Revue des Sciences Sociales de la France de l`Est

FREDDY RAPHAEL
GENEVIEVE HERBERICH-MARX
Eléments
pour une sociologie
du rire et du blasphème
Le bailli l'avertit et carrément: «Mr de
Voltaire! Mr de Voltaire... on dit que vous
avez écrit contre le Bon Dieu, cela est mal
mais j'espère qu'il vous pardonnera; on dit
que vous avez écrit contre la Religion, cela
est mal encore; on dit que vous avez écrit
contre N.S.Jésus-Christ, cela est très, très
mal, mais il vous pardonnera en sa grande
clémence. Mr de Voltaire gardez-vous
d'écrire contre Nos Excellences, nos
souverains seigneurs, car elles ne vous
pardonneraient jamais.»
Jean Orieux, Voltaire
Livre de Poche,
Paris1994, p.585
«Remarquez... il m'arrive aussi de donner
raison à des gens qui ont raison. Mais, là
encore, c'est un tort. C'est comme si je
donnais tort à des gens qui ont tort. Il n'y a
pas de raison! En résumé, je crois qu'on a
toujours tort d'essayer d'avoir raison
devant des gens qui ont toutes les bonnes
raisons de croire qu'ils n'ont pas tort».
Raymond Devos, Matière à rire
O.Orban, Paris1991, p.307
Freddy Raphaël
Geneviève Herberich-Marx
Laboratoire de sociologie de la culture
européenne. Faculté des sciences sociales
Steinberg, 1968. Saul Steinberg, Text by Harold Rosenberg.
© Whitney Museum of American Art, 1978
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
4
D
e Gargantua à Gavroche, de Falstaff
au Père Ubu, un rire libérateur ne
cesse de secouer l'Europe. Il met à
mal toute prétention à l'achèvement et à la
suprématie, il fait de tout homme notre frère
en incomplétude et en bâtardise. Il fait
éclater la boursouflure des puissants, ces ratés
du bonheur, et mine la suffisance des esprits
doctes et chagrins.
Mais la fête des fous et la farandole du
Carnaval peuvent aussi masquer derrière
une libéralité octroyée la caporalisation et
la mise au pas des esprits. L'Europe du blas-
phème, c'est celle du «Ministère de la-
rité » qui traque impitoyablement toute pen-
e distanciée, c'est celle qui «vaporise»
ceux qui ont la prétention d'ébranler la pen-
e captive.
Grande est la tentation d'enfermer dans
les rets d'un docte discours ce qui est de
l'ordre de la créativité fantasque, de la provo-
cation d'un imaginaire démystificateur. Sans
prétendre analyser l'entreprise inverse de la
mise au pas de l'esprit qui se cabre, il nous
faut suivre le sillage de la «nef des folz».
Le «rire» signifie essentiellement la
capacité, qui définit la seule science valable,
de toujours remettre nos présupposés et nos
assertions. Il témoigne du refus de nous réfu-
gier dans des croyances pour combler nos
désirs et apaiser nos angoisses. Il affirme la
prééminence du concept d'incertitude. Ce
sens du relatif et de l'inachevé nous le trou-
vons au centre de l'epistemologie des scien-
ces sociales, et comme principe recteur sou-
vent trahi dans bien des domaines de la créa-
tivité artistique, politique et sociale.
Quant au blasphème, il va de soi que
nous avons emprunté ce terme à ce qu'on
nomme pudiquement, pour mieux masquer
nos lâchetés politiques et intellectuelles,
«l'affaire Rushdie». Nous entendons évo-
quer ces attitudes fondées sur la fanatisme,
qui s'efforcent de soustraire au libre exa-
men un domaine qui serait de l'ordre du
sacré. Il convient de reconnaître que la caté-
gorie du blasphème prolifère sous diverses
appellations, depuis la difficile sortie du
totalitarisme dans les pays d'Europe de
l'Est jusqu'aux stéréotypes, aux préjugés, à
la thèse du complot et au culte de l'authen-
tique qui s'affirment dans nos sociétés.
Une lucidité
démystificatrice
Ce qui caractérise le bouffon, c'est sa
lucidité démystificatrice, et le courage avec
lequel il éveille les autres et les amène à
prendre conscience. Il est le meilleur con-
seiller du roi, car il a l'audace de dire à son
maître des vérités que tout le monde lui
cache. Il ne croit pas à l'honneur chevale-
resque ou militaire, il se moque des paraî-
tres sociaux et des prétentions des savants.
«Il est toujours un peu Sancho Pança, écrit
Robert Klein01, le fou glossateur qui accom-
pagne le fou naturel Don Quichotte».
En même temps qu'elle inquiète les
hommes du Moyen-Age et de la Renais-
sance, la folie hante leur imagination. Elle
est au travail au coeur même de la raison et
rappelle à chaque homme sa vérité. Dans le
grand théâtre de la vie, où chacun s'emploie
à tromper autrui et à se duper lui-même, le
fou, comme le souligne Michel Foucault(2),
confronte les vaniteux, les insolents et les
menteurs avec «la médiocre réalité des
choses ». Son attribut par excellence est la
boule de cristal, qui signifie la sagesse du
vide, l'épaisseur d'un invisible savoir.
«C'est elle, cette bulle irisée du savoir, qui
se balance, sans se briser jamais- lanterne
dérisoire mais infiniment précieuse- au bout
de la perche que porte sur l'épaule Margot
la Folle»'3».
Inversement, la folie peut aussi signifier
l'excès d'une science dont la prétention n'a
d'égale que l'inutilité. Tout ce qu'il y avait
«de manifestation obscure dans la folie»
telle que la voyait Bosch est effacé par
Erasme pour qui «c'est l'homme qui la
constitue dans l'attachement qu'il se porte
à lui-même et par les illusions dont il
s'entretient »(4). A la bulle vide, source du
véritable savoir, s'oppose, selon Foucault,
le miroir : au lieu de refléter le réel, il ren-
voit celui qui s'y contemple à la folie de sa
présomption.
De l'opacité
L'humour est une forme de résistance
contre la pensée opaque, massive, qui se
contemple avec délectation, et proclame sa
haine à l'encontre de tout ce qui ne lui res-
semble pas. «Si c'est bien sur fond de bêti-
ses que nous avons à rire, à rêver, à penser,
nous ne devons pas oublier un instant que
la bêtise sans fond qui envahit toute la sur-
face donne à chaque siècle ses formes les
plus hideuses»<5). C'est cette cruauté, qui
n'a que mépris pour l'intelligence, que les
dictateurs manipulent. Au « monument de
bêtise», qui a toujours quelque chose de
colossal, Jean-Luc Nancy'61 oppose la dyna-
mique de l'expérience, qui signifie l'ouver-
ture. A l'adhésion sans faille qu'exige la
bêtise totalitaire, il oppose la liberté pour
l'homme de se distancier de la suffisance
arrogante.
Diogène, le philosophe cynique, fait le
fou pour faire éclater la folie des petits ani-
maux politiques «ivres de leur propre igno-
rance et de leur propre bêtise»'7'.
Roquentin, dans La Nausée de Jean-Paul
Sartre, est confronté à la bêtise commune de
l'existence qui, placidement, se contente
d'être; elle «n'est jamais bornée que par
l'existence»(8). L'«abondance pâmée» de
ceux qui se laissent couler dans le moule
anesthésiant de la masse les rend passifs et
malléables. Cette bêtise obtuse et lisse ne
donne pas prise à la réflexion critique, « par-
ce que replète en soi, un soi qui n'offre pas
de visage et se dilue aussitôt dans l'humble
et bouffie tautologie »<9). Arrogante et repue,
ne souffrant d'aucun manque, elle est im-
perméable à l'esprit «qui n'existe que dans
l'inquiétude»'10' et dans le provisoire. Elle
est, comme le souligne Marc Froment-
Revue des Sciences Sociales de ia France de l'Est, 1994
5
Meurice dans sa remarquable analyse de la
bêtise, à la fois vaste comme l'océan et bor-
e comme celui qui ne voit pas plus loin
que son nez. «C'est que proche et lointain
lui sont également étrangers, ou mieux
indifférents. Elle n'a qu'un horizon: soi-
même»'10.
Le refus
du dogmatisme
Il n'y a de rire possible que dans la mise
à distance, dans l'écart par rapport à
soi-même et par rapport aux autres. Seule
cette capacité d'éloignement permet de rela-
tiviser les certitudes dont on se réclame, et
d'interroger les prétentions hégémoniaques
de ceux qui sont bardés de dogmes. Le tota-
litarisme au contraire retient l'esprit de
sérieux. Il s'efforce de créer une société
fusionnelle, dans laquelle l'espace public
est occupé par une masse compacte. Les
hommes, alignés au coude à coude, loin de
dialoguer à partir de ce qui les sépare, sont
soudés par une croyance à maintenir.
C'est parce qu'il a une conscience aiguë
de «la justesse relative de nos opinions»
que Lessing incite les hommes à «parler en-
semble» inlassablement. Le monde, selon
lui<12), reste chaotique tant que leshommes
n'en débattent pas. Il ne devient pas humain
«parce que la voix humaine y résonne, mais
seulement lorsqu'il est devenu un objet de
dialogue». L'accusation de blasphème ne
peut faire sens pour lui; ainsi qu'en témoi-
gne la parabole des trois anneaux de Nathan
le Sage, nul ne saurait «posséder la vérité».
Kafka, plus tard, se réclamera de la même
conviction lucide : «Il est difficile de dire la
vérité, car il n'y en a qu'une, mais elle est
vivante, et a donc un visage qui change avec
sa vie».
Dans ces temps qui à nouveau s'obscur-
cissent, il importe de convoquer l'esprit de
résistance de Lessing, qui démasque avec
lucidité et totale liberté «toute doctrine qui
rend principiellement impossible l'amitié
entre deux êtres humains... comme une
erreur»'13'. Il refuse de considérer l'adver-
saire comme un «frère», en tout point sem-
blable, mais il ne rompt pas avec lui : «son
seul souci est d'humaniser l'inhumain par
un parler incessant et toujours ranimé sur le
monde et les choses du monde. La vérité ne
peut exister que là où elle est humanisée par
le parler, c'est-à-dire relativisée par l'échan-
ge. Le monde ne se forme que dans l'inter-
valle entre les hommes dans leur plu-
ralité »<14).
Comment ne pas évoquer l'humour qui
a corrodé et fissuré les blocs compacts du
système totalitaire de l'Europe de l'Est,
cette «dérision au bord du gouffre qui
mélange les extrêmes, farcissant le tragique
de comique, et la grande Histoire de quoti-
dienneté dérisoire »<l3). L'idéologie, démys-
tifiée, s'enlise dans une absurdité triviale,
tandis que «l'ironie sceptique sape les cer-
titudes dogmatiques »(16).
Le salut
par l'exclusion
L'Europe du blasphème, c'est celle de la
relégation assignée, de l'exclusion, pouvant
aller jusqu'à la mise à mort.
Michel Foucault07' a admirablement étu-
dié l'économie du salut élaborée par la
Chrétienté d'Occident qui, depuis le
Moyen-Age jusqu'au XVIIe siècle, a enfer-
mé successivement dans un espace d'exclu-
sion le lépreux, le vagabond et le fou. «Les
lépreux de Breughel assistent de loin, mais
pour toujours, à cette montée du Calvaire où
tout un peuple accompagne le Christ. Et,
témoins hiératiques du mal, ils font leur
salut dans et par cette exclusion elle--
me »(18). Grâce à un renversement pervers de
l'éthique de l'entraide et de la charité, la
main qui ne se tend pas, la porte qui se refer-
me et condamne à l'errance, le navire, qui
emporte sa cargaison d'insensés, devien-
nent instruments de salut. Un partage rituel
s'opère, qui passe outre à l'injonction bibli-
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
6
que adressée à Caïn, l'homme de l'efficace,
de respecter Abel dont le nom évoque le
futile, le non-productif. L'exil au fil du fleu-
ve développe, «tout au long d'une géogra-
phie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation
liminaire du fou à l'horizon du souci de
l'homme médiéval -situation symbolique et
réalisée à la fois par le privilège qui est
donné au fou d'être enfermé aux portes de
la ville : son exclusion doit l'enclore »<19).
Se déprendre
du charme
L'humour pour Octavio Paz est une
invention de l'esprit moderne. Cette catégo-
rie particulière du comique, qui «rend tout
ce qu'il touche ambigu», est une conquête
démystifiante. Il participe du «désenchan-
tement» (Entzauberung) de l'univers, qui
est arraché à un ordre où tout fait sens, et se
hiérarchise. Dans un superbe article(20>,
Milan Kundera rappelle la scène où Ma-
dame Grandgousier, ayant mangé trop de
tripes, si bien qu'on dut lui administrer un
astringent, accoucha de Gargantua par
l'oreille. Il rapproche ce texte des premières
pages des Versets Sataniques: après l'ex-
plosion de l'avion en plein vol, les deux
héros -le chapeau melon vissé sur la tête-
tombent dans le vide en devisant agréable-
ment. Autour d'eux flottent des sièges à
dossier inclinable, des gobelets en carton,
des masques à oxygène... Dans les deux cas
surgit un «univers superbement hétérocli-
te», habité par une «joyeuse liberté», où le
vraisemblable et l'invraisemblable, l'anec-
dote et la méditation, le réel et le fantastique
se mêlent. L'humour est ce «mariage du
non-sérieux et du terrible »(21).
S'il a pu apparaître dans l'espace euro-
péen c'est parce que ce dernier est l'héritier
à la fois de la culture judéo-chrétienne, qui
a «désenchanté» (Entzauberung) le monde,
et la culture grecque qui, avec Aristophane,
a joué sans restriction avec les mythes, les
rites et les croyances établies. Milan Kun-
dera<22) caractérise les temps modernes par
la «dédivinisation» de l'univers (Entgôt-
terung). Celle-ci ne signifie pas l'athéisme,
mais le pouvoir reconnu à l'homme de gar-
der sa foi ou d'y renoncer, d'interpréter sub-
jectivement l'histoire et d'y définir sa place.
D'où la légitimité de la «profanation»,
entendue comme la possibilité de porter les
mythes fondateurs et les textes référentiels
«hors du temple» (pro fanum), afin de les
analyser, de les interpréter, de les utiliser
dans une perspective autre. C'est ainsi que
Rushdie écrit à un moment où deux univers
se télescopent : celui de l'Islam iranien qui
est passé d'une relative modération «à une
théocratie combative» et celui de l'Europe
de la modernité, dont «l'imagination débri-
e puise à la source redécouverte de
l'humour rabelaisien»<23). Si la théocratie,
comme le rappelle Kundera, s'est mobilisée
contre Rushdie, ce n'est pas parce qu'il a
attaqué l'Islam, mais parce qu'il s'est situé
sur une autre planète, celle du roman fan-
tastique, « où la vérité unique est sans pou-
voir et où la satanique ambiguïté tourne
toutes les certitudes en énigmes »(24). Dans
cet univers «où plane le doute», il n'y a
nulle haine, et la modernité occidentale est
observée avec le même scepticisme que
l'archaïsme oriental. Mais c'est «l'inven-
tion ludique»(25) et «l'immense carnaval de
la relativité» au cœur des Versets Sata-
niques qui en font le symbole de la créati-
vité de l'Europe qu'il importe d'éradiquer.
La déliaison
L'esprit de l'homme ne peut s'affirmer
que dans le déchirement: ce n'est qu'en
s'arrachant à lui-même qu'il accède à son
humanité, celle qui ne va plus de soi.
Pour Claude Levi-Strauss<27), toute cultu-
re peut être considérée comme un ensemble
de systèmes symboliques au premier rang
desquels se placent le langage, les règles
matrimoniales, les rapports économiques,
l'art, le science, la religion. Cette complexi-
té d'articulation rend compte de l'incomplé-
tude du symbolique : le passé des cultures,
leurs interférences mutuelles, établissent des
ruptures, des failles, telle qu'«aucune socié-
té n'est jamais intégralement et complète-
ment symbolique ; ou, plus exactement, elle
ne parvient jamais à offrir à tous ses mem-
bres, et au même degré, le moyen de s'utili-
ser pleinement à l'édification d'une structu-
re symbolique qui, pour la pensée normale,
n'est réalisable que sur le plan de la vie socia-
le». Le fou est donc hors structure, hors du
jeu social; il lui est demandé d'incarner, dit
encore Lévi-Strauss, «des compromis irréa-
lisables sur la plan collectif... des transitions
imaginaires, des synthèses incompatibles».
Le fou du roi, le fou d'amour, le fou à lier, le
fou dangereux, représentent pour le groupe,
lié à lui-même par la structuration symbo-
lique, une impossible déliaison : mieux, ils
représentent l'impossible, c'est-à-dire la
déliaison.
Catherine Backès-Clément(28) poursuit
avec beaucoup de finesse cette analyse en
soulignant que les «histoires de fous» nous
en apprennent encore plus sur leur propre
pertinence. Sous condition de déplacer le
fou dans son homologue en exclusion, le
juif, on se souviendra de l'intérêt porté par
Freud au mot d'esprit et aux histoires de
fous et de juifs. «Le rire marque le signe de
la déliaison du groupe par rapport à
lui-même : décomposition instantanée, non
durable, contre laquelle le groupe social
défend son intégrité percée». Reprenant
Freud sur ce point, Lacan appelle «conven-
tion signifiante » le terrain social sur lequel
se déroule le quotidien du langage, terrain
auquel échappe le discours de la folie ou du
comique juif: «Ce lieu n'est rien d'autre
que le lieu de la convention signifiante,
comme il se dévoile dans le comique de
cette plainte douloureuse du juif à son com-
père : Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cra-
covie pour que je croie que tu vas à
Lemberg, quand tu vas vraiment à Cra-
covie?»(29). Cette histoire, souligne Cathe-
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
7
rine Backès-Clément que nous citons tex-
tuellement, est doublement prise dans le
réseau conventionnel : convention du grand
ensemble à l'intérieur duquel se situe le
sous-ensemble de la convention «juive»,
l'une et l'autre conventions signifiantes,
par leur décalage, puis leur croisement,
provoquent le rire et la défense contre une
vérité insupportable, celle de l'exclusion.
«La convention signifiante de base, c'est
celle qui consiste à dire le vrai, à ne pas
mentir, la convention "juive", dans cette
histoire, consisterait au contraire à toujours
dire la faux; en disant le vrai, en ne men-
tant pas sur la destination de son voyage, le
compère juif de l'histoire transgresse sa
propre convention ou du moins celle qu'on
lui prête, mais retrouve celle dans laquelle
il est un exclu, un marginal. Etre "juif,
c'est dire que l'on va à Lemberg quand on
va à Cracovie: être "fou", c'est la même
chose, c'est toujours être en dehors d'une
convention signifiante d'un groupe qui
exclut».
Catherine Backès-Clément prolonge
l'analyse de Lévi-Strauss et définit deux
ordres différents: l'ordre de la convention
signifiante, où se déroule tout discours ins-
titutionnel, tout discours social de la quoti-
dienneté; c'est le lieu où l'on sait «ce que
parler veut dire», où se transmet l'informa-
tion sans ambiguïté, où les ordres se reçoi-
vent et se donnent. «L'ordre différent,
qu'on entend souvent situer comme "con-
tre-ordre", est celui de tous les discours qui
transgressent, selon des modalités diverses,
la convention signifiante qui marque leur
propre culture. Ainsi, les mots d'esprit, les
sophismes, les diallèles, tous les jeux de la
raison qui en dévoilent l'envers, font partie
de l'ambiguïté d'un discours qui raille sa
propre règle; ainsi encore, tout discours
d'un groupe marginal à l'intérieur d'une
nation -particularités désignées de l'exté-
rieur, juifs, tziganes, bohémiens, errants de
toute sorte, proies désignées des ra-
cismes »(30).
Une vision grotesque
du monde
Et parce que l'humour est aussi quelque
part affrontement à la limite et à la mort, la
culture du rire, qui valorise le trivial, le
bouffon et le burlesque, participe du jeu
avec le sacré(31).
La vision impertinente, grotesque et
dérisoire de l'univers est, reconnaissons-le,
foncièrement ambivalente : la transgression
qu'elle met en oeuvre peut aussi bien con-
tester radicalement le désordre des choses
que le conforter. Elle ne saurait se réduire à
l'invective et à l'injure, car comme le sou-
lignent Antoine Compagnon et Jacques
Seebacher<32), un regard fantastique sur le
monde repose sur la tension entre la fantai-
sie et la morale. «La satire combine deux
buts, amuser et réformer, ou atteint le
second par le premier. Le plaisir qu'elle sus-
cite -et qu'on retrouve jusque dans les Ver-
sets Sataniques de Rushdie- est lié à la
parodie ou à l'inversion du monde réel».
Représenter la sexualité divine peut consti-
tuer un outrage, mais signifie en même
temps une certaine reconnaissance. La vei-
ne parodique contemporaine renoue avec
les mystères du Moyen-Age qui, mêlant le
rire au drame liturgique, et « glissant le gro-
tesque sous le sacré »(33), invalidaient la
catégorie du sacrilège. Là, comme le
souligne N.Frye<34), la satire, à partir du
«double foyer de la moralité et de la fantai-
sie», renverse le sérieux et rit du grave, le
blasphème se fonde sur une «structure
binaire - le haut et le bas-, le plaisant et le
sérieux »(35).
Au-delà du plaidoyer pour la prise de
conscience de notre commune finitude, il y
a dans l'irrévérencieuse négativité de l'hu-
mour une pure dimension ludique. « Avec le
sacré, nous avons perdu le sens du blasphè-
me et du jeu. Nous sommes tous devenus
des "agelastes", ces fâcheux qui ne savaient
pas rire d'eux-mêmes, ainsi que Rabelais
désignait ses adversaires, les boucs-émis-
saires désignés du blasphème et de la sati-
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