Position de thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III
Littératures françaises et comparée
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Littérature comparée
Présentée et soutenue par :
Susanne BRÜGGEMANN
le : 03 juin 2013
Tableau ou Action ? De la Dramaturgie de Diderot et de Lessing
Sous la direction de:
M. Bernard FRANCO
M. Helmut J. SCHNEIDER
Jury:
M. Ingo STÖCKMANN
M. Pierre FRANTZ
M. Markus WINKLER
Professeur, Université Paris-Sorbonne
Professeur, Rheinische Friedrich-WilhelmsUniversität zu Bonn
Professeur, Rheinische Friedrich-WilhelmsUniversität zu Bonn, (Président du jury)
Professeur, Université Paris-Sorbonne
Professeur, Université de Genève, Suisse
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Position de thèse
Tableau ou Action ? De la Dramaturgie de Diderot et de Lessing
Tableau oder Handlung? Zur Dramaturgie Diderots und Lessings
Susanne Brüggemann
Université Paris-Sorbonne
Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn
Denis Diderot et Gotthold Ephraim Lessing tiennent lieu, dans leurs pays respectifs, de
fondateurs de ce que l’on appelle le « théâtre bourgeois ». Sont présentés dans ce théâtre
d’une part des idéaux de vertu et d’autre part le monde affectif du citoyen qui
commence à s’établir dans les pays européens. En même temps, ce théâtre offre une
illusion bien montée au spectateur de sorte qu’il se transporte psychiquement dans un
autre monde.
Diderot et Lessing participent tous les deux au débat esthétique central du 18 e siècle qui
situe la question de l’illusion dans le champ des tensions des beaux-arts et de la poésie.
D’abord, les deux auteurs travaillent sans trop prendre connaissance des écrits
esthétiques de l’autre. Quant à Diderot, on peut seulement prouver qu’en 1761 il
manifeste sa connaissance de Miss Sara Sampson. Lessing a précisé ses idées sur le
théâtre bourgeois dans la Correspondance sur la tragédie, quand son attention est
attirée par les pièces de Diderot, Le Fils naturel et Le Père de famille avec leurs
annexes. Il traduit tout et le publie en 1760 sous le tître Le théâtre de Monsieur Diderot
(Das Theater des Herrn Diderot). Malgré cela, il manque jusqu’à aujourd’hui des
preuves évidentes précisant l’effet des écrits de Diderot sur le développement artistique
de Lessing.
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Avec cette étude, nous voulons éviter d’augmenter le nombre déjà important de
spéculations concernant l’influence de Diderot sur Lessing. Pour cette raison, nous
établissons une comparaison typologique des dramaturgies des deux auteurs. Cette
comparaison typologique part de la notion d’« illusion ». L’idée d’illusion dépend au
18e siècle de la définition du signe esthétique dans les arts visuels. Diderot voit le signe
esthétique sous un aspect énergétique, pendant que Lessing reste finalement fidèle au
modèle de la représentation. Par conséquent, deux formes du théâtre des Lumières
s’établissent, pour Diderot celle du tableau, pour Lessing celle de l’action.
Les conceptions du théâtre des deux auteurs sont basées sur leurs jugements de l’ordre
du monde. L’époque des Lumières marque le début des Temps Modernes. La
transparence et la transcendance du signe esthétique ne sont plus données naturellement.
La mise en illusion implique toujours la rupture continue du transport dans un autre
monde. Diderot et Lessing prennent des positions bien différentes face à un monde
devenu contingent. Diderot favorise un matérialisme scientifique, les anciennes valeurs
éternelles sont soumises à un dynamisme de relativité. Par contre, Lessing s’oriente sur
une notion de vérité d’origine chrétienne humanitaire. De cela résultent des idées bien
différentes d’une production et d’une réception autonome de l’art. De plus, Lessing se
montre plus sceptique confronté à la force séductrice des images. Ainsi, l’analyse
comparatiste n’intègre pas seulement les images de l’ordre du monde des deux auteurs
mais aussi des aspects d’une sémiotique du théâtre. Les questions suivantes servent de
fil rouge : Comment Diderot et Lessing définissent-ils l’action sur scène comme image
matérielle ? Comment organisent-ils l’action sur scène en raison de cette définition ?
Comment s’imaginent-ils l’installation de la salle du théâtre ? Comment voient-ils la
pantomime des acteurs ? Quelle qualité accordent-ils aux dialogues ? Qu’est-ce qui est
rendu tabou à la représentation matérielle ? Comment justifient-ils ces tabous ? Quelles
raisons sont apportées d’un domaine externe à celui de l’esthétique ? A quel moment le
drame devient-il métadrame, c’est-à-dire réfléchit-il à la visualité du jeu dramatique ?
Cette étude essaie alors d’inspecter en continu les liens entre les images du monde des
deux auteurs et leurs esthétiques. Comment les deux auteurs définissent-ils le théâtre
comme lieu d’une spiritualité renouvelée ? Comment le théâtre devient-il par ce fait le
lieu d’une réforme sur le plan médiatique ? Quelle position les deux auteurs prennent-ils
au sein du discours européen des Lumières ? Même si dans le cadre de cette enquête
notre réponse à la dernière question ne peut être exhaustive, nous voyons la
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comparaison des dramaturgies de Diderot et de Lessing comme contribution à une
histoire du théâtre située à son tour au sein de l’histoire de mentalités européenne.
Le choix des textes suit le développement des deux auteurs face à l’image sur scène.
Sont examinés d’abord Le Fils naturel et Le Père de famille avec leurs textes annexes.
Après nous présentons les idées de la Correspondance sur la tragédie que Lessing mène
avec ses amis avant sa traduction des pièces mentionnées de Diderot. Des analyses de la
Dramaturgie de Hambourg et de Emilia Galotti font comprendre la position de Lessing
face au théâtre de Diderot. Le dernier chapitre oppose en résumé Nathan le sage comme
utopie du théâtre à la vision du jeu sur scène décrite dans le Paradoxe sur le comédien.
Mais tout au début, une comparaison entre le Laocoon ou sur les limites de la peinture
de Lessing et les Essais sur la peinture de Diderot offre une première terminologie
d’analyse. Avec ces deux textes nous opposons deux œuvres de 1766. Ainsi, ni Diderot
ne peut avoir pris en considération les pensées de Lessing, ni Lessing celles de Diderot.
Nous analysons leurs constatations de base du signe esthétique dans les beaux-arts et
nous examinons, comment ils les transmettent au théâtre, autre art visuel. Pour cela
nous nous intéressons d’abord à leurs jugements des aspects qui donnent à une sculpture
l’air vivant. Dans ce contexte, nous trouvons beaucoup d’assertions identiques chez les
deux auteurs. Les différences sont liées aux justifications de ces assertions. Lessing
reste fidèle à la «loi de la beauté» de la tradition rhétorique, pendant que Diderot
favorise la «loi de la nature». Leurs positions se décrivent comme suit.
Diderot développe un théâtre qui se trouve en grande proximité de la peinture. Il suit la
tradition de la peinture française à partir de la deuxième moitié du 17 e siècle. Une œuvre
d’art fonctionne comme un organisme. Ses qualités matérielles (lumière et couleurs)
valent plus que ses qualités spirituelles (le plan du dessin). Diderot s’intéresse aussi au
rapprochement fondamental du théâtre et du tableau au 18 e siècle, il comprend
l’approfondissement psychologique de l’œuvre d’art rendu ainsi possible. Pour Diderot
le tableau sur scène et celui en peinture ont ses origines dans le même contexte
esthétique. Diderot voit le signe esthétique sous un aspect énergétique. Selon lui
l’énergie de l’œuvre d’art se transporte chez le spectateur. L’impression sentimentale
d’une œuvre d’art tire le spectateur dans une illusion, qu’il élargit en lui-même et
renforce ainsi. Le spectateur arrive au sommet quand il vit le sublime, but auquel il
convient d’aspirer selon Diderot. De plus, selon Diderot, l’esprit est fondé dans la
matière. L’esprit et la matière se trouvent dans un processus incessant de transformation
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énergétique. Les œuvres d’art en tant que vecteurs de l’énergie vitale participent à ce
cycle de vie. Pour un tableau, soit à l’exposition des œuvres d’art de l’Académie, c'està-dire au Salon, soit sur scène, une composante émotionnelle joue un aussi grand rôle
qu’une composante scientifique. Le spectateur est absorbé par l’illusion et en même
temps il tâtonne les détails du tableau avec ses yeux.
Pour Lessing l’art signifie la représentation de quelque chose d’originel. Mais il avoue
que l’impression vive d’une œuvre d’art peut être intensifiée par le transport d’énergie
de l’œuvre sur celui qui la regarde. Ainsi, Lessing rend les limites du modèle de
représentation aussi élastiques que possible, mais finalement il refuse d’abandonner ce
modèle. Le théâtre, qui de par sa nature se trouve à la frontière entre la peinture et la
poésie, est poussé du côté de la poésie (muette). L’approfondissement psychologique en
poésie est lié au facteur temporel, l’action, à laquelle la peinture participe seulement par
« l’instant fructueux » (fruchtbarer Augenblick). L’action est le cadre intellectuellement
concevable, qui se réalise sous forme des motivations enchaînées des personnages
désignant l’avancement psychologique. L’action ne se rapporte pas directement à un
arrière-plan scientifique, mais rhétorique.
Et le théâtre du tableau et celui de l’action implique un but moral. Diderot préfère les
tableaux avec des personnages dont les corps se sont apparemment formés par leur
condition sociale et les évènements marquants de leur vie. Ainsi, le spectateur les relie à
son propre monde d’expérience. La sympathie pour les personnages bouleverse
profondément le spectateur. Deux systèmes correspondent, celui de l’art et celui de la
morale. Donc, si le personnage est une belle femme, elle peut directement inciter à une
vie vertueuse. Si elle est montrée dans un état pudique, il s’ensuit un effet ambigu. Par
sa réticence elle stimule l’imagination du spectateur masculin. Celui-ci entre dans
l’espace (intérieur) de l’autonomie. L’accès à l’ambivalence peut permettre de vivre le
sublime. L’art qui fait vivre le sublime ouvre l’accès à une énergie très originelle et
donne ainsi la possibilité d’une décision morale. L’effet moral des pièces de Diderot est
lié avant tout à une définition iconographique des personnages.
Lessing refuse l’effet ambivalent des tableaux en peinture. D’où il s’ensuit que chaque
représentation sur scène permettant cet effet devient problématique. Juste pour cette
raison Lessing doit rejeter un théâtre fondé sur les états dans le sens de Diderot. Les
personnages des pièces tardives de Lessing balancent entre caractère typique et
individualité. Ils sont directement liés à l’action, qui leur permet de s’individualiser de
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plus en plus au courant du drame. Ils ont ainsi tendance à ne pas s’adapter au tableau.
Mais même si l’action limite l’illusion iconographique des personnages, elle tire, par sa
logique, les spectateurs dans une dynamique d’illusion. L’effet moral dans un tel théâtre
se crée, quand le spectateur oriente sa pitié vers les personnages sur scène dans une
situation bien précise. Le personnage avec ses traits individuels se retrouve dans une
situation, où dans les meilleurs cas elle fait ses preuves. Dans le théâtre de Lessing,
ressentir la pitié et avancer sur le plan moral dépendent alors de l’action. Au théâtre, le
spectateur s’exerce à une attitude empathique et solidaire pour la réalité sociale.
Diderot publie son premier drame achevé, Le Fils naturel ou les épreuves de la vertu, en
1757. Il suppose bien au début une transparence et une transcendance du signe
esthétique. Elles se font vivre quand le signe préverbal sur scène donne accès à une
énergie très originelle. Dans les Entretiens du fils naturel, la nature a la valeur d’une
source d’inspiration de chaque travail créateur. L’art se crée par analogie avec les lois
de la nature. Inversement, vivre la nature n’est possible que dans l’espace fictif de l’art.
Dans ce cas, le spectateur suit un mouvement de va-et-vient face à l’œuvre d’art : il s’en
approche, et s’en éloigne comme l’illusion surgit et se brise continuellement. Diderot
relie cette expérience à une vaste critique de l’autorité. Il en résulte le théâtre du fils qui
implique une critique de la doctrine de salut catholique. Le théâtre devient le lieu d’une
religion sécularisée. Dans ce contexte, nous esquissons l’idée du tableau décrit par
Diderot dans les Entretiens en nous référant simultanément aux résultats des recherches
actuelles. S’ajoute l’analyse du traitement des images dans le drame même, qui prouve
que ce traitement se passe sour l’influence de la contingence des signes, aspect peu
remarqué jusqu’à maintenant. Ainsi, nous sommes en mesure de décrire une sorte de
« typologie » du tableau de Diderot pour sa première pièce achevée.
Avec le deuxième travail de Diderot pour le théâtre, publié en 1758, Le Père de famille
avec le Discours sur la poésie dramatique, nous montrons que le sujet de l’autonomie
du fils et de l’art correspondant à ce sujet est encore développé. Les explications plutôt
théoriques du Discours présentent un grand nombre d’anecdotes autour des pères,
surtout des lettres antiques, mais bien adaptées à l’intention de Diderot. De cette
manière, le texte tourne continuellement autour de la question de l’émancipation
spirituelle. Cela est relié à un décalage dans les convictions philosophiques. Quant au
travail créateur, un scepticisme face à la nature se fait remarquer. C’est l’art qui crée le
regard apercevant le merveilleux dans la nature. Les lois de la nature restent souvent
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cachées, le génie créateur les prétend dans son œuvre d’art comme hypothèse. En même
temps, cela lui permet de rassasier la faim intellectuelle du spectateur. L’abandon
définitif du platonisme dans le Paradoxe sur le comédien s’annonce déjà. Comme nous
tentons de le montrer avec l’analyse du drame, des moyens permettant au spectateur une
réflexion sur sa propre réception, sont installés dans Le Père de famille d’une manière
plus élaborée encore que dans le Fils naturel : si le poète sûr de lui accepte son
autonomie, du côté du spectateur le mouvement de va-et-vient face à l’œuvre d’art est
accompagné d’une intensification des émotions et en même temps d’une élévation de la
compréhension intellectuelle et de la conscience. Les offres d’identification aux
personnages principaux ne s’avèrent plus stables, la technique du tableau se montre plus
variée.
Le théâtre de Lessing s’avère également être un théâtre du quatrième mur. Cependant,
on s’aperçoit vite que les ressemblances avec « le grand mur » de Diderot ne concernent
que certaines structures extérieures et presque jamais les intentions qui y sont liées. Dès
le début, Lessing ne permet pas au spectateur de vivre l’effet débordant d’une
impression picturale. La mise en illusion est interrompue avant le sommet. Vivre le
sublime n’est pas un but auquel il faut aspirer.
Trois ans avant la traduction des drames et leurs annexes de Diderot des années 1750
Lessing participe à la Correspondance sur la tragédie avec ses amis Nicolai et
Mendelssohn. Avec ses arguments contre leur théorie, Lessing ne surmonte pas seulement l’ancienne doctrine esthétique des Lumières allemandes, mais il se détourne
également d’un théâtre qui donne à l’impression visuelle une position centrale. Avant
d’avoir pris connaissance de la dramaturgie de Diderot, Lessing définit déjà l’action
comme structure de base de son théâtre. La pitié (Mitleid), l’effet principal d’un drame,
est définie comme une attitude philanthrope à laquelle on s’entraîne dans le théâtre.
La 81e lettre littéraire (81. Literaturbrief) du 7 février 1760 montre un décalage de
l’appréciation concernant la valeur visuelle du théâtre. Lessing partage ici l’avis de
Diderot : c’est la situation qui inspire le discours des personnages. Dans des situations
existentielles, des différences d’état n’ont aucune importance. Néanmoins, l’expression
d’un sentiment chez Lessing ne peut pas se faire simplement par le biais d’un geste. Le
geste doit toujours être accompagné par le mot.
De nouveau, Lessing montre qu’il apprécie Diderot comme fondateur du théâtre d’un
signe naturel dans la Dramaturgie de Hambourg. Il déclare maintenant que la pitié et la
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crainte forment une unité. La crainte désigne la pitié envers soi-même. Pitié envers son
prochain et pitié envers soi-même dépendent l’une de l’autre tout comme dans la loi de
l’amour du prochain dans le nouveau testament. Le théâtre de Lessing reste finalement
orienté vers une notion de vérité chrétienne humanitaire.
Dans les livraisons 84 – 95 Lessing arrive à des limites face au théâtre de Diderot. Il
essaie de juger la convention d’états de Diderot selon le modèle de la représentation et
cela veut dire selon la tradition aristotélicienne. Ainsi, il n’intègre pas dans ses
arguments la signification spécifique du tableau dans le théâtre de son homologue
français. Surtout, il ne mentionne pas la qualité expérimentale et visionnaire des textes
de Diderot. Ses raisons resteront indéfinissables. Finalement, il montre sa gêne de ne
pas pouvoir vraiment rendre justice à Diderot.
Après la présentation des affirmations plutôt schématiques dans les textes théoriques de
Lessing, nous analysons le traitement des images dans Emilia Galotti. Les personnages
de ce drame sont situés sous le signe de la téléologie défendue par Lessing, mais dans
un sens négatif. Ils n’arrivent pas à éclairer leur accès au monde. Ainsi, Emilia définit le
fait d’être séduit comme la plus grande menace imaginable. Presque personne dans la
pièce n’arrive à gérer ses sentiments dans une situation de tentation. Leur traitement des
images à l’intérieur et autour d’eux devient symptomatique de leur échec. Lessing
montre un réseau malsain des personnages dans tous les détails psychologiques. Le
fondement psychologique de la pièce s’avère inséparable de ses bases téléologiques, un
aspect plutôt négligé dans les recherches jusqu’à présent.
Au final, le spectateur conçoit une attitude face à la vie qui manque aux personnages.
Cela implique que le spectateur apprend à voir. Lessing critique le traitement des
images au théâtre des Lumières et se réfère également aux positions de Diderot. Le
paradoxe du théâtre des Lumières veut que le drame présente au regard ce qui ne peut
plus ou ne doit plus être montré sur scène. Par ses forces visuelles le théâtre séduit le
spectateur et le transporte dans un monde illusoire sur scène, mais en même temps le
théâtre met le spectateur à distance et lui apprend à traiter les images relatives à son
intérieur et son extérieur. Cela vaut et pour Diderot et pour Lessing. Mais avec l’analyse
de la pièce nous essayons de montrer que Lessing tente de limiter ou d’interrompre le
processus de mise en illusion si tôt que possible, pour éviter l’enthousiasme dans l’oubli
de soi-même face à l’image. Nous poursuivons bien la dynamique de l’action en entier.
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Ainsi, nous pouvons nous référer dans un cadre très vaste à la « typologie du tableau »
de Diderot.
Puisque l’intérêt de notre étude est de voir aussi s’il y a un changement dans les
attitudes des deux auteurs, nous précisons et résumons nos affirmations en analysant
deux textes à la fin de leur œuvre :
Dans Nathan le sage, la poésie prend la forme d’une utopie, c’est-à-dire d’un lieu où
l’on peut expérimenter avec des mondes sous le signe d’une religion naturelle. Plus
clairement que dans les drames précédents, les événements sont orientés vers le grand
plan transcendant où tout finit bien. Mais l’éventualité d’un échec demeure. Le
traitement spécifique du lieu de l’action, des accessoires, de la rhétorique entre sens
propre et sens figuré et une métaphorique qui participe au monde oriental de la bible
provoquent une nouvelle forme de rapprochement et de distanciation face à la scène.
S’inaugure alors une nouvelle version du théâtre du quatrième mur. Comme dans Emilia
Galotti les personnages montrent leur niveau d’éclaircissement par leur traitement des
images. L’accent est mis maintenant sur l’abolition des manques qui bloquent un accès
adéquat à l’art et ainsi à la poésie. Ces manques concernent les relations les plus
fondamentales de la famille et de l’amitié. La création de bonnes relations est
inséparable d’une bonne orientation dans un monde de signes contingents. Autour du
centre du drame, le récit de la parabole de l’anneau, le nouveau traitement du quatrième
mur sert à mettre le spectateur dans un rapport utopique face au drame. Il participe, et
sur le plan intellectuel et sur le plan sentimental, à une anticipation fictive de l’éternité,
qui non seulement vécue comme passagère mais aussi désignée ainsi, prend l’air d’une
« poésie performative ».
Concernant le Paradoxe sur le comédien, que Diderot commence en 1773, nous nous
demandons quelle vision du traitement des images s’annonce à la fin des années 1760.
Comme avant, Diderot voit le théâtre sous le signe du tableau, qui se crée par
l’impression totale du corps de l’acteur et exerce d’ici son effet sur le spectateur. Ainsi,
le tableau au salon et celui sur la scène correspondent par leur effet paradoxal : les deux
lieux d’images prétendent l’existence d’un monde qu’ils ne montrent pas directement.
Ils poussent le spectateur à observer ce monde. Le Salon de 1767 et le Paradoxe sur le
comédien identifient cet effet comme inséparable de l’apparence du monstrueux, causé
au théâtre entre autres par le « jeu froid » de l’acteur qui provoque des sentiments
« chauds » chez le spectateur. Dans le préambule du Salon de 1767, l’abolition du
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platonisme s’avère incontournable. Ainsi se manifeste définitivement ce qui s’annonçait
depuis les premiers travaux dramatiques de Diderot : le monde des signes du tableau au
salon et celui du tableau sur la scène sont autonomes. L’un comme l’autre donnent
accès au sublime, mais l’expérience de l’art est accompagnée par le deuil de toute
transparence et de toute transcendance. L’acteur et le spectateur dépendent l’un de
l’autre en raison d’une relation de pouvoir. L’acteur a le pouvoir de produire certains
signes avec son corps et de provoquer ainsi certains effets chez le spectateur. Mais il
convient d’ajouter également que, même si cela déplaît à Diderot, le pouvoir du
spectateur lui permet de prescrire quelle forme du jeu il acceptera. Comme dans ses
premières pièces, pour Diderot le sommet de l’expérimentation d’une œuvre d’art est
atteint lorsque l’imagination transporte le spectateur dans un autre monde, finalement
alors dans un lieu anarchique. Mais maintenant l’autonomie du fils auteur est à son
comble, ainsi que le traitement de son sentiment de culpabilité. Le tableau du fils
désobéissant, et maintenant mort, auquel les oiseaux de proie picorent les yeux, est
paradigmatique de cette expérience. C’est le critique d’art, Diderot, qui s’approche de
ce tableau pour osciller, les yeux fermés, entre la beauté et la cruauté présentées.
Dès les années 1750, l’esthétique de Diderot comme de Lessing est marquée par une
attitude face au monde, qui intègre déjà la manière de son développement jusqu’à la fin
de leurs œuvres. Malgré leurs attitudes différentes, Diderot désigne dans le Paradoxe
sur le comédien une méfiance envers la force séductrice des images qui le rapproche de
Lessing : Le regard autonome reste lié aux yeux fermés. De plus, Diderot manifeste
clairement sa gêne face au pouvoir incontrôlable du spectateur. Le marquis de Sade ne
respectera plus ces limites.
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