Ces analyses sont pourtant en grande partie anhistoriques. Les constitutionnalistes du début du xxe siècle entendaient
en effet produire une Théorie générale comme le montre par exemple le titre de l'ouvrage de Carré de Malberg, «
Contribution à la Théorie générale de l'État », mais pour parvenir à la formuler à partir des concepts de la Révolution
française, il fallait prétendre que ce qui avait été produit par l'histoire n'était pas seulement des modes d'organisation et
de fonctionnement du pouvoir politique, ni des concepts propres au travail constituant d'un moment particulier, mais
bien des concepts et des théories scientifiques de portée générale. D'où le sous-titre de la « Contribution », «
spécialement d'après les données fournies par le droit constitutionnel français ». En d'autres termes, les concepts
découverts sous la Révolution française feraient encore partie du droit constitutionnel de la IIIe République et
formeraient les éléments d'une Théorie générale de l'État. Ils vaudraient comme méta-concepts.
Cependant, pour donner à ces principes une portée vraiment générale et même pour les rendre aptes à justifier les
règles les plus adaptées à la IIIe République, nos auteurs devaient nécessairement leur faire subir quelques
manipulations. C'est ainsi que Carré de Malberg fabriquait à partir de la théorie révolutionnaire de la représentation un
concept d'organe ou, à partir de la théorie de la souveraineté, sa fameuse distinction de la souveraineté nationale et de
la souveraineté populaire[11]. Ces méta-concepts ne sont donc pas des produits de l'histoire, mais de la théorie du
droit.
C'est également l'histoire qui est invoquée pour renforcer des théories à fonction justificative. La théorie du lit de
justice de Georges Vedel en offre un bon exemple.
« C'est cette plénitude du pouvoir de révision constitutionnelle, écrit-il, qui légitime le contrôle de la constitutionnalité
des lois. À celui qui se plaint que la loi votée par les représentants de la Nation ne soit pas souveraine comme la
Nation elle-même, on répond que 'la loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution'. Cette
formule justifie le contrôle de constitutionnalité, mais elle n'a cette vertu que parce qu'elle sous-entend que l'obstacle
que la loi rencontre dans la Constitution peut être levée par le peuple souverain ou ses représentants s'ils recourent au
mode d'expression suprême : la révision constitutionnelle. Si les juges ne gouvernent pas, c'est parce que, à tout
moment, le souverain, à la condition de paraître en majesté comme constituant peut, dans une sorte de lit de justice,
briser leurs arrêts » [12].
Pourtant, la référence historique n'est qu'approximative et possède surtout une valeur rhétorique. Vedel ne fait que
prolonger la théorie de Kelsen, que Favoreu avait appelée « théorie de l'aiguilleur » : lorsque le juge constitutionnel
déclare qu'une loi est inconstitutionnelle, il ne se prononcerait pas sur le fond, mais seulement sur la procédure. Il se
bornerait en effet à indiquer qu'une certaine mesure ne pouvait être adoptée en forme législative, mais seulement en
forme constitutionnelle.
Cependant, cette thèse appelle immédiatement une question : en quoi la procédure constitutionnelle est-elle préférable
à la procédure législative ? À cette question, Kelsen se bornait à répondre que la révision constitutionnelle est plus
démocratique parce qu'elle requiert en général une majorité qualifiée. Si l'on définit la démocratie comme l'autonomie,
le fait d'être soumis à des normes auxquelles on a consenti, le pouvoir constituant est plus démocratique que le
pouvoir législatif, parce qu'il exprime le consentement d'un plus grand nombre de représentants. Quelle que soit la
valeur de l'argument, Kelsen est contraint de s'y tenir parce qu'il récuse la théorie de la souveraineté et ne peut donc se
fonder sur l'idée que la Cour constitutionnelle doit s'incliner devant le souverain. Elle possède une compétence, qui lui
a été conférée par la Constitution, mais tel est aussi le cas du pouvoir constituant dérivé et il n'y a, du point de vue de
Kelsen, aucune différence entre eux. Vedel, qui raisonne dans le contexte du droit constitutionnel français, est tenu de
faire un pas de plus : il y a un souverain. C'est le pouvoir constituant, de sorte que, en invalidant une loi, le juge ne se
dresse pas contre le souverain et celui-ci peut intervenir à tout moment.
07.11.2014 Conseil Constitutionnel - Histoire constitutionnelle et théorie constitutionnelle 5/8