Notes sur « Christianisme et aveu ».

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Notes sur « Christianisme et aveu ».
I – M. Foucault rappelle le sujet de ses deux conférences. Il s’agit de chercher à comprendre
« comment s’est formé(e) dans nos sociétés… l’analyse interprétative de soi ». Connaître le
passé pour comprendre le présent. En même temps il énonce son
hypothèse, « l’herméneutique de soi moderne prend racine bien plus dans ces techniques
chrétiennes que dans les techniques classiques ». Ce qu’il précise par la dernière
phrase, phrase essentielle, « le gnôthi seauton a beaucoup moins d’influence dans nos
sociétés, dans notre culture qu’on ne l’imagine ».
« Le problème de Platon est l’élévation de l’âme vers la vérité, ce n’est pas la découverte de
la vérité dans les profondeurs de l’âme… le gnôthi seauton n’a rien à voir avec
l’herméneutique de soi (Débat…p. 126).
« …l’idée qu’il faut se connaître soi-même, c’est-à-dire gagner la connaissance ontologique
du mode d’être de l’âme, n’a rien à voir avec ce qu’on pourrait appeler l’exercice de soi sur
soi. Lorsqu’on saisit le mode d’être de son âme, il est inutile de se demander ce que l’on
fait, ce que l’on pense, ce que les mouvements de ses idées ou de ses représentations
peuvent être ou ce à quoi on est attaché… Platon ne parle jamais d’examen de conscience –
jamais ! » (A propos de la généalogie de l’éthique, Dits et écrits, p. 1226).
« Le principe du gnôthi seauton n’est pas autonome dans la pensée grecque. Et on ne peut
pas, je crois, en comprendre ni la signification propre ni l’histoire si l’on ne tient pas compte
de cette relation permanente entre connaissance de soi et souci de soi dans la pensée
antique. Ce souci de soi, ce n’est justement pas simplement une connaissance. … si l’on
admet en effet cette jonction entre gnôthi seauton et epimeleia heautou, si on admet une
connexion, une interférence entre eux, si même on admet … que c’est l’epimeleia heautou
qui constitue le vrai support de l’impératif « connais-toi toi-même », si c’est parce qu’il faut
s’occuper de soi qu’il faut se connaître soi-même, eh bien, à ce moment là, je crois que
c’est aux différentes formes de l’epimeleia heautou qu’il faut demander l’intelligibilité et le
principe d’analyse des différentes formes de la connaissance de soi … Par conséquent il ne
faut pas constituer une histoire continue du gnôthi seauton qui aurait pour postulat,
implicite ou explicite, une théorie générale et universelle du sujet, mais je crois qu’il faut
commencer par une analytique des formes de la réflexivité, en tant que ce sont les formes
de la réflexivité qui constituent le sujet comme tel » (L’herméneutique du sujet, p. 443).
A retenir l’idée qu’il faut éviter de confondre « technique de soi », « souci de soi »,
« spiritualité », « ascèse » et « connaissance de (du) soi ». On pourrait affirmer que
l’entreprise même de M. Foucault consiste à conserver de la tradition philosophique l’idée
de philosophie comme « épreuve », « ascèse », « manière de vivre », « epimeleia heautou »
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tout en prenant ses distances avec le « gnôthi seauton », avec « l’herméneutique de soi ».
C’est ce que suggèrent les dernières lignes de la conférence.
« L’ ‘essai’ – qu’il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même et non comme
appropriation simplificatrice d’autrui – est le corps vivant de la philosophie, si du moins
celle-ci est encore maintenant ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une ‘ascèse’, un
exercice de soi, dans la pensée… C’était un exercice philosophique : son enjeu était de
savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée
de ce qu’elle pense silencieusement et peut lui permettre de penser autrement» (Dits et
écrits, II, p. 1362).
Cette conception du travail philosophique trouve son expression dans l’articulation de
l’intérêt de Foucault pour l’histoire, - principalement ce moment singulier, le « moment
patristique » -, et de son souci « politico-éthique ».
« Même si les Lumières ont été une phase extrêmement importante dans notre histoire, et
dans le développement de la technologie politique, je crois que nous devons nous référer à
des processus bien plus reculés si nous voulons comprendre comment nous nous sommes
laissé prendre au piège de notre propre histoire » (Dits …II, p. 955). En arrière-plan, on peut
sans doute repérer une allusion à « L’Ecole de Francfort » (Adorno et Horkheimer).
La « curiosité » est donc au service d’une action possible, celle qui consisterait à se libérer
du « piège de notre propre histoire ». Or ce piège c’est précisément celui qui a attaché tant
d’importance à l’herméneutique de soi.
« La seule espèce de curiosité… qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu
d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais
celle qui permet de se déprendre de soi-même » (Dits…II, p. 1362).
Foucault conçoit et pratique la philosophie comme une « expérience », une « épreuve »
spirituelle, comme une « entreprise de dé-subjectivation » (Dits…II, p. 861).
II « … le christianisme est une confession ». Ce terme a un premier sens, « l’obligation de
tenir pour vrai un ensemble de propositions qui constituent un dogme… de considérer
certains livres comme une source permanente de vérité,… d’accepter les décisions de
certaines autorités en matière de vérité », auquel il faut ajouter « le devoir (pour chacun)
de savoir qui il est, ce qui se passe en lui ». La relation entre les deux types d’obligation se
pense différemment dans la gnose, dans le bouddhisme et dans le christianisme. Dans la
gnose, la liaison tend à l’identification alors que dans le christianisme les deux obligations
sont « liées » sans être « identifiées » et gardent « une autonomie relative ». « … dans les
mouvements gnostiques, où on rencontre cette idée que le pneuma , l’esprit, est une
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étincelle, une parcelle, une émanation de la divinité et que le salut, c’est sa délivrance, que
le problème, par conséquent, pour le gnostique, c’est de retrouver, enfoui dans ce corps, et
emprisonné dans cette matière, cet élément de perfection, cet élément divin qui est en lui.
De sorte que pour le gnostique, connaître Dieu et se reconnaître soi-même c’est la même
chose » (Du gouvernement…, p. 304). Dans le bouddhisme la liaison tend à la dissolution
d’un des termes. « Dans le bouddhisme, c’est le même type d’illumination qui conduit
l’individu à découvrir qui il est et ce qu’est la vérité. A la faveur de cette illumination
simultanée du soi et de la vérité, l’individu découvre que le soi n’était qu’une illusion… il
n’en va pas de même dans le christianisme : la découverte de soi ne révèle pas le soi
comme une illusion. Elle cède la place à une tâche qui ne peut être qu’infinie… il faut se
libérer de tout attachement au soi, non parce que le soi est une illusion, mais parce qu’il est
trop réel. Plus nous découvrons la vérité sur nous-mêmes, plus nous devons renoncer à
nous-mêmes ; et plus nous voulons renoncer à nous-mêmes, plus il nous est nécessaire de
mettre en lumière la réalité de nous-mêmes » ( Sexualité et solitude, Dits…II, p. 991). Ou
encore : « ‘Dis-moi qui tu es’, voilà la spiritualité du christianisme. Quant au zen, il semble
que toutes les techniques liées à la spiritualité ont, au contraire, tendance à faire s’atténuer
l’individu. Le zen et le mysticisme chrétien sont deux choses qu’on ne peut pas comparer,
tandis que la technique de la spiritualité chrétienne et celle du zen sont comparables » (Dits
…, p. 621).
D’où la conclusion : « Les secrets de l’âme et les mystères de la foi, le soi et le Livre, ne sont
pas dans le christianisme éclairés par exactement le même type de lumière. Ils font appel à
des méthodes différentes et mettent en œuvre des techniques particulières ».
III – M. Foucault évoque le second de ces deux systèmes d’obligation, d’abord les « rites
pénitentiels », notamment l’exomologesis, ensuite la pratique de « l’aveu dans les
institutions monastiques, notamment l’exagoreusis.
a)L’exomologesis est une sorte de confession publique où l’on se reconnaît comme pécheur
sans avouer le détail de chaque faute avant d’être réintégré dans la communauté. M.
Foucault insiste sur les dimensions de la théâtralité , de l’emphase et il y reconnaît la
présence de modèles, médical, judiciaire, du martyre. « Elle était la représentation
théâtrale du pécheur comme mort ou mourant… C’est la représentation dramatique du
renoncement à soi ». A la différence des exercices stoïciens, « la formule qui est au cœur de
l’exomologesis est, au contraire, ego non sum ego ».
b)L’exagoreusis est l’obligation, dans le cadre des institutions monastiques, l’obligation de
tout dire à son directeur de conscience. « Il s’agit de lier l’une avec l’autre les deux
obligations suivantes : obéir en tout et puis ne rien cacher » (Du gouvernement…, p. 260). A
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la différence de l’examen de conscience stoïcien, il ne s’agit pas tant de s’interroger sur le
contenu des représentations (« ai-je tort de penser ce genre de pensée ») que sur leur
origine (« n’ai-je pas été trompé par la pensée qui m’est venue ? »). C’est « la verbalisation
permanente des pensées ».
Le point commun à ces deux pratiques, c’est « l’obligation de renoncer à soi ». M. Foucault
insiste alors sur la liaison forte entre « vérité » et « sacrifice », comme il le fait dans son
cours au Collège de France : « …ce lien entre production de vérité et renonciation à soi me
paraît être ce qu’on pourrait appeler le schéma de la subjectivité chrétienne, une
procédure de subjectivation qui s’est historiquement formée et développée dans le
christianisme et qui se caractérise d’une manière paradoxale par le lien obligatoire entre
mortification de soi et production de la vérité de soi-même » (Du gouvernement…, p. 303).
« A quel prix est-ce que le sujet peut dire la vérité sur lui-même » (Dits…, p. 1261). Le
« schéma de la subjectivité chrétienne » essaime hors des limites du christianisme.
Notons qu’il faut dissocier « sacrifice » et « austérité ». le premier semble absent du
contexte païen au contraire de la seconde. « …entre le paganisme et le christianisme,
l’opposition n’est pas entre la tolérance et l’austérité, mais entre une forme d’austérité qui
est liée à une esthétique de l’existence et d’autres formes d’austérité qui sont liées à la
nécessité de renoncer à soi en déchiffrant sa propre vérité » (Dits…, p. 1225).
Le paradoxe semble une catégorie appropriée au christianisme. « Paradoxe du souci de
soi » qui prend la forme du renoncement à soi (Note 48 , p. 104). Mais aussi « paradoxe de
l’humilité chrétienne, qui affirme une vérité et qui, en même temps, l’efface, qui qualifie le
chrétien comme pécheur et, en même temps, le qualifie comme n’étant plus pécheur… »
(Du gouvernement…, p. 209).
N.B. : Pascal est parmi ceux qui ont le mieux exprimé cette dimension paradoxale de
l’anthropologie ; « la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un
arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître
misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (Pensée 397B).
« La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même
qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’on ait sur la
terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans
l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il
ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas
content. C’est la plus belle place du monde, rien ne peut le détourner de ce désir, et c’est la
qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme. Et ceux qui méprisent le plus les hommes,
et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à
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eux-mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les
convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de
leur bassesse » (P. 404 B, cf. aussi Pensées 148,150, 153, 377, 398, 405, 409, 416, 417, 418,
420, 423).
IV – Conclusion. M. Foucault ayant défendu l’hypothèse qu’avec les « technologies
chrétiennes de soi », « l’herméneutique de soi implique le sacrifice de soi », il envisage deux
manières de s’affranchir de cet héritage chrétien. D’abord « l’anthropologisme permanent
de la pensée occidentale » pour laquelle « le problème a été : quel pourrait être le
fondement positif des technologies de soi que nous avons développées pendant des
siècles ». Il s’agissait en somme de concevoir une « herméneutique de soi » sans « sacrifice
de soi (cf. p.121), de « substituer la figure positive de l’homme au sacrifice qui, dans le
christianisme, était la condition de l’ouverture à soi en tant que champ d’une interprétation
indéfinie ».
« A partir du XVIII° siècle et jusqu’à l’époque présente, les « sciences humaines » ont
réinséré les techniques de verbalisation dans un contexte différent, faisant d’elles non pas
l’instrument du renoncement du sujet à lui-même, mais l’instrument positif de la
constitution d’un nouveau sujet. Que l’utilisation de ces techniques ait cessé d’impliquer le
renoncement du sujet à lui-même constitue une rupture décisive » (Dits…II, p. 1632).
Mais Foucault évoque la possibilité d’une autre forme d’affranchissement, celle qui ferait
aussi l’économie de « l’herméneutique de soi ». « … le moment vient peut-être pour nous
de nous demander si nous avons vraiment besoin de cette herméneutique de soi ». sa
démarche est donc ainsi définie : « elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes
ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître ; mais elle dégagera de la contingence
qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être faire ou penser ce que
nous sommes, faisons ou pensons » (Qu’est-ce que les Lumières ?, Dits et écrits, p. 1393). Sa
démarche, la recherche « des petites origines que Nietzsche aimait découvrir au
commencement de grandes choses », « cherche à relancer aussi loin et aussi largement que
possible le travail indéfini de la liberté » (Id. p. 1393). Comme si ce « travail indéfini de la
liberté » supposait d’en finir avec « l’interprétation indéfinie ». Ce serait une manière de
déjouer la « ruse interne de l’aveu » (Volonté de savoir, p. 81), et l’ironie de ce dispositif
(qui)… qui nous fait croire qu’il y va de notre « libération » (Id. p.211). « … il faut se faire
une représentation bien inversée du pouvoir pour croire que nous parlent de liberté toutes
ces voix qui, dans notre civilisation, ressassent la formidable injonction d’avoir à dire ce
qu’on est, ce qu’on a fait, ce dont on se souvient et ce qu’on a oublié, ce qu’on cache et ce
qui se cache, ce à quoi on ne pense pas et ce qu’on pense ne pas penser » (Id. p. 81) et de
commencer à réaliser le projet exprimé à la fin de La volonté de savoir :
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« On évoque souvent les innombrables procédés par lesquels le christianisme ancien
nous aurait fait détester le corps ; mais songeons un peu à toutes ces ruses par
lesquelles, depuis plusieurs siècles, on nous a fait aimer le sexe, par lesquelles aussi on
nous a incités à déployer toutes nos habiletés pour le surprendre, et attachés au devoir
d’en extraire la vérité ; par lesquelles on nous a culpabilisés de l’avoir si longtemps
méconnu. Ce sont elles qui mériteraient, aujourd’hui, d’étonner. Et nous devons songer
qu’un jour, peut-être, dans une autre économie des corps et des plaisirs, on ne
comprendra plus bien comment les ruses de la sexualité, et du pouvoir qui en soutient le
dispositif, sont parvenues à nous soumettre à cette austère monarchie du sexe, au point
de nous vouer à la tâche indéfinie de forcer son secret et d’extorquer à cette ombre les
aveux les plus vrais » (Id. p. 210).
« Je dois avouer que je m’intéresse beaucoup plus aux problèmes posés par les
techniques de soi ou par les choses de cet ordre que par la sexualité… La sexualité, c’est
assommant ! » (Dits…, p. 1202).
« Les mouvements de libération récents souffrent de ne pas trouver de principe sur
lequel fonder l’élaboration d’une nouvelle morale. Ils ont besoin d’une morale, mais ils
n’arrivent pas à trouver d’autre morale que celle qui se fonde sur une prétendue
connaissance scientifique de ce qu’est le moi, le désir, l’inconscient, etc. (Dits…, p.
1205) ».
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