TAOÏSME ET SCIENCES CHINOISES
Philippe CHE
Il est impossible de couvrir ici de façon exhaustive la question de l’apport du
taoïsme aux sciences chinoises, tant le sujet est vaste. Je me contenterai donc de
tenter de rappeler en quelques mots les grandes lignes de la pensée taoïste, puis d’a-
border un exemple de ses développements en rapport avec l’histoire des sciences, en
l’occurrence la recherche de la longévité.
Le courant que l’on devait plus tard nommer « taoïste » plonge ses racines dans
une tradition à la fois orale et écrite qui remonte à la haute antiquité. Ainsi, l’un des
premiers textes de l’histoire de Chine, le Yijing, ou Livre des mutations, probable-
ment rédigé entre le Xe et le Ve siècle avant l’ère chrétienne, constitue un substrat
dont se nourriront les grands courants philosophiques et mystico-religieux, tels que
le taoïsme et le confucianisme. Le taoïsme proprement dit, qui à l’origine allie mys-
tique et philosophie (même si les philosophes occidentaux ont encore du mal à re-
connaître, à connaître devrais-je dire, l’existence de courants philosophiques étran-
gers à l’Occident) se cristallise entre les VIe et IVe siècles avant notre ère avec deux
oeuvres fondatrices : le Daodejing (Livre de la Voie et de la Vertu), attribué à Lao zi,
et le Zhuangzi, attribué à Zhuang zi. Ces deux ouvrages, d’un contenu très riche et
très différents l’un de l’autre, ont en commun un certain nombre d’idées centrales.
L’une d’elles est celle selon laquelle l’homme, issu du Dao1 (ou Tao), a oublié son
origine. Le sage taoïste s’efforcera donc de réaliser l’union mystique avec celle-ci,
mais par d’autres voies que la perception sensorielle et intellectuelle, qui ne peuvent
que le tromper ou l’égarer dans sa recherche : « Abandonne l’étude, et sois sans
1 Le Dao peut être défini comme l’origine et la source permanente d’énergie de l’univers. Il est om-
niprésent, mais imperceptible, car invisible, incolore, inodore, muet et impalpable. Les premiers chré-
tiens arrivés en Chine y virent bien entendu une représentation de Dieu. Ils avaient en partie raison
dans le sens où Dieu et Dao sont des entités créatrices transcendantales et revêtent le même caractère
mystique et sacré. Il faut toutefois souligner une différence de conception importante chez les
Chinois : le Dao n’est pas perçu comme une entité sensible (il n’est ni amour ni haine) ni pensante. À
cet égard, il est indifférent, si tant est qu’il puisse ressentir de l’indifférence, aux vicissitudes de
l’homme, qui n’a donc rien à attendre de lui : le Dao ne va pas spontanément au secours de l’homme,
en revanche, l’homme peut trouver son salut à travers son union mystique avec le Dao. Alors que
l’Occidental se place souvent dans une attitude d’attente ou d’espérance, le Chinois (le Taoïste dans la
voie spirituelle, le Confucianiste dans la voie intellectuelle et matérielle) ne compte en général que sur
son propre travail et ses propres efforts pour trouver son salut. Autre point intéressant, de convergence
et de divergence à la fois : si Dieu est associé au père, le Dao l’est à la mère (« la mère de la myriade
des êtres »).
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soucis », nous dit Lao zi. L’une des premières conditions de cette recherche de soi et
de sa place dans l’univers est en effet la paix de l’âme, car, nous rappelle Zhuang zi,
l’on ne peut se mirer dans une eau trouble. La quiétude, l’absence de soucis, sont des
maîtres mots chez les philosophes taoïstes de l’antiquité. Quiétude face à la vie,
quiétude face à la mort, qui ne sont que deux aspects d’une même réalité, toujours
d’après Zhuang zi. Mais si la mort, transformation naturelle et inévitable, n’inquiète
pas les premiers taoïstes, ils n’en sont pas moins attachés à l’idée de mener la vie ter-
restre jusqu'à son terme naturel, ne serait-ce que pour se donner le temps d’aller jus-
qu’au bout du chemin qu’ils se sont tracé. Ce souci de jouir d’une « longue vie »
deviendra rapidement une obsession chez certains taoïstes, et est à l’origine du déve-
loppement de toutes les disciplines physiologiques destinées à maintenir le corps et
l’esprit en bonne santé le plus longtemps possible. On comprend aisément, dès lors,
que les taoïstes aient repris à leur compte et développé les traditions médicales, cha-
maniques et alchimiques préexistantes (le premier souci de l’alchimie chinoise étant
de prolonger la vie, voire d’acquérir l’immortalité physique). C’est sur l’alchimie et
ses deux principales écoles, l’interne (neidan) et l’externe (waidan), que nous nous
pencherons aujourd’hui.
L’alchimie interne
La récente popularisation des diverses techniques gymniques et respiratoires
dites « qigong » et le regain d’intérêt des chercheurs chinois et occidentaux pour la
tradition taoïste au sens large permettent de jeter une lumière nouvelle sur certains
textes restés longtemps énigmatiques, et en particulier sur certains passages du Dao-
dejing. C’est ainsi que Jean-François Billeter2, inspiré par la lecture d’un récent trai
sur le qigong de Li Shaopo, médecin spécialiste des techniques traditionnelles dites
de l’« exercice du souffle », propose une nouvelle traduction et une nouvelle inter-
prétation du chapitre 15 du Daodejing3, chapitre resté jusque là fort obscur. Le plus
intéressant pour nous n’est pas tant cette nouvelle interprétation, que la démarche
qu’elle illustre dans la perception chinoise du corps, à travers la méthode d’intros-
pection qui semble décrite ici, profondément différente de la démarche occidentale.
2 Jean-François Billeter, auteur de nombreux articles sur la pensée chinoise, est actuellement directeur
du département d’études chinoises de l’Université de Genève.
3 « Autrefois, ceux qui pratiquaient l’art étaient subtils, pénétrants, insondables. Parce qu’ils étaient
insondables, je ne puis que décrire leur allure :
ils étaient hésitants, comme qui traverse un fleuve en hiver,
circonspects, comme qui craindrait ses voisins,
réservés, comme qui serait en visite.
Ils s’animaient comme la glace qui fond,
puis ils étaient indivis comme le bois brut,
puis ils étaient diffus comme l’eau trouble,
puis ils étaient ouverts comme une vallée.
Dans l’état trouble, ils restaient calmes, de sorte que cela se clarifiait peu à peu.
Ils gardaient ce calme afin de laisser cela se mettre en mouvement et, alors, doucement cela naissait.
Qui pratique ce art ne cherche pas à se rassasier et, ne cherchant pas à se rassasier, se renouvelle per-
pétuellement. » (Études Asiatiques, XXXIX, 1-2, Berne, 1985, p. 10.)
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Le corps occidental, « corps-objet », pour reprendre l’expression de J.-F. Bille-
ter, apparaît comme extérieur à nous-mêmes, parce que construit à partir de l’obser-
vation du corps de l’autre, et parce que nos actions sur lui sont extérieures, par
exemple en médecine, où la chirurgie, les rayons, les produits chimiques, sont autant
de moyens d’action extérieurs. Ce corps-objet peut être considéré comme une syn-
thèse de données visuelles, réalisée par des moyens graphiques, picturaux, plastiques.
Cette représentation nous semble la plus naturelle, la plus complète, voire la seule
possible.
La notion chinoise de « corps propre » nous permet de nous dégager de cette
emprise, en proposant une exploration directe de notre organisme, en nous mettant à
l’écoute de notre propre corps. Au centre de la perception chinoise est la notion de
qi, énergie subtile et dynamique, aussi importante dans la pensée chinoise, et en par-
ticulier dans le domaine de la médecine, que les notions de « substance » et de
« matière » dans la pensée occidentale : « Les Chinois se sont moins représenté la
réalité à partir de ses éléments compacts et solides qu’à partir de ses éléments subtils
et mobiles. Aux objets stables et à leurs qualités permanentes, ils ont préféré les phé-
nomènes dynamiques, leurs rythmes et leurs récurrences. Ils ont trouvé les nuées et
les flots plus révélateurs que le caillou. »4
Cette alchimie interne, technique restée plus ou moins secrète durant des millé-
naires et popularisée en Chine depuis une vingtaine d’années, commence à être
connue en Occident, et en particulier aux États-Unis, où elle commence à pénétrer
les milieux médicaux. Je n’en aborderai donc pas ici les détails, mais je me pencherai
plutôt sur son pendant « externe », l’alchimie proprement dite.
L’alchimie externe
Les pratiques alchimiques chinoises doivent être considérées comme une extra-
polation des pratiques de longue vie. Elles révèlent une lecture particulière de cer-
tains textes taoïstes, associant à l’idée de « longue vie » celle d’union avec le Dao.
Au terme d’un long parcours consistant en une purification physique et spirituelle, le
corps allégé de l’immortel céleste – il existe aussi des immortels terrestres – s’envole
et l’âme libérée s’évade du monde. Le rêve d’immortalité, probablement commun à
toutes les civilisations, a donné naissance en Chine à une abondante littérature, tantôt
hagiographique (avec par exemple les célèbres Biographies des Immortels5, texte da-
4 J.-F. Billeter, op. cit., p. 14.
5 Voir la traduction de M. Kaltenmark : Le Lie-sien tchouan, Biographies légendaires des Immortels
taoïstes de l’antiquité, Collège de France, IHEC, Paris, 1987 (réimpression). Je citerai à titre
d’exemple la biographie du célèbre Empereur Jaune (Huang di) :
« Huang-ti avait pour appellation Hien-yuan. Il savait stimuler les cent divinités, les faire venir à sa
cour et leur commander. Petit enfant, il pouvait déjà parler. Doué de sainteté, il avait la connaissance
de l’avenir. Il connaissait la nature des choses. Il se considérait lui-même comme le maître des
nuages. Il avait l’apparence d’un dragon. Il choisit lui-même le jour de sa disparition et prit alors
congé de ses sujets. Quand arriva le jour de sa mort, on le ramena au mont K’iao pour l’enterrer. (Plus
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tant probablement des débuts de l’ère chrétienne), tantôt technique. Si les premières
expériences semblent remonter à l’époque des Royaumes Combattants (Ve-IIIe siècle
av. J.-C.), la première mention historique de ces pratiques apparaît dans les célèbres
Mémoires historiques (Shiji) de Sima Qian (env. 100 av. J.-C.), qui relatent les expé-
riences de Li Shaojun à la cour de Han Wudi.
Trois substances minérales se trouvent au centre des recherches sur l’immor-
talité : le cinabre, le mercure, et l’or. Le cinabre (sulfure naturel de mercure, de cou-
leur rouge, d’où est tiré ce dernier) est lié aux cérémonies mortuaires dès la haute
antiquité. D’importantes quantités en ont été découvertes dans des tombes datant du
VIe siècle av. J.-C.6 La découverte du mercure remonte elle entre 500 et 200, et les
textes mentionnant ce métal se multiplient à partir de la dynastie Qin (IIIe siècle
av. J.-C.). Enfin, l’or, métal inaltérable dont on espérait pouvoir transférer la qualité
au corps humain, fut rapidement l’objet de tentatives de fabrication (l’or que l’on
tentait d’obtenir par les procédés alchimiques devait être moins cher et doué de meil-
leures propriétés que l’or naturel). La fabrication, ou plus probablement la contre-
façon de l’or était une pratique courante sous les Han (208 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.),
comme l’atteste un édit de l’empereur Jingdi punissant de mort cette activité. Les
empereurs n’étaient d’ailleurs pas en reste dans la recherche de l’immortalité,
puisque nombre d’entre eux, et en particulier Qin Shihuangdi et Han Wudi, se pas-
sionnèrent pour les recherches alchimiques. L’idée apparaît déjà à cette époque d’un
lien entre l’or et le plomb : « Le plomb est le grand-père de l’or, et l’argent son fils
puîné. »7 Dès le IIe siècle av. J.-C., tous les éléments de l’alchimie traditionnelle
semblent rassemblés, et en particulier l’association de ses deux éléments fonda-
mentaux : l’or et le mercure.
Le premier véritable traité d’alchimie qui nous soit parvenu date du IIe siècle
après J.-C. Il s’agit du Cantongqi de Wei Boyang, ouvrage obscur ayant donné lieu à
de nombreux commentaires souvent contradictoires. J. Needham, auteur de la remar-
quable encyclopédie des sciences chinoises citée plus haut (note 6), tente l’interpréta-
tion de certaines réactions décrites, telles que l’obtention de minium et de litharge
tard) la montagne s’écroula : le cercueil était vide et le corps avait disparu ; seules son épée et ses san-
dales étaient encore présentes. Le Livre des Immortels dit : Houang-ti recueillit le cuivre du mont
Cheou et fondit un trépied au pied du mont King. Lorsque le trépied fut achevé, un dragon à la barbe
tombante descendit pour chercher le Souverain qui s’éleva alors vers le ciel. Ses nombreux ministres
et officiers saisirent tous la barbe du dragon et s’élevèrent avec le Souverain. Comme ils avaient
agrippé l’arc du Souverain, il arriva que la barbe du dragon fut arrachée et que l’arc tomba (avec eux).
Les nombreux ministres ne purent donc pas suivre le Souverain et, le regardant s’élever, poussèrent
des cris lamentables. C’est pourquoi les générations suivantes firent de ce lieu le “Lac du Trépied” et
donnèrent à l’arc le nom de “Cri du Corbeau”. » (M. Kaltenmark, op. cit., p. 50-51.)
6 Rappelons la découverte en 1972, à Mawangdui, du sarcophage de la Dame de Dai, morte vers 186
av. J.-C., et conservée de façon étonnante (muscles, viscères et articulations souples et pratiquement
intacts) à l’intérieur de quatre sarcophages emboîtés les uns dans les autres et hermétiquement scellés,
dont le dernier contenait le corps, immergé dans une solution de sulfure de mercure. Voir à ce sujet
J. Needham, Science and civilisation in China, vol. 5:2, Cambridge, 1976.
7 Taiping yulan, ch. 812, p. 7a.
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(oxyde de plomb) à partir de carbonate de plomb8. Mais l’âge d’or de l’alchimie chi-
noise débute quelques siècles plus tard, avec celui que l’on considère généralement
comme le plus grand écrivain alchimiste de l’histoire de Chine, Ge Hong.
Ge Hong et le Baopuzi neipian
Ge Hong (283-343 après J.-C.) était un savant aussi prolifique qu’éclectique,
puisqu’il fut l’auteur d’ouvrages, malheureusement pour la plupart disparus, sur la
médecine, l’astronomie, la stratégie, la poésie, la philosophie. Son traité d’alchimie,
le célèbre Baopuzi neipian (littéralement, le Traité ésotérique du Maître qui porte la
simplicité9), est une synthèse assez complète du savoir ésotérique de l’époque.
L’alchimie, qui en forme le centre et la partie la plus ardue, y est associée à un cer-
tain nombre d’autres disciplines, indispensables selon Ge Hong pour acquérir l’im-
mortalité physique. Ces disciplines sont d’ordre physique (techniques respiratoires et
gymniques dites aujourd’hui « qigong », techniques sexuelles) et spirituelles (vie
morale, méditation). Je me bornerai ici à évoquer les principes fondamentaux de l’al-
chimie et des techniques physiques, qui concernent directement la tradition scienti-
fique chinoise.
• Alchimie
Héritier de l’idée, généralisée sous les Han avec le Huainanzi10 , d’une trans-
formation très lente de la matière dans les entrailles de la terre, susceptible d’être re-
produite et accélérée par les procédés alchimiques, Ge Hong insiste sur la sublima-
tion répétée des ingrédients afin de les purifier. Au chapitre IV du Baopuzi neipian, il
donne une liste de vingt-sept élixirs ainsi que leur recette, nous donnant une idée
précise des ingrédients utilisés. Ce sont, par ordre de fréquence (la liste n’est pas ex-
haustive), le cinabre, le mercure, le réalgar, la malachite, l’alun, le soufre, la magné-
tite, le mica, le vinaigre, l’alcool, le miel, le sang, l’orpiment, l’hématite, le minium,
le plomb, le jade. Il faut préciser que les noms de ces ingrédients sont souvent codés,
et certains restent aujourd’hui indéchiffrables. Ainsi, dans la fabrication de l’or po-
table, Ge Hong nous propose comme ingrédients de base de la « graisse de dragon
mystérieuse et brillante », de la « fille pourpre » et du « liquide mystérieux », ce que
J. Needham interprète (sans certitude), grâce à d’autres textes et à son intuition de
chimiste, par un mélange de cyanure d’or et de cyanure de potassium. Autre recette,
plus complète, intitulée « Fleur d’élixir » (Baopuzi neipian, ch. IV) : « Commencer
8 J. Needham, op. cit., vol. 5:3, p. 67.
9 Ce traité fait l’objet, depuis une cinquantaine d’années, d’études de plus en plus nombreuses, en
Orient comme en Occident. Il en existe aujourd’hui trois traductions intégrales : américaine, par
James Ware – Alchemy, medicine and religion in the China of A.D. 320, the Nei P’ien of Ko Hung,
M.I.T. Press, 1966, rééd. New York, 1981 ; japonaise, par Honda Wataru – Hobokushi, Tokyo, 1990 ;
et chinois moderne, par Li Zhonghua – Xinyi Baopuzi, Taibei, 1997.
10 Œuvre collective d’inspiration taoïste, abordant des sujets très divers (dont l’alchimie), dirigée par
Liu An, roi de Huainan (179-122 av. J.-C.).
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