Miroirs de la mélancolie: modèles, histoire et réception de la notion

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Miroirs de la mélancolie: modèles, histoire et réception de la notion
La référence en miroir
En introduction à son Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Jean
Starobinski évoque la « longue carrière de la mélancolie »; depuis la médecine hippocratique
jusqu'à la psychanalyse et aux modernes expressions du malaise, de la tristesse, de l'ennui, de la
dépression ou de l'intelligence, les acceptions et transformations de la notion semblent jouer
d'infinies et indéfinies associations entre les sciences, les textes, les arts et les disciplines. En amont
et en aval de l'humeur, de la personnalité, du sentiment ou de l'inspiration artistique, la catégorie de
mélancolie semble toujours s'adjoindre de nouveaux sens et les conceptions paraissent se superposer
les unes aux autres sans s'exclure. L'on pourrait continuer cette longue première histoire par une
riche carrière « seconde »: celle des études et commentaires, fort bien représentée de longtemps et
jusque nos jours, parfois elle-même constitutive de sources nouvelles.
Reflets troublés
Or, dès que l'on s'attarde à écouter disputes et ententes sur les mots, le succès de la notion
semble s'accompagner de contradictions, dérives, mises au point et approximations. Le singulier de
la mélancolie se développe en histoires plurielles. De fait, la mélancolie semble être essentiellement
reconnue en référence à une catégorie première, ancienne, connue, idéalement limitée, tandis que
les usages récents du terme constitueraient des abus, glissements, les diverses extensions d'un sens
original sur lequel tous s'accorderaient implicitement: elle se reconnaîtrait dans le miroir où se
comparent modèle et reprise. Ainsi, après Hippocrate et Galien, sans trop regarder aux nuances
qu'apportent les autres médecins de l'Antiquité ni à la tradition aristotélicienne du problème XXX
(qui statue que l'homme de génie est mélancolique), les interprétations d'une commune base
mèneraient à la variété et aux écarts de multiples acceptions secondes, en autant de nouveaux
contextes scientifiques, philosophiques, littéraires, religieux, dramaturgiques. Le mot suffit à
convoquer et réunir mouvements humoraux, tempéraments, émotions, capacités et conceptions de
l'humanité. Les derniers succès de la mélancolie, célébrée en livres, œuvres et grandes expositions,
ne tranchent guère avec cette histoire de reprises et recréations, narrée par les jalons historiques
qu'ont ordonnés pour nous, entre autres, Jean Starobinski, Raymond Klibansky, Erwin Panofsky,
Fritz Saxl, Rudolf Wittkower, Jackie Pigeaud ou Patrick Dandrey.
Miroirs de la mélancolie ?
La permanence contradictoire d'une ouverture des sens et d'un purisme conceptuel depuis
l'Antiquité forme encore un autre miroir de la mélancolie: user du mot, c'est déjà en poser une
définition, c'est déjà entrer dans un système référentiel tout autant que dépasser le cadre de ce
système théorique. Voire, c'est déjà commenter l'écart entre un sens qui serait premier, propre,
commun et l'utilisation qui en est faite. Mais où, quand faire passer la ligne mythique de partage
entre un donné et son usage? Voire, à vouloir établir des sens propres et des sens figurés, le risque
est grand de construire des récits étymologiques imaginaires, d'inventer les épisodes d'une carrière
pluri-séculaire et de recréer une pureté originelle qui ne fut jamais. Il semble ainsi que le sens
originel de "mélancolie", toujours donné comme premier dans les dictionnaires, n'ait pas été l'unité
close et stable que les lexicographes ont érigée; il semble que le sens second, de tristesse, ait pu
précéder — comme c'est le cas pour le français « mélancolie »— le sens étymologique, d'humeur
noire, retrouvé après oublis et transformations par des savants épris de retours aux origines. Il
semble que les artistes, les poètes, les médecins aient donné à la notion directions et domaines
variés, depuis la fin de l'Antiquité sans que, jusqu'aux mises au point et récapitulations de la
Renaissance, les contradictions et les redites aient en quoi que ce soit gêné « cette longue carrière».
Où placer l'origine et la dérive? Comme le puriste, doit-on interpréter le changement comme perte?
En quoi la suite définit-elle ses propres débuts? Bref, les lexicographes de la Renaissance
retrouvent-ils ou inventent-ils théories et systèmes pour une notion qu'ils prétendraient antique?
La description de cas et l'analyse de systèmes particuliers sera, donc, dans le cadre de ce
projet, référée à l'historicité de la notion et aux modes de lectures, réception et transformations du
concept. Historiens, historiens de l'art, de la littérature, des idées ou de la médecine sont invités à
croiser leurs méthodes et leurs cultures autour de la question de la réception de la mélancolie, de
l'Antiquité à la fin du XVIIIe siècle en Europe.
Projet d'atelier
L'atelier proposé ne se donne pas pour but de décrire les différents usages de la notion, mais
de suivre et analyser les passages, transmissions, déformations et réceptions de cette notion: il
explorera les façons de commenter les infléchissements historiques de la mélancolie ainsi que les
discours tenus sur ces changements. Aussi, la rencontre ne saurait se passer d’une très solide étude
de la notion dans le corpus médical grec, qui est souvent présentée comme la référence originelle et
ouvre le premier débat sur les extensions possibles hors du champ médical. L’étude précise de
commentaires, textes médicaux, moraux, philosophiques montrera la souplesse de la catégorie,
empruntée dans différents champs et en différentes acceptions; surtout, elle permettra de mieux
cerner le type de fascination exercé par le terme. Ainsi, l’un des axes d’étude sera la “critique de la
mélancolie” avant 1800 (la distinction d’avec la dépression dans la période moderne simplifie
nettement en effet la ligne de partage entre abus et sens propre).
L'étude des déclinaisons personnelles ou théoriques de la notion sera l'occasion d'une
analyse de la réception d'un concept ancien et des utilisations d'un matériau scientifique considéré
comme un "lieu commun" du discours médical. Suivre la « carrière » de la notion de mélancolie ne
saurait alors, dans cette perspective, revenir à identifier des glissements successifs de disciplines et
de sens. Les historiens de la mélancolie le firent, et fort bien, avant cet atelier: riches de leurs
travaux, nous proposons de regarder processus et discours de la longue carrière. Dans la
contradiction, le paradoxe, l'extension, la résistance puriste aux dérives, le franchissement des
divisions du savoir et des discours, s'offrent à l'analyse les miroitements d'une notion dont la
première caractéristique est de dépasser ses définitions originelles. C'est ce jeu de miroirs, en
continuités et ruptures, que nous tenterons de saisir : comment, en quels termes, avec quels enjeux,
en quels contextes la polysémie, les références scientifiques, intertextuelles ou philosophiques
dessinent-elles une carrière poétique de la mélancolie? En quoi fidélités et inventions peuvent-elles
tracer un parcours épistémologique? Quels sont les discours réflexifs qui encadrent et contiennent la
pluralité des mélancolies?
La perspective d’une étude de la réception de la notion et de ses variations en des contextes
différents permet enfin de lire l’engouement actuel pour la mélancolie : elle donnera les outils d’une
analyse comparative des représentations et des conceptions anthropologiques. La rencontre entre
centres de recherches canadien et suisse favorisera l’échange de méthodes, de références
bibliographiques et de traditions de pensée : cette confrontation nous semble essentielle pour la
rigueur et le renouvellement de débats déjà maintes fois ouverts.
Réserves méthodologiques
Le projet s'attache à la carrière d'une notion, non à sa validité scientifique,
psychologique ou littéraire. Il ne s'agit donc pas ici de nous demander en quoi les notions modernes
ou anciennes sont fidèles, valides ou utiles par rapport à la compréhension du réel ou de l'histoire, il
ne s'agit pas de confronter des discours critiques pour en dégager une vérité qui transcenderait
l'historicité ou pour renouveler la lecture d'œuvres anciennes: nous intéressent, pour ce projet, la
complexité et la réflexivité des discours et pratiques liées à la mélancolie. Du coup, d'une époque
l'autre ou d'un auteur l'autre, la reprise et la rupture seront commentées comme telles, non dans leur
résultat (l'identité ou la différence des définitions) mais dans leur processus. Ainsi, le
rapprochement des cultures — en particulier la comparaison des médecines orientales et
européennes, anciennes et modernes, ou la reconnaissance de modèles psychologiques anciens à
l'œuvre dans les discours modernes — devront se référer au modèle de réception et non à la
description des contenus.
Pareillement, bien qu'il puisse paraître tentant de poser la question de la permanence dans la
diversité et la longue durée des transformations, telle démarche nous semble revenir à une
interrogation essentialiste du monde et ne saurait s'ouvrir sur la mise en perspective critique des
modes d'inclusion et superposition à l'œuvre dans l'histoire de la notion. En effet, si notre propos est
centré autour des miroirs de la notion, de sa réception critique, des discours et commentaires tenus
sur son histoire, il ne saurait dans le même temps s'organiser autour d'une conception immuable de
la mélancolie ni même chercher à dégager le « fonds commun » d'acceptions changeantes. Il ne
saurait non plus s'appliquer au diagnostic de mélancolies avant ou après les périodes
définitionnelles. L'identification et la reconnaissance de la mélancolie dans les œuvres, l'inspiration
ou la personnalité d'artistes sont ainsi placées hors champ de notre sujet. En deçà du miroir, ces
analyses fourniront le matériau de notre recherche, non son propos.
Axes de recherche suggérés
• Mélancolie antique : de l'humeur à la pathologie, sources, définitions, descriptions,
champs, débats entre les disciplines, modèles littéraires des traités médicaux;
l'élaboration rétrospective de modèles pour la mélancolie; symptômes et différentiations
d'avec les autres catégories; la notion de tempérament
• Sources et dérives dans le corpus médical: lectures médiévales et modernes des textes
antiques, réécriture des théories antiques, démarcations de la notion, littérature des
symptômes, systématisations et remodelages des sources antiques; concurrence et
diversité des interprétations; maladie d'amour, maladie des livres, disposition au génie,
les modalités de relectures interprétatives
• Expansions : utilisations de la notion hors du champ médical, au Moyen Age et à la
période moderne, commentaires réflexifs sur les pratiques d’emprunts et de glissements
sémantiques, modes de franchissement des divisions disciplinaires, commentaires sur
l’historicité des notions, purismes et condamnations des expansions comme abus, les
modes d'expansion
• Rhétoriques des discours: constitution du "lieu commun" scientifique, philosophique ou
anthropologique, fonctionnement de l'écart et de la correction scientifiques, structures
de l'emprunt trans-disciplinaire; limites et succès du modèle étymologique; enjeux du
récit historique des fidélités et des écarts
• Anatomies de la mélancolie: invention et discours d’une écriture moderne trans-générique,
la question littéraire de l’analyse de la mélancolie, le cas Burton, mélancolies théâtrales,
le discours sur la mélancolie dans les genres spécifiques; la mélancolie dans le discours
du sujet; mémoires et mélancolie
• Traditions savantes: confrontations des notions et savoirs nationaux, réécritures nationales
de la continuité historique, le tempérament et la culture; études précises de réceptions
nationales, personnelles ou systématiques
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