LNA#58 / cycle raison, folie, déraisons Infinitisation et démocratisation de la mélancolie Par Bernard FORTHOMME Franciscain (Ordre des Frères Mineurs), Professeur au Centre Sèvres (Paris VI) En conférence le 6 décembre Ces derniers temps, de nombreuses expositions ayant pour thème la mélancolie ont rappelé la dimension puissamment culturelle de la mélancolie. Cette inflation artistique et littéraire trahit à la fois l’insuffisance de la médicalisation du malaise humain, de sa réduction à une maladie chronique, à la tristesse inadéquate ou à des idées dévalorisantes. La culture sous forme artistique ou littéraire n’est-elle pas la plus apte à sonder l’angoisse humaine face à la mort ou à rejoindre la douleur face à la vie si grave ; vie à laquelle la mort peut sembler une forme de remède désirable ? C ette inflation culturelle, n’est-ce pas aussi parce que la mélancolie a disparu de la nosographie standard, alors que les entités descriptives qui prétendent la remplacer ne parviennent pas à répondre à la complexité de l’humeur noire, à son malaise basal, à la mise en cause de l’audace de vivre, de toucher, de prendre contact avec l’entourage, d’entendre sa voix, sa rumeur profonde ? Sans doute la mélancolie est-elle liée à une polysémie impertinente pour un diagnostic ou un protocole thérapeutique. Au sortir de la modernité, elle nous arrive tendue entre une symptomatologie assez schématique tout au long de son histoire (avec des traits ressassés, devenus des lieux communs d’une clinique codifiée) et une expérience de la culpabilité subjective – précisément différenciée d’une culpabilité culturelle ou du ressort d’une symbolique institutionnelle ou artistique. Or, cette subjectivation radicale de la tristesse – distinguée de l’ordre social et culturel – est une des racines de la disparition nosologique de la mélancolie. Le sentiment de culpabilité individuelle et le travail de deuil (face à la perte d’un être cher ou à un échec) prennent le relais de la mélancolie, parfois déjà chez Burton. L’élément cultuel et culturel est réduit à l’extrême. L’institution est remplacée par l’accès au symbolique, à la reconnaissance de l’altérité, à la crise du réel et de l’imaginaire d’une expérience immortelle. Mais comment tenir compte de l’affectivité elle-même et de la volonté libre dans cette logique d’allure tragique ? Certes, il y a un vecteur logique et singulier dans l’émotion, mais l’émotion n’est en elle-même ni langage ni libérale. En outre, la mélancolie antique est bien un concept médical renvoyant à une dimension physiologique et notamment au remède alcoolique (le vin), avec des effets sur le comportement et l’humeur, mais elle avait essentiellement une dimension sociale : elle affecte de manière privilégiée les experts, qu’ils ressortent du domaine de l’art, de la politique ou de la science (en contrepoint à la manie poétique, rituelle, divinatoire ou érotique de Platon). 6 L’acédie chrétienne (a-kèdia, absence de soin, de cure, négligence), par contre, n’est pas un concept médical et ne désigne pas une compétence sociale, mais, avant tout, une ambition spirituelle confrontée à des axiomes (logismoi) qui l’entravent. Cette vocation n’est pas encore identifiée à une profession ou à une ambition professionnelle (et son burn out) ! C’est une affection idiorythmique qui touche le solitaire confronté à un désir d’excellence spirituel dont le modèle est tantôt angélique, tantôt christomorphique. Certes, la dimension corporelle, sociale et même d’expertise (dans le discernement des esprits) est loin d’être absente, mais la causalité n’est pas directement physiologique, sociale ou noétique. L’élément subjectif ne fera que s’accentuer. Toutefois, dès l’urbanisation de l’Europe, une certaine contamination explicite, notamment pour des raisons pastorales, va s’opérer entre la mélancolie médicale et l’acédie spirituelle étendue désormais au monde laïc et citadin, et non plus seulement au monde monastique, érémitique ou rural. Et la paralysie de l’action religieuse, sociale (travail) ou morale ne sera plus seulement une entrave à l’acte, mais une tristesse en voie de sécularisation. La mélancolie n’est plus le propre d’un dieu (Saturne) ou d’un héros (Hercule), ni d’une sainte (Marie-Madeleine), du patriarche des ermites (Antoine d’Égypte) ou du moine agrégé (Cassien interprétant Évagre). Au sortir de la période médiévale, la sécularisation de toute l’existence apparaît parfois une mesure de protection contre la mélancolie liée à l’effritement du vieux cosmos et de la via antiqua dans le rapport à Dieu : la théologie médiévale nominaliste devenant de plus en plus critique au regard de ses propres présupposés. D’autant plus que la mélancolie antique s’était déjà fort aggravée par son inscription dans le pathétique chrétien, paulinien et augustinien par excellence. La théologie réformée a encore accentué cette gravité de la mélancolie comme insondable sentiment de culpabilité, d’impuissance des possibles (Kierkegaard), comme mal sans remède dans la souffrance humaine. La mélancolie cycle raison, folie, déraisons / LNA#58 s’éprouve face à l’infini, mais ne peut être résolue par les œuvres, même caritatives (les possibles), les exercices corporels, les souffrances voulues, ascétiques, voire conformées à la Passion du Christ. Elle est infinie en tant que les actes finis ne peuvent la résoudre et, en ce sens, n’est pas encore sécularisée. La mélancolie comme sentiment de culpabilité ne peut être dépassée que par la foi, et non par l’effort, l’acte charitable ou par le masochisme (toujours insuffisants). Simultanément, malgré tout, pour guérir de sa tristesse de vivre, l’alléger, il faut le courage d’affronter la mort, d’où le risque de jouir d’une existence ainsi écourtée. Alors qu’on ne peut guérir de l’angoisse révélatrice de l’être comme finir ! Et que la charité n’est pas d’abord sa propre passion mortelle, mais hospitalité à la mort et au mourir d’autrui, au sein de son propre temps ainsi dilaté et moins oppressant. Toujours est-il que la souffrance comme mélancolie ou comme remède hypothétique sont mis hors jeu par la théologie réformée. Cette tendance a été préparée par la théologie universitaire médiévale dans la mesure où elle excluait de considérer comme objet théologique l’expérience subjective des sentiments, les réservant à la dévotion ou à l’expérience mystique (Gerson), voire ensuite à la possession diabolique subjective (distincte de la sorcellerie sociale). Même le mystère du corps ressuscité pose problème à la théologie de la vérité (universelle). D’où l’importance des arts et de la littérature de la Renaissance pour traiter des corps (Sixtine), de la mélancolie, des anges et des démons de l’homme. Mais aussi l’émergence d’un renouvellement du discours médical à ce sujet, car la philosophie et la théologie semblaient laisser le champ libre à la médecine pour faire du corps ou des larmes un objet scientifique plus précis, mobilisant l’œil et la technique artistiques en anatomie (voir la Fabrica de Vésale). Et, en même temps, cette tendance contribue à une valorisation nouvelle du pathos. Il paraît un relais entre le monde et la science, entre le corps et la science. La souffrance et la mort anticipée deviennent des liens entre le corps et la science. Car la souffrance n’est jamais simplement le cosmos, mais s’enracine bien dans l’élément corporel de la douleur. Et parce que la souffrance n’est jamais simplement le corps, à cause de son élément sémantique, elle s’expose au logos scientifique. Ce qui ne signifie pas aussitôt une reprise de la souffrance par la science. Certes, le corps est repris plus directement dans le champ scientifique. Mais comme anatomie ou médecine légale, sans le pathos, la souffrance directe. Même la médecine aliéniste du XIXème siècle mettra du temps avant de prendre en compte explicitement la souffrance, sa sémantique singulière et verbalisable, dans le « traitement moral », comme traitement médical (non une morale faite au patient). En réalité, il faut penser la conjonction entre l’élimination du pathos sotériologique (ce qui sécularise radicalement l’affectivité humaine) par la théologie réformée (du moins celle qui exclut le piétisme affectif) et l’élimination méthodologique du pathos par le déisme des Lumières, y compris dans le champ de la théologie catholique (du moins celle qui anesthésie la Bible) : il faudra attendre le romantisme, et Chateaubriand notamment, pour réintroduire le pathos : j’ai pleuré et j’ai cru ! Mais les pleurs sont explicitement liés à la foi, pas au corps ou à l’exercice ascétique, aux mérites d’une pratique corporelle. En outre, la mélancolie passe du substantif au verbe actif, à un néologisme : mélancoliser, avec sa variable réflexive. http://www. bernard­-forthomme.com Toutefois, l’humanisation n’est pas directe. Elle est oblique, car elle passe par le modèle christique et angélique. Le médecin garde encore l’image du christus medicus – jusqu’au XVIIIème siècle, sans parler des romans populaires à médecin ou à chirurgien comme Healer – et même du christus psychiatrus (expression qui apparaît à la fin du XVIème siècle). En outre, l’homme se conçoit lui-même sur le paradigme de l’ange immobile (Dürer) : autrement dit, comme une vitesse bloquée, un rire arraisonné par la colère sourde et muette, cet allègement du corps aggravé, appesanti. Mieux : ce qui sert à la vitesse, les ailes, pétrifiées, empêtrent le mouvement et le temps vertical, obscurcissent la lumière solaire. 7