Cette inflation culturelle, n’est-ce pas aussi parce que la
mélancolie a disparu de la nosographie standard, alors
que les entités descriptives qui prétendent la remplacer ne
parviennent pas à répondre à la complexité de l’humeur
noire, à son malaise basal, à la mise en cause de l’audace
de vivre, de toucher, de prendre contact avec l’entourage,
d’entendre sa voix, sa rumeur profonde ?
Sans doute la mélancolie est-elle liée à une polysémie imper-
tinente pour un diagnostic ou un protocole thérapeutique.
Au sortir de la modernité, elle nous arrive tendue entre une
symptomatologie assez schématique tout au long de son
histoire (avec des traits ressassés, devenus des lieux communs
d’une clinique codifiée) et une expérience de la culpabi-
lité subjective – précisément différenciée d’une culpabilité
culturelle ou du ressort d’une symbolique institutionnelle
ou artistique.
Or, cette subjectivation radicale de la tristesse – distinguée
de l’ordre social et culturel – est une des racines de la dispa-
rition nosologique de la mélancolie. Le sentiment de culpa-
bilité individuelle et le travail de deuil (face à la perte d’un
être cher ou à un échec) prennent le relais de la mélancolie,
parfois déjà chez Burton. L’élément cultuel et culturel est
réduit à l’extrême. L’institution est remplacée par l’accès au
symbolique, à la reconnaissance de l’altérité, à la crise du
réel et de l’imaginaire d’une expérience immortelle. Mais
comment tenir compte de l’affectivité elle-même et de la
volonté libre dans cette logique d’allure tragique ? Certes,
il y a un vecteur logique et singulier dans l’émotion, mais
l’émotion n’est en elle-même ni langage ni libérale.
En outre, la mélancolie antique est bien un concept médical
renvoyant à une dimension physiologique et notamment
au remède alcoolique (le vin), avec des effets sur le com-
portement et l’humeur, mais elle avait essentiellement une
dimension sociale : elle affecte de manière privilégiée les
experts, qu’ils ressortent du domaine de l’art, de la politique
ou de la science (en contrepoint à la manie poétique, rituelle,
divinatoire ou érotique de Platon).
L’acédie chrétienne (a-kèdia, absence de soin, de cure,
négligence), par contre, n’est pas un concept médical et ne
désigne pas une compétence sociale, mais, avant tout, une
ambition spirituelle confrontée à des axiomes (logismoi)
qui l’entravent. Cette vocation n’est pas encore identifiée
à une profession ou à une ambition professionnelle (et son
burn out) ! C’est une affection idiorythmique qui touche
le solitaire confronté à un désir d’excellence spirituel dont
le modèle est tantôt angélique, tantôt christomorphique.
Certes, la dimension corporelle, sociale et même d’expertise
(dans le discernement des esprits) est loin d’être absente,
mais la causalité n’est pas directement physiologique, sociale
ou noétique.
L’élément subjectif ne fera que s’accentuer. Toutefois, dès
l’urbanisation de l’Europe, une certaine contamina-
tion explicite, notamment pour des raisons pastorales, va
s’opérer entre la mélancolie médicale et l’acédie spirituelle
étendue désormais au monde laïc et citadin, et non plus
seulement au monde monastique, érémitique ou rural. Et
la paralysie de l’action religieuse, sociale (travail) ou mo-
rale ne sera plus seulement une entrave à l’acte, mais une
tristesse en voie de sécularisation. La mélancolie n’est plus
le propre d’un dieu (Saturne) ou d’un héros (Hercule), ni
d’une sainte (Marie-Madeleine), du patriarche des ermites
(Antoine d’Égypte) ou du moine agrégé (Cassien interpré-
tant Évagre).
Au sortir de la période médiévale, la sécularisation de toute
l’existence apparaît parfois une mesure de protection contre
la mélancolie liée à l’effritement du vieux cosmos et de la
via antiqua dans le rapport à Dieu : la théologie médiévale
nominaliste devenant de plus en plus critique au regard de
ses propres présupposés. D’autant plus que la mélancolie
antique s’était déjà fort aggravée par son inscription dans le
pathétique chrétien, paulinien et augustinien par excellence.
La théologie réformée a encore accentué cette gravité de la
mélancolie comme insondable sentiment de culpabilité,
d’impuissance des possibles (Kierkegaard), comme mal
sans remède dans la souffrance humaine. La mélancolie
Infinitisation et démocratisation de la mélancolie
Franciscain (Ordre des Frères Mineurs),
Professeur au Centre Sèvres (Paris VI)
Par Bernard FORTHOMME
Ces derniers temps, de nombreuses expositions ayant pour thème la mélancolie ont rappelé la dimension puissamment
culturelle de la mélancolie. Cette inflation artistique et littéraire trahit à la fois l’insuffisance de la médicalisation
du malaise humain, de sa réduction à une maladie chronique, à la tristesse inadéquate ou à des idées dévalorisantes.
La culture sous forme artistique ou littéraire n’est-elle pas la plus apte à sonder l’angoisse humaine face à la mort ou à
rejoindre la douleur face à la vie si grave ; vie à laquelle la mort peut sembler une forme de remède désirable ?
En conférence le 6 décembre
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cycle raison, folie, déraisons / LNA#58LNA#58 / cycle raison, folie, déraisons