THEO FORNOVILLE, C.SS.R. THEISME ET ATHEISME. LE PROBLEME PHILOSOPHIQUE 1. SUMMARIUM Temporibus nostris, atheismus tamquam phaenomenon sociale universale apparet. Sane cum progressu technico-scientifico aetatis nostrae connectitur, sed universalitas eius melius explicatur operariorum emancipatione, quae contra religionem perfecta fuit. Altera parte, reflexio philosophica maximi momenti rationaliter atheismum iustificare intendit: propugnat etenim absolutam autonomiam hominis in terra degentis, et rationem humanam tamquam unicum criterium veritatum quibus homines accedere possunt considerato N egatio uniuscuiusque absoluti, qua vita exprimitur, est unica conditio possibilis ad humanitatem constituendam quae de sorte sua causam dicere queat. Fideles et athei coniunctim in societate nostra moderna vivunt. In ordine fidei tamen quasi necessario adversantur. Quomodo autem haec oppositae doctrinae in ordine philosophico componi possent? Cum credentes et athei eundem situm fundamentalem existentialem habent, firma eorum persuasio aliquibus existentiae partibus conneeti debent. Inde prosupponitur quod veritates reflexae numquam tam absolutae evadunt quam dicitur. Revera, vel'itas philosophica numquam est definitiva, sed est inquisitio continua de re quae eam semper excedit. Conclusiones insuper fundamentales vitae praxi probari debent. Unde omnis veritas philosophica relativa est et ambigua. Ex hoc concluditur quod, 1° affirmatio Dei non potest esse conclusio meri ratiocinii; 2° Deus numquam potest esse objectum proprium inquisitionis philosophicae; 3° denique, objeetum verum et proprium reflexionis philosophicae est existentia nostra quae de sensu totali sui esse inquirit. 1 Cet article reproduit le texte de la conférence d'inauguratioil de 1'année académique 1965-1966 de 1'Academia Alfonsiana. Ceci explique deux brèves reprises d'une publication antérieure, comme aussi le fait que plusieurs problèmes, qui demanderaient une étudeplus approfondie, ne sont qu'effleurés. 270 In tali ordine dialogus fidelem inter et atheum possibilis evadit. In hoc ordine etiam philosophus requisita intellectus invenire potest quae rationem entis universalis superant et in agnitionem Entis Personalis, quod est unica cautio metaphysica valorum personae promanant. Attamen haec cognitio ambiguitatem conditionis humanae tollere non valet. Jusqu'au siècle dernier il y avait lieu de parler d'une «connaturalité de la foi religieuse au psychisme humain» 2. De nos jours, au contraire, l'athéisme lui aussi est-il un phénomène soeial universel. Il n'est plus professé par la seule minorité intellectuelle qui se croit particulièrement éc1airée, comme dans les deux sièc1es précédents, mais par une grande partie de la population. D'ores et déjà il constitue une «norme commune de la société» 3; « d'aristocratique et intellectuell'athéisme est devenu démocratique et politique» 4. L'athéisme contemporain est caractérisé principalement par le refus conscient et moral de tout absolu. Il est intimement lié au progrès technico-seientifique de notre eivilisation. Les sciences positives (sociologie, économie, psychologie, biologie, physique) ont éloigné ou détaché l'esprit humain du mystère de l'au-delà; la domination scientifique et technique de l'univers entier ouvre, en eifet, des perspectives si vastes que tout recours à quelque absolu transcendant semble, à beaucoup d'esprits, un abandon des possibilités proprement humaines, une extrapolation de l'homme de la grande réalité de l'univers matériel dont il fait partie intégrante. Mais à coté de cet élan de la technique moderne, il y a un phénomène sociologique qui explique davantage l'universalisation démocratique de l'athéisme dans notre monde contemporain, à savoir l'émancipation des grandes masses ouvrières. C'est un fait incontestable que cette émancipation s'est réalisée, dans la seconde moitié du siècle passé, non seulement à coté de la religion, mais plutot contre elle. Les religions s'étaient compromises avec 2 LEPP, 1., Psychanalyse de l'athéism.e m.oderne, Paris, Bernard Grasset, (1961), 10. 3 id., 15. 4 LACROIX, J., Le sens de l'athéism.em.oderne, Tournai, Casterman, 1959, 14. 271 les pouvoirs politiques conservateurs et avec le capitalisme bourgeois qui, en tant que réalité sociale concrète, «est étranger aux principes de justice stricte» 5. C'est le Marxisme athée qui a révélé au monde ouvrier du 1ge siècle les valeurs constitutives de toute société terrestre, la justice et le bien-ètre matériel élémentaire 6. Parallèlement à ces facteurs objectifs, une réflexion philosophique de première importance a pris à son compte la justification rationnelle de cet athéisme moraI. Elle ne prétend pas rej eter les croyances d'une seule religion - bien que chez la plupart de ces philosophes la conviction athée s'enracine dans le rejet de certaines croyances, surtout celles d'une église institutionnelle politico-sociale - , mais revendique l'autonomie inconditionnée de l'humanité terrestre et la raison humaine (au sens large du terme) comme seuI critère de toute vérité accessible à l'homme. Meme si elle prend conscience de la relativité indépassable et tragique de la situation humaine, la philosophie athée contemporaine part de cette conviction que la négation vécue de tout absolu est l'unique condition possible pour construire une humanité moralement responsable de son destin réeI. C'est l'inspiration fondamentale des deux courants athées actuellement les plus en vogue: le Marxisme et l'Existentialisme. Il est vrai que la doctrine de Rarl Marx reconnait une certaine signification à la religion et tant qu'elle inclut une protestation de l'homme contre sa misère réelle. Car, en nous promettant un salut ultra-terrestre, la religion prend conscìence de notre misère actuelle tout en la refusant. Seulement, elle reste un simple « soupir », puisque sa fuite dans un au-delà, étranger à notre monde où nous existons, consacre en dernière analyse notre misère réelle sur cette terre. Dans ce sens la religion est immorale parce qu'inefficace; elle nous endort plus qu'elle nous éveille aux vrais :l BIGOT, P., Marxisrne et Hurnanisrne. Int?'oduction à l'muvre éconornique de Ka-r°l Marx, Paris, P.D.F., 3a éd. 1961, 198. 6 Pour ce qui regarde l'Eglise catholique officielle cela donne à penser que l'Encyclique sociale de LÉON XIII, Rerurn N ova?Ourn, n'à paru que 45 ans après le Manifeste Cornrnuniste, et que le Concile Vatican I n'a su répondre à ce Manifeste, selon l'expression d'un Père Conciliaire du Vatican II, «qu'avec la proclamation du dogme de l'Infaillibilité du Pape~. 272 problèmes pratiques de la vie. Elle est donc bien un stupéfiant, «l'opium du peuple» 7. La religion dès lors doit ètre dépassée; seule une réforme des rapports économico-sociaux de nos collectivités terrestres sera à mème d'extirper le mal réel de notre vie actuelle. La science et la technique nous donnent la garantie de ce succès révolutionnaire. L'existentialisme de son coté professe que: «toute Morale qui n'implique pas à son origine une profession d'athéisme, sembleen effet se vouer à l'imposture, puisqu'elle invite les hommes à trahir leur humanité, puisqu'elle leur désigne èomme condition essentielle du salut le reniement initial de leur existence " 8. meme.» Sans doute l'attitude athée exige-t-elle de tout homme un grand courage moraI. Car, en fin de compte, chacun est renvoyé à sa seule liberté, qu'il ne peut sauver de son échec ontologique que dans un engagement collectif d'humanisation de la société. Et cet engagement moral n'a d'autre repère et d'autre fondement que sa situation toujours relative et passagère dans ce lTIonde terrestre, à telÌe enseigne que - comme l'exprime catégoriquement M. Merleau-Ponty - «la conscience métaphysique et morale meurt au contact de l'absolu »9. Dans notre monde contemporain nous nous trouvons donc devant ce grand clivage sociologique de l'humanité. D'un coté un athéisme vécu par des masses humaines pour qui la croyance et la pratique religieuses ne sont qu'une superstructure anthropomorphique, une «mystification» de notre existence terrestreauthentique. Et il faut bien reconnaìtre que beaucoup d'entre eux ne font pas mauvaise figure morale dans notre civilisation chrétienne. De l'autre coté une foi-croyance vécue par d'innombrables hommes et femmes qui ne sont pourtant ni des névrosés ni des laches. Et parmi eux 1'0n trouve aussi des milliers d'hommes 7 MARX, K., Critique de la philosophie d~t Droit de Hegel. Cité dans RUBEL, IV1., Pages choisies pour une éthique socialiste, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1948, 29. 8 JEANSON, FR., Sartre par lui-méme, Paris, Ed. du Seuil, 180. 9 MERLEAU-PONTY, M., Sens et Non-sens, Paris, Ed. -Nagel, (1948), 191. 273 «supérieurement lntelligents et formés à toutes les disciplines scientifiques modernes» 10. Cette foi religieuse, débouchant sur le Transcendant, constitue pour eux la racine de toute réalité et le fondement de 1'existence terrestre dans toutes ses manifestations. Ainsi croyants et incroyants se cotoient dans notre monde actue1. Ils vivent ensemble au sein des memes groupements politiques, sociaux, économiques, sportifs et mème familiaux. Et les différences d'opinions, concernant les multiples problèmes de notre vie commune, ne peuvent etre attribuées directement à la diversité des convictions religieuses. Il y a des progressistes et des conformistes de part et d'autre. Et ce n'est certainement pas pour des motifs proprement religieux que se forment les gouts artistiques, les préférences sportives et tant d'autres aspects de la vie sociale et individuelle. Pourtant c'est un autre fait incontestable: chaque fois que l'athée et le croyant se rencontrent sur le pIan de la foi ellemème, ils se heurtent à une incompréhension quasi invincible. Le croyant se sent généralement troublé en face de la conviction athée, devant cette attitude vitale d'ètres humains qui trouvent tout naturel que leur existence personnelle se dissoudra un jour dans l'anéantissement completo Jusqu'à quel point ce malaise peut exaspérer certains croyants, un texte du P. Daniélou, paru dans les Etudes de 1964, nous le montre à souhait: « Ceci est pour moi fondamental, antérieurement à toute révélation et à toute théologie: un homme sans Dieu est pour mai quelque chose de monstrueux, comme un estropié ou un aveugle. J e ne peux réagir autrement. L'athéisme me fait physiquement horreur. Il m'apparalt si inhumain, si superficiel, que je m'étonne toujours quand je le rencontre » 11. J'avoue que, pour ma part, je me sens humilié par une réaction si élTIotionnel1e d'un de mes coreligionnaires. Mais aussi de 1'autre coté, on se heurte souvent à la meme incompréhension. L'athée a du mal à comprendre que des hommes intelligents et cultivés puissent embrasser un système de vérités dogmatiques qui lui semble ,etre un défi au bon sens, que la foi se 18. 10 LEPP, L, o.c., ll. 11 La .mauvaise foi d'unincroyant, in Etudes, 320(1964), 520. 274 dégrade dans une Eglise qui paralt etre le rempart d'un immobilisme historique et qui suit les événements et les transformations salutaires du monde social et économique. La vie religieuse ellememe lui apparalt généralement comnle dominée par des complexes de la peur, de la faute et de la fausse aspiration aux consolations d'une vie future. L'athée ne peut se libérer du sentiment que le croyant, au moins dans sa vie proprement religieuse, reste la victime d'un obscurantisme inconscient. Qu'on me permette de citer ici un texte de Francis J eanson, homme loyal et intègre qui a fait preuve, dans son activité politico-sociale, d'un courage moral indiscutable. Dans son dernier livre La loi d'un incroyant, interprétant la charité chrétienne, - mais, il faut bien en convenir, d'une telle manière qu'un chrétien normal ne s'y reconnalt vraiment plus! - il se livre à ce persiflage amer: « Humilité vicieuse, mépris généralisé, refus défaitiste de la con- dition humaine, de sa réalité charnelle, de son ambigu'ité: ce n'est pas de l'amour, c'est de la rage... Une rage homicide, doublée d'une folie suicidaire: le meurtre de l'homme - symboliquement perpétré, en soi-meme et en autrui, à force d'amour! C...) la méthode SATAN CSanctification Assurée par Thérapeutique Auto-Négative) vous permettra de devenir moins que rien - plus que n'importe qui: le premier de tous sous le rapport de l'impuissance. Le Christ a dit à ses disciples que le monde les ha'irait: devenez donc son vrai discipIe en vous faisant ha'ir! Vous qui ètes exploités ne vous laissez pas faire: triomphez de vos exploiteursen vous exploitant vousmemes! Opprimés de tous les pays, opprimez-vous! C...) Ainsi voulais-je seulement suggérer que l'amour à tout prix, l'amour quoi qu'il en soit, n'est qu'absurde et inhumaine tentation de la sainteté. Et qu'en ce total reniement de l'exigence d'amour je vois une entreprise de désincarnation, qui tente vainement de se fonder sur la mauvaise loi d'une conception magique de la grace» 12. Voilà une analyse sommaire de la situation sociale qui concerne le rapport entre la foi religieuse et la conviction athée. Est-ce qu'elle se prete encore à un dialogue possible? Et surtout: comment confronter ces convictions opposées SUl" le pIan de la réflexion philosophique? Il est évident que la conviction athée aussi bien que la foi12 JEANSON, FR., La loi d'un incroyant, Paris, Ed. du Seuil, (1963), 135. 275 croyance embrassent la vie totale de l'ètre humain; dans la vie concrète de chaque homme elle est le critère ultime, le point de repère de tous ses engagements personnels, de tous ses motifs d'action individuelle et sociale. En un mot, ces deux conceptions de vie représentent des attitudes humaines !ondamentales, c'està-dire elles manifestent (dans le double sens de ce terme: dé-voiler et réaliser) notre existence dans sa totalité concrète. Et puisque ces deux attitudes se contredisent, on se rend compte de cette incompréhension réciproque dont nous parlions plus haut. Toutefois, les croyants aussi bien que les athées sont des etres humains; ils ont une situation existentielle (nature) commune: ils vivent dans le mème monde, le temps et l'espace sont la commune mesure de leur existence incarnée, et c'est ensemble qu'ils doivent humaniser notre universo Par conséquent, il faut bien reconnaitre que les attitudes fondamentales, aussi contradictoires qu'elles se manifestent dans la vie concrète, se recoupent et s'imbriquent dans certains secteurs pré-réflexifs de notre existence; le fondamental, en effet, parce qu'il est totalitaire, pénètre les bases communes de notre ètre-humain. Cela confirme, semble-t-il, la vérité du proverbe: «les extrèmes se touchent ». Il existe donc, au plus profond de notre existence humaine, des articulations existentielles communes, qui peuvent se changer en contradictions réflexives et pratiques dans la vie concrète. Ce n'est pas si difficile à comprendre d'ailleurs, car aucun homme n'est capable de vivre concrètement, ni d'exprimer adéquatement le sens complet de son ètre. Nécessairement il se particularise dans le concreto Mais cette particularisation court, inévitablement, le risque de se généraliser par certains cotés, de sorte qu'elle oublie sa propre relativité et empiète SUl" son contraire. Quant à notre sujet, cela revient à dire qu'il existe dans toute foi-croyance une part d'athéisme latent, et que dans tout athéisme on découvre une certaine croyance non-avouée. Une attention non-prévenue peut d'ailleurs facilement découvrir certaines de ces caractéristiques. Ainsi, toute foi-croyance qui entend s'imposer, en tant que systematisée en un corps doctrinal, comme l'expression adéquate d'une Vérité définitive, renie le sens authentique de l'ineffabilité de Dieu. Toute vie religieuse, dans la mesure où elle se nourrit de 276 fausses dévotions, de superstitions ou d'autres complexes d'une émotion ou d'une imagination déviées (comnle la peur, l'angoisse, la paresse ou l'indifférence motivées par une fausse consolation de l'au-delà) souille la pureté de son témoignage. Toute communauté de fidèles, qui s'organise pour d'autres motifs que ceux des béatitudes évangéliques 13 se rend coupable d'idolatrie, c'est-à-dire de culte des faux dieux. En un mot, toute foi-religieuse qui obiective l'Absolu dans l'ordre de nos réalités terrestres l'anéantit dans un particularisme borné, souvent fanatique et intolérant. L'athéisme de son coté n'est pas non plus indemne de toute antinomie intérieure. Il n'est pas de nl0n propos d'en énumérer concrètement les inconséquences pratiques que l'on rencontre chez maints athées. Je les laisse eux-memes faire cet examen de conscience. Fr. Jeanson, athée convaincu, écrit à ce sujet dans l'introduction de son livre déjà cité: « J e connais de prétendus athées qui n'ont apparemment tué Dieu que pour changer de Père: or il m'arrive de penser qu'ils ont plutòt perdu au change, et parfois meme d'assez consternante façon; d'où tirerais-je l'assurance que cette aventure, sous une forme peutetre plus subtile, n'est pas aussi la mienrie? » 14 Pour notre exposé, il importe néanmoins d'attirer l'attention sur un illogisme inhérent à toute philosophie athée contemporaine, à savoir la négation catégorique d'un absolu quelconque dans notre existence humaine. Un acquis indiscutable de la pensée philosophique, et que les philosophes athées contemporains eux aussi ont mis en relief, c'est le thème de l'intentionnalité ou de la transcendance de l'homme: l'individualité personnelle ne se manifeste que dans les rapports qu'elle entretient, à travers son corps, avec les autres et le monde objectif, sur l'horizon du monde comme totalité. Mais' alors, - et il faut bien se poser explicitement cette question - quel est le sens (dans la double acception étymologique du mot: 1° la signification: ce qu'il indique; 2° la direction: ce 13 A la première session du Concile Vatican II, Mgr. De Smedt, éveque de Bruges, a dénoncé publiquement trois faux motifs qui ont trop caractérisé l'institution de l'Eglise catholique, à savoir le triomphalisme, le juridisme et le c1éricalisme. Il faut y ajouter toute forme de compromis avec l'injustice sociale. 14 o.c., 10. 277 vers quoi il indique), le contenu complet de cette transcendance qui fonde notre existence, qui se manifeste comme le soubassement de toutes nos expériences vécues, sans jamais se montrer au concret? Nous nous trouvons ici devant le problème capitaI de la coexistence du fini et de l'infini ou de l'absolu 15, qui, lui, ne se dévoile à notre intelligence qu'à travers le fini. Le matérialisme marxiste - sans trop s'en occuper .d'ailleurs - le considère comme «la matière éternelle matrice de tout ce qui compose et peuple l'univers» 16 et qui s'humanise dans nos rapports dialectiques de la production. L'existentialisme au contraire est dominé par le problème de la transcendance, mais pour en exiler tout caractère d'absolu. Sartre conçoit l'absolu comme l'idée contradictoire d'une synthèse de la conscience (<< pour-soi ») et de la matière (<< ensoi ») dans un étre défini 17. Merleau-Ponty le décrit comme «l'horizon de tous nos horizons possibles », comme l'épaisseur du monde » 18 que l'homme a la charge de dévoiler indéfiniment, mais touj ours inadéquatement, à partir de la perception, de sorte que l'absolu ne soit que la limite du réel, qui se perd dans l'irréel. Toute la philosophie existentialiste athée s'efforce de démontrer que l'infini ou l'absolu n'est qu'un eone ept-limite. Il est impensable en lui-meme. Il est un X hypothétique qui ne peutétre élucidé dans aucun acte humain. Car toute élucidation est particularisation, incluse dans la trame historique et contingente de notre existence. Mais pareille position n'inclut-elle pas l'illogisme de vouloir réduire entièrement tout savoir humain et toute expérience du réel au seuI niveau de la vie réflexive concrétisée? Or, on ne peut bannir le domaine pré-réflexif de l'ordre du réel auquel nous participons. Certes, ce pré-réflexif reste toujours un savoir non-thétique, une expérience non-définissable. Mais en tant que tel, il s'affirme précisément, selon l'expression de Husserl, comme 1'« Urdoxa» 15 Cfr. DONDEYNE, A., L'athéisrne conternporain et le problèrne des att?-ibuts de Dieu. in Foi et Réflexion philosophique. 111élanges Franz Grégoire. (Bil:>liotheca Ephemeridium Theologicarum Lovaniensium, VoI. XIX), Louvain, Publications Universitaires, 1961, 462. 16 id., 463. 17 L'étre et le Néant, Paris, Gallimard, 717. 18 Phénornénologie de la Perception. Paris, Gallimard, 1945, 384. 278 ou le « Seinsglaube» qui fonde et sous-tend toute particularisation dans notre univers humain. Il est le «toujours-déjà-là », en d'autres mots, il se manifeste comme un certain absolu anonymement inhérent à tout ,etre particulier. L'athéisme philosophique dès lors fausse le problème quand il nous impose le dilemme d'opter entre: un absolu qui serait négation de l'humain, ou, l'humain qui serait irrévocablement passager. Puisque l'athéisme doit, lui aussi, reconnaìtre un absolu pré-réflexif, il s'agit plut6t d'examiner comment cet absolu, loin de contredire la contingence indépassable de notre existence terrestre, fonde celle-ci dans sa totale authenticité. Ces inconséquences propres aussi bien à la foi-croyance qu'à la foi-athée montrent, une fois de plus, que mème dans ses convictions vitales les plus absolues, l'homme n'atteint jamais la vérité définitive. Paul Ricreur l'exprime en cette formule: «L' unité 'réalisée du vrai est précisément le mensonge initial» 19. Il faut bien reconnaìtre dès lors que nos convictions fondamentales ne sont jamais aussi catégoriques et définies qu'elles ne se prononcento Les divergences de vue, mème les contradictions réflexives s'excluent moins l'une l'autre qu'il ne paraìt à première vue. Elles sont plut6t autant d'approximations inadéquates d'un réel ineffable. C'est que la vérité philosophique (et toute vérité humaine) reste essentiellement recherche indéfinie, toujours inachevée, en quète d'une clarification plus complète de ses propres positions. Il s'en suit, en ce qui regarde notre sujet spécial, que l'affirmation de Dieu aussi bien que sa négation restent énigmatiques et paradoxales. Certes, étant une affirmation fondamentale, chacune représente pour le philosophe respectif une assurance ou une certitude; mais son sens complet et définitif lui échappera toujours. En m,eme temps ces assurances en tant que fondamentales, COlTIportent une exigence d'engagement dans la vie pratique, individuelle et sociale. Or, une telle exigence met toute vérité à une épreuve continuel1e. Au contact de la vie, et en constante interaction avec elle, nos vérités réflexives dévoilent plus nettement encore leur caractère à la fois véridique et problématique, et elles courent toujours le risque de se voir rongées par des engage19 Histoire et Vérité, Paris, Ed. du Seui!, 2" éd., 177. 279 ments pratiques contraires. Ici nous touchons d'ailleurs au fondement de toute conversion authentique, qu'elle s'oriente vers une acceptation de Dieu ou vers une morale hUlnaine athée. De tout ce qui précède il ressort qu'à la racine de la réflexion philosophique se trouve une ambigulté essentielle. Et il faut bien la souligner ici, car elle conditionne d'une manière spéciale le problème qui nous occupe. On peut exprimer cette ambigulté par cette formule paradoxale: la présence du réel sur un mode d'absence, c'est-à-dire d'impénétrabilité réflexive, voilant la compréhension totale, telle une lumière trop brillante qui nous empeche de distinguer les objets dans leur contour rée1. Dans l'acte réflexif il y a une présence immédiate du réel, mais cette présence comporte un hiatus à cause de son ambi-valence. Et cette ambivalence de la présence se réfère plus profondément à l'ambivalence du réellui-m.eme. C'est que le réel que je suis et à travers lequel toute autre réalité se manifeste à ma réflexion philosophique, est plus que mon moi-individuel; mais ce plus que moi me renvoie irrévocablement à mon etre-moi en quelque sorte auto-nome, car c'est dans l'activité de ce moi autonome que je découvre ma transcendance sur le non-moi. Ainsi, la réflexion philosophique, tout en étant un acte libre et personnel, ne peut se réaliser que dans un acte de fidélité à la présence de l',etre auquel elle participe. La tache essentielle de la philosophie consiste dès lors - et c'est le thème continuellement repris dans toute son histoire - à approfondir, à élucider, à découvrir la dialectique de ces deux aspects d'un seuI réel: l:existence-existée (la complexité toute concrète et actuelle du moi-au-monde au milieu de ses semblables) et l'existence-opérante (la réalité du moi-réflexif, qui se concrétise aussi bien dans l'agir que dans la pensée). Cette dialectique détermine la structure ontologique de la méthode philosophique; elle constitue donc la source unique de notre vérité humaine, et elle nous fait comprendre que le lieu de toute vérité humaine se trouve dans l'homme seuI, mais total c'est-à-dire aussi bien agissant que pensant. Cétte structure spécifique de la réflexionphilosophique nuance d'une manière spéciale notre problème que l'on appelle communément «le problème de l'existence de Dieu ». Nousl'énoncions plus haut, d'une manière plus existentielle: quel est le sens- com- 280 préhensible du transcendant que nous découvrons dans notre existence intentionnelle et contingente? Or, des quelques indications SUI" la méthode philosophique que nous venons de considérer, une double conclusion se dégage. D'abord, puisque notre liberté engagée collabore à dé-couvrir la vérité que chaque homme vit dans l'épreuve de sa propre personnalité, l'affirmation d'un Dieu Transcendant, présent dans l'histoire de l'humanité comme sens ultime du transcendant intentionnel, ne peut jamais ètre le résultat d'un pur raisonnement. En second lieu, puisque l'homme est à l'origine et au bout de toute réflexion philosophique, le Dieu Transcendant n'est jamais et ne peut jamais ètre lui-mème objet ou thème philosophique. Nous touchons ici à la vérité de base de la philosophie athée. Mais telle doit ètre aussi la verité de base pOUr la philosophie théiste. Toute la biche de la philosophie, quant à notre problème, se résume dans cet effort: comprendre jusqu'à quel point l'existence du philosophe le sépare de l'Absolu; ou, en termes thomistes, se rendre compte de la portée ontologique de l'analogie de retre et de l'analogie de l'Absolu et de leur rapport réciproque, car elles diffèrent essentiel1ement l'une de l'autre 20. En sommes-nous venus, au terme de ces quelques réflexions, à proclamer un relativisme indépassable, un scepticisme pyrrhonien? Reconnaissons d'abord qu'en accentuant ce caractère relatif et provisoire de toute réflexion philosophique (et de tout savoir humain), nous en avons reconnu en meme temps le vrai objet, notamment: notre existence intra-mondaine en tant qu'elle se réfléchit SUI" sa réalité complète. Et si jamais un dialogue était possible entre des hommes dont les conceptions de vie semblaient les séparer définitivement, ce sera uniquement SUl" ce terrain qui nous est commun, OÙ nous nous rencontrons dans toutes nos expériences vitales, celles de notre vie journalière et celles surtout des événements plus saillants de notre histoire. SeuI dans cette perspective il sera possible de parler un mème langage et de frayer 20 SERTILLANGES, A.-D., St. Thomas d'Aquin, Paris, Alcan, 1925, T.I., 178-190. 281 enserrible un chemin dans la pénible et interminable recherche des grandes vérités qui déterminent notre destinée humaine. Sans doute, certains se posent encore la question: si Dieu ne peut .etre objet d'une réflexion philosophique, à quoi bon se poser le problème de son existence? Mais cette question el1e-mème nous semble dépourvue de sens, parce qu'elle n'énonce pas son intention véritable. L'existence de Dieu est aussi impensable que son ètre. Aussi, une philosophie théiste n'a-t-elle nullement l'intention de prouver l'existence de Dieu; on pourrait dire plus exactement qu'une philosophie ne se reconnait «théiste» qu'après coup. C'est qu'il y a des philosophes - qu'ils aient déjà la foi ou non - qui arrivent à comprendre, par des analyses existentiel1es de leurs expériences humaines les plus intensément vécues (tel1es: l'amour et la mort, la souffrance et la générosité, la trahison et la fidélité, l'engagement et ses défaillances morales), gue ce réel manifeste une exigence d'intelUgibilité qui dépasse radicalement tout l'ordre de l'ètre universe1 21 • A ce moment il se rend compte que le transcendant, auquel notre existence intentionnelle nous renvoie essentiellement, ne peut pas s'identifier avec un absolu purement intramondain. Car, si ce transcendant s'absorbait complètement dans la trame évolutionniste de notre univers, il engloutirait l'inaliénabilité de la personnalité humaine dans une nuit sans issue. Notre avenir personnel, en effet, est une dimension ontologique de notre existence actuelle, il s'enracine dans ce présent comme sa promesse à réaliser, et il marque toutes les valeurs personnelles du sceau de son sens ou non-sens définitif. Dès lors, un tel philosophe, pleinement éveillé à la dialectique de son existence incarnée, créatrice de valeurs morales inaliénables, ne pourra que faire le pari du Toi-Absolu, unique garantie méta-physique de notre communion personnaliste dans l'univers humain. Prenons garde pourtant - et c'est une dernière remarque qu'il faut souligner très consciemment - de ne pas considérer cette reconnaissance de la Présence divine dans notre histoire humaine comme un «happy end» de nos tribulations. Notre rap21 C'est ce que St. Thomas exprime dans une terminologie scolastique dépassée, mais qui garde toute sa valeur métaphysique: l'existence de Dieu ne peut etre prouvée que « ex istis sensibilibus». 282 port avec Dieu restera .toujours paradoxal, car Dieu ne se manifeste que dans les signes du monde humain, à travers donc le paradoxe, l'absurde m.eme et le scandale. La reconnaissance de Dieu ne surmonte pas l'ambigu'ité indépassable de notre existence terrestre. Elle l'affronte plut6t dans une nouvelle dimension plus paradoxale encore, parce qu'elle replace notre existence contingente dans la perspective de l'Absolu Transcendant. Mais en m.eme temps ce paradoxe ultime est chargé de ce que Paul Ricceur appelle «l'espérance eschatologique », une espérance qui reflète, comme «dans un miroir brisé» 22 la beauté de notre existence actuelle. Roma, Academia Alfonsiana. 22 o.c., 306.