La Chine : faux modèle ou vrai cas de figure ?

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conférence AFCDE 14 mars 2012
La Chine : faux modèle ou vrai cas de figure ?
Gilles ANTIER
Professeur associé à Sciences Po Rennes
Ceci est tout sauf une question académico-philosophique . La Chine connaît une crise de
croissance, avec un fort risque d’aterrissage brutal à moyen terme, qui, ajouté au poids du
pays dans l’économie internationale, peut avoir des conséquences très lourdes sur l’économie
mondialisée dans laquelle nous vivons. Mais cette crise de croissance est peut-être aussi
l’echec d’un pseudo-modèle ?
L’alerte est plus large : ce 14.03.2012, le PM Wen Jiabao a fait deux déclarations qui en
disent long : « Si la réforme politique n’aboutit pas, la réforme économique ne pourra être
menée à bien ». « Des injustices sociales nourrissent le mécontentement de la société
chinoise ». Il a ajouté que la bulle spéculative immobilière représentait un fort danger pour
l’ensemble de l’économie chinoise.
On entend beaucoup parler de « modèle » de développement à propos de la Chine : voir en
2010 l’ONU érigeant la Chine en élève modèle de l’urbanisation… En même temps les
interrogations sur la pérennité de ce « modèle » de croissance se sont renforcées depuis
2011 en conséquence de la crise des ensembles occidentaux (USA / Europe). Et la Banque
1
Mondiale a publié le mois dernier un rapport évoquant la fin du « modèle chinois ».
Mais d’abord qu’entendre dans la notion de « modèle chinois » ?
- Certains, pour faire court, tendent à le résumer comme un système de gouvernement
reposant sur la liberté économique et la répression politique. Ce qui serait quand même
un peu court, ne serait-ce que dans la mesure où la liberté économique y hésite entre
laisser-faire local et contrôle étatique [a priori ou a posteriori].
- Un article du QuotIdien du Peuple de juin 2009 y voyait un concept avant tout étranger
vis-à-vis d’une « voie de développement unique et particulière qui crée des miracles par
rapport à l’échec du modèle américain qui se voulait supérieur » (sic).
- On en retiendra surtout la notion de « concept étranger », qui me paraît avoir une certaine
justesse : les Occidentaux deviennent plus friands de « bonnes pratiques » et de
supposés « modèles », au fur et à mesure où le monde s’inscrit dans une mondialisation
aux conséquences chaque jour plus incertaines. Par là ils ont tendu selon moi à faire de
la « voie chinoise de développement » (le terme fut d’ailleurs utilisé il ya 50 ans par Mao)
un véritable modèle. Jadis certains milieux intellectuels occidentaux avaient déjà vu dans
le maoisme un véritable paradigme (la meilleure illustration en étant donnée par « De la
Chine » publié par M.A.Macciocchi en 1971). On aurait donc à travers l’expression
« modèle chinois » une nouvelle vision déformée du pays.
- Sortons des subtilités sémantiques : si vraiment « modèle chinois » il y a, c’est qu’il doit
satisfaire (aussi) aux exigences du développement durable dans le monde actuel. Or rien
n’est moins sûr, car la nouvelle voie économique chinoise semble avoir surtout tranché en
faveur de l’efficacité, aux dépens de l’équité (sociale) comme de l’environnement.
1
- http://www.worldbank.org/en/news/2012/02/27/china-2030-executive-summary
Le rapport de la Banque Mondiale préconise six grandes orientations stratégiques: parachever la
transition vers une économie de marché, accélérer le rythme de l'innovation, se mettre aux énergies
vertes, élargir les services de santé, d'éducation et d'emploi, moderniser et renforcer le régime fiscal
et «relier les réformes structurelles de la Chine à l'économie internationale». Et il met en garde contre
un«atterrissage brutal dans un proche avenir» ainsi que les «défis posés par le vieillissement de la
population, la diminution de la main-d'œuvre et l'accroissement des inégalités».
En 2009, Bo Xilai, maire de Chongqing et à l’époque étoile montante du Parti, ne disait pas autre
chose : « Si le développement ne peut pas améliorer l’existence, il n’est pas la voie mais une
impasse ».
Rappelons quelques figures macro-économiques pour cadrer le problème :
Une croissance fondée sur l’exportation : tout sauf un modèle durable. Si la croissance et la
stablilité politique de la Chine doivent à l'avenir tirer plus de force de la consommation des
ménages, elle devra tourner la page de son modèle étroitement "mercantiliste" tiré par les
exportations, le surinvestissement et la sous-évaluation du taux de change. Le rattrapage
salarial en cours pour les ouvriers en ouvre-t-il la voie, en rupture avec la stratégie engagée
par Deng Xiaoping ?
La part des classes moyennes urbaines a explosé (de 39 à 57% au cours de la dernière
décennie) mais elles sont loin d’avoir récupéré les fruits de la croissance, à la façon
signapourienne : problèmes de logement, notamment
Le ciseau démographique est sur le point d’être atteint, avec la perspective de 30% de plus de
60 ans d’ici 2045 / 2050. Situation préoccupante : le taux de fécondité de 1,4 conduit à un
ratio de dépendance démographique élevé à l’horizon 2050 , comme au Japon (76%) ou en
Corée du Sud (66%). Or les conséquences négatives sont nombreuses : prédominance des
dépenses sociales sur celles d’investissement déprimant la croissance, coûts accentués des
budgets retraites, santé et services à la personne. En Chine où tout cela est balbutiant, c’est
l’épargne forcenée des ménages qui compensera, là encore aux dépens de la croissance.
On pourra objecter que et l’exportation et l’enfant unique ont permis la croissance. Oui !! Mais
maintenant on revient sur le premier et l’on s’alarme des conséquences du second. Ce qui tendrait à
montrer que le mode chinois du développement depuis trente ans a été une VOIE et certainement pas
un MODELE.
Tout cela étant dit, le meilleur moyen de répondre à la question « Modèle chinois ou pas ? » est sans
doute de faire l’analyse à partir de cas concrets. Dans mon cas je prendrai la question des villes
chinoises.
2/ LES VILLES CHINOISES : MODELE URBAIN VERTUEUX OU ANTI-MODELE ?
Que constatons-nous ?
Un redéveloppement économique, urbain et technologique d’une rapidité sans équivalente dans le
monde : aujourd’hui, un chinois sur deux vit en ville, contre à peine plus d’un quart il y a vingt ans.
Et un redéveloppement qui a échappé à l’informel (dans l’habitat et l’économie), à l’inverse de tous
les PED, dans la mesure où concentration du capital productif et soutien aux infrastructures, au
logement et aux équipements urbains ont contribué à y créer des emplois et à améliorer les conditions
de vie.
Alors, modèle urbain ? Oui au sens où moins de pauvres , non car pas de protection sociale
Oui au sens des infrastructures urbaines et du logement, non au sens où cette production a été
dominée par des comportements spéculatifs sans rapport avec les attentes de la population et encore
moins avec les objectifs du développement urbain durable.
Au fond les villes chinoises apparaissent comme un anti-modèle à divers points de vue :
Vulnérabilité environnementale
Mobilité : 240.000 voitures supplémentaires à Pekin en 2011, s’ajoutant aux 5 millions
existantes
Pollution air : Cf l’annulation de 150 vols à Pekin en janvier 2012. La consommation
de charbon a doublé en 10 ans en Chine.Pas de prise en compte des particules ultra-
fines (PM 2,5) par les Chinois : mais réformer le barême fera chuter de 80 à 20% la
part des villes à la qualité de l’air acceptable !!
Eau : les pollutions régulières aux métaux lourds soulignent le coût écologique de la
croissance chinoise. Cf fin janvier 2012 à Liuzhou (Guangxi)
Affaissement de plusieurs villes chinoises du fait de l’exploitation à outrance des
nappes phréatiques plus encore que de la construction d’immeubles à très grande
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hauteur
Tout cela alors que les grandes agglos chinoises cherchent à donner l’image de villes cultivant la
notoriété écologique !!
Vulnérabilité foncière et immobilière, dette des gouvernements locaux
J’en ai longuement parlé lors de la précédente conférence de 2010.
L’évolution depuis à peu près un an et demi :
- Un effort conséquent (143 Md EUR) en 2011 pour des logements à coûts modérés
- Un relatif retournement des prix immobiliers, mais qui s’est fait plus sentir sur le volume
des transactions du fait des nouvelles taxes de 2011
- Un risque d’explosion de la bulle foncière & immobilière (villes-fantômes : cf. Ordos),
source principale de revenus des collectivités : dans les 300 principales villes du pays, les
prix des terrains ont baissé de 29% en 2011.
Ce qui nous ramène à l’effarant endettement des collectivités locales en Chine, que j’avais aussi
évoqué en 2010. La dette des gouvernements locaux et des plate-formes locales de financement
(=relais régionaux du gigantesque plan de relance de 2008) constitue 37,3% de la dette publique du
pays.
Plus dramatique qu’on ne le croit . Le crédit à bon marché et de gigantesques plans de relance ont
généré des créances à risques qui menacent de créer une nouvelle instabilité financière et
économique en Chine et internationalement. Cette dette se concentre dans les collectivités locales qui
ont lourdement emprunté pour investir dans l'immobilier et l'infrastructure. La crise de la dette des
collectivités locales est la conséquence directe de ce plan de relance. Les dépenses massives des
collectivités locales ont en effet contribué à attiser la spéculation sur la propriété ce qui a provoqué
l'escalade des prix immobiliers et un immense surplus de logements invendus. D’où une « orgie
d’emprunts » (J.Chan) car n'ayant pas le droit d'émettre directement des obligations, les collectivités
locales ont crée des entreprises d'investissements pour emprunter aux banques publiques. L'argent
n'a pas été investi dans des hôpitaux et des écoles, malgré l'urgence criante, mais dans des projets
immobiliers et d'infrastructure qui ont gonflé leurs recettes.
Bilan de la politique d’infrastructures
La politique d’infrastructures a été au cœur du plan de relance chinois de 2008 (45% du total des
investissements). Mais le tgv déraille, le gouvernement ralentit la vitesse des autres et a décidé en
mai de revoir à la baisse les investissements sur fond d'endettement et du manque de rentabilités de
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certains projets (pour ne pas parler des soupçons de détournement de fonds publics .
>On peut facilement comprendre au vu de ces constats les frustrations des classes moyennes
(exclues du logement, rejetées de l’emploi et dépourvues d’une réelle protection sociale) et des
classes paysannes, exaspérées par les abus locaux, les expropriations forcées , les
spéculations organisées et les infrastructures inutiles : 180.000 « incidents » ont officiellement
rapportés en 2010.
Voir fin 2011 la révolte de Wukan , dans le Guangdong, qui a dépassé toutes les censures.
Par ailleurs, la très rapide urbanisation ne va pas sans créer des tensions par ailleurs alors que les
ruraux chinois fraîchement installés en ville ne bénéficient pas des mêmes droits, notamment en
matière d'accès aux services sociaux, de santé et d'éducation que ceux qui jouissent du statut officiel
de citadin.De plus en plus d'enfants de migrants qui ont grandi en ville réclament aujourd'hui les
mêmes droits que les détenteurs d'un "certificat de résidence urbaine".
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Voir notamment Le Monde du 17 mars 2012
En dernier lieu : Les Echos du 19 mars 2012
EN CONCLUSION
Vous voyez bien que l’analyse d’un possible modèle chinois est passablement étrillée au regard de la
situation des villes et des infrastructures, et de ce qu’elle révèle de la fragilité chinoise au plan macroéconomique et financier.
En conclusion pour savoir si l’expérience chinoise est plutôt un modèle ou plutôt un cas de figure
POUR
>>développement urbain rapide et ayant pourtant su échapper à l’informel
> image d’une flexibilité à s’adapter à des éléments importés de l’étranger pour créer un système
hybride assez unique en fait un cas à part : mélange assez réussi de capitalisme et d’Etat fort.
CONTRE
>>Pollution, déviation des investissements vers la spéculation plutôt que la satisfaction des besoins
(logt, équipements, etc.) du plus grand nombre
>>Pas un modèle car non transférable dans le monde d’aujourd’hui: Il est aussi spécifique que non
transposable. Voir le poids de l’Etat central et local dans l’économie, et le fait que le « modèle »
chinois de sécurité sociale d’avant 1978 a disparu. L’absence de liberté intellectuelle et politique
demeure.
>>Emergence d’un capitalisme local sauvage. Classes moyennes et paysannes ont payé le prix d’un
modèle trop dépendant de la croissance : cf pression sur l’emploi et le logement des jeunes et des
classes moyennes, arrêt de projets immobiliers, Chine à deux vitesses particulièrement sensible dans
les villes et les mégapoles ;
Au pire, on pourrait discerner une alliance objective entre les élites urbaines et le Parti communiste
pour maintenir un statu quo qui leur profite encore. Mais certains y voient une bombe à retardement
économique, financière, sociale et politique
On comprend que Wen Jiabao ait assigné la semaine dernière à ses successeurs la priorité d’«ajuster
la répartition des revenus pour garantir la paix sociale » !!!! Mais il semble clair que cela reflète une
tendance « moderniste » au sein du pouvoir chinois, en conflit avec une tendance « conservatrice »,
plutôt qu’une nouvelle orientation homogène à la veille du renouvellement du gouvernement au
printemps 2013
AU FINAL
Je dirais que les Chinois ont raison de critiquer le concept de « modèle », et tort de croire que leur
développement est supérieur, donc une forme de modèle.
L’état des villes et des gouvernements locaux, plus globalement de l’économique, du social et du
politique, montre plutôt que ces trente ans ont été une phase, un moment du parcours chinois
vers le développement .
Un cas original de croissance , mais qui ne sera pas forcément durable tel que. En soi (politiquement,
socialement, même économiquement ??) et au regard d’un développement durable à l’opposé duquel
il se situe aujourd’hui.
Donc tout sauf un modèle, et sûrement pas une mode, sauf pour des esprits un peu spéciaux il y a
bientôt cinquante ans. Par contre, s’interroger sur les modalités de son développement demain me
paraît bien plus utile que de savoir si la Chine déraillera, après s’être si longtemps demandé quand la
Chine s’éveillera.
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