COM 51, Axe 2 Méthode biographique et entrepreneuriat Le Cas des entrepreneurs tunisiens Rabah NABLI Université de Tunis El Manar La compréhension du processus entrepreneurial soulève d'autant plus d'intérêts et de difficultés qu'elle nécessite une méthode de recherche appropriée. II convient, en effet, d'établir une relation entre la réflexion théorique et la recherche empirique. Notre exposé s'articule autour de deux parties. La première présente le cadre épistémologique et les potentialités de la méthode des récits de vie tels qu'ils se présentent dans les sciences sociales. Précisons que nous n'étudierons ici que l'approche biographique fondée sur la mise en œuvre d'entretiens narratifs d'enquête à des fins de recherche. Pour des raisons essentiellement liées à notre expérience pratique, les autres genres biographiques (biographie historique, autobiographie, etc.) ou les autres usages de la méthode des récits de vie (formation, thérapie pouvant se combiner à des efforts de théorisation dans le cadre d'une recherche appliquée) ne seront pas abordés ici (voir Peneff, 1990). La seconde partie traite de l'application de la méthode des récits de vie au champ de l'entrepreneuriat. Sans chercher à être exhaustif sur ce thème, nous nous efforcerons de montrer son utilité pour cerner les contours de la socialisation entrepreneuriale anticipée tout en soulignant son intérêt par rapport à d'autres approches méthodologiques. Nous conclurons, enfin, sur les limites de cette méthode qui risque toujours de verser dans "l'illusion biographique" (Bourdieu, 1994) 1. La création d’entreprise constitue une situation d’action complexe aux aspects socio organisationnels à forte dimension humaine.1 Dans ce contexte, la méthode des récits de vie s’avère une stratégie de recherche d’informations sur des sujets difficiles ou personnels marqués le plus souvent, par la 1 Compte tenu de l’enchevêtrement et du caractère parfois masqué des rapports sociaux et de leurs effets, nous avons jugé plus adéquat de recourir, cette fois-ci, à la démarche qualitative. Et ce en raison de l’impossibilité de nous procurer les listes de la population- mère. Nous avons choisi un échantillon de 200 cas. La constitution de cet échantillon est guidée par la volonté de couvrir tout le tissu industriel tunisien dans les différents types qui le constituent. Des entretiens (Ferraroti, 1983) ont été effectués dans tout le pays, en particulier à Tunis, et à Sfax dans les secteurs d’activité suivants : le textile, l’agroalimentaire et les industries manufacturières. Ces entretiens ont été conduits à partir du canevas suivant : - Création de l’entreprise - Apprentissage, formation et trajectoire - Les relations du travail - Le thème de l’entreprise familiale - Les rapports à l’Etat et à l’administration - La mondialisation et l’insertion internationale - L’appartenance régionale et nationale - La concurrence et les stratégies de maintien. 1 confidentialité, les tabous ou plus généralement par des difficultés de formulation. (Dortier, 1996) En focalisant notre regard sur les acteurs économiques, nous allons essayer de montrer qu’en dépit de ses insuffisances, cette méthode d’investigation pourrait se révéler une stratégie de recherche féconde en entrepreneuriat. (Roche, 2006, p. 968) La méthode qualitative est issue des études phénoménologiques; elle se rapporte à des phénomènes évolutifs et humains. En travaillant sur les représentations, il est bien normal de privilégier une telle méthode d'analyse si flexible, si fluide, si riche d'informations et d'observations en profondeur. En plus, en ayant la lourde tâche d’analyser le processus de création d’entreprise, la méthode qualitative semblerait être la mieux pourvue pour comprendre et expliciter les interactions existant entre les différents éléments du processus entrepreneurial. (Le Grand, 1989 ; Bertaux (1997) L’objectif de cette communication n’est pas de rentrer dans les débats qui persistent autour de l’approche biographique, mais de voir les apports de cette méthode à la sociologie des entrepreneurs. A vrai dire, la création d’entreprise est une thématique de sociologie économique à l’intersection de ces deux champs car elle met en scène des entrepreneurs et des salariés. Il s’agit d’un processus complexe qui exige une analyse tant stratégique que psychosociologique des acteurs. Les récits de vie aideront à leur décryptage. (Descamps, 2006 ; Lejeune, 2005) 2. La présente communication voudrait rendre compte des négociations stratégiques de ce nouvel acteur économique qu’est l’entrepreneur tunisien. Pour comprendre ce phénomène, il faudrait considérer cet sur le triple plan: économique, social et individuel. En effet, l’acte d’entreprendre dont il est ici question pourrait être envisagé à travers une triple logique d’action sociale : − La première, fait référence à la notion de rationalité économique: l'individu crée une entreprise dans une logique de conduite rationnelle visant à saisir une opportunité. Il faudrait aussi rappeler que cet acte s’inscrit toutefois, dans un univers plus vaste que l’entreprise. Il mobilise des ressources hors production et se nourrit des valeurs traditionnelles et de l’appartenance à un milieu. − La seconde fait référence à la notion de socialisation: l'individu crée et dirige une entreprise dans une logique de reproduction d’un modèle familial. Est alors reconnu comme patron celui qui s’avère capable de prendre en charge ses proches, de leur permettre d’améliorer leur statut social. Dans un tel contexte, pouvoir et statut sont considérés comme naturels. Ils sont le propre du patron et n’ont pas de lien avec la qualité de son travail ; tout comme le père reste le père, même lorsqu’il ne s’acquitte pas bien de ses tâches. Dans cette situation, c’est le management subjectif qui marche le mieux. − La troisième fait référence à la notion d’éthique personnelle: l'individu crée une entreprise dans une logique de construction de soi en réalisant un projet personnel qui donne du sens à son travail et à son existence. Les entretiens révèlent aussi que certains entrepreneurs se croient investis d’une volonté divine. Le succès est appréhendé comme une sorte de grâce céleste. Mais, nous estimons, quand même, que dans le contexte d’une société où ses membres continuent de se la représenter comme un ordre, ce que l’on fait demeure au moins en partie le résultat d’intériorisations antérieures. 2 Notre projet est radioscopique, visant à quadriller le champ de l’entrepreneuriat selon quatre pôles de référence envisagés en conformité avec la définition que nous venons de présenter de cet entrepreneur: pôle du projet personnel, pôle relationnel des réseaux, pôle professionnel et pôle institutionnel et relation à l’Etat. - Le pôle du projet personnel. La création d’entreprises peut être interprétée comme une conduite rationnelle visant à maximiser les opportunités, selon une vision plus économique. L’entrepreneur crée une entreprise parce que, dans sa situation, il a tout intérêt à le faire. Il dispose d’un certain nombre de ressources lui permettant de s’engager favorablement dans la création d’entreprises selon les opportunités qui s’offrent à lui. Au-delà des opportunités offertes, ce sont les ressources liées à leurs parcours professionnels que les entrepreneurs vont mobiliser en priorité. En effet, lorsqu’on retrace les parcours des créateurs d’entreprises en Tunisie, on observe que la plupart d’entre eux ont subi une sorte de rupture dans leur parcours professionnel. Cette idée renvoie à la notion de « turning points » chez E. C. Hughes (Hughes. E. C, 1996). La manière dont ils se saisissent de cet événement pour en faire une opportunité de créer leur entreprise dépend alors de leur situation professionnelle antérieure. (Reix. F, 2008) Le vécu et les ressources de l’entrepreneur apparaissent d’ailleurs, dans la biographie orientée sur des évènements fondateurs de la création de l’entreprise, liés à l’histoire personnelle, au type de formation suivie, aux reconversions et aux changements de secteurs d’activités. A cet égard, les motivations de l’entrepreneur se placent dans le registre de la motivation personnelle, le désir de construire et de s’affirmer pleinement, la recherche d’interdépendances personnelles et professionnelles qui viennent concrétiser une idée, le refus de la routine, les conflits personnels survenus dans l’ancienne entreprise, la mésentente avec l’ex patron etc.… - Le pôle relationnel des réseaux Ce pôle concerne les relations familiales, par exemple l’association d’un père et d’un fils ou des oncles, ou encore l’acceptation par la femme que son mari ne rapporte pas de salaire avant de longs mois, la volonté de rompre avec un environnement familial ou au contraire de s’associer avec un beau frère. C’est aussi la rencontre avec les collègues, les clients, les fournisseurs, ou l’ancien patron qui propose la reprise de sa boite, ou encore les connaissances sociales du milieu local par des réseaux d’amis. Notre objectif est de bien illustrer le rôle de la famille comme un capital social opérateur et catalyseur de développement. Marquant un compromis où l’origine sociale prime sur la compétence, la famille est un mode de contrôle social et de régulation économique. 3 - Le pôle professionnel. Ce pôle caractérise tout d’abord les « temporalités socio économiques » construites par le succès ou l’échec du projet des entrepreneurs (mise à niveau, protection du marché local, concurrence sauvage etc.). Le pôle professionnel concerne d’autre part la compétence technique et les savoir-faire acquis ailleurs. Par exemple la connaissance du marché et la maîtrise de la gestion, issus d’une expérience précédente de vie d’entreprise, et donc d’une connaissance approfondie du contexte industriel local, constituent autant d’atouts pour l’entrepreneur. De même l’exercice préalable du métier dans la fonction publique ou dans l’administration permettent à l’entrepreneur de mieux construire ses réseaux de clients et de fournisseurs, et apparaissent comme une voie d’accès privilégiée à l’entrepreneuriat. Cette connaissance préalable du milieu vient alors renforcer la volonté de faire le saut du salariat à la mise à son compte. - Le pôle institutionnel et la relation à l’Etat. Le démarrage de toute entreprise exige des relations fortes avec les banques, les administrations, les chambres commerciales et industrielles etc. Les difficultés d’insertion dans ces réseaux sont énormes, et les entrepreneurs subissent souvent la légitimité rationnelle-légale des institutions auxquelles ils sont liés. De ce fait, notre étude montre bien la dépendance historique de l’entrepreneuriat tunisien, témoin de l’histoire politique, selon les fluctuations des interventions étatiques : le socialisme économique des années 1960, le passage d’une économie dirigée à une économie libérale des années 1970, le choix du PAS et de la politique économique libérale des années 1980 etc. Plusieurs témoignages et histoires de vie évoquent sur ce point l’instrumentalisation de l’économique par le politique, souvent l’antichambre de l’action entrepreneuriale. Conclusion A la fin de cette communication une première conclusion qui semble s’imposer d’elle-même, montre que les entrepreneurs tunisiens n’opèrent pas dans le vide. Certes, ils peuvent circonscrire les grandes lignes de leurs stratégies, mettre en œuvre des pratiques de gestion, développer des réseaux relationnels, ils sont cependant, tributaires des particularités d’un environnement juridique, politique, économique, social et d’un héritage culturel. Apparemment pour pouvoir assurer à son entreprise pérennité et continuité, l’entrepreneur tunisien semble être obligé de faire face à de multiples contraintes ; les unes sont liées à la structure organisationnelle de l’entreprise, d’autres au traitement des problèmes provoqués par les mutations technologiques, d’autres encore sont plutôt liés aux changements dans le management de l’entreprise d’aujourd’hui dans le contexte d’une économie mondialisée. 4 La méthode des récits de vie permet de recueillir des informations dépassant le contenu du discours apparent. (Salmon, 2007) Elle peut permettre de libérer la parole et d’aller aux «non dits», autrement dit de désinhiber les acteurs. C’est une méthode de recueil qui laisse une grande place à l’interprétation de l’analyste. Il importera donc de rester vigilant aux risques de projection. (Bertaux 1997 ; Bardin 1998 ; Demazières et Dubar 1997) Dans l’analyse l’action entrepreneuriale elle constitue un outil particulièrement pertinent pour décrypter les déclarations, les intentions, les comportements parfois complexes. (Legrand, 1993) L’action entrepreneuriale en mettant en présence de nombreux acteurs ayant des intérêts contradictoires, des stratégies parfois non avouées se traduisant par des ambiguïtés de jeu, se prête bien à ce type de méthode de décryptage. Le repérage du leadership ou le type de socialisation en vigueur pourrait se faire de la même manière. Références bibliographiques Bertaux.D, (1997) Les récits de vie. Perspectives ethnosociologiques, Nathan, Paris. Bourdieu P. (1986) – “ L’illusion biographique ” - Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63. Demazières. D. & Dubar. C, (1997) Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion, Nathan, Paris. Descamps. F, (2006) « Constituer et exploiter la source orale en histoire », in F. Descamps (Direction), Les sources orales et l’histoire : Récits de vie, entretiens, témoignages oraux, Breal, p.40-59. Dortier .J.-F, (1996) « La force des histoires », in dossier « le sens du récit », Sciences Humaines, n°60, p.12-13, avril. Ferraroti. F, (1983) Histoire et histoires de vie, la méthode biographique dans les sciences sociales, Librairie des méridiens, Paris, 1983. Hughes. E. C, (1996) « Carrières, cycles et tournants de vie » in, Le regard sociologique, Paris, éditions de l’EHESS, p 165-173. Legrand. M, (1993) L’approche biographique, Hommes et perspectives. Lejeune. P., (2005) Signe de vie. Le pacte autobiographique, Le Seuil, 2005. Nabli. R, (2008) Les entrepreneurs tunisiens ou la difficile émergence d’un nouvel acteur social, Paris, L’Harmattan, (Histoire et Perspectives méditerranéennes). Peneff. J, (1990) La méthode biographique, Armand Colin, Paris, 1990. Reix. F, (2008) L’ancrage territorial de créateurs d’entreprises aquitains : entre encastrement relationnel et attachement symbolique, in Géographie, économie, société 2008/1 (Vol. 10) Roche. A, (2006) « Récit de vie », in S. Mésire & P. Savidan (direction), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, p. 967-969. Salmon. C, (2007) Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La découverte, Collection « Cahiers libres », 2007. 5