que adressée à Caïn, l'homme de l'efficace,
de respecter Abel dont le nom évoque le
futile, le non-productif. L'exil au fil du fleu-
ve développe, «tout au long d'une géogra-
phie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation
liminaire du fou à l'horizon du souci de
l'homme médiéval -situation symbolique et
réalisée à la fois par le privilège qui est
donné au fou d'être enfermé aux portes de
la ville : son exclusion doit l'enclore »<19).
Se déprendre
du charme
L'humour pour Octavio Paz est une
invention de l'esprit moderne. Cette catégo-
rie particulière du comique, qui «rend tout
ce qu'il touche ambigu», est une conquête
démystifiante. Il participe du «désenchan-
tement» (Entzauberung) de l'univers, qui
est arraché à un ordre où tout fait sens, et se
hiérarchise. Dans un superbe article(20>,
Milan Kundera rappelle la scène où Ma-
dame Grandgousier, ayant mangé trop de
tripes, si bien qu'on dut lui administrer un
astringent, accoucha de Gargantua par
l'oreille. Il rapproche ce texte des premières
pages des Versets Sataniques: après l'ex-
plosion de l'avion en plein vol, les deux
héros -le chapeau melon vissé sur la tête-
tombent dans le vide en devisant agréable-
ment. Autour d'eux flottent des sièges à
dossier inclinable, des gobelets en carton,
des masques à oxygène... Dans les deux cas
surgit un «univers superbement hétérocli-
te», habité par une «joyeuse liberté», où le
vraisemblable et l'invraisemblable, l'anec-
dote et la méditation, le réel et le fantastique
se mêlent. L'humour est ce «mariage du
non-sérieux et du terrible »(21).
S'il a pu apparaître dans l'espace euro-
péen c'est parce que ce dernier est l'héritier
à la fois de la culture judéo-chrétienne, qui
a «désenchanté» (Entzauberung) le monde,
et la culture grecque qui, avec Aristophane,
a joué sans restriction avec les mythes, les
rites et les croyances établies. Milan Kun-
dera<22) caractérise les temps modernes par
la «dédivinisation» de l'univers (Entgôt-
terung). Celle-ci ne signifie pas l'athéisme,
mais le pouvoir reconnu à l'homme de gar-
der sa foi ou d'y renoncer, d'interpréter sub-
jectivement l'histoire et d'y définir sa place.
D'où la légitimité de la «profanation»,
entendue comme la possibilité de porter les
mythes fondateurs et les textes référentiels
«hors du temple» (pro fanum), afin de les
analyser, de les interpréter, de les utiliser
dans une perspective autre. C'est ainsi que
Rushdie écrit à un moment où deux univers
se télescopent : celui de l'Islam iranien qui
est passé d'une relative modération «à une
théocratie combative» et celui de l'Europe
de la modernité, dont «l'imagination débri-
dée puise à la source redécouverte de
l'humour rabelaisien»<23). Si la théocratie,
comme le rappelle Kundera, s'est mobilisée
contre Rushdie, ce n'est pas parce qu'il a
attaqué l'Islam, mais parce qu'il s'est situé
sur une autre planète, celle du roman fan-
tastique, « où la vérité unique est sans pou-
voir et où la satanique ambiguïté tourne
toutes les certitudes en énigmes »(24). Dans
cet univers «où plane le doute», il n'y a
nulle haine, et la modernité occidentale est
observée avec le même scepticisme que
l'archaïsme oriental. Mais c'est «l'inven-
tion ludique»(25) et «l'immense carnaval de
la relativité»™ au cœur des Versets Sata-
niques qui en font le symbole de la créati-
vité de l'Europe qu'il importe d'éradiquer.
La déliaison
L'esprit de l'homme ne peut s'affirmer
que dans le déchirement: ce n'est qu'en
s'arrachant à lui-même qu'il accède à son
humanité, celle qui ne va plus de soi.
Pour Claude Levi-Strauss<27), toute cultu-
re peut être considérée comme un ensemble
de systèmes symboliques au premier rang
desquels se placent le langage, les règles
matrimoniales, les rapports économiques,
l'art, le science, la religion. Cette complexi-
té d'articulation rend compte de l'incomplé-
tude du symbolique : le passé des cultures,
leurs interférences mutuelles, établissent des
ruptures, des failles, telle qu'«aucune socié-
té n'est jamais intégralement et complète-
ment symbolique ; ou, plus exactement, elle
ne parvient jamais à offrir à tous ses mem-
bres, et au même degré, le moyen de s'utili-
ser pleinement à l'édification d'une structu-
re symbolique qui, pour la pensée normale,
n'est réalisable que sur le plan de la vie socia-
le». Le fou est donc hors structure, hors du
jeu social; il lui est demandé d'incarner, dit
encore Lévi-Strauss, «des compromis irréa-
lisables sur la plan collectif... des transitions
imaginaires, des synthèses incompatibles».
Le fou du roi, le fou d'amour, le fou à lier, le
fou dangereux, représentent pour le groupe,
lié à lui-même par la structuration symbo-
lique, une impossible déliaison : mieux, ils
représentent l'impossible, c'est-à-dire la
déliaison.
Catherine Backès-Clément(28) poursuit
avec beaucoup de finesse cette analyse en
soulignant que les «histoires de fous» nous
en apprennent encore plus sur leur propre
pertinence. Sous condition de déplacer le
fou dans son homologue en exclusion, le
juif, on se souviendra de l'intérêt porté par
Freud au mot d'esprit et aux histoires de
fous et de juifs. «Le rire marque le signe de
la déliaison du groupe par rapport à
lui-même : décomposition instantanée, non
durable, contre laquelle le groupe social
défend son intégrité percée». Reprenant
Freud sur ce point, Lacan appelle «conven-
tion signifiante » le terrain social sur lequel
se déroule le quotidien du langage, terrain
auquel échappe le discours de la folie ou du
comique juif: «Ce lieu n'est rien d'autre
que le lieu de la convention signifiante,
comme il se dévoile dans le comique de
cette plainte douloureuse du juif à son com-
père : Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cra-
covie pour que je croie que tu vas à
Lemberg, quand tu vas vraiment à Cra-
covie?»(29). Cette histoire, souligne Cathe-
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
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