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SCÈNES N°21
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POINT DE VUE
l’intranquille, l’auteur noir, homosexuel, passe les fondements
de la société américaine au scalpel et lutte pour la dignité de
ses frères dans une Amérique « qui se croyait blanche ». Tous
les écrits de Baldwin questionnent l’oppression sociale, raciale,
mais scrutent également, en deçà, l’imaginaire des nations :
« Ce que les Blancs doivent faire, c’est chercher pourquoi il leur
a fallu un nègre au début, car je ne suis pas un nègre, je suis
un homme. Alors si vous avez inventé (le nègre) c’est à vous de
trouver pourquoi. » Cette capacité, chez Baldwin, de relier sans
cesse le poète aux populations, dans un rapport critique, un
rapport de responsabilité, m’émeut et me mobilise.
Dans le théâtre que je défriche, les êtres sont enserrés, contraints,
oppressés par le corps social. Leur histoire met en lumière les
zones cachées des sociétés, les « cases noires » (Michel Foucault).
Secrets des familles et secrets des nations sont intimement liés.
Dans la tragédie grecque, le héros masculin meurt sur le champ
de bataille, en pleine gloire, sa mort est célébrée, quant l’hé-
roïne, elle, meurt le plus souvent dans sa maison, enfermée,
muette, sans scandale, dans le secret et le silence. C’est aussi le
cas pour Bintou, dans la pièce de Kwahulé. Mon désir de théâ-
tre serait alors comme une archéologie de la violence, d’autant
plus nécessaire qu’on voudrait l’occulter. Un théâtre qui creuse
les zones d’ombres là ou se tissent la violence et le secret.
S’ADRESSER À UN PUBLIC, AU-DELÀ DU CERCLE DES INITIÉS !
Comme on voudrait opposer la sphère intime et la sphère poli-
tique, certains mettent à dos « théâtre à dimension esthétique »
et « théâtre populaire ». Ce dernier cantonné dans des dispo-
sitifs bien délimités et rassurants : « théâtre action » ou autres
dispositifs discrédités et cantonnés au bas de l’échelle cultu-
relle. On pourrait facilement lire dans cette hiérarchie impli-
cite une condescendance de classe. Au lieu de l’associer dans
une « recherche-éducation » par le théâtre, certains lieux se
construisent en opposition à tout ce qui est social ou sociocul-
turel. Le travail sur les publics est coné « aux professionnels »,
c’est à dire aux lieux d’accueils, et à leurs « services de relations
publiques » excluant ou dédouanant les artistes de la réexion,
de la pratique du lien aux publics. Les équipes artistiques ne
doivent-elles pas se rapproprier la pensée du lien au public,
même s’ils peuvent en déléguer l’action ? Cette coupure entre
créateurs et « gestionnaires du public » me paraît mortifère. Car
l’artiste doit se frotter au public réel, au delà du cercle des ini-
tiés, pour savoir à qui et comment lui parler, même s’il s’agit de
le provoquer, de le destabiliser, de le violenter ou de l’aimer. J’ai
été frappée, dans le travail d’animation, de la méconnaissance
de certains artistes concernant la réalité du terrain : « com-
ment, les adolescents des écoles professionnelles et déclassées
de Bruxelles ne connaissent pas Wagner ? ».
Pendant plusieurs années, je me suis engagée au sein d’aven-
tures théâtrales qui avaient pour but d’associer travail artis-
tique exigeant et lien avec les publics. Des aventures comme
celle du éâtre Océan Nord à Bruxelles, de la Compagnie de
Michèle Addala en banlieue d’Avignon, ou encore celle de Phi-
lippe Delaigue à Valence. Ces expériences passionnées, com-
plexes, ont montré qu’une vraie rencontre avec les publics issus
des milieux populaires pouvait s’inventer, et qu’il est de notre
devoir d’y travailler sérieusement. N’est-il pas normal qu’une
partie de la population se désintéresse, de ces lieux et œuvres
qui ne leur sont pas réellement adressés ? Hier nous parlions de
théâtre populaire, mais pouvons-nous encore parler de théâtre
public quand une seule classe de public y assiste2 ?
Parmi ces tentatives de relier théâtre et populations, je me sou-
viens d’expériences très réussies, grâce à la pratique théâtrale
amateur. Des spectacles encadrée par des équipes artistiques
de haut vol, car le peuple aime le théâtre, quand il le pratique.
Je me souviens d’ateliers gratuits menés à Valence autour du
théâtre de Fassbinder, Orvath, attirant des publics très divers
et rapidement passionnés. Je me souviens des créations issues
d’ateliers d’écritures au éâtre Océan Nord, mis en scène par
Isabelle Pousseur, réunissant des participants de toutes origi-
nes sociales et culturelles, pour des vrais moments de théâtre
populaire.
La question du lien au public est plus complexe quand il s’agit
de programmation et d’œuvres. Et si l’on veut renouer avec un
public plus large, il faudra nécessairement questionner les for-
mes. Je prendrai un exemple parmi d’autres, polémique néces-
sairement : dans une grande part de la danse contemporaine,
les visages sont souvent neutres, sans adresse, exagérément
absents, cette caractéristique pourrait être vue comme un nou-
vel académisme, alors que dans toutes les danses populaires
corps et visages se rejoignent. Même si l’histoire de la danse
peut nous amener à comprendre cette dichotomie, comment
le public non initié ne ressentirait-il pas dans cette absence de
visages comme un décit d’adresse, un autisme de bon aloi ?
Denis Guénoun écrit encore que nous sommes passé du mono-
logue adressé des raconteurs du choryphée au monologue inté-
rieur, qu’il voit comme une étrangeté. En voulant éviter les
excès du cabotinage, le théâtre ne s’est-il pas coupé en même
temps d’une forme d’adresse utile, d’un lien possible avec le
public, jugé comme vulgaire par le bon gôut du moment ?
Edward Bond écrivait : « je fais du théâtre pour ceux qui ne
savent même pas que le théâtre existe », et cela sans que la poé-
sie de ses pièces en soit atteinte.
De manière générale, le hiatus entre sphère culturelle et milieux
populaires ne cesse de s’accentuer, le théâtre s’accommode très
bien de l’entre-soi, quoiqu’en disent les éditoriaux et dossiers
de subsides. Les compagnies, les théâtres ne dépendent plus
des publics, mais des professionnels - journalistes, commis-
sions, ministères - qui les jugent et leur assure pérennité et
reconnaissance. En voulant libérer, protéger, l’artiste de tout
populisme, du diktat de l’audimat, peut-être l’avons-nous éloi-
gné des publics. La seule véritable question est : comment créer
des œuvres sincères, profondes, qui ne soient ni simplistes ni
« autistes », ni univoques, ni autocentrées ou autoréférencées à
l’inni, des œuvres ouvertes et adressées. Ko Kwahulé qua-
lie cet amour du milieu artistique pour lui-même de relation
incestueuse. Comme toute famille qui se rétrécit, le risque est
grand d’asphyxie et de perte de sens. Sans rien perdre du mys-
tère de nos création, pouvons-nous repenser la mise en commun
qui est aussi un des piliers du théâtre en tant qu’art ?
1 Réexion de Étienne
Minoungou, acteur burkinabé,
pendant les travaux préparatoires
au spectacle.
2 Je reprends ici à mon compte
cette pensée de Denis Guénoun.