66941 - Templiers BAT GC

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LES TEMPLIERS
Extrait de la publication
DU MÊME AUTEUR
Vie et Mort de l’ordre du Temple
Seuil, 1985, coll. « Points Histoire », 1993
Temps de crises, temps d’espoirs (XIVe-XVe siècle)
Nouvelle Histoire de la France médiévale, t. 5
Seuil, coll. « Points Histoire », 1990
L’Occident médiéval, XIIIe-XVe siècle
Hachette, coll. « Les Fondamentaux », 1996
Brève Histoire des ordres religieux-militaires
[guide aide-mémoire]
Gavaudun, Fragile Éditions, 1997
La Croisade au Moyen Âge
Idée et pratiques
Nathan, « Coll. 128 », 1998
Chevaliers du Christ
Les ordres religieux-militaires au Moyen Âge
(XIe-XVIe siècle)
Seuil, 2002
Jacques de Molay
Le crépuscule des templiers
Payot, coll. « Biographie Payot », 2002
ALAIN DEMURGER
LES TEMPLIERS
Une chevalerie chrétienne
au Moyen Âge
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Extrait de la publication
La première version de cet essai puis une version entièrement revue et mise
à jour ont été publiées aux Éditions du Seuil en 1985, 1989 et 1993 sous le
titre : Vie et Mort de l’ordre du Temple. Ces versions ont été complètement
refondues pour la présente édition.
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES DU CAHIER HORS-TEXTE
Archives départementales des Pyrénées-Orientales/Cliché Joël Ruiz: 5.
– BNF: 15, 16, 17, 18. – Coll. part./DR: 7. – Alain Demurger: 6.
– Joan Fuguet Sans: 1, 2, 3, 4, 13, 14. – Jean-Robert Masson: 20. – F. Tommazi/Maurizio Marchesi/Paulo Raspa: 8, 9, 10, 11, 12. – Jean Vigne : 19.
ISBN 2-02-066941-2
(ISBN 1res publications brochées : 2-02-008714-6 et 2-02-020815-6)
(ISBN publication poche : 2-02-010482-2)
© ÉDITIONS DU SEUIL, 1985, 1989, 1993 et janvier 2005
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue
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www.seuil.com
Préface
En 1985 paraissait Vie et Mort de l’ordre du Temple ; des corrections, minimes, ont pu y être introduites au gré des rééditions ou
des réimpressions. Inexorablement pourtant, le livre a vieilli. Pour
la période médiévale, l’historien, plus qu’il ne découvre des documents nouveaux, relit d’un œil neuf ceux qui sont déjà connus ;
parfois une lecture plus attentive du texte fait apparaître des choses
neuves. Des points de vue nouveaux, sur des questions qui semblaient bien connues, entraînent discussions et polémiques et font
progresser notre connaissance : c’est le cas par exemple de la question des origines de l’ordre ; sur le procès aussi, bien des choses
ont bougé. Des recherches nouvelles, sur des aspects jusque-là
négligés, éclairent différemment l’histoire d’un homme, d’une institution : ainsi l’image des ordres militaires – et donc du Temple –
dans l’opinion, telle que la présente la littérature épique ou romanesque. Les avancées de l’archéologie livrent d’autres aperçus,
car, comme dans bien d’autres secteurs de l’Histoire médiévale, ce
sont les fouilles qui apportent la documentation neuve que l’écrit
ne fournit plus. Depuis vingt ans donc, des publications nombreuses, parmi lesquelles mes propres recherches prennent modestement place, ont complété, corrigé, nuancé ou parfois discrédité
les propos que je tenais en 1985. Mon point de vue sur tel ou tel
aspect de l’histoire du Temple s’en est trouvé souvent largement
modifié.
Une réédition devenait nécessaire. Mais en remettant l’ouvrage
sur le métier, je me suis vite rendu compte que c’était une refonte
complète qui s’imposait ; aussi, même si le lecteur retrouvera
nombre de passages, plus ou moins modifiés, de Vie et Mort de
l’ordre du Temple, c’est un livre nouveau que je présente. En
sachant fort bien que de nouvelles imperfections se sont substituées
Extrait de la publication
Les Templiers
8
aux anciennes et que ce livre vieillira à son tour. L’Histoire n’est
pas figée ; elle n’est pas non plus un éternel recommencement. Elle
fait son chemin, voilà tout !
Cergy, mai 2004
Extrait de la publication
Avant-propos
Les templiers sont parmi nous, L’Énigme de Gisors, Le Secret
des templiers, etc. Avant tout le monde, les templiers auraient
découvert l’Amérique ; ils ont bâti les grandes cathédrales ; ils ont
été les « banquiers de l’Occident » – et j’en passe ! La bibliographie du Temple est surabondante, mais scientifiquement douteuse.
Le Temple alimente, avec les cathares et Jeanne d’Arc, l’un des
filons inépuisables de la pseudo-Histoire, celle qui n’a pour but
que d’offrir à des lecteurs avides leur ration de mystères et de
secrets. Il y a l’histoire de l’ordre du Temple et il y a son mythe, sa
légende. L’historien ne s’occupe pas seulement du réel ; il s’occupe aussi du faux lorsqu’on l’a cru vrai ; il s’occupe aussi de
l’imaginaire et du rêve. Sans les confondre : l’Histoire, le mythe,
l’histoire du mythe.
L’ordre du Temple, à la différence de son contemporain l’ordre
des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, n’a pas cherché à s’inventer une origine lointaine et prestigieuse. Tout au plus certains
de ses membres ont-ils pensé que saint Bernard était leur fondateur,
ce qui n’est pas vrai mais aurait pu l’être. Mais la postérité s’est
bien rattrapée !
Le mythe templier, c’est la survie, secrète, de l’ordre après sa
suppression en 1312. Il aurait survécu, clandestin, dans la francmaçonnerie qui, d’opérative au Moyen Âge, est devenue spéculative à l’époque moderne. Un chevalier écossais catholique vivant
en France, Ramsey, a voulu établir, vers 1736, une filiation entre la
franc-maçonnerie et la croisade. La maçonnerie aurait eu accès à
la sagesse antique des constructeurs du Temple de Salomon par
l’intermédiaire des croisés. Ramsey, remarquons-le bien, ne parlait
pas de l’ordre du Temple.
Vers 1760, certaines loges maçonniques allemandes, en désac-
Extrait de la publication
Les Templiers
10
cord avec l’égalitarisme et le rationalisme de la maçonnerie originelle, introduisent une hiérarchie de grades, la subordination, l’ésotérisme, les rites initiatiques dans la maçonnerie. Une fois de plus
on a recours à l’Histoire : non plus seulement la croisade en général,
mais l’ordre du Temple, dont la maison à Jérusalem était, croyaiton, l’ancien Temple de Salomon (ce n’était que le palais) ; et comme
le Temple avait disparu, on pouvait, sans craindre d’être contredit,
lui faire endosser bien des choses !
Avec la Révolution française les milieux contre-révolutionnaires
vont développer l’idée d’un complot maçonnique contre l’ordre
établi et là aussi la filiation avec les templiers tombe à pic : n’ont-ils
pas comploté avec l’islam1 contre la religion catholique, contre la
monarchie ?
Philippe le Bel ne les en a-t-il pas justement punis ? Les templiers
deviennent ainsi chez l’abbé Barruel (Mémoires pour servir à
l’histoire du jacobinisme) les destructeurs de l’ordre social et politique, et les maçons en sont leurs continuateurs. Pour l’orientaliste
autrichien Josef von Hammer-Purgstall, ils sont un jalon dans une
longue chaîne de conspirations conduites par des sectes secrètes
anti-chrétiennes dont on trouve l’origine chez les gnostiques de
l’Antiquité tardive.
Mais la maçonnerie du XIXe siècle va se débarrasser de ses
oripeaux templiers. C’est d’elle cependant, du moins d’une de ses
loges parisiennes, que sort, au tout début du XIXe siècle, le courant
néotemplariste : en 1804 le docteur Ledru et quelques-uns de ses
amis font resurgir un ordre du Temple dont Bernard-Raymond
Fabré-Pellaprat devient grand maître. Le docteur Ledru produit
une charte de transmission – un faux grossier dont il est peut-être
l’auteur – selon laquelle Jacques de Molay, peu avant sa mort,
aurait transmis ses pouvoirs à un nommé Jean-Marc Larménius
(l’Arménien ?). Celui-ci aurait mis par écrit cette transmission en
1323. Depuis lors il y aurait eu une succession ininterrompue de
grands maîtres jusqu’en 1804 et Fabré-Pellaprat. Ce courant néotemplariste s’est ensuite séparé de la maçonnerie et divisé en multiples groupes, sectes et sociétés secrètes.
Il y a donc dans le monde d’aujourd’hui de nombreux groupes et
sectes se réclamant du Temple. Celui-ci a le dos suffisamment
large pour supporter ces héritages contradictoires. Que, de nos
Extrait de la publication
Avant-propos
11
jours, une secte se proclame héritière spirituelle du Temple est un
fait de mentalité qui concerne en premier lieu l’historien et le
sociologue du monde contemporain. Que l’on rêve d’une filiation
ne signifie pas qu’elle existe. Mais l’Histoire dont on rêve fait
aussi partie du « territoire de l’historien ». Elle ne concerne pas
directement l’historien du Temple médiéval ; c’est le domaine de
l’historien de la maçonnerie2, de l’historien du monde des sectes,
du sociologue et des sciences humaines en général3.
Désolé pour les amateurs de mystère et d’ésotérisme ! Ceci est
un livre d’historien, qui raconte et essaye d’expliquer la naissance,
le développement et la mort d’une création originale de la chrétienté médiévale : l’ordre religieux-militaire, dont le Temple fut
le premier exemple et le modèle. Créé en 1120 par quelques chevaliers installés à Jérusalem pour incarner durablement les idéaux
de la croisade, l’ordre du Temple s’est développé dans tout l’Occident, qui a constitué sa base arrière nourricière : les hommes, les
ressources et les revenus de cet « arrière » lui permettaient d’accomplir ses missions sur le « front » : la Terre sainte, l’Espagne
de la Reconquista, soit les terrains d’affrontement mais aussi
de coexistence avec l’islam. Riche (mais pas autant qu’on l’a cru,
même de son temps), puissant (mais beaucoup moins qu’on le dit,
surtout de nos jours dans les visites guidées !), il a mené jusqu’au
bout son combat pour Jérusalem, même après la chute d’Acre en
1291. Il est supprimé en 1312, victime d’un procès fabriqué par les
soins du roi de France Philippe le Bel et de ses conseillers, dont
Guillaume de Nogaret.
Trop souvent l’histoire de l’ordre du Temple se réduit à l’histoire
de son procès ; et lorsqu’il envisage l’ensemble de son histoire,
l’historien, connaissant la fin, est enclin à la présenter à travers le
procès. Or ce procès n’est pas l’aboutissement logique et inévitable
de l’histoire des templiers. Ils ont été critiqués de leur temps, mais
ni plus ni moins que les hospitaliers, les cisterciens ou les ordres
mendiants. L’histoire du Temple doit s’inscrire dans son contexte.
Il faut la comparer avec l’histoire des autres ordres. Il faut aussi
sortir de France, car le Temple est un ordre international. Cet environnement est particulièrement important pour comprendre les
enjeux du procès. Jacques II d’Aragon, Fernand IV de Castille,
Denis de Portugal, Édouard II d’Angleterre, Rinaldo da Conco-
Extrait de la publication
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Les Templiers
rezzo, archevêque de Ravenne, Guillaume de Rocabert, archevêque
de Tarragone et frère d’un templier, ont, autant que le pape Clément V et Guillaume de Nogaret, droit à la parole. Même si – et
surtout parce que – c’est une parole différente.
P rem ière pa rtie
Les origines
Extrait de la publication
Extrait de la publication
1
Du côté du Saint-Sépulcre
à Jérusalem
En 1099, les croisés de la première croisade arrivaient au terme
de leur long périple et s’emparaient de Jérusalem, la ville où se
trouvait le sépulcre du Christ. De l’Asie Mineure à l’Égypte, ils
avaient conquis des terres aux dépens des principautés turques de
Syrie et du sultanat fatimide (du nom de sa dynastie) d’Égypte. Ils
en firent quatre États latins : le comté d’Édesse, la principauté
d’Antioche, le comté de Tripoli et le royaume de Jérusalem. Désormais il fallait défendre ces États. C’est d’abord dans ce contexte
oriental que naquit l’ordre religieux-militaire du Temple, vers 1120.
Des récits peu prolixes
Les débuts des templiers sont mal connus. Les documents
d’archives – les chartes et autres actes de la pratique – éclairent
peu sur leurs origines ; quant aux récits historiques les plus précis,
ils sont largement postérieurs à la fondation du premier ordre religieux-militaire de la chrétienté.
Le plus célèbre de ces récits est celui de Guillaume de Tyr :
Dans le cours de la même année1, quelques nobles cavaliers de
l’ordre équestre, hommes dévoués à Dieu et animés de sentiments
religieux, se consacrèrent au service du Christ et firent profession
entre les mains du patriarche de vivre à jamais selon l’usage des
chanoines réguliers, dans la chasteté, l’obéissance et sans bien
propre. Les premiers et les plus distingués d’entre eux furent deux
hommes vénérables, Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer.
Extrait de la publication
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Les Templiers
Comme ils n’avaient ni église ni domicile déterminé, le roi leur
concéda pour un certain temps un logement dans son palais situé à
côté du Temple du Seigneur [Templum Domini, la Coupole du
Rocher] au sud. Les chanoines [il s’agit des chanoines du Templum
Domini, non du Saint-Sépulcre] leur concédèrent aussi la place qui
leur appartenait vers le palais, pour leurs exercices, à certaines
conditions2.
Guillaume est né vers 1130 en Palestine et est mort le 29 septembre 1186 à Jérusalem. Il fut nommé chancelier du royaume de
Jérusalem en 1174 et élu archevêque de Tyr l’année suivante. À la
demande du roi Amaury, il commença la rédaction de son Historia
rerum in partibus transmarinis gestarum (une traduction en français en fut donnée au siècle suivant sous le nom d’Histoire d’Éraclès) vers 1170 ; il revenait d’un long séjour en France et en Italie
où il avait étudié les arts libéraux, le droit civil et le droit canon.
Guillaume n’a donc pas connu les débuts glorieux des États latins
de Terre sainte ; il n’a pas connu les premiers pas, difficiles, des
templiers. Il ne s’en cache pas d’ailleurs : « ce que nous avons composé jusqu’à présent », écrit-il dans la courte préface ouvrant le
livre XVI de son œuvre où il narre pour la première fois des événements qu’il a connus directement, « était l’Histoire que nous avons
recueillie autant que nous l’avons pu auprès de la relation des
autres… »3.
Au XIIIe siècle, Jacques de Vitry, historien et évêque d’Acre, nous
raconte les mêmes événements dans son Historia orientalis seu
Hierosolymitana :
Certains chevaliers aimés de Dieu et ordonnés à son service renoncèrent au monde et se consacrèrent au Christ. Par des vœux solennels, prononcés devant le patriarche de Jérusalem, ils s’engagèrent
à défendre les pèlerins contre les brigands et ravisseurs, à protéger
les chemins et à servir de chevalerie au Souverain Roi. Ils observent la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, selon la règle des chanoines réguliers. Leurs chefs étaient deux hommes vénérables,
Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer. Au début, il n’y en
avait que neuf qui prirent une décision si sainte, et pendant neuf
ans ils servirent en habits séculiers et se vêtirent de ce que les
fidèles leur donnaient en aumônes […]. Et parce qu’ils n’avaient
Les origines
17
pas d’église ou d’habitation qui leur appartînt, le roi les logea dans
son palais, près du Temple du Seigneur. L’abbé et les chanoines
réguliers du Temple du Seigneur leur donnèrent, pour les besoins
de leur service, un terrain non loin du palais ; et, pour cette raison,
on les appela plus tard les « Templiers »4.
Jacques de Vitry suit Guilllaume de Tyr, mais, à Acre, il a fréquenté les templiers dont il fut l’ami ; son témoignage, même s’il
est peu original, apporte quelques touches intéressantes au récit de
Guillaume de Tyr.
Un troisième texte, celui d’Ernoul, est indépendant de la tradition de Guillaume de Tyr :
Quant li Crestiien orent conquis Jherusalem, si se rendirent assés
de chevaliers au temple del Sepucre ; et mout s’en i rendirent puis
[venus] de toutes tiers [terre]. Et estoient obéissant au prieus dou
Sepucre. Il i ot des boins chevaliers rendus [donats] ; si prisent
consel entr’iaus et disent : « Nous avoumes guerpies [quitté] noz
tieres et nos amis, et sommes chi venu pour la loy Dieu i lever et
essauchier [exhausser, exalter]. Si sommes chi arresté pour boire et
pour mengier et por despendre [dépenser] sans œvre faire ; ne noient
ne faisons d’armes, et besoingne en est en le tiere ; et sommes obéissant à un priestre, si ne faisons œvre d’armes. Prendons consel et
faisons mestre d’un de nos, par le congié de no prieus, ki nous
conduie en bataille quant lius en sera. » À icel tans estoit li rois Bauduins [Baudouin II]. Si vindrent a lui, et disent : « Sire, pour Dieu,
consilliés nous, qu’ensi faitement avons esgardé à faire maistre de
l’un de nous qui nous conduie en bataille pour le secours de le
tiere. » Li rois en fut mout liés [très content] et dist que volentiers i
meteroit consel et aïe [aide].
Adont manda li rois le patriarche et les archevesques et les veskes
[évêques] et les barons de la terre, pour consel prendre. Là prisent
consel, et s’accorderent tuit que bien estoit à fere […] Et là fist tant
li rois et ses consaux viers [envers] le prieus dou Sepucre qu’il les
quita [les affranchit] de l’obedienche5…
Ernoul était un écuyer au service de Balian d’Ibelin (le négociateur de la reddition de Jérusalem à Saladin en 1187). On ne connaît
son texte que parce qu’il a été intégré dans la chronique de Bernard
le Trésorier, dans le premier tiers du XIIIe siècle. Ernoul présente sa
Extrait de la publication
18
Les Templiers
chronique comme une continuation de l’histoire de Guillaume de
Tyr, qui s’arrête à l’année 1184. Or, dès le début, dès le chapitre 2,
il interrompt son récit pour raconter les débuts des templiers (c’est
le récit cité ci-dessus) ; alors que Guillaume de Tyr avait déjà traité
de cela (c’est le texte lui aussi cité ci-dessus). Ce fait curieux a été
relevé. Or, par son contenu, le récit d’Ernoul est différent de celui
de Guillaume de Tyr. On a remarqué aussi que par sa forme et son
style, ce chapitre 2 différait du reste de la chronique d’Ernoul.
Comme si Ernoul avait introduit en toute connaissance de cause
une tradition antérieure, peut-être plus proche dans le temps des
événements qui avaient conduit à la fondation du Temple6.
Enfin un auteur oriental, chrétien jacobite, Michel le Syrien, a
aussi décrit les débuts des templiers dans une chronique qui date de
la fin du XIIe siècle :
Au commencement du règne de Baudouin II, un homme franc vint
de Rome pour prier à Jérusalem. Il avait fait vœu de ne plus retourner dans son pays, mais de se faire moine, après avoir aidé le roi à la
guerre pendant trois ans, lui et les trente cavaliers qui l’accompagnaient, et de terminer leur vie à Jérusalem. Quand le roi de Jérusalem et ses grands virent qu’ils s’étaient illustrés à la guerre, et
avaient été utiles à la ville par leur service de ces trois années, ils
conseillèrent à cet homme de servir dans la milice [chevalerie], avec
ceux qui s’étaient attachés à lui, au lieu de se faire moine pour travailler à sauver son âme seul, et de garder ces lieux contre les
voleurs. Or cet homme, dont le nom était Houg de Payn, accepta ce
conseil. Les trente cavaliers qui l’accompagnaient se joignirent à
lui. Le roi leur donna la maison de Salomon pour leur habitation7…
Les informations et la chronologie du chroniqueur jacobite sont
en partie erronées, mais la suite de son récit montre qu’il le fonde
principalement sur la règle du Temple, dont il a eu en main un
exemplaire.
La règle justement – son prologue plus précisément –, rédigée
en 1129 lors du concile de Troyes, livre deux renseignements : le
concile a été réuni « par les preeres [prières] de maistre Hugues de
Paiens sous lequel la devant dite chevalerie prist comencement par
la grace dou saint Esperit » ; et ce concile se réunit « a la feste monseigneur saint Hylaire [13 janvier], en l’an de l’Incarnation Jhesu
Les origines
19
Crist M. et C. et XXVIII [11288], au noveime an dou comencement de l’avandite chevalerie »9.
Il y a quelques différences, voire quelques contradictions, dans
ces textes ; mais quelques traits peuvent déjà être retenus :
– L’ordre est né de la volonté de renoncement au monde de
quelques chevaliers établis à Jérusalem. Leur démarche est religieuse.
– L’initiative en revient à deux hommes, dont l’un, Hugues de
Payns, devint le premier maître de la nouvelle chevalerie.
– Sa création répondait tout à fait aux vœux des autorités religieuses et laïques du royaume de Jérusalem.
– Les hommes qui s’engagèrent ainsi avaient des liens avec
les chanoines du Saint-Sépulcre ; l’ordre est né d’une rupture – à
l’amiable – avec ces chanoines.
Avant d’aller plus loin, il faut revenir en arrière car cette nouvelle institution s’ajuste parfaitement à l’idéologie de croisade ; et
elle est en partie une réponse aux besoins des États latins.
La première croisade
Le 26 novembre 1095, le pape Urbain II clôt le concile provincial qu’il a réuni à Clermont en Auvergne. Le concile a traité
principalement des progrès de la réforme de l’Église en France
méridionale, cette réforme que l’on appelle grégorienne du nom
de son principal instigateur, Grégoire VII, prédécesseur d’Urbain II
sur le trône de saint Pierre. Le lendemain, 27 novembre, en plein
air, devant la cathédrale, le pape s’adresse aux pères du concile –
des clercs, évêques et abbés – ainsi qu’à une foule de laïcs – surtout des membres de l’aristocratie – spécialement convoqués pour
l’occasion. Il condamne les abus des clercs, dénonce le nicolaïsme
(le mariage des prêtres) et la simonie (le trafic des choses sacrées
par les clercs) ; mais il tance aussi les laïcs : ceux qui, en dépit des
sanctions ecclésiastiques, se vautrent dans la luxure, comme le
roi de France Philippe Ier, accusé de bigamie ; ou ceux qui, vrais
chevaliers brigands, violent la paix de Dieu que l’Église s’efforce,
Les Templiers
20
depuis un siècle, de faire respecter de tous. Alors son propos
s’élève : il offre à la chevalerie un moyen de rachat ; il ouvre une
voie vers le salut : aller libérer Jérusalem ! Écoutons un témoin de
cet appel de Clermont, Foucher de Chartres :
Qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles – un combat qui
vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire –, ceux-là
qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives au grand
dam des fidèles ! Qu’ils soient désormais des chevaliers du Christ,
ceux-là qui n’étaient que des brigands ! Qu’ils luttent maintenant, à
bon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs
frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ils
vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables sous. Ils travailleront pour un double honneur, ceux-là qui se
fatiguaient au détriment de leur corps et de leur âme. Ils étaient ici
tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici, ils étaient
les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis10.
Urbain II n’improvisait pas : la direction du « saint voyage » est
confiée à l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil ; et pour entraîner
la chevalerie laïque, le pape sait pouvoir compter sur le comte
de Toulouse, Raymond IV de Saint-Gilles, qu’il a rencontré peu
avant.
Le succès de l’appel du pape a dépassé les espérances des plus
optimistes. Il y eut deux vagues. Très tôt des milliers d’hommes
de toutes conditions (mais les clercs et les chevaliers y étaient
nombreux) se mirent en route, demandant à chaque étape si ce
n’était pas là Jérusalem ! On a parlé pour cette première vague de
« croisade populaire » ; il vaut mieux dire « croisade spontanée » :
des chevaliers la dirigent, ainsi que Pierre l’Ermite, un prédicateur
qui a joué un rôle plus important qu’il n’y paraît dans la décision
du pape11. Enthousiastes, indisciplinés, ces hommes massacrent les
juifs des villes de la vallée du Rhin, volent les paysans hongrois
et pillent les campagnes de l’Empire byzantin. Tous convergent
vers Constantinople, la capitale de cet empire, la ville merveilleuse
qui regorge de richesses et qui frappe toutes les imaginations. Déjà
au cours de l’été 1096 la deuxième vague de la croisade s’est mise
en route. C’est la croisade des barons, la croisade officielle en
quelque sorte. Elle comprend en réalité quatre groupes, les gens du
Extrait de la publication
Les origines
21
Nord avec Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, les gens
de l’Ouest, les méridionaux, avec le comte de Toulouse, et les Normands de Sicile et d’Italie du Sud, dont le chef est Bohémond. Tous
se rejoignent à Constantinople. L’empereur, Alexis Ier Comnène,
déjà échaudé par le passage des premiers croisés, s’efforce d’imposer un serment d’allégeance aux barons et de les faire passer le
plus vite possible en Asie Mineure. Cette vieille terre byzantine
est, dans sa quasi-totalité, passée sous le contrôle des Turcs Seldjoukides depuis la bataille de Mantzikert en 1071. La victoire des
croisés sur les Turcs à Dorylée en 1097 permet à Alexis de récupérer une partie de l’Asie Mineure et aux croisés de s’ouvrir le passage de la Syrie du Nord. Non sans mal, ils s’emparent d’Antioche
en 1098 ; un an encore et Jérusalem est prise d’assaut, le 15 juillet
1099. La ville du Seigneur, considérée comme souillée par plusieurs siècles de présence infidèle, est impitoyablement purifiée
par le sang.
Pour nombre de croisés, le but était atteint : ils avaient chassé
l’infidèle de la ville du Christ ; ils pouvaient désormais accomplir
les gestes du pèlerin, comme tant d’autres l’avaient fait durant
tout le XIe siècle : prier sur le tombeau du Christ et se sentir ainsi
tout près de Dieu. Mission remplie, ils rentrent au pays. Pas tous
cependant.
Achard de Montmerle, petit seigneur du Lyonnais parti en 1096,
envisageait de rester. Avant de partir, par un acte du 10 avril 1096, il
avait remis en gage ses terres à l’abbaye de Cluny pour se procurer
l’argent nécessaire à l’accomplissement du saint voyage :
Moi, Achard, chevalier, du château qu’on appelle Montmerle, fils
de Guichard qui est lui aussi appelé de Montmerle, moi donc,
Achard, au milieu de toute cette immense levée en masse ou expédition du peuple chrétien désirant aller à Jérusalem combattre contre
les païens et les Sarrasins pour Dieu, j’ai été moi aussi mû par ce
désir ; et, désireux d’y aller bien armé, j’ai fait avec Dom Hugues,
vénérable abbé de Cluny, et avec ses moines, la convention qui
suit […]. Au cas où je mourrais pendant ce pèlerinage à Jérusalem,
ou bien si je décidais de me fixer d’une façon quelconque dans
ces pays-là, ce bien que le monastère de Cluny tient actuellement
en gage, il le tiendrait non plus à titre de gage, mais de possession
légitime et héréditaire pour toujours12…
Extrait de la publication
Les Templiers
22
Malheureusement pour lui, c’est la première hypothèse qui se
réalisa : il mourut au combat avant de voir Jérusalem.
Ceux qui sont partis sans esprit de retour, comme ce Bohémond,
Normand de Sicile devenu prince d’Antioche, sont toutefois peu
nombreux : sur sept cent quatre-vingt-onze croisés identifiés pour
la période 1095-1131, cent quatre sont restés en Terre sainte13. Or il
faut tenir les conquêtes. Dans un premier temps, ce n’est pas trop
gênant, car le succès de la croisade a eu d’immenses répercussions
en Occident : chaque année, des groupes armés gagnent la Terre
sainte ; l’appui des flottes italiennes (Pise, Gênes, Venise, Italie du
Sud) est décisif et permet la conquête des principales cités côtières :
Acre en 1104, Beyrouth et Sidon en 1110. Les Latins peuvent ainsi
établir leur domination sur un territoire allongé, entre la mer et le
désert. Quatre États se forment : au nord, enfoncé dans les terres,
le comté d’Édesse, mi-franc, mi-arménien : il fut le premier fondé,
par Baudouin de Boulogne, frère de Godefroy de Bouillon et
son successeur à la tête du royaume de Jérusalem ; la principauté
d’Antioche occupe la Syrie du Nord ; puis, plus petit, le comté de
Tripoli ; et enfin, du Liban au Sinaï, le royaume de Jérusalem.
Le monde musulman est alors trop divisé pour réagir efficacement.
Cependant deux places importantes demeurent aux mains des musulmans : Tyr (jusqu’en 1124) et Ascalon, aux portes de l’Égypte (jusqu’en 1153). Ascalon est une menace pour Ramla et Jaffa, et pour la
route la plus courte entre la mer et Jérusalem. C’est la route des pèlerins, dès avant la croisade d’ailleurs. Ce va-et-vient continuel attirait
naturellement brigands et larrons pour qui la détrousse des pèlerins
était une activité lucrative; il en était ainsi sur toutes les voies de pèlerinage et la sécurité des « voyageurs de Dieu » sur les routes pyrénéennes qui conduisaient à Compostelle n’était pas mieux garantie.
Il fallait rendre plus sûre cette voie, et pour cela contenir les initiatives de la garnison égyptienne d’Ascalon qui par deux fois, en
1114-1115, avait tenté de s’emparer de Jaffa. Cela fut fait plus tard
par l’établissement de châteaux (Bethgibelin, Blanchegarde, etc.) et
par le développement du peuplement franc. Et l’on fit escorter les
pèlerins.
Il existait en Terre sainte une institution qui se consacrait à l’accueil, à l’hébergement et aux soins des pèlerins : l’Hôpital de Jérusalem. Ses origines sont plus anciennes que celles du Temple.
Extrait de la publication
4. Le concile de Vienne et la fin du Temple . . . . . . . . . . . . . .
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Vox in excelso, l’abolition de l’ordre du Temple . . . . . . . . .
Ad providam, le devenir des biens du Temple. . . . . . . . . . .
Considerantes dudum. Que sont les templiers devenus ? . . .
Le bûcher de Jacques de Molay . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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467
473
479
5. Pourquoi le Temple ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Le Temple innocent ou coupable ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les raisons du roi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Clément V . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De la torture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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499
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Abréviations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Notes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Annexes
Les rois de Jérusalem. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les rois d’Angleterre (XIe-XIVe siècle) . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les rois de France (XIe-XIVe siècle). . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Normands, Hohenstaufen et Angevins en Italie du Sud et en
Sicile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les principaux papes du temps des templiers . . . . . . . . . . .
Les grands maîtres de l’ordre du Temple . . . . . . . . . . . . . .
Les États latins et les châteaux templiers au XIIe siècle . . . .
Les États latins et les châteaux templiers au XIIIe siècle . . . .
Jérusalem au temps des croisades . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Index des noms de lieux et de personnes . . . . . . . . . . . . . . . .
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