Volume 22, Numéro 3,
Septembre 2007
Prix de l'étudiant en médecine 2007
Lévolution de la douleur
Ada Poranek
Université Dalhousie
La douleur est des composantes de lexpérience humaine une des plus fondamentale et
universelle. Elle est présente dans les diverses sociétés du globe depuis le tout but de
lhumanité. Toutefois, la douleur na pas le même sens pour nous aujourdhui que pour nos
ancêtres. Pour ces derniers, la douleur était causée par les puissances divines et était
acceptée comme étant normale. Dans la société occidentale moderne, la douleur est jugée
indésirable et a une explication médicale à fondement scientifique. Elle est finie comme
« une exrience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à un dommage tissulaire
présent ou potentiel, ou décrite en terme d'un tel dommage1 ». Les mystères de la douleur
nont pas encore tous été élucidés. La douleur en soi peut devenir une maladie chronique et
un défi pour la médecine moderne. Cet essai examine le mode de compréhension de la
douleur dans le passé et aujourdhui dans notre société et dans la perspective de son
application à la future gestion de la douleur.
Dans le passé lointain, on pensait que la douleur avait une origine surnaturelle et on croyait
quelle était causée par de mauvais esprits ou des dieux en colère2,3. La douleur était traitée
par des chamans qui avaient recours à des rites magiques ou encore rendaient le patient si
inconfortable que lesprit le quitterait3. Certaines cultures utilisaient un autre remède, la
trépanation qui consistait à percer des trous de la grosseur dune pièce de monnaie dans la
boîte crânienne2. Les Indiens Paracas du Pérou pratiquaient la trépanation pour faire sortir les
esprits malins qui occupaient une personne possédée4. La récuration danciens crânes
cicatrisés indique que les patients survivaient à lopération2. On ne peut quimaginer la
douleur quils ont éprouvée.
La douleur avait un sens profonment religieux. Cela était le plus évident à lÂge des
ténèbres de la chrétienté médiévale connue comme lÂge de la foi. À cette époque, la
croyance centrale était que la couleur était « une bénédiction et une épreuve de la foi » dont
le seul remède était la sainte5. Les flagellants torturaient publiquement leur corps pour
atteindre lillumination5. Ils « se flagellaient avec des lanières aux extrémités cloutées en
chantant, priant et sanglotant jusquà ce quils seffondrent »5. La douleur était une punition
divine et un aspect normal de la vie quotidienne.
La douleur a continué dêtre acceptée jusquau but du XIXe siècle. Dans les premières
sociétés européennes, les enfants étaient frappés à lécole, les criminels étaient fouettés, les
prostituées flagellées et les exécutions se déroulaient en public sous les acclamations de
foules5. La médecine dont le but était de traiter les maladies pour accroître le bien-être nétait
pas non plus sans douleur. La description de lamputation dune jambe en 1841 rapportée
dans le New York Herald brosse un tableau très clair de la douleur dans le passé :
[Le] professeur a pris un long couteau luisant, a localisé los avec ses doigts et a enfoncé le
couteau avec soin, mais rapidement. Le garçon a lancé un cri terrible . . . la première incision
depuis lintérieur faite, la lame sanglante du couteau est sortie de la blessure frémissante, le
sang coulait à flots, la scène était à soulever le cœur . . . La scie brillait dans les mains de
lorateur . . . elle crisse et broie une fois, deux fois, puis le membre inutile des orteils
jusquau milieu de la cuisse est rapidement déposé dans la cuve sous la table . . .6
[traduction]
Les chirurgies et les amputations comme celle décrite ci-dessus ont été pratiquées pendant
des siècles sans soulagement efficace de la douleur. Ce nest quau début des années 1840
que la douleur associée aux importantes interventions chirurgicales a été considérablement
réduite grâce à lanesthésie. La découverte de lanesthésie est lun des « plus grands présents
à lhumanité »6 et mérite que lon sy attarde.
Beaucoup de personnes ont contribué à lévolution de lanesthésie. Toutefois, cest Crawford
Williamson Long qui a découvert le premier anesthésique général connu sous le nom déther5.
Le 30 mars 1842, Long a excisé une tumeur à larrière du cou de James M. Venables qui a
inhalé de léther pendant toute la durée de lintervention5. La chirurgie a été consignée
comme indolore et sans incidents5. Malheureusement pour Long son inniosité na pas été
reconnue parce quil na pas publié ses constatations5,6. Au moment où Long a commencé à
revendiquer sa découverte, dautres luttaient pour quelle leur soit attribuée5.
Les avantages de lanesthésie ont suscité de lopposition au départ. Les gens ordinaires
résistèrent à lidée de labsence de douleur. La douleur indiquait que les organes dune
personne étaient intacts et quelle était vivante5. Lanesthésie générale sapparentait aux
états proches de la mort comme le coma, les empoisonnements mortels et les traumatismes
crâniens5 et nétait donc pas considérée comme un état souhaitable. De même, les médecins
croyaient que la douleur était un mal nécessaire en médecine. La douleur devait être
supportée pour des raisons de sécurité parce quelle guidait la conduite du chirurgien durant
une intervention5. Il y avait en outre des objections religieuses. Les pasteurs citaient des
passages de la bible pour rappeler au public que la douleur correspondait à la volonté divine5.
L’Église a mis en garde contre lanesthésie durant laccouchement sous prétexte quelle
empêcherait la formation de liens affectifs entre la mère et lenfant5.
Comme beaucoup de nouveautés médicales, il a fallu du temps pour que lanesthésie soit
acceptée. Un important progrès vers lacceptation de lanesthésie est attribué à John Snow, le
premier anesthésiste moderne5. Le 3 avril 1853, il a été appelé au palais de Buckingham il
a administré du chloroforme à la reine Victoria pour soulager ses douleurs denfantement5.
Après laccouchement, la Reine a dit que cela avait été « apaisant, reposant et infiniment
agréable »5. Lappui de la reine à lanesthésie sest répandu dans tout lempire. Un
changement favorable dans la perspective de la chirurgie sans douleur a commencé à
simposer.
L’accueil favorable de lanesthésie a amené un nouveau concept, soit que la douleur nest pas
nécessaire. À partir du milieu du XIXe siècle, les patients ont commencé à demander dêtre
endormis5. Et le demandent encore aujourdhui. Les patients estiment que la douleur est un
état inacceptable qui exige une intervention. Jadis jugée non appropriée, lanesthésie est de
nos jours essentiellement un droit du patient.
En outre, lexplication de la douleur est passée du domaine divin au domaine physiologique en
ce sens que lexistence de la voie de la douleur a été établie. La douleur trouve son origine
dans un réseau complexe de neurones comprenant au moins trois niveaux : périphérique,
spinal et supraspinal7. En deux mots, le niveau périphérique se compose des fibres (axones)
afférentes qui transmettent les sensations, y compris la douleur, à partir de la périphérie7. La
connexion de ces fibres sensitives se trouve dans la corne postérieure de la moelle. De là,
linflux est transmis au cerveau par les voies ascendantes7. La modulation de la douleur se
produit à ces trois niveaux par les voies inhibitrices quil est aussi possible de contrôler de
manière pharmacologique.
Cette voie physiologique de la douleur se prête bien à lexplication de la douleur dune foulure
de la cheville ou dune crise cardiaque. Elle confirme le lien direct entre la douleur et la
présence dune cause sous-jacente comme une maladie ou un trauma. Toutefois, elle ne peut
servir à expliquer toutes les douleurs. La douleur chronique qui persiste longtemps après la
cicatrisation dune blessure est beaucoup plus complexe et est multifactorielle. Des facteurs
psychologiques, physiologiques, sociaux et culturels interviennent dans sa manifestation8. La
douleur chronique nest pas simplement le symptôme dune lésion; elle est en soi une
maladie.
Cette maladie est un important problème de santé. Elle touche entre 18 % et 29 % de
Canadiens adultes9 dont beaucoup doivent attendre des années avant dêtre admis dans une
clinique de traitement de la couleur. Et même lorsque le traitement devient disponible, la
douleur résiste souvent aux thérapies conventionnelles à base danalgésiques et dopioïdes7.
La connaissance des mécanismes de la douleur chronique comme la sensibilisation spinale et
la plasticité du système nerveux central a beaucoup progressé, mais nombre de questions
sont toujours sans réponse7.
Le fait que la douleur soit subjective vient en compliquer la compréhension. La même lésion
sera interprétée différemment par différentes personnes. On sait que lhumeur, lattention, la
motivation et la cognition altèrent la perception de la douleur10. Lattention centrée sur un
stimulus douloureux ou lanticipation ou la crainte de la douleur peut exacerber la douleur
ressentie11. Récemment, il a été montré au moyen de limagerie par résonance magnétique
fonctionnelle quil y avait activation accrue des zones du cerveau chargées de la perception de
la douleur chez les patients dont le seuil de douleur est bas11.
Sans égard à sa cause ou à son type, la douleur chronique a un effet destructeur sur les
patients et leurs familles. Les activités quotidiennes, le revenu, les rapports sociaux et le
sommeil sont affectés et les patients sont plus susceptibles de souffrir danxiété ou de
dépression9. Les traitements médicaux actuels souvent ne parviennent pas à soulager la
douleur et le coût pour le régime de soins de santé canadien est énorme9.
Comme ses prédécesseurs qui ont eu à relever le défi que représentait le soulagement de la
douleur de la chirurgie et de lenfantement, la médecine moderne est confrontée au casse-
tête de la compréhension et de la guérison de la douleur chronique. Il existe une tendance
erronée de voir la douleur chronique comme unidimensionnelle et cette tendance entraîne un
vide dans la compréhension culturelle de la douleur chronique. Des patients souffrent en
silence et sont parfois blâmés pour leur état par la société et les institutions. LHistoire nous
enseigne comment le passage dune explication religieuse à une explication scientifique a
modifié la gestion de la douleur aiguë. Une évolution similaire de la pensée et de lattitude de
la part des professionnels de la médecine simpose pour influencer la transition dune
démarche « monothérapeutique » à une démarche multidimensionnelle par rapport au
traitement de la douleur chronique. Ce changement dattitude est fondamental à la
découverte future de meilleures thérapies pour soulager la douleur chronique.
Références
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Anaesth 2005;52:600–606
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11. Hampton T. A world of pain: scientists explore factors controlling pain perception.
JAMA 2006;296:2425–2427.
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