification de l’électrocardiogramme [19]. Cette possibilité de réactualisation douloureuse interroge sur un certain nombre de douleurs « sine materia » dites psychogènes où un stockage implicite d’événements douloureux, particulièrement de la prime enfance, pourrait REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 341 Mini-revue intervenir. Le système nociceptif est probablement soumis à une « finalité » d’oubli de la douleur, mais tout stimulus douloureux étant stocké, il s’agit donc d’un blocage de l’évocation et non d’un effacement. Les mécanismes de cette « inhibition » donneront sûrement des clés de lecture pour la physiologie de la douleur mais aussi sur certains aspects non évocables de la mémoire autobiographique. La mémoire de la douleur crée un pont utile dans la communication scientifique entre biologistes, somaticiens, psychanalystes et neuropsychologues. Elle représente un modèle de mémoire somatique qui conditionne la mémoire autobiographique. Elle donne également des clés de lecture sur certains comportements émotionnels, voire psychosomatiques, qui échappent à la compréhension médicale. ■ Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Références 1. Laurent B. Mémoire de la douleur. Revue de Neuropsychologie 2001 ; 11 : 197-219. 2. Moroni C, Laurent B. Influence de la douleur sur la cognition. Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement 2006 ; 4 : 21-30. 3. Eich E, Reeves JL, Jaeger B, et al. 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