risque d`asphyxie

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POINT DE VUE
SCÈNES N°21
RISQUE D’ASPHYXIE
ROSA GASQUET
POUVONS NOUS NOUS SATISFAIRE D’UN THÉÂTRE DE L’ENTRE-SOI ? ENTRE UN THÉÂTRE
« ESTHÉTIQUE » ET « POLITIQUE » SERAIT-ON CONTRAINT DE CHOISIR SON CAMP ?
POURQUOI L’HOMO POLITIS, EN NOUS, EXCLURAIT-IL LE MYSTÈRE, L’ÂME ET LE CORPS ?…
LE THÉÂTRE DE ROSA GASQUET CREUSE LE POLITIQUE DANS SES REPRÉSENTATIONS
LES PLUS INTIMES : FAMILLES ET NATIONS VUES COMME AUTANT DE « GRANDES
FABRIQUES DE BOUCS ÉMISSAIRES ».
Metteur en scène vivant à Bruxelles,
ROSA GASQUET travaille au sein de
la compagnie le Groupe Tsek avec
son acolyte Manuel Pereira. Rosa
a notamment monté La prochaine
fois, le feu, de l’auteur noir américain
James Baldwin au Théâtre Les Tanneurs en 2008, et Bintou de l’auteur
ivoirien Koffi Kwahulé au Théâtre
Océan Nord. Parallèlement, elle a
créé plusieurs spectacles avec des
habitants issus de quartiers sensibles en Belgique et en France. Elle a
été responsable de l’action culturelle
et des liens entre théâtres et publics
pour plusieurs théâtres subventionnés. Elle travaille également
pour l’association Lezarts-urbains
qui se consacre aux liens entre
art, culture et milieux populaires.
Votre théâtre comprend-il une dimension politique ? La ques- Denis Guénoun voyait dans la disparition du chœur sur les
tion m’est posée avec insistance par un journaliste en 2003, scènes contemporaines la perte d’un lien très précieux entre le
alors que nous montons Bintou de Koffi Kwahulé. Cette œuvre théâtre et les populations, une perte d’adresse. Il admirait les
radicale met en lumière les rapports familiaux viciés dans un acteurs de la scène musicale qui avaient, selon lui, gardé cette
univers urbain dévasté. C’est l’histoire d’une adolescente rebel- capacité d’adresse publique. La présence du chœur est aussi
le, née ici, mais rattrapée par la loi des pères et le couteau de une constante dans mon travail, comme l’intégration d’acteurs
l’exciseuse. Créée au Théâtre Océan Nord, implanté dans un venant de l’univers musical. Ces éléments créent-ils pour autant
quartier populaire, la pièce regroupait une dizaine de comé- un théâtre politique ? La question piégée d’avance sous-entend
diens professionnels d’origine européenne et africaine et un qu’il existe deux théâtres irrémédiablement séparés : l’un qui
chœur de jeunes filles.
creuse l’esthétique, l’autre qui questionne les rapports de force dans la société. D’où nous vient cette vision selon laquelle
Tout en évoquant la violence sociale, la pièce touchait au mythe : l’homo politis, en nous, exclurait d’emblée le mystère, l’âme et
sacrifice des adolescents dans leur volonté de s’extraire d’un le corps ? Serions-nous contraints de « choisir » notre camp ? Le
milieu infernal ; tentation de l’inceste dans une famille qui mythe nous rapproche des fondamentaux, des rapports de force
se replie sur elle-même, sensations d’abandon dans les zones sous-jacentes aux sociétés comme aux familles ; c’est ici que le
reléguées des villes. Violence du social et violence intime inex- politique et l’intime se rejoignent, dans ce réseau de représentatricablement liés. « Dans le village duquel je suis issu, il y a une tions enfouies qui guident nos actes et façonne nos imaginaires.
période qu’on appelle l’inter-règne : quand un chef de village est C’est ici que se loge la racine de la violence, comme celles du
décédé et que le nouveau n’est pas encore nommé. C’est pen- désir. Modestement, j’aimerais creuser de ce côté.
dant cette période qu’on assiste à des actes extrême : incestes,
meurtres, comme si, au dérèglement de la situation sociale, BALDWIN : UNE LANGUE OÙ POLITIQUE ET POÉTIQUE SE
faisait écho le dérèglement des êtres et des familles1 » Intime RENFORCENT L’UN L’AUTRE et politique imbriqués. Sans doute y a-t-il sur le projet Bintou En 2008, nous transposions pour la scène l’essai de l’auteur noir
une cohérence entre l’écriture de Kwahulé, à la fois poétique américain James Baldwin La prochaine fois le feu, un brûlot
et violente, le groupe d’acteurs aux origines multiples, l’im- écrit dans les années 60, à l’apogée de la contestation noire. Il
plantation du Théâtre Océan Nord dans un quartier populaire y a quelques textes, comme celui-là, où la langue atteint un tel
d’immigration, la présence d’un chœur amateur, et le public degré d’acuité et d’urgence, qu’elle fait exploser les catégories :
varié, nombreux et souvent populaire venu assister au spectacle. est-ce un essai biographique, politique, un long poème ou une
diatribe ? De fait, la parole de Baldwin est à la fois une charge
critique absolue et d’une totale intensité poétique. Baldwin
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Dorcy Rugamba et les participants du chœur
amateur dans La prochaine fois, le feu
de James Baldwin, représenté au Théâtre des Tanneurs.
Mise en scène de Rosa Gasquet
© Antoinette Chaudron
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POINT DE VUE
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l’intranquille, l’auteur noir, homosexuel, passe les fondements
de la société américaine au scalpel et lutte pour la dignité de
ses frères dans une Amérique « qui se croyait blanche ». Tous
les écrits de Baldwin questionnent l’oppression sociale, raciale,
mais scrutent également, en deçà, l’imaginaire des nations :
« Ce que les Blancs doivent faire, c’est chercher pourquoi il leur
a fallu un nègre au début, car je ne suis pas un nègre, je suis
un homme. Alors si vous avez inventé (le nègre) c’est à vous de
trouver pourquoi. » Cette capacité, chez Baldwin, de relier sans
cesse le poète aux populations, dans un rapport critique, un
rapport de responsabilité, m’émeut et me mobilise.
des milieux populaires pouvait s’inventer, et qu’il est de notre
devoir d’y travailler sérieusement. N’est-il pas normal qu’une
partie de la population se désintéresse, de ces lieux et œuvres
qui ne leur sont pas réellement adressés ? Hier nous parlions de
théâtre populaire, mais pouvons-nous encore parler de théâtre
public quand une seule classe de public y assiste2 ?
Parmi ces tentatives de relier théâtre et populations, je me souviens d’expériences très réussies, grâce à la pratique théâtrale
amateur. Des spectacles encadrée par des équipes artistiques
de haut vol, car le peuple aime le théâtre, quand il le pratique.
Je me souviens d’ateliers gratuits menés à Valence autour du
théâtre de Fassbinder, Orvath, attirant des publics très divers
et rapidement passionnés. Je me souviens des créations issues
d’ateliers d’écritures au Théâtre Océan Nord, mis en scène par
Isabelle Pousseur, réunissant des participants de toutes origines sociales et culturelles, pour des vrais moments de théâtre
populaire.
1 Réflexion de Étienne
Minoungou, acteur burkinabé,
pendant les travaux préparatoires
au spectacle.
2 Je reprends ici à mon compte
cette pensée de Denis Guénoun.
Dans le théâtre que je défriche, les êtres sont enserrés, contraints,
oppressés par le corps social. Leur histoire met en lumière les
zones cachées des sociétés, les « cases noires » (Michel Foucault).
Secrets des familles et secrets des nations sont intimement liés.
Dans la tragédie grecque, le héros masculin meurt sur le champ
de bataille, en pleine gloire, sa mort est célébrée, quant l’héroïne, elle, meurt le plus souvent dans sa maison, enfermée, La question du lien au public est plus complexe quand il s’agit
muette, sans scandale, dans le secret et le silence. C’est aussi le de programmation et d’œuvres. Et si l’on veut renouer avec un
cas pour Bintou, dans la pièce de Kwahulé. Mon désir de théâ- public plus large, il faudra nécessairement questionner les fortre serait alors comme une archéologie de la violence, d’autant mes. Je prendrai un exemple parmi d’autres, polémique nécesplus nécessaire qu’on voudrait l’occulter. Un théâtre qui creuse sairement : dans une grande part de la danse contemporaine,
les zones d’ombres là ou se tissent la violence et le secret.
les visages sont souvent neutres, sans adresse, exagérément
absents, cette caractéristique pourrait être vue comme un nouS’ADRESSER À UN PUBLIC, AU-DELÀ DU CERCLE DES INITIÉS ! vel académisme, alors que dans toutes les danses populaires
Comme on voudrait opposer la sphère intime et la sphère poli- corps et visages se rejoignent. Même si l’histoire de la danse
tique, certains mettent à dos « théâtre à dimension esthétique » peut nous amener à comprendre cette dichotomie, comment
et « théâtre populaire ». Ce dernier cantonné dans des dispo- le public non initié ne ressentirait-il pas dans cette absence de
sitifs bien délimités et rassurants : « théâtre action » ou autres visages comme un déficit d’adresse, un autisme de bon aloi ?
dispositifs discrédités et cantonnés au bas de l’échelle culturelle. On pourrait facilement lire dans cette hiérarchie impli- Denis Guénoun écrit encore que nous sommes passé du monocite une condescendance de classe. Au lieu de l’associer dans logue adressé des raconteurs du choryphée au monologue intéune « recherche-éducation » par le théâtre, certains lieux se rieur, qu’il voit comme une étrangeté. En voulant éviter les
construisent en opposition à tout ce qui est social ou sociocul- excès du cabotinage, le théâtre ne s’est-il pas coupé en même
turel. Le travail sur les publics est confié « aux professionnels », temps d’une forme d’adresse utile, d’un lien possible avec le
c’est à dire aux lieux d’accueils, et à leurs « services de relations public, jugé comme vulgaire par le bon gôut du moment ?
publiques » excluant ou dédouanant les artistes de la réflexion, Edward Bond écrivait : « je fais du théâtre pour ceux qui ne
de la pratique du lien aux publics. Les équipes artistiques ne savent même pas que le théâtre existe », et cela sans que la poédoivent-elles pas se rapproprier la pensée du lien au public, sie de ses pièces en soit atteinte.
même s’ils peuvent en déléguer l’action ? Cette coupure entre De manière générale, le hiatus entre sphère culturelle et milieux
créateurs et « gestionnaires du public » me paraît mortifère. Car populaires ne cesse de s’accentuer, le théâtre s’accommode très
l’artiste doit se frotter au public réel, au delà du cercle des ini- bien de l’entre-soi, quoiqu’en disent les éditoriaux et dossiers
tiés, pour savoir à qui et comment lui parler, même s’il s’agit de de subsides. Les compagnies, les théâtres ne dépendent plus
le provoquer, de le destabiliser, de le violenter ou de l’aimer. J’ai des publics, mais des professionnels - journalistes, commisété frappée, dans le travail d’animation, de la méconnaissance sions, ministères - qui les jugent et leur assure pérennité et
de certains artistes concernant la réalité du terrain : « com- reconnaissance. En voulant libérer, protéger, l’artiste de tout
ment, les adolescents des écoles professionnelles et déclassées populisme, du diktat de l’audimat, peut-être l’avons-nous éloide Bruxelles ne connaissent pas Wagner ? ».
gné des publics. La seule véritable question est : comment créer
des œuvres sincères, profondes, qui ne soient ni simplistes ni
Pendant plusieurs années, je me suis engagée au sein d’aven- « autistes », ni univoques, ni autocentrées ou autoréférencées à
tures théâtrales qui avaient pour but d’associer travail artis- l’infini, des œuvres ouvertes et adressées. Koffi Kwahulé quatique exigeant et lien avec les publics. Des aventures comme lifie cet amour du milieu artistique pour lui-même de relation
celle du Théâtre Océan Nord à Bruxelles, de la Compagnie de incestueuse. Comme toute famille qui se rétrécit, le risque est
Michèle Addala en banlieue d’Avignon, ou encore celle de Phi- grand d’asphyxie et de perte de sens. Sans rien perdre du myslippe Delaigue à Valence. Ces expériences passionnées, com- tère de nos création, pouvons-nous repenser la mise en commun
plexes, ont montré qu’une vraie rencontre avec les publics issus qui est aussi un des piliers du théâtre en tant qu’art ?
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