« Pierres vives »
L’histoire inouïe des bâtiments de l’ORT-Strasbourg (1940-1946)
« Les beaulx bastisseurs nouveaulx de pierres mortes ne sont escriptz
en mon livre de vie. Je ne bastis que pierres vives : ce sont hommes. »
Rabelais, Le Tiers Livre, chap. VI
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Mot du responsable culturel
Se souvenir de ces tragiques années qui avaient englouti tous les espoirs d’une
nation, le sursaut, la libération et la résurrection de la République qui s’en suivit, est
indispensable pour construire l’avenir.
La mémoire n’est pas seulement une incantation du passé, un simple souvenir,
elle porte le passé au présent pour une tâche à venir, elle porte en elle une réflexion à
vivre, une responsabilité à assumer, une volonté de s’engager au service des valeurs
humaines encore menacées… Nous savons tous que la barbarie et la Bête immonde
sont toujours là, en éveil sur le seuil de nos portes…
Quelles que soient les difficultés ou la complexité du présent, ce « travail »
auquel se sont consacrés nos élèves, cette mémoire doit nous inciter à penser que
l’avenir est possible, il nous faut pour cela continuer à faire vivre les valeurs qui ont
conduit à la restauration de la République… Le refus de capituler, l’esprit de
résistance, le courage, la solidarité, la détermination et la foi dans les idéaux du
triptyque républicain.
Nous dédions ce présent travail de mémoire réalisé par nos élèves à tous ceux qui ont disparu dans la
tourmente, dans la nuit et le brouillard, à ceux qui ont été fusillés, à ceux tombés dans les maquis les armes à
la main… et qui ont fait le lit de notre liberté, aujourd’hui.
Richard Aboaf
Chargé de l’action culturelle
ORT Strasbourg
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Préambule au mémoire des élèves
Cela faisait longtemps que nous savions que les bâtiments de notre établissement
avaient été réquisitionnés par la Gestapo. Mais ce n’est qu’en 2014, lorsque le
Concours National de la Résistance et de la Déportation a propo le thème : « La
Libération et le retour à la République », que nous avons senti, comme une évidence,
le besoin de faire travailler les élèves eux-mêmes sur l’histoire de notre lycée, l’ORT,
et, à travers elle, sur une partie de l’histoire de la communauté juive de Strasbourg.
Le cas de l’Alsace durant la Seconde Guerre mondiale est un cas à part ; pour
Hitler et les Nazis, ce n’était pas une région française comme les autres, ce n’était pas
la Zone Occupée, c’était le Reich. L’Occupation y a donc pris une forme tout à fait
singulière. Le Gauleiter Wagner, un Nazi de la première heure, incarcéré avec Hitler
après le putsch raté de novembre 1923, s’était vu donner pour mission précise par le
Führer de « gagner la population alsacienne à la politique et à la cause nationale-
socialiste dans un délai de dix ans ». Il s’agissait, en d’autres termes, de la nazification
à marche forcée de l’Alsace.
Les bâtiments de notre lycée sont devenus, après l’annexion de 1940 et durant
un peu plus de quatre ans, l’un des centres de la machine totalitaire nazie : ils
abritaient le quartier général de la Gestapo, la terrible police secrète d’État, chargée
de traquer toute forme de résistance au régime, et d’arrêter les Juifs. Seule une plaque
sur l’un des bâtiments rappelle aujourd’hui ce passé, sans plus d’explication. Les
élèves passent leurs récréations biquotidiennes devant cette plaque, mais n’y prêtent
qu’une attention secondaire, sans vraiment savoir. Et nous, professeurs, que savions-
nous vraiment ?
Il nous a fallu partir à la recherche de renseignements, lever le voile d’une
histoire que nous ne connaissions que de façon superficielle, creuser, si l’on peut dire,
sous la plaque à la mémoire de Georges Wodli, et faire parler ces lieux. Mais nous ne
savions pas ce que nous allions découvrir. Le projet était donc au départ un peu flou :
retrouver l’histoire de ces locaux, juifs d’abord, puis nazis, puis juifs de nouveau. Plus
nous fouillions dans les documents d’archives et entendions les témoins de cette
période et de cette histoire singulière, et plus le besoin d’aller au-delà de ce que tout
le monde savait devenait impérieux.
Nos objectifs se sont ainsi précisés peu à peu. Du point de vue pédagogique,
nous avons pu reprendre des notions fondamentales sur une période très mal
maîtrisée par nos élèves. En effet, tous les élèves appartiennent à des classes
« passerelles » et se trouvaient en très grande difficulté scolaire jusqu’à cette année.
Une fois les notions fondamentales acquises, les activités pédagogiques ont été très
diverses : recherche documentaire, recherche de témoins, préparation et réalisation
d’interviews, mise en forme et rédaction des résultats de ces recherches, participation
à la réalisation d’un film documentaire joint au mémoire. Toutes sortes de
compétences ont ainsi été mobilisées et le travail a été mené dans un souci de
transversalité du début à la fin par les professeurs d’histoire, de français et de cinéma
audio-visuel.
Ces recherches et la rédaction des résultats ont été faites par les élèves, au fur et
à mesure de l’année. Nous, les enseignants, cherchions avec eux, parfois pour eux,
lorsqu’il y avait besoin de se rendre aux archives ou dans les salles patrimoniales
réservées aux bacheliers. Mais nous découvrions les documents en même temps
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qu’eux, nous cherchions avec eux les témoins qui avaient vécu dans le quartier, et ils
ont pu voir la recherche en train de se faire.
Car nos objectifs pédagogiques ne se sont pas limités à faire acquérir des
compétences aux élèves : il s’est agi pour nous de faire qu’ils s’approprient leur lycée,
qu’ils se sentent partie intégrante de ces lieux et de leur histoire. C’est d’autant plus
important pour ces élèves que la scolaria longtemps rebutés. Ils ont préparé avec
enthousiasme une interview de leur proviseur, ont visité les lieux littéralement de
fond en comble, de la cave au grenier, en passant par des escaliers dérobés ; ils ont vu
leur lycée avec des yeux nouveaux.
La destinée singulière de ces lieux nous a offert l’opportunité de faire prendre
conscience aux élèves que les pierres ont une histoire, et que partout où ils vivent et
vivront, ils pourront, s’ils s’en donnent la peine, entendre ce que les pierres qu’ils
croisent ont à leur dire. C’est le fondement même de la curiosité historique : faire que
notre environnement ne nous soit pas étranger, qu’on l’écoute et le comprenne ; faire
que les élèves deviennent des hommes et des femmes responsables, des passeurs
d’histoire et de mémoire.
Les pierres de notre lycée vivent : pour peu qu’on veuille bien les entendre, elles
nous racontent fièrement ces générations d’enfants qui sont passées devant elles,
pour apprendre à devenir des hommes et des femmes épanouis et intégrés dans la
société ; elles nous crient aussi leur douleur d’avoir participé à la machine de mort
que les Nazis avaient mise en place ; elles savent de quelles souffrances sont morts
Wodli et les autres victimes assassinées ; elles savent quelle cruauté animait les
infâmes bourreaux Julius Gehrum et Erich Isselhorst, ou leur adjoint Helmut
Schlierbach, mort de vieillesse dans son lit en 2005. Les lycéens d’aujourd’hui
auraient pu passer devant ces pierres sans y prêter attention. Mais ils ont préféré les
faire vivre et devenir des passeurs de l’Histoire. Faire vivre les pierres, c’est bâtir des
hommes.
Timothée Ratel, professeur d’histoire-ographie
Éva Riveline, professeur de français
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Introduction
Notre lycée s’appelle l’ORT ; il est composé de deux bâtiments de part et d’autre
de la rue Sellénick à Strasbourg : au 14, le bâtiment a été construit par L’École
Israélite du Travail afin d’enseigner un métier aux jeunes Juifs ; au 11, l’ancien Home
Laure Weil a été construit pour accueillir des jeunes filles juives, pour la plupart
orphelines.
Pendant la guerre, les deux bâtiments ont éréquisitionnés par la Gestapo qui
en a fait son quartier général. Après la guerre, la communauté juive a réintégré les
bâtiments : l’ORT se voit confier le soin de remettre l’école du 14 en fonction et le
Home est rouvert. Il continue d’accueillir des jeunes filles jusque dans les années
1980, date à laquelle il est intégré dans l’institution ORT.
Comment l’histoire du lycée rejoint-elle l’Histoire, celle de l’Occupation et de
lannexion de lAlsace, puis celle du retour aux valeurs de la République ?
Nous verrons d’abord quelle était la place de la communauté juive à Strasbourg
juste avant la guerre. Puis, nous exposerons ce qu’étaient les bâtiments de notre lycée
à cette époque. Il faudra ensuite s’intéresser au sort des murs et de leurs occupants
entre 1940 et 1944. Enfin nous nous pencherons sur la libération de Strasbourg, et ce
qu’est devenu le lycée au lendemain de la guerre.
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