Les transporteurs d oxygène ou substituts sanguins

La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - n° 3 - mai/juin 2002
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es transporteurs d’oxygène, souvent dénommés à tort
“sang artificiel”, sont des substances destinées à se
substituer temporairement à une fonction essentielle
du globule rouge : le transport et la cession d’oxygène. Après
plusieurs décennies de recherches intensives, certaines prépa-
rations injectables arrivent en fin d’études cliniques et sont en
voie d’obtenir des instances médicales une autorisation de mise
sur le marché. Bien que l’intérêt pour la recherche de substi-
tuts sanguins ait débuté depuis une centaine d’années environ,
la volonté de mettre au point des produits commerciaux date
de 1985, et elle est à mettre à l’actif de l’armée américaine. La
menace d’une pénurie de sang et les craintes de la contamina-
tion par transfusion sanguine (VIH, hépatite C, prions, et autres
maladies encore inconnues) ont également contribué au déve-
loppement de ces produits. Ceux-ci pourraient, par ailleurs,
s’avérer utiles dans les catastrophes, ainsi que dans les pays où
l’organisation de la transfusion sanguine est inexistante ou dif-
ficile (raisons climatiques, économiques ou religieuses).
Les transporteurs d’oxygène ou substituts sanguins
Oxygen carriers or blood substitutes
!
M. Audran*
* Laboratoire de biophysique et bioanalyse, faculté de pharmacie, 34093
Montpellier Cedex 5.
RÉSUMÉ.
Les transporteurs d’oxygène ou substituts sanguins sont un groupe de composés destinés à se substituer, au moins temporairement, à la
transfusion sanguine. Ils peuvent être divisés en deux groupes : les émulsions de fluorocarbures (PFC) et les solutions d’hémoglobines modifiées.
Les PFC sont des hydrocarbures synthétiques hautement fluorés qui dissolvent de grands volumes de gaz, et donc d’oxygène. Ce sont des com-
posés inertes, essentiellement excrétés par voie pulmonaire sous forme inchangée. Non miscibles avec les solutions aqueuses, ils doivent être
utilisés sous forme d’émulsion. À présent abandonné, le Fluosol®fut le premier PFC utilisé en clinique. Actuellement, l’OxyfluorTM et l’Oxy-
gentTM sont en cours d’évaluation, ce dernier terminant les essais cliniques de phase III.
Protéine responsable du transport de l’oxygène à l’intérieur du globule rouge, l’hémoglobine, même hautement purifiée, est trop toxique pour
être utilisée en tant que substitut sanguin. Qu’elle soit d’origine humaine, bovine ou génétique, elle doit être modifiée. Trois types de modifica-
tions ont été testés : liaisons intramoléculaires, polymérisation, liaison à des macromolécules. L’hypertension est l’effet secondaire majeur de la
plupart des composés modifiés par liaisons internes ou polymérisés. Néanmoins, deux composés sont en fin d’étude clinique et deux autres ont
obtenu une autorisation de mise sur le marché, soit pour un usage vétérinaire (États-Unis), soit pour un usage chez l’homme (Afrique du Sud).
Les applications essentielles de ces deux classes de composés sont l’hémodilution péri-opératoire et la réanimation en cas de choc hémorra-
gique. D’autres applications, telles que l’oxygénation des tissus ischémiés ou l’oxygénation des tumeurs radiosensibles, sont envisagées.
La capacité de ces composés à transporter et à délivrer l’oxygène aux tissus pourrait être utilisée à des fins de dopage, notamment dans les
sports d’endurance. Le dépistage de leur usage illicite ne pose pas de problème, à condition de les rechercher dans le sang.
Mots-clés :
Substituts sanguins - Transporteurs d’oxygène - Perfluorocarbures - Hémoglobine - Transfusion - Dopage.
ABSTRACT.
Blood substitutes are a group of oxygen carriers designed to temporarily replace transfused blood. These oxygen transport agents
can be divided into two main groups, perfluorocarbon (PFC) emulsions and modified hemoglobin solutions.
PFCs are synthetic fluorinated hydrocarbons capable of dissolving large amounts of gas and therefore oxygen. They are unreactive in the body
and excreted primarily as a vapour by exhalation. They are immiscible with aqueous system and can only be injected as emulsions. The first
injectable emulsion to be produced commercially was Fluosol®. It is now discontinued but two other emulsions, Oxyfluor®,and Oxygent®,are
under evaluation. Oxygent®is in advanced phase III clinical trials.
Hemoglobin (Hb) is the protein in red blood cells that is responsible for the transport of oxygen. Hb is from human, bovine or recombinant
origin but the Hb molecules must be modified by internal crosslinking, polymerization or encapsulation. The primary adverse effect for the
majority of crosslinked or polymerized products is an hypertensive effect. Nevertheless, two compounds are in the final stage of clinical
development and two got a regulatory approval either for veterinary use (USA) or human use (South Africa).
The main potential clinical applications of oxygen carriers are perioperative uses in surgery and resuscitation after traumatic blood loss. But
other applications are considered such as increase of oxygen delivery to ischemic tissues and radiosensitization of solid tumors.
This new class of substances might represent the next step of fraudulent improvement of the physical performance. But these substances are easy
to detect in blood.
Key words :
Blood substitutes - Oxygen carriers - Perfluorocarbons - Hemoglobin - Transfusion - Doping.
L
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Les propriétés d’un transporteur d’oxygène idéal incluent la
nécessité de délivrer l’oxygène de façon au moins quantitati-
vement équivalente à celle de l’hémoglobine naturelle, celle de
maintenir l’équilibre hémodynamique et de demeurer suffi-
samment longtemps dans la circulation sanguine (1). Ces com-
posés doivent également être dépourvus de réactivité chimique,
ne pas provoquer de réactions immunitaires et être éliminés
sans effets secondaires. Enfin, il est nécessaire qu’ils puissent
être stockés suffisamment longtemps (un an au moins) à tem-
pérature ambiante, et qu’ils soient d’un coût raisonnable.
LES COMPOSÉS
Il existe fondamentalement deux types de transporteurs d’oxy-
gène, qui diffèrent selon la nature du transporteur et le mode
de transport : les transporteurs à base de perfluorocarbures et
les transporteurs à base d’hémoglobine. Dans le premier cas,
l’oxygène est simplement dissous sans qu’il y ait d’interaction
spécifique avec le transporteur ; dans le second cas, il est lié à
un atome métallique.
Les perfluorocarbures
Développés durant la Deuxième Guerre mondiale pour leur
extrême inertie, afin de manipuler les dérivés de l’uranium, les
perfluorocarbures (PFC) sont des hydrocarbures fluorés syn-
thétiques ; ils n’existent pas dans la nature. Ce sont des sub-
stances à la fois hydrophobes et lipophobes, chimiquement et
biologiquement inertes, et les meilleurs solvants connus des
gaz (O2,CO
2,N
2…). Ces molécules peuvent être cycliques ou
linéaires, la solubilité des gaz étant meilleure dans les PFC de
structure linéaire. Leur irruption dans le domaine biomédical
date de 1966, lorsque L.C. Clark a montré qu’une souris immer-
gée dans un fluorocarbure liquide respirait presque normale-
ment. Cependant, à cause de leur hydrophobie, ils ne peuvent
pas être utilisés directement et doivent être administrés sous
forme d’émulsion (2).
La mise au point de la première émulsion de PFC utilisée chez
l’homme date de plus de vingt ans, et il convient de différen-
cier les produits de première et de deuxième génération (3).
Le Fluosol®(Green Cross Corporation, Osaka, Japon) fut la
première émulsion développée industriellement. Il reçut, aux
États-Unis et en 1989, une autorisation de la FDA pour l’uti-
lisation dans l’angioplastie coronarienne transluminale percu-
tanée. Le Fluosol®était une émulsion contenant environ 20 %
poids/volume (p/v) de perfluorodécaline (14 % p/v) et de per-
fluorotripropylamine (6 % p/v), stabilisée par du Pluronic F-
68, un poloxamère, des phospholipides de jaune d’œuf et de
l’oléate de potassium. Mais, à cause, d’une part, du dévelop-
pement de moyens mécaniques permettant le maintien du flux
sanguin dans l’artère coronaire pendant l’angioplastie et,
d’autre part, de la faible stabilité de l’émulsion, qui nécessi-
tait une manipulation fastidieuse juste avant son emploi, le
Fluosol®fut retiré du marché en 1994. En dépit de son échec
commercial, le Fluosol®permit de démontrer que les PFC
étaient aptes à transporter et à délivrer l’oxygène sans effet
toxique majeur.
Une émulsion renfermant ces deux mêmes composés est tou-
jours disponible en Chine sous l’appellation “Émulsion n°II ”
(Institut de chimie organique, Shanghai, Chine). Une émulsion
très similaire, le Perftoran®(Institut de biophysique théorique
et expérimentale, Puschino, Russie), à base de perfluorodéca-
line (14 % p/v) et de perfluorométhylcyclopipéridine (6 % p/v)
fut développée dans l’ex-Union soviétique et approuvée en Rus-
sie comme agent antihypoxique pour de nombreuses applica-
tions. Ces deux émulsions sont stabilisées par un poloxamère.
À présent, une nouvelle génération de PFC est en cours de déve-
loppement. Le composé le plus en vue est l’Oxygent®(Alliance
Pharmaceutical Corporation, San Diego, États-Unis). Il s’agit
d’une solution de perflubron, un PFC linéaire qui contient envi-
ron 60 % p/v de bromure de perfluoro-octyle (58 % p/v) et de
bromure de perfluorodécyle (2 % p/v), dont le diamètre moyen
des particules est de 0,16 à 0,18 µm et dont l’émulsifiant
consiste en 3 % p/v de phospholipides de jaune d’œuf, bien
mieux tolérés que les poloxamères. Cette émulsion est trois fois
plus concentrée que le Fluosol®. Elle est stable plus d’un an à
une température comprise entre 5 et 10 °C. L’autre produit est
l’Oxyfluor®(Hemagen PFC, Saint Louis, États-Unis), qui est
également une solution concentrée, constituée de 76 % p/v d’un
composé linéaire, le perfluoro-1,8-dichloro-octane. Cette émul-
sion est stabilisée par des phospholipides de jaune d’œuf. Le
diamètre moyen des gouttelettes est de 0,2-0,3 µm.
Les PFC dissolvent une quantité d’oxygène (O2) directement
proportionnelle à la pression partielle du gaz (loi d’Henry). La
quantité d’O2dissous, donc disponible, dépend de la concen-
tration en PFC et du coefficient de solubilité de l’O2pour le
composé. Elle peut être multipliée par cinq en utilisant de l’oxy-
gène pur à la place de l’air. Le relargage du gaz dépend égale-
ment de sa pression partielle. L’extraction de l’O2des PFC est
facilitée par le fait qu’il n’existe pas de liaison chimique et par
la grande surface d’échange des gouttelettes résultant de leur
petite taille (0,1 à 0,3 µm) : 90 % de l’O2dissous est délivré
aux tissus alors que l’hémoglobine (Hb) en délivre seulement
25-30 %. Dans les conditions normales, le gradient de pression
partielle de l’oxygène (PO2) entre les poumons et les tissus est
de 60 torrs et le sang normal (taux d’hématocrite 45 %, concen-
tration en hémoglobine 15 g/dl) fournit 5 ml d’O2par 100 ml.
Sous les mêmes conditions, une émulsion de perflubron à 60 %
p/v fournira 2 ml d’O2/100 ml d’émulsion, mais sous une atmo-
sphère renfermant 90 % à 100 % d’O2,le volume délivré sera
de 10 ml/100 ml. C’est la raison pour laquelle, lors des études
cliniques au cours desquelles les PFC sont utilisés pour aug-
menter l’oxygénation des tissus, les patients respirent un air
enrichi en O2. En outre, ce mécanisme d’échange de gaz par
simple diffusion est deux fois plus rapide que celui mettant en
jeu l’hémoglobine. Mais le mécanisme de cession de l’oxygène
aux tissus par les PFC semble être plus complexe qu’un simple
phénomène de transport : les PFC, remplissant en grand nombre
les interstices entre les globules rouges, notamment dans les
capillaires, constitueraient une chaîne dynamique de particules
facilitant la diffusion de l’O2du sang vers les tissus. Un modèle
de transport de l’O2a été proposé par Patel et Mehra (4) :les
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auteurs concluent que les PFC sont extrêmement efficaces pour
augmenter l’oxygénation des tissus lors de la respiration d’air
enrichi en oxygène.
Les PFC sont retirés de la circulation sanguine et stockés tem-
porairement dans les organes du système réticulo-endothélial,
principalement le foie, la rate et la moelle osseuse. Ils ne sont
pas métabolisés. Ils retournent dans la circulation sanguine en
diffusant à travers les parois cellulaires, ils sont acheminés vers
les poumons par les particules lipidiques et sont finalement excré-
tés, inchangés, essentiellement dans l’air expiré. Une infime
partie est éliminée par les fèces. Les études effectuées sur l’ani-
mal avec le perflubron ont montré que cette élimination n’af-
fectait pas le fonctionnement et les capacités pulmonaires, non
plus que celles du surfactant. La demi-vie circulatoire de ces com-
posés dépend de leur nature et de la dose administrée. Elle varie
chez l’homme de 7,5 à 22 heures pour des doses de 4 à 6 g/kg
de Fluosol®et de 6 à 9,5 heures pour des doses de 1,2 à 1,8 g/kg
d’OxygentTM. La demi-vie d’excrétion est de 3-4 jours pour le
perflubron, de 8 jours pour le perfluorodichlorooctane, alors
qu’elle était de 65 jours pour la perfluorotripropylamine présente
dans le Fluosol®. Aucun effet cancérigène, mutagène, tératogène
ou immunologique n’a été observé avec les émulsions de PFC
destinées à l’usage humain (5-7). Certains effets secondaires,
comme l’apparition de fièvre ou de syndromes grippaux, sem-
blent être en relation avec l’activité normale de phagocytose des
cellules du SRE. L’intensité de ces effets est liée en grande par-
tie à la taille des particules de l’émulsion, et elle est faible, sinon
nulle, avec les particules de petite taille. On note une diminution
temporaire du nombre de plaquettes 2 à 4 jours après adminis-
tration de doses élevées d’Oxyfluor®(1,7 g/kg) et d’OxygentTM
(1,8 g/kg), avec retour à la normale dans les 7 jours suivants. À
la suite de l’administration d’OxygentTM,la diminution est de
l’ordre de 10-20 % et n’affecte pas les mécanismes de coagula-
tion ni le temps de saignement (8). Il n’y a pas d’activation du
complément, pas de modification de la fonction immunitaire, pas
d’effets hémodynamiques ou de vasoconstriction, pas de chan-
gement dans les fonctions rénales ou pulmonaires. L’augmenta-
tion du volume pulmonaire résiduel dû à la rétention d’air dans
les alvéoles semble être dépendante de l’espèce (9) et ne pas se
produire chez l’homme.
L’OxygentTM a été utilisé chez l’homme. Les résultats d’une
étude clinique multicentrique de phase II ont démontré l’inté-
rêt de l’administration d’OxygentTM à la dose de 1,8 g/kg en
chirurgie orthopédique et obstétrique ou urologique (10). Ce
produit est actuellement en phase III d’étude clinique aux États-
Unis et au Canada. Les résultats des études cliniques de phase II
et les premiers résultats d’une étude clinique de phase III mul-
ticentrique récemment terminée en Europe ont confirmé son
efficacité en tant que transporteur d’oxygène en chirurgie, en
combinaison avec une PO2élevée, dans une procédure dite
“d’hémodilution périopératoire augmentée”. Dans ce cas, l’em-
ploi de l’émulsion permet de réduire significativement ou même
d’éviter la transfusion de sang chez les patients perdant
10 ml/kg ou davantage (11). Aucun résultat concernant des
études cliniques avec l’OxyfluorTM n’a, à ce jour, été publié.
Les transporteurs d’oxygène à base d’hémoglobine
L’idée d’utiliser l’hémoglobine (Hb) en tant que transporteur
d’oxygène est une approche logique qui date de 1898, lorsque
Von Stark administra une solution d’hémoglobine à des patients
anémiques. Chaque molécule d’Hb lie quatre molécules d’O2
(une à chacune des quatre sous-unités 2αet 2βconstituant le
tétramère α2β2). La capacité de transport de l’oxygène par le
plasma seul est faible à cause de la faible solubilité de l’O2dans
l’eau. En revanche, à la concentration de 15 g/dl, concentration
physiologique chez l’homme, la capacité de transport de l’oxy-
gène par le sang est de 20 ml/dl. La liaison de l’O2à l’Hb en
fonction de la PO2suit une courbe sigmoïde. L’affinité de l’Hb
pour l’O2est quantifiée par la pression partielle en oxygène
pour laquelle 50 % de l’Hb sont sous forme ligandée (P50). La
P50 est inversement proportionnelle à l’affinité : plus elle aug-
mente, moins l’Hb est affine pour l’O2. L’Hb est presque tota-
lement saturée par l’O2au niveau des poumons (97 %), où la
pression artérielle de l’O2est de 100 torrs. À la pression par-
tielle du sang veineux, 35-40 torrs, la saturation de l’Hb est de
70 %. Donc, l’Hb cède seulement 27 % de son oxygène aux
tissus, ce qui correspond à 4,5 ml d’O2/100 ml de sang.
Trois catégories d’Hb sont utilisées pour fabriquer ces solu-
tions :
"L’Hb humaine obtenue par lyse des GR de sang périmé, mais
dont la P50 passe de 27 torrs à 12-14 torrs en l’absence du
2,3 diphosphoglycérate (2,3 DPG).
"L’Hb bovine : les bovidés n’ont pas de 2,3 DPG et la P50 de
leur Hb est de 30 torrs. Cette valeur favorise la cession d’O2
aux tissus. Le risque de transmission de l’encéphalite spongi-
forme pourrait limiter son utilisation.
"L’Hb recombinante : la plus avancée est celle obtenue chez
Escherichia coli.
Les préparations d’Hb en cours de développement sont des solu-
tions de protéines libres. Pour cela, il est absolument nécessaire
d’obtenir des molécules d’Hb parfaitement pures (12). Mais
cette libération de la protéine a fait apparaître certains pro-
blèmes :
"absence du 2,3 DPG qui, dans le globule rouge, diminue l’af-
finité intrinsèque de l’Hb pour l’O2;
"limitation de la concentration de la solution à 70-80 g/l pour
respecter la pression oncotique du plasma. Cette faible concen-
tration favorise la dégradation du tétramère que constitue la
molécule d’Hb en deux dimères, α1β2 et α2β1, impropres au
transport de l’O2,et éliminés rapidement par filtration au niveau
des reins, où ils provoquent des nécroses.
Ces hémoglobines doivent donc être modifiées de façon à main-
tenir la protéine sous forme tétramérique, pour augmenter
sa demi-vie circulatoire, d’une part, et, d’autre part, pour
diminuer son affinité pour l’oxygène, afin d’assurer une bonne
oxygénation des tissus.
Pour tenter de résoudre les problèmes précédemment évoqués,
les Hb peuvent subir deux types de modifications : chimiques
ou génétiques (12).
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Trois grands types de modifications chimiques peuvent être uti-
lisés : la création de liaisons intramoléculaires entre différentes
sous-unités (α-α, β-β, α-β), la polymérisation, la conjugaison
à des macromolécules. Le premier type de modification per-
met, sans modifier la masse moléculaire, de maintenir la struc-
ture tétramérique de l’Hb et de réduire son affinité pour l’oxy-
gène. Le pontage entre sous-unités s’effectue au moyen d’un
agent bifonctionnel de faible masse moléculaire, comme par
exemple le 3,5 dibromosalicyl bisfumarate (DBBF ou diaspi-
rine) dans le cas du DCLHbTM (diaspirin cross-linked hemo-
globin) ou HemeAssistTM (Baxter Healthcare Corporation,
Round Lake, IL, États-Unis). La P50 de la solution était de
29 torrs, sa demi-vie plasmatique chez l’homme variait de
2heures pour une dose de 50 mg/kg à 4 heures pour une dose
de 100 mg/kg. La polymérisation de l’Hb par liaisons inter-
moléculaires permet de former des polymères de 2 à 4 tétra-
mères. L’agent de pontage le plus utilisé est le glutaraldéhyde.
C’est le cas pour PolyHeme®(Northfield Laboratories, Evans-
ton, IL, États-Unis), solution d’Hb obtenue par polymérisation
de quatre molécules d’Hb d’origine humaine. La solution pos-
sède une P50 de 26 torrs et une demi-vie plasmatique de
24 heures chez l’homme pour une dose injectée de 30 g envi-
ron. L’HBOC-201 ou Hemopure®(Biopure Corporation, Bos-
ton, MA, États-Unis) utilise le même agent de pontage, mais
est préparée à partir d’Hb bovine ; la solution possède une P50
de 34 torrs chez l’homme et une demi-vie plasmatique de
20 heures pour une dose administrée de 45 g. HemoLink®
(Hemosol Inc., Etobicoke, Canada) est une solution d’Hb
humaine pontée et polymérisée en utilisant un agent polyfonc-
tionnel, le O-raffinose. La P50 de la solution est de 34 torrs,
sa demi-vie chez l’homme varie de 5 heures à la dose de
0,1 g/kg à 14,6 heures à la dose de 0,5 g/kg. La pression onco-
tique dépendant du nombre de macromolécules dans la solu-
tion, la polymérisation des molécules d’Hb permet de la réduire.
On obtient, en outre, des composés de masse moléculaire plus
élevée, et donc de demi-vie plasmatique plus longue. La conju-
gaison de l’Hb à des macromolécules consiste à lier à une molé-
cule d’Hb plusieurs molécules de macromolécules, dextrans ou
polyéthylène glycols (PEG). Le but principal est de prolonger
la demi-vie plasmatique de l’Hb en réduisant les phénomènes
d’extravasation et de fuite rénale. La compagnie japonaise Aji-
nomoto a développé une Hb dénommée PHP®(pyridoxalated
hemoglobin poloxy-ethylene), modifiée d’abord avec du phos-
phate de pyridoxal, pour abaisser son affinité pour l’oxygène.
Cinq molécules de PEG sont ensuite liées à chaque molécule
d’Hb. La PHP®possède une P50 de 20 torrs. Pour obtenir une
pression osmotique adéquate, la solution est constituée d’un
mélange de monomères et de dimères. Ce produit est actuelle-
ment développé par Apex Bioscience Inc. (Durham, NC, États-
Unis). Le PEG est également utilisé par Enzon (Piscataway, NJ,
États-Unis) pour la préparation d’un conjugué PEG-Hb d’ori-
gine bovine. Il possède une P50 de 26-28 torrs. Sangart (San
Diego, CA, États-Unis) étudie également un conjugué PEG-
Hb humaine, l’HemospanTM. Outre l’intérêt de l’augmentation
de la demi-vie circulatoire, les PEG, grâce à leur forte affinité
pour l’eau, protègent l’Hb vis-à-vis du système immunitaire,
et fournissent des solutions d’une viscosité comparable à celle
du sang.
Cependant, ces deux procédés, polymérisation et conjugaison,
augmentent la viscosité de la préparation, ce qui impose une
limite à la concentration en Hb de la solution.
Par des modifications appliquées au niveau génétique, il est
possible de faire synthétiser par différents hôtes, bactéries ou
levures, des Hb acellulaires présentant des propriétés fonc-
tionnelles proches de celles de l’Hb humaine. La société Soma-
togen Inc. (Boulder, États-Unis) a développé une Hb humaine
recombinante exprimée chez E. coli :la di-alpha Hb ou rHb1.1,
dont la préparation commerciale est l’OptroTM. Sa P50 est de
30-33 torrs. La production d’Hb humaine recombinante chez
des porcs transgéniques a été tentée par DNX Biotherapeutics
Inc. (Princeton, NJ, États-Unis), mais elle a été arrêtée en 1996.
Une étude détaillée de l’état d’avancement des études cliniques
des différents composés a été publiée par Vandegriff (12). Bax-
ter a mis fin au programme HemAssistTM en 1998, suite à une
étude clinique de phase III sur des traumatisés. Lors de cette
étude, la mortalité des patients sous HemAssistTM était de 46 %,
contre 17 % chez les patients recevant une solution saline. Les
essais cliniques concernant l’OptroTM ont été arrêtés après l’ac-
quisition de Somatogen par Baxter en mars 1998. PolyHemeTM,
Hemolink®et PHP®sont en phase III d’études cliniques.
HemospanTM est au stade des études précliniques. À ce jour,
seul l’HBOC-201 a terminé les essais d’études cliniques de
phase III.
Bien que le maintien de la molécule d’Hb sous forme de tétra-
mère ait supprimé tout phénomène de toxicité rénale, un cer-
tain nombre d’effets indésirables subsistent, les principaux étant
l’ictère, les douleurs intestinales et la vasoconstriction. L’ictère
associé à l’administration des solutions d’hémoglobine est tran-
sitoire et dépendant de la dose administrée. Seule une éléva-
tion du taux plasmatique de bilirubine, résultant de la métabo-
lisation de l’Hb, a été mise en évidence ; aucun effet secondaire
sur la fonction hépatique n’a été observé. Le phénomène de
vasoconstriction constitue le problème majeur : il a été observé
avec toutes les Hb, à l’exception de PolyHeme™. Les méca-
nismes de l’effet vasoconstricteur et de l’hypertension qui en
résulte ne sont pas parfaitement élucidés. Deux hypothèses ont
été proposées. L’une considère que la vasoconstriction est due
à la capture de l’oxyde nitrique (NO) par l’Hb libre : en fixant
l’un des régulateurs majeurs du tonus des artérioles microvas-
culaires, l’Hb agirait sur la résistance vasculaire systémique.
La fixation se ferait au niveau de l’hème et, à un degré moindre,
au niveau de la cystéine β93 (Cysβ93). Cette capture du NO se
produirait dans l’espace intravasculaire, mais également après
diffusion des molécules d’Hb libres à travers la paroi cellulaire
des vaisseaux, dans l’espace extravasculaire, là même où le NO
est produit. La polymérisation des molécules d’Hb ainsi que
leur conjugaison à des macromolécules supprimeraient cette
deuxième possibilité. L’autre hypothèse envisage un phéno-
mène d’autorégulation : la circulation chez les mammifères est
étroitement contrôlée pour adapter la fourniture d’O2à la
demande locale en O2. Ce mécanisme de contrôle met en jeu
une série de phénomènes complexes reliant débit sanguin et
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diamètre des vaisseaux, pour maintenir la PO2adéquate au
niveau tissulaire. L’augmentation de la PO2au niveau de la cir-
culation microvasculaire diminuerait la production de vasodi-
latateurs endothéliaux, provoquant de ce fait une vasoconstric-
tion (13). Cet effet vasoconstricteur semble être inhérent à la
molécule libre et pourra être résolu par l’encapsulation de l’Hb.
Les effets gastro-intestinaux tels que dysphagie, nausées et dou-
leurs abdominales impliqueraient également l’interaction entre
l’Hb libre et le NO qui agit sur la modulation de la contraction
des muscles lisses du tractus gastro-intestinal.
UTILISATION THÉRAPEUTIQUE
L’utilisation de ces composés doit réduire le recours à la trans-
fusion sanguine, mais, compte tenu de leur courte demi-vie, il
n’est pas envisageable de les utiliser dans le traitement de l’ané-
mie chronique. Ils sont envisagés dans les cas suivants (14-16) :
"Réanimation et urgences. L’injection de ces solutions pour-
rait aider temporairement à corriger un déficit aigu en O2et
augmenter le volume plasmatique en attendant qu’une trans-
fusion sanguine puisse être effectuée. Ces composés sont faciles
à stocker et peuvent être utilisés immédiatement chez n’importe
quel sujet sans effectuer un groupage sanguin.
"Chirurgie élective. Différentes études cliniques ont démon-
tré que PFC et solutions d’Hb utilisés en routine périopératoire
ou selon la technique dite “d’hémodilution périopératoire aug-
mentée” permettaient de réduire le recours à la transfusion san-
guine au cours de grosses interventions comme la chirurgie car-
diaque ou orthopédique. Hemopure®et PolyHemeTM ont
également été utilisés avec succès dans la chirurgie de l’ané-
vrysme aortique abdominal.
"Circulation extracorporelle. Les émulsions de PFC pré-
sentent aussi un intérêt en chirurgie cardiaque avec circulation
extracorporelle : elles peuvent se substituer au sang pour
l’amorçage des circuits. Grâce à leur faculté de dissolution de
tous les gaz, N2aussi bien que O2,elles permettent de sup-
primer de petites bulles d’air introduites dans le circuit et qui
seraient susceptibles de causer des microembolies. Elles
permettent ainsi de protéger le cerveau contre des dommages
neurologiques postopératoires et de réduire l’incidence et la
sévérité des problèmes neurologiques observés chez un pour-
centage non négligeable de patients subissant ce type de
chirurgie.
"Perfusion des tissus ischémiés. L’utilisation de l’Oxygent®,
ou des solutions d’Hb, pourrait s’avérer intéressante dans les
cas d’ischémie du myocarde suite à un infarctus, d’attaque céré-
brale, d’ischémie aiguë d’un membre, ou encore d’accidents
de décompression.
"Traitement du choc induit par le NO. Tirant avantage de
la capacité des solutions d’hémoglobines de fixer le NO,Apex-
Bioscience a ciblé le traitement du choc septique en tant qu’ap-
plication principale de son produit, la PHP®. Ce type de choc
est accompagné d’une hyperproduction de NO dont on suppose
qu’elle est responsable d’une vasodilatation et de l’hypoten-
sion qui lui est consécutive. La PHP®,en fixant le NO, permet
de restaurer la pression sanguine (17).
"Oxygénation des tumeurs radiosensibles. Les tumeurs
solides contiennent généralement des cellules hypoxiques.
Celles-ci sont résistantes à la radiothérapie et à certains médi-
caments anticancéreux parce que, dans les deux cas, l’O2doit
participer aux réactions qui endommagent leur ADN. Plusieurs
études ont été menées avec succès, aussi bien avec des PFC
(Fluosol®,OxygentTM) qu’avec des solutions d’Hb (PEG-Hb).
Mais elles semblent aujourd’hui interrompues.
"Conservation d’organes destinés à la transplantation. Les
émulsions de PFC sont parfaitement appropriées à la conser-
vation et au transport d’organes (reins) en vue d’une trans-
plantation.
PERSPECTIVES
La transfusion sanguine n’a jamais été aussi sûre qu’aujour-
d’hui. Néanmoins, la nécessité de disposer de transporteurs
d’oxygène demeure, compte tenu de l’utilisation croissante de
sang et de la pénurie qui menace. Par ailleurs, dans certains cas,
la transfusion sanguine peut s’avérer un acte médical trop long
pour sauver une vie.
Bien que constituant deux approches fondamentalement diffé-
rentes, émulsions de PFC et solutions d’Hb ont démontré leurs
capacités à transporter et à délivrer l’oxygène.
Les PFC ont l’avantage d’être inertes. L’oxygène transporté par
simple dissolution est immédiatement et totalement dispo-
nible ; la quantité d’oxygène transportée peut être accrue en
augmentant la PO2dans l’air inspiré par le patient. Ils n’ont pas
d’action vasoconstrictrice et leur coût de production est faible.
Cependant, leur capacité de transport de l’O2est plus faible que
celle de l’Hb.
Plusieurs transporteurs d’O2à base d’hémoglobine sont en
phase terminale d’études cliniques et devraient apparaître bien-
tôt sur le marché. Leur développement a révélé l’existence de
propriétés inattendues telles que la vasoconstriction et l’auto-
régulation de l’apport d’O2aux tissus. Ces problèmes ont ralenti
le développement de ces composés, mais leur compréhension
devrait donner lieu à l’apparition de nouveaux produits dans un
avenir proche (18-20).
Cependant, les problèmes rencontrés avec l’HemeAssist®lors
d’un essai clinique de phase III ont conduit les instances médi-
cales à plus de prudence quant à l’autorisation de mise sur le
marché de ces deux classes de substituts sanguins. À ce jour,
seule la Société Biopure a obtenu une autorisation de mise sur
le marché pour deux de ces solutions d’Hb : l’Oxyglobine®‚ qui
a reçu l’agrément de la FDA (Food and Drug Administration)
pour un usage vétérinaire (canin), et l’Hemopure®‚ qui a reçu
l’agrément des autorités médicales sud-africaines pour un usage
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