8 LA LIBERTÉ HISTOIRE VIVANTE VENDREDI 15 FÉVRIER 2013 Les Chinois craquent pour la Suisse INVESTISSEMENTS • Les investisseurs chinois multiplient les rachats de sociétés et les implantations en Suisse. L’intérêt? La matière grise et les marques. Le pays représente aussi une porte d’entrée pour le marché européen. THIERRY JACOLET Il y a quelques années encore, les Chinois qui voulaient porter un signe de réussite sociale au poignet devaient se contenter de reluquer les montres suisses derrière les vitrines des grandes marques à Shanghai ou à Pékin, faute de moyens. Aujourd’hui, non seulement ils peuvent se les offrir, mais certains vont même jusqu’à racheter le fabricant (voir ci-dessous). Depuis qu’ils ont été aspirés par l’économie de marché, les Chinois acquièrent à tour de bras des entreprises à l’étranger avec une voracité de capitaliste. Ils avancent depuis trois à quatre ans leurs pions en Europe. Et la Suisse occupe une place stratégique sur la carte de leur expansion. Les groupes chinois, privés le plus souvent, font ainsi main basse sur des entreprises et infrastructures helvétiques. Derniers exemples en vrac: le rachat de Swissmetal et des unités d’affaires du groupe technologique OC Œrlikon en décembre ou encore l’acquisition de l’hôtel 5 étoiles Hotel Frutt Lodge & Spa dans le canton d’Obwald en novembre. Une soixantaine de sociétés Plus d’une soixantaine de sociétés chinoises sont recensées sur le sol helvétique, contre une quarantaine en 2009. Elles sont entrées sur le marché via des rachats, fusions, créations de filiales ou participations à l’actionnariat. Et ces boulimiques mangent à tous les rateliers: horlogerie, énergie, télécommunication biotech, automobile, luxe, services, hôtellerie… Le «zouchuqu», ce fameux esprit d’ouverture et de conquête, guide les Chinois en Europe. Alors qu’ils pompent le soussol africain ou sud-américain pour alimenter leur croissance intérieure, ils sont passés à une nouvelle phase de leur offensive. «Ils sont dans un nouveau paradigme: produire de la valeur ajoutée», explique Marc Laperrouza, chargé de cours à l’Université de Lausanne (HEC) et à l’EPFL. Une montée en gamme qui cadre avec le plan quinquennal communiste de 2011-2016, calibré sur l’acquisition de technologies de pointe. Contrat de 300 millions de francs Les premières salves se font sentir dans les mêmes proportions des deux côtés de la Sarine. «Ce qui les attire en Suisse, c’est d’abord la matière grise et ensuite les marques», insiste le Marc Laperrouza. Pour James Carter, directeur du département des fusions-acquisition chez KPMG, «le principal intérêt des Chinois réside dans les acquisitions de ressources énergétiques et de métaux». A l’image d’Addax Petroleum, basé à Genève, qui bat pavillon chinois depuis 2009. Sinopec, premier producteur d’hy- LA SEMAINE PROCHAINE LA GUERRE DE MUSSOLINI Les crimes de guerre de l’Allemagne nazie ont fait l’objet d’innombrables documentaires, ceux de l’Italie fasciste ont été très rarement racontés. Pourtant, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de 1500 Italiens ont bel et bien été présumés criminels par une commission de l’ONU, mais aucun d’entre eux n’a été poursuivi ni condamné. De quoi les accusait-on? Ce film révèle la guerre de Mussolini contre les civils. La Première Du lundi au vendredi de 20 à 21 h Histoire vivante Dimanche 21 h 00 23 h 15 Radio Télévision Suisse Lundi Le fleuron fribourgeois Saia-Burgess fait partie de la soixantaine de sociétés suisses rachetées par les investisseurs chinois. ALDO ELLENA drocarbures de Chine, s’en est emparé pour 7,77 milliards de francs. L’une des plus chères opérations chinoises à l’étranger. «En achetant Addax Petroleum, Sinopec a mis une pierre de plus à l’édifice de sa stratégie d’internationalisation», éclaire Marie-Gabrielle Cajoly, reponsable de commmunication chez Addax Petroleum. Plus récemment, il y a eu le sauvetage de Swissmetal par Baoshida Holding. Le groupe a tout repris: les locaux, les installations, les stocks et la propriété intellectuelle de la marque. Autre exemple avec le géant Huawei qui a planté son quartier général en 2009 à Liebefeld (70 employés). «C’est typiquement le genre d’entreprise qui a compris qu’acheter la propriété intellectuelle, une marque et avoir une forte valeur ajoutée peut rendre plus concurrentiel», estime Marc Laperrouza. «Elle monte en puissance.» Ainsi le contrat de 300 millions de francs qu’elle vient de décrocher pour déployer en Suisse le réseau de fibre optique nouvelle génération de Swisscom, comme annoncé ce dernier mardi. Cette stratégie d’acquisition de marques et de compétences ne fait que commencer sur le sol helvétique. «Les Chinois sont en train de passer en revue les so- ciétés et les opportunités dans les clusters (ndlr: pôles de compétences)», observe James Carter. Une offensive plus large est attendue. Car la Suisse a d’autres atouts dans sa manche. Elle séduit par sa proximité géographique avec trois des quatre plus grands marchés européens. «C’est une porte d’entrée pour faire des affaires en Europe et en Afrique, à partir de laquelle ils peuvent rayonner», avance Jean-Luc Cornaz, directeur de l’Office suisse d’expansion commerciale (Osec) qui fait la promotion économique à l’étranger des cantons et du Secrétariat à l’économie (seco), qui a repéré 29 sociétés intéressées par la Suisse en 2012, un chiffre en constante augmentation. Le marché helvétique? Des cacahuètes pour ces Asiatiques. Création d’emplois «La Suisse en profite aussi via la création d’emplois et les investissements dans l’économie régionale», souligne Jean-Luc Cornaz. «Si des sociétés chinoises décident de s’implanter chez nous, elles vont recruter du personnel, ce qui va générer des impôts en plus.» A l’inverse, il y a parfois de la casse, comme dans l’horlogerie. Ce qui n’empêche pas les cantons de faire les yeux doux aux entreprises chinoises. Le Greater Geneva Berne area (GGBa) fait la promotion de la région en Chine, la vendant comme plate-forme européenne. «Nous mettons beaucoup en avant la force de nos clusters et nos bonnes conditions d’affaires. Ce sont notamment les sociétés de haute technologie que nous visons.» Et les craintes des boîtes suisses? «Elles n’ont pas de raison d’être», réplique Philippe Monnier. «La venue des Chinois intensifie la compétition, ce qui en soi est positif.» Membre du GGBa, le canton de Fribourg recense cinq sociétés chinoises sur son territoire dont un fleuron à Morat, Saia-Burgess, acquise par Johnson Electric, en octobre 2005. Jean-Luc Mossier, directeur de la Promotion économique du canton de Fribourg, ne compte pas s’arrêter là: «Nous allons être plus sélectifs dans le futur pour faire venir des entreprises liées à nos clusters et à nos activités dans la construction, le biotech ou l’énergie. Pour l’instant, ce sont des sociétés qui envoient des explorateurs et ouvrent des bureaux commerciaux avec 2-3 personnes. Ce n’est que le début de la phase.» Et de rappeler que le géant UCB Farchim, qui va investir 300 millions de francs à Bulle et créer 120 emplois, avait commencé avec une équipe d’une dizaine d’employés... I Les horlogers chinois tels des coucous Le prestige des marques suisses fait tourner la tête des millionnaires chinois. Cela devient même pathologique, quand il s’agit des montres. Plusieurs sociétés horlogères sont tombées dans le giron chinois ces dernières années: le genevois Montres Chouriet croqué par Fiyta en 2012, Eterna, à Granges, acquise en 2011 par la holding China Haidian, le biennois Milus repris en 2002 par Chow Tai Fook (CTF). «Les phénomènes de rachat ne sont pas nouveaux», éclaire Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération de l’industrie horlogère suisse. «La Chine est devenue un concurrent très important pour les Suisses dans l’entrée et le milieu de gamme. Et aujourd’hui, ils ont la volonté d’aller dans le segment du luxe.» Histoire de répondre à la demande croissante en Chine de consommmateurs friands du «swiss made» et de ses marques horlogères. Avant de jouer les coucous avec les marques helvétiques, certaines sociétés chinoises ont tenté de créer des filiales dans no- Les marques de montres suisses aiguisent les appétits chinois. KEYSTONE tre pays. Sans succès, selon James Carter, directeur du département des fusions-acquisition chez KPMG: «China Haidian l’a fait par exemple avant d’acheter Eterna pour avoir le «swiss made», mais cela n’a pas marché. Ils n’avaient pas la main sur les fournisseurs et la technologie.» Difficile de se faire une place sur le marché suisse de l’horlogerie. Codex, marque créée à Bienne par le groupe horloger chinois Ebohr, connaît des difficultés, comme Milus, souligne René Weber, analyste chez Vontobel. Certaines marques ont failli couler avec l’arrivée d’investisseurs chinois. Cas le plus parlant, celui d’Universal. Ce fleuron centenaire, basé à Genève, hiberne aujourd’hui, en attendant que son propriétaire chinois Stelux, qui se l’est offferte en 1989, relance les affaires. Les activités sont au point mort, confirme Mathias Garcia, l’un des deux employés, qui est chargé du service après-vente. «Nous étions 15 en 2008 encore. Mais nous avons misé sur un modèle mal conçu qui n’a pas marché. Nous travaillons à perte actuellement...» Selon lui, le propriétaire aurait un projet de production pour le marché chinois. «Il ne va pas nous lâcher car notre entreprise a une valeur affective pour lui: son père portait une montre Universal.» Qui a dit que les Chinois ne font pas dans les sentiments? TJ L’EUROPE VAMPIRISÉE Tout le monde s’attendait à ce que la Chine s’occidentalise. Mais c’est l’effet inverse qui se produit: on assiste à la sinisation du monde. Les caciques de Pékin vampirisent les ressources naturelles dans les pays en développement et émergents depuis plus d’une dizaine d’années. Insuffisant pour satisfaire l’appétit gargantuesque des Chinois. Leur nouveau supermarché, c’est l’Europe. A l’heure des délocalisations à outrance des sociétés occidentales vers Shanghai ou Shenzhen, l’Empire du Milieu contre-attaque, à sa manière. Les investissements chinois en Europe ont été multipliés par six entre 2008 et 2010. De 7,4 millliards d’euros en 2011, ils ont même grimpé à 11 milliards l’an passé. Ils ont ainsi dépassé pour la première fois les achats européens en Chine. C’est que la crise dans l’UE a pesé dans la balance. «Ces sociétés ont commencé par le marché chinois, puis ont attaqué les marchés émergents avec une stratégie de coûts bas», rappelle Marc Laperrouza, chargé de cours à l’Université de Lausanne (HEC) et à l’EPFL. «Puis, grâce aux économies d’échelle, elles réussissent à dégager assez de marge pour investir dans la recherche et développement et ainsi proposer des produits innovants dans des marchés développés comme l’Europe ou les Etats-Unis.» Les Chinois mettent leurs billes partout, du vignoble bordelais aux constructeurs automobiles suédois en passant par le port d’Athènes. Sans oublier dans la dette des pays en crise. «Les Chinois veulent la technologie européenne et un nouveau marché pour faire des profits, tout simplement», résume Jiang Shiqing, analyste à l’Industrial Securities Co. Ltd, à Fuzhou. TJ