*Che/Tao sme

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TAOÏSME ET SCIENCES CHINOISES
Philippe CHE
Il est impossible de couvrir ici de façon exhaustive la question de l’apport du
taoïsme aux sciences chinoises, tant le sujet est vaste. Je me contenterai donc de
tenter de rappeler en quelques mots les grandes lignes de la pensée taoïste, puis d’aborder un exemple de ses développements en rapport avec l’histoire des sciences, en
l’occurrence la recherche de la longévité.
Le courant que l’on devait plus tard nommer « taoïste » plonge ses racines dans
une tradition à la fois orale et écrite qui remonte à la haute antiquité. Ainsi, l’un des
premiers textes de l’histoire de Chine, le Yijing, ou Livre des mutations, probablement rédigé entre le Xe et le Ve siècle avant l’ère chrétienne, constitue un substrat
dont se nourriront les grands courants philosophiques et mystico-religieux, tels que
le taoïsme et le confucianisme. Le taoïsme proprement dit, qui à l’origine allie mystique et philosophie (même si les philosophes occidentaux ont encore du mal à reconnaître, à connaître devrais-je dire, l’existence de courants philosophiques étrangers à l’Occident) se cristallise entre les VIe et IVe siècles avant notre ère avec deux
oeuvres fondatrices : le Daodejing (Livre de la Voie et de la Vertu), attribué à Lao zi,
et le Zhuangzi, attribué à Zhuang zi. Ces deux ouvrages, d’un contenu très riche et
très différents l’un de l’autre, ont en commun un certain nombre d’idées centrales.
L’une d’elles est celle selon laquelle l’homme, issu du Dao1 (ou Tao), a oublié son
origine. Le sage taoïste s’efforcera donc de réaliser l’union mystique avec celle-ci,
mais par d’autres voies que la perception sensorielle et intellectuelle, qui ne peuvent
que le tromper ou l’égarer dans sa recherche : « Abandonne l’étude, et sois sans
1 Le Dao peut être défini comme l’origine et la source permanente d’énergie de l’univers. Il est omniprésent, mais imperceptible, car invisible, incolore, inodore, muet et impalpable. Les premiers chrétiens arrivés en Chine y virent bien entendu une représentation de Dieu. Ils avaient en partie raison
dans le sens où Dieu et Dao sont des entités créatrices transcendantales et revêtent le même caractère
mystique et sacré. Il faut toutefois souligner une différence de conception importante chez les
Chinois : le Dao n’est pas perçu comme une entité sensible (il n’est ni amour ni haine) ni pensante. À
cet égard, il est indifférent, si tant est qu’il puisse ressentir de l’indifférence, aux vicissitudes de
l’homme, qui n’a donc rien à attendre de lui : le Dao ne va pas spontanément au secours de l’homme,
en revanche, l’homme peut trouver son salut à travers son union mystique avec le Dao. Alors que
l’Occidental se place souvent dans une attitude d’attente ou d’espérance, le Chinois (le Taoïste dans la
voie spirituelle, le Confucianiste dans la voie intellectuelle et matérielle) ne compte en général que sur
son propre travail et ses propres efforts pour trouver son salut. Autre point intéressant, de convergence
et de divergence à la fois : si Dieu est associé au père, le Dao l’est à la mère (« la mère de la myriade
des êtres »).
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soucis », nous dit Lao zi. L’une des premières conditions de cette recherche de soi et
de sa place dans l’univers est en effet la paix de l’âme, car, nous rappelle Zhuang zi,
l’on ne peut se mirer dans une eau trouble. La quiétude, l’absence de soucis, sont des
maîtres mots chez les philosophes taoïstes de l’antiquité. Quiétude face à la vie,
quiétude face à la mort, qui ne sont que deux aspects d’une même réalité, toujours
d’après Zhuang zi. Mais si la mort, transformation naturelle et inévitable, n’inquiète
pas les premiers taoïstes, ils n’en sont pas moins attachés à l’idée de mener la vie terrestre jusqu'à son terme naturel, ne serait-ce que pour se donner le temps d’aller jusqu’au bout du chemin qu’ils se sont tracé. Ce souci de jouir d’une « longue vie »
deviendra rapidement une obsession chez certains taoïstes, et est à l’origine du développement de toutes les disciplines physiologiques destinées à maintenir le corps et
l’esprit en bonne santé le plus longtemps possible. On comprend aisément, dès lors,
que les taoïstes aient repris à leur compte et développé les traditions médicales, chamaniques et alchimiques préexistantes (le premier souci de l’alchimie chinoise étant
de prolonger la vie, voire d’acquérir l’immortalité physique). C’est sur l’alchimie et
ses deux principales écoles, l’interne (neidan) et l’externe (waidan), que nous nous
pencherons aujourd’hui.
L’alchimie interne
La récente popularisation des diverses techniques gymniques et respiratoires
dites « qigong » et le regain d’intérêt des chercheurs chinois et occidentaux pour la
tradition taoïste au sens large permettent de jeter une lumière nouvelle sur certains
textes restés longtemps énigmatiques, et en particulier sur certains passages du Daodejing. C’est ainsi que Jean-François Billeter2 , inspiré par la lecture d’un récent traité
sur le qigong de Li Shaopo, médecin spécialiste des techniques traditionnelles dites
de l’« exercice du souffle », propose une nouvelle traduction et une nouvelle interprétation du chapitre 15 du Daodejing3 , chapitre resté jusque là fort obscur. Le plus
intéressant pour nous n’est pas tant cette nouvelle interprétation, que la démarche
qu’elle illustre dans la perception chinoise du corps, à travers la méthode d’introspection qui semble décrite ici, profondément différente de la démarche occidentale.
2 Jean-François Billeter, auteur de nombreux articles sur la pensée chinoise, est actuellement directeur
du département d’études chinoises de l’Université de Genève.
3 « Autrefois, ceux qui pratiquaient l’art étaient subtils, pénétrants, insondables. Parce qu’ils étaient
insondables, je ne puis que décrire leur allure :
ils étaient hésitants, comme qui traverse un fleuve en hiver,
circonspects, comme qui craindrait ses voisins,
réservés, comme qui serait en visite.
Ils s’animaient comme la glace qui fond,
puis ils étaient indivis comme le bois brut,
puis ils étaient diffus comme l’eau trouble,
puis ils étaient ouverts comme une vallée.
Dans l’état trouble, ils restaient calmes, de sorte que cela se clarifiait peu à peu.
Ils gardaient ce calme afin de laisser cela se mettre en mouvement et, alors, doucement cela naissait.
Qui pratique ce art ne cherche pas à se rassasier et, ne cherchant pas à se rassasier, se renouvelle perpétuellement. » (Études Asiatiques, XXXIX, 1-2, Berne, 1985, p. 10.)
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Le corps occidental, « corps-objet », pour reprendre l’expression de J.-F. Billeter, apparaît comme extérieur à nous-mêmes, parce que construit à partir de l’observation du corps de l’autre, et parce que nos actions sur lui sont extérieures, par
exemple en médecine, où la chirurgie, les rayons, les produits chimiques, sont autant
de moyens d’action extérieurs. Ce corps-objet peut être considéré comme une synthèse de données visuelles, réalisée par des moyens graphiques, picturaux, plastiques.
Cette représentation nous semble la plus naturelle, la plus complète, voire la seule
possible.
La notion chinoise de « corps propre » nous permet de nous dégager de cette
emprise, en proposant une exploration directe de notre organisme, en nous mettant à
l’écoute de notre propre corps. Au centre de la perception chinoise est la notion de
qi, énergie subtile et dynamique, aussi importante dans la pensée chinoise, et en particulier dans le domaine de la médecine, que les notions de « substance » et de
« matière » dans la pensée occidentale : « Les Chinois se sont moins représenté la
réalité à partir de ses éléments compacts et solides qu’à partir de ses éléments subtils
et mobiles. Aux objets stables et à leurs qualités permanentes, ils ont préféré les phénomènes dynamiques, leurs rythmes et leurs récurrences. Ils ont trouvé les nuées et
les flots plus révélateurs que le caillou. »4
Cette alchimie interne, technique restée plus ou moins secrète durant des millénaires et popularisée en Chine depuis une vingtaine d’années, commence à être
connue en Occident, et en particulier aux États-Unis, où elle commence à pénétrer
les milieux médicaux. Je n’en aborderai donc pas ici les détails, mais je me pencherai
plutôt sur son pendant « externe », l’alchimie proprement dite.
L’alchimie externe
Les pratiques alchimiques chinoises doivent être considérées comme une extrapolation des pratiques de longue vie. Elles révèlent une lecture particulière de certains textes taoïstes, associant à l’idée de « longue vie » celle d’union avec le Dao.
Au terme d’un long parcours consistant en une purification physique et spirituelle, le
corps allégé de l’immortel céleste – il existe aussi des immortels terrestres – s’envole
et l’âme libérée s’évade du monde. Le rêve d’immortalité, probablement commun à
toutes les civilisations, a donné naissance en Chine à une abondante littérature, tantôt
hagiographique (avec par exemple les célèbres Biographies des Immortels5 , texte da4 J.-F. Billeter, op. cit., p. 14.
5 Voir la traduction de M. Kaltenmark : Le Lie-sien tchouan, Biographies légendaires des Immortels
taoïstes de l’antiquité, Collège de France, IHEC, Paris, 1987 (réimpression). Je citerai à titre
d’exemple la biographie du célèbre Empereur Jaune (Huang di) :
« Huang-ti avait pour appellation Hien-yuan. Il savait stimuler les cent divinités, les faire venir à sa
cour et leur commander. Petit enfant, il pouvait déjà parler. Doué de sainteté, il avait la connaissance
de l’avenir. Il connaissait la nature des choses. Il se considérait lui-même comme le maître des
nuages. Il avait l’apparence d’un dragon. Il choisit lui-même le jour de sa disparition et prit alors
congé de ses sujets. Quand arriva le jour de sa mort, on le ramena au mont K’iao pour l’enterrer. (Plus
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tant probablement des débuts de l’ère chrétienne), tantôt technique. Si les premières
expériences semblent remonter à l’époque des Royaumes Combattants (Ve-IIIe siècle
av. J.-C.), la première mention historique de ces pratiques apparaît dans les célèbres
Mémoires historiques (Shiji) de Sima Qian (env. 100 av. J.-C.), qui relatent les expériences de Li Shaojun à la cour de Han Wudi.
Trois substances minérales se trouvent au centre des recherches sur l’immortalité : le cinabre, le mercure, et l’or. Le cinabre (sulfure naturel de mercure, de couleur rouge, d’où est tiré ce dernier) est lié aux cérémonies mortuaires dès la haute
antiquité. D’importantes quantités en ont été découvertes dans des tombes datant du
VIe siècle av. J.-C.6 La découverte du mercure remonte elle entre 500 et 200, et les
textes mentionnant ce métal se multiplient à partir de la dynastie Qin (IIIe siècle
av. J.-C.). Enfin, l’or, métal inaltérable dont on espérait pouvoir transférer la qualité
au corps humain, fut rapidement l’objet de tentatives de fabrication (l’or que l’on
tentait d’obtenir par les procédés alchimiques devait être moins cher et doué de meilleures propriétés que l’or naturel). La fabrication, ou plus probablement la contrefaçon de l’or était une pratique courante sous les Han (208 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.),
comme l’atteste un édit de l’empereur Jingdi punissant de mort cette activité. Les
empereurs n’étaient d’ailleurs pas en reste dans la recherche de l’immortalité,
puisque nombre d’entre eux, et en particulier Qin Shihuangdi et Han Wudi, se passionnèrent pour les recherches alchimiques. L’idée apparaît déjà à cette époque d’un
lien entre l’or et le plomb : « Le plomb est le grand-père de l’or, et l’argent son fils
puîné. »7 Dès le IIe siècle av. J.-C., tous les éléments de l’alchimie traditionnelle
semblent rassemblés, et en particulier l’association de ses deux éléments fondamentaux : l’or et le mercure.
Le premier véritable traité d’alchimie qui nous soit parvenu date du IIe siècle
après J.-C. Il s’agit du Cantongqi de Wei Boyang, ouvrage obscur ayant donné lieu à
de nombreux commentaires souvent contradictoires. J. Needham, auteur de la remarquable encyclopédie des sciences chinoises citée plus haut (note 6), tente l’interprétation de certaines réactions décrites, telles que l’obtention de minium et de litharge
tard) la montagne s’écroula : le cercueil était vide et le corps avait disparu ; seules son épée et ses sandales étaient encore présentes. Le Livre des Immortels dit : Houang-ti recueillit le cuivre du mont
Cheou et fondit un trépied au pied du mont King. Lorsque le trépied fut achevé, un dragon à la barbe
tombante descendit pour chercher le Souverain qui s’éleva alors vers le ciel. Ses nombreux ministres
et officiers saisirent tous la barbe du dragon et s’élevèrent avec le Souverain. Comme ils avaient
agrippé l’arc du Souverain, il arriva que la barbe du dragon fut arrachée et que l’arc tomba (avec eux).
Les nombreux ministres ne purent donc pas suivre le Souverain et, le regardant s’élever, poussèrent
des cris lamentables. C’est pourquoi les générations suivantes firent de ce lieu le “Lac du Trépied” et
donnèrent à l’arc le nom de “Cri du Corbeau”. » (M. Kaltenmark, op. cit., p. 50-51.)
6 Rappelons la découverte en 1972, à Mawangdui, du sarcophage de la Dame de Dai, morte vers 186
av. J.-C., et conservée de façon étonnante (muscles, viscères et articulations souples et pratiquement
intacts) à l’intérieur de quatre sarcophages emboîtés les uns dans les autres et hermétiquement scellés,
dont le dernier contenait le corps, immergé dans une solution de sulfure de mercure. Voir à ce sujet
J. Needham, Science and civilisation in China, vol. 5:2, Cambridge, 1976.
7 Taiping yulan, ch. 812, p. 7a.
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(oxyde de plomb) à partir de carbonate de plomb8 . Mais l’âge d’or de l’alchimie chinoise débute quelques siècles plus tard, avec celui que l’on considère généralement
comme le plus grand écrivain alchimiste de l’histoire de Chine, Ge Hong.
Ge Hong et le Baopuzi neipian
Ge Hong (283-343 après J.-C.) était un savant aussi prolifique qu’éclectique,
puisqu’il fut l’auteur d’ouvrages, malheureusement pour la plupart disparus, sur la
médecine, l’astronomie, la stratégie, la poésie, la philosophie. Son traité d’alchimie,
le célèbre Baopuzi neipian (littéralement, le Traité ésotérique du Maître qui porte la
simplicité9 ), est une synthèse assez complète du savoir ésotérique de l’époque.
L’alchimie, qui en forme le centre et la partie la plus ardue, y est associée à un certain nombre d’autres disciplines, indispensables selon Ge Hong pour acquérir l’immortalité physique. Ces disciplines sont d’ordre physique (techniques respiratoires et
gymniques dites aujourd’hui « qigong », techniques sexuelles) et spirituelles (vie
morale, méditation). Je me bornerai ici à évoquer les principes fondamentaux de l’alchimie et des techniques physiques, qui concernent directement la tradition scientifique chinoise.
• Alchimie
Héritier de l’idée, généralisée sous les Han avec le Huainanzi10 , d’une transformation très lente de la matière dans les entrailles de la terre, susceptible d’être reproduite et accélérée par les procédés alchimiques, Ge Hong insiste sur la sublimation répétée des ingrédients afin de les purifier. Au chapitre IV du Baopuzi neipian, il
donne une liste de vingt-sept élixirs ainsi que leur recette, nous donnant une idée
précise des ingrédients utilisés. Ce sont, par ordre de fréquence (la liste n’est pas exhaustive), le cinabre, le mercure, le réalgar, la malachite, l’alun, le soufre, la magnétite, le mica, le vinaigre, l’alcool, le miel, le sang, l’orpiment, l’hématite, le minium,
le plomb, le jade. Il faut préciser que les noms de ces ingrédients sont souvent codés,
et certains restent aujourd’hui indéchiffrables. Ainsi, dans la fabrication de l’or potable, Ge Hong nous propose comme ingrédients de base de la « graisse de dragon
mystérieuse et brillante », de la « fille pourpre » et du « liquide mystérieux », ce que
J. Needham interprète (sans certitude), grâce à d’autres textes et à son intuition de
chimiste, par un mélange de cyanure d’or et de cyanure de potassium. Autre recette,
plus complète, intitulée « Fleur d’élixir » (Baopuzi neipian, ch. IV) : « Commencer
8 J. Needham, op. cit., vol. 5:3, p. 67.
9 Ce traité fait l’objet, depuis une cinquantaine d’années, d’études de plus en plus nombreuses, en
Orient comme en Occident. Il en existe aujourd’hui trois traductions intégrales : américaine, par
James Ware – Alchemy, medicine and religion in the China of A.D. 320, the Nei P’ien of Ko Hung,
M.I.T. Press, 1966, rééd. New York, 1981 ; japonaise, par Honda Wataru – Hobokushi, Tokyo, 1990 ;
et chinois moderne, par Li Zhonghua – Xinyi Baopuzi, Taibei, 1997.
10 Œuvre collective d’inspiration taoïste, abordant des sujets très divers (dont l’alchimie), dirigée par
Liu An, roi de Huainan (179-122 av. J.-C.).
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par préparer le Jaune mystérieux (amalgame de plomb et de mercure ?). Y ajouter
une solution de réalgar et une solution d’alun. Préparer le lut (enduit servant à sceller
hermétiquement les récipients) 6-1 avec plusieurs douzaines de livres de sel du
Gansu (province du nord-ouest de la Chine), de sel alcalin, d’alun, de poudre de coquilles d’huîtres, d’argile rouge, de poudre de pierre de savon et de carbonate de
plomb. Chauffer pendant trente six jours. Quiconque prendra cet élixir sept jours durant deviendra immortel. Si cet élixir est transformé en pilules à l’aide de graisse
mystérieuse et placé sur un feu vif, il se transformera rapidement en or. L’on peut
également obtenir de l’or en ajoutant dix onces de cet élixir à cent livres de mercure :
celui-ci, en chauffant, se transformera en or. Si l’opération réussit, cela signifie que
l’élixir est correct. Si elle ne réussit pas, re-sceller les ingrédients et recommencer à
chauffer comme indiqué précédemment. Vous ne pouvez échouer. » Cette recette est
intéressante pour ce qu’elle nous apprend des ingrédients utilisés par Ge Hong, mais
surtout par la mention de la technique de projection, c’est-à-dire la transformation
d’une grande quantité de substance par l’addition d’une très faible quantité d’une
autre substance.
• Pratiques gymniques et respiratoires
Les techniques dites xingqi (conduite du souffle) et daoyin (gymnastique taoïste)
sont, comme je l’ai dit, les ancêtres du qigong moderne. Elles sont elles aussi au
cœur des pratiques de longue vie, car, affirme Ge Hong, « celui qui ne peut se procurer les drogues [alchimiques] et ne s’adonne qu’à la conduite du souffle, à condition
d’en saisir tous les principes, y gagnera toutefois quelques centaines d’années. »11 La
conduite du souffle se résume à une technique simple dans son principe, la « respiration embryonnaire », qui consiste à absorber la plus grande quantité possible de
souffle (qi ou énergie vitale) en enfermant l’air inspiré et en le retenant le plus longtemps possible. Cette technique demande toutefois un long entraînement et ne
s’avère efficace, d’après Ge Hong, que lorsqu’on arrive à retenir sa respiration le
temps de plusieurs centaines de battements de cœur : « L’on peut, au terme d’une
longue pratique, arriver jusqu'à mille. Arrivé à mille, un vieil homme retrouve sa jeunesse, jour après jour. »12 Le souffle possède en outre des vertus curatives et protectrices qui permettent d’affronter les épidémies, et de charmer bêtes et démons.
• Pratiques sexuelles
Si Ge Hong affirme à plusieurs reprises qu’elles sont essentielles, au même titre
que l’alchimie et la conduite du souffle, il ne s’étend pas sur le sujet, et l’épuise encore moins. Voici l’un des rares passages où il nous donne son point de vue sur la
question : « Des arts de la chambre, il existe plus de dix écoles. On les utilise pour
11 Baopuzi neipian, ch. 5.
12 Idem.
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compenser les pertes, guérir les maladies, recueillir le yin pour fortifier le yang, et
prolonger la vie. L’essentiel tient en une seule chose : retourner l’essence pour renforcer le cerveau13. Ces méthodes, les Hommes Véritables se les transmettent de
bouche à oreille, et ne les écrivent pas. Qui prend les grandes médecines mais n’a pas
cette connaissance essentielle ne parvient pas à la longue vie. L’homme ne peut se
défaire entièrement du yin et du yang. Sans le commerce du yin et du yang, il contracte aisément des maladies obstructives. Aussi ceux qui vivent dans la réclusion et
le célibat sont-ils souvent malades et ne vivent-ils pas vieux. De même, donner libre
cours à nos penchants est un dommage pour notre vie. Seul celui qui parvient à
l’équilibre entre l’économie et la dépense peut éviter les dommages. Mais sans la
science contenue dans les formules orales, il n’est pas une personne sur dix mille qui,
s’y livrant, ne nuirait à elle-même ou ne trouverait la mort. [...] Qui recherche l’immortalité avec détermination fera bien de pratiquer et chercher diligemment ! » 14
Heureusement pour les scientifiques curieux qui n’ont pas bénéficié de l’enseignement oral d’un maître, les chinois ont composé au fil des siècle une littérature relativement abondante sur la question, rédigée dans un langage souvent très poétique, et
dans laquelle l’idée de retourner l’essence pour renforcer le cerveau est un thème
récurrent15.
Il est frappant de constater, à la lumière de ce bref tour d’horizon des principales
pratiques d’immortalité, que toutes sont en réalité des pratiques de mort : absorption
de poisons plus ou moins violents, arrêt plus ou moins prolongé de la respiration,
rétention du sperme dans les rapports sexuels (cette dernière pratique, si elle n’est
pas mortelle, n’en constitue pas moins une négation de la vie dans son acte de perpétuation). S’agit-il là d’une sorte de tentative d’immunisation, ou bien de quelque
chose de plus complexe dont nous ne possédons plus les clés, ou bien de pure fantaisie ? Il semble sage d’éviter de répondre à cette question dans l’état actuel de nos
connaissances du sujet. Toujours est-il que malgré le caractère extrêmement étrange
de ces pratiques, et malgré les distances, le monde reste redevable aux alchimistes
chinois de quelques découvertes d’importance.
Conclusion : les apports du taoïsme à la science
Les apports les plus manifestes des milieux taoïstes à la science chinoise semblent être d’ordre médical. La médecine chinoise n’est pas née avec le taoïsme, mais
celui-ci, dans son obsédante quête de la longévité, a repris et développé l’ensemble
du savoir médical chinois. La phytothérapie, l’acupuncture, la diététique, le qigong
et, comme le souligne Joseph Needham, la chimiothérapie, toutes sciences encore
13 Ce qui explique le front démesuré du célèbre dieu chinois de la longévité...
14 Baopuzi neipian, ch. 5.
15 Voir sur le sujet l’excellente étude de R. van Gulik, La vie sexuelle dans la Chine ancienne,
Gallimard, Paris, 1971.
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bien vivantes en Chine, et de plus en plus développées en dehors de ses frontières16,
sont autant de disciplines étroitement liées, sinon issues, des milieux taoïstes.
Parallèlement, et souvent conjointement à la médecine, l’alchimie chinoise a elle
aussi apporté sa part de contribution aux sciences ou proto-sciences arabes et européennes. En effet, la récurrence dans les textes alchimiques arabes de l’adjectif
« chinois » et de mots transcrits phonétiquement du chinois, dans des termes tels que
« barbillon de Chine » (cupro-nickel ?), « neige chinoise » (salpêtre), « flèches chinoises » (fusées), « nishadir » (du chinois naosha, pour « sel ammoniac »), etc., ainsi
que d’innombrables points communs entre les deux traditions alchimiques, attestent
la parenté directe de l’une sur l’autre, même si l’alchimie arabe s’est aussi inspirée
d’autres traditions (grecque, indienne et persane en particulier). Quant à l’alchimie
européenne, elle est, comme nous le savons, directement issue de la tradition arabe,
et plus précisément du corpus jabirien, composé entre le IXe et le Xe siècle, et traduit
en latin au XIIe siècle.
En dehors de l’alchimie proprement dite, dont les apports aux sciences modernes
restent encore à définir, les alchimistes chinois sont à l’origine de découvertes aux
conséquences aujourd’hui directement perceptibles : la variolisation, dont on pense
qu’elle fut découverte dans les milieux alchimistes du Sichuan au IIe siècle après
J.-C., et généralisée en Chine au XVIe siècle, passa en Turquie au siècle suivant et en
Europe au début du XVIIIe siècle, où elle devait plus tard donner naissance à l’immunologie. Autre découverte des alchimistes chinois aux conséquences moins
heureuses : la poudre à canon, mentionnée pour la première fois en 850 après J.-C.,
et qui connut un rapide développement dans ses applications militaires. Dès le Xe
siècle, elle est en effet utilisée dans la fabrication de bombes incendiaires et fumigènes, de lance-flammes et de grenades, et au XIII e siècle dans celle des premiers
fusils et des premières mines terrestres en fonte...
Que ce soit dans le domaine de la médecine ou celui de la guerre, les apports de
l’alchimie chinoise soulignent une fois de plus le caractère planétaire du développement des sciences et techniques. La prise de conscience de cette solidarité – bien
souvent involontaire, il faut le dire – dans ce qu’il est convenu d’appeler le progrès
scientifique pourrait-elle avoir des effets sur la solidarité entre les hommes et les nations ? C’est souhaitable, mais sans doute aussi utopique que la recherche de l’immortalité. Mais qui sait ?
16 J. Needham, comme d’autres chercheurs occidentaux et orientaux, souligne la paternité indirecte de
l’alchimie chinoise dans les développements de la chimiothérapie européenne. Voir J. Needham, op.
cit., vol. 5:4, p. 491.
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