Emile DURKHEIM - Fichier

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Emile DURKHEIM 1
(1858-1917)
Fondateur et maître de “l’école française de sociologie”
z Père de la sociologie comme science, tout le monde l'admet. Néanmoins, on aura
remarqué que cette “science des sociétés” était née bien plus tôt et avait connu déjà
d'intéressants développements.
Avec Durkheim, la sociologie acquiert une théorie, des méthodes et trouve ses
premiers terrains d'investigation. Elle entre officiellement à l'Université.
Et cette nouvelle façon de penser et de considérer la société acquiert une immense influence
au sein de la IIIe République en formation : la pensée durkheimienne pénètre profondément
l'idéologie des Ecoles Normales et marque de son sceau le Dictionnaire de Pédagogie de
Ferdinand Buisson.
Durkheim s'entoure progressivement d'une nombreuse équipe de chercheurs. Il crée et
dirige L'Année Sociologique, (12 volumes de 1896 à 1913).
L'ethnologie (étude des peuples primitifs) n'est nullement pour lui une priorité, nous verrons
par quels «biais» elle sera pourtant appelée à jouer un rôle de plus en plus important..
Notre propos ici n'est nullement d'être exhaustif : comment le serait-on ? Tout ce qui
suit sera au contraire marqué par le schématisme, qui ne devrait pas cependant effacer les
nuances. Pour une étude accessible, se reporter à :
J.A. PRADES, Durkheim Paris, PUF, coll. Que-Sais-Je ?, 1990.
z Quelques points de repère et quelques principes :
Emile Durkheim naît à Epinal (Vosges) en 1858.
- Famille israélite, son père est rabbin.
- Notons qu'il a 12 ans lorsque Napoléon III déclare la guerre à l'Allemagne, 13 ans lorsque la
France est vaincue. La Commune de Paris (1871) -est écrasée dans un bain de sang,
l'Alsace-Lorraine devient allemande.
- 1879, il entre à. l’Ecole Normale Supérieure, se passionne pour les œuvres de Kant et
d'Auguste Comte.
- 1882, Il est agrégé de philosophie.
- 1882-87, professeur de philosophie au lycée de Sens.
- 1887, une chaire de sciences sociales est créée pour lui à l'université de Bordeaux.
- 1893, thèse de doctorat : De la division du travail social (thèse complémentaire sur
Montesquieu).
- 1902-1906, professeur suppléant puis titulaire de la chaire de pédagogie, (transformée en
1913 en chaire de sociologie) à la Sorbonne.
1
Avec mes remerciements au Professeur Claude Rivals pour m’avoir permis d’utiliser son
cours SED 2 ( 1996-1997 ) sur E. Durkheim, L. Levy-bruhl, et M. Mauss.
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Entre temps, en 1895, il a publié Les règles de la méthode sociologique qui est son
«discours de la méthode».
Par son ampleur, l'entreprise sociologique de Durkheim a véritablement une portée
anthropologique faisant appel à toutes les disciplines des sciences humaines.
Nous nous intéressons à ses principes dans la mesure où ils définissent la science de la société
(sociologie et ethnologie). Essayons de simplifier sans trahir :
1 . La recherche scientifique exige une rupture avec la connaissance commune.
Premières impressions, idées reçues, sens commun, (fausses) évidences sont autant
d'obstacles épistémologiques. Mais il faut rompre aussi avec les croyances philosophiques,
idéologiques. La Raison doit tenir à l'écart les opinions. Tout projet scientifique s'inscrit dans
le rationalisme.
2. La science sociale définit son domaine et son objet : le fait social.
“Les faits sociaux sont des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à
l'individu et sont doués d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui.
Ces faits sociaux ont donc une existence propre, dans une société donnée, indépendamment
des individus.”
On comprend que ces faits ont une existence objective, indépendante de nos
subjectivité.
3. La science exige l'emploi de méthodes objective : “il faut traiter les faits sociaux comme
des choses”
Comme toute science, la sociologie se dote de méthodes et d'instruments : l'observation, le
questionnaire, la statistique, le calcul, ont pour but d'expliquer par la recherche des causes et
formulation de lois.
Ces points essentiels font depuis un siècle l'objet de controverses. Considérons-les
comme acceptables et prenons quelques précautions :
- Durkheim n'a jamais écrit que les fait sociaux sont des choses, mais qu'il faut les traiter
comme des choses : par des procédés objectifs.
- Il affirme le primat de la recherche des causes : la recherche des causes (explication)
importe beaucoup plus que la recherche des fonctions (toujours plus ou moins téléologique,
théologique) : pourquoi ? > pour quoi ?
- Il affirme encore le primat de l’explication : la compréhension d'un phénomène ne peut
résulter que de son traitement objectif : “faire voir à quoi un fait est utile n'est pas expliquer
comment il est né ni comment il est ce qu’il est".
Vous trouverez la même insistance sur ces points cruciaux dans le livre de
Jean-Michel BERTHELOT, Construire la sociologie PUF, 1991, Coll. Que-Sais-Je ?, n°
2602, que vous étudiez probablement pour préparer d'autres modules.
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Autres citations, lecture semblable qui se prolonge par l'affirmation d'un rationalisme
expérimental JM Berthelot analyse ensuite en détail l'ouvrage de Durkheim sur Le Suicide
étude sociologique exemplaire.
« La sociologie n'a -pas à prendre parti entre les grandes hypothèses qui
divisent les métaphysiciens. Tout ce qu'elle demande qu'on lui accorde, c'est
que le principe de causalité s'applique aux phénomènes sociaux. Encore ce
principe est-il posé par elle, non comme une nécessité rationnelle mais
seulement comme une induction légitime. Puisque la loi de causalité a été
vérifiée dans les autre règnes de la nature, que progressivement elle a étendu
son empire au monde physico-chimique, de celui-ci au monde psychologique,
on est en droit d'admettre qu'elle est également vraie du monde social. »
Les Règles de la méthode sociologique réalisent un travail de fondation
épistémologique, consistant à étendre au champ des phénomènes sociaux, la loi
de la causalité à l'œuvre dans les autres domaines du réel. Cette extension
est-elle légitime ? les phénomènes sociaux peuvent-ils s'y soumettre ? selon
quelles modalités ? En répondant à ces diverses questions Durkheim met en
place ce que l'épistémologie contemporaine appellerait un «programme de
recherche», c'est-à-dire un ensemble cohérent et ouvert de postulats et de
procédures.
Le texte de Règles établit en premier lieu la spécificité et l’autonomie du
social comme domaine de connaissance : les phénomènes se réduisent pas à des
idées, des représentations, des sentiments. Ils sont extérieurs aux individus, et
s’imposent à eux, même lorsqu'ils semblent être aussi intimes que le sentiment
du respect ou de la piété. De tels phénomènes, bien loin de nous être
immédiatement connus, sont en réalité opaques. La familiarité qu’ils présentent
à nos yeux est source de prénotions et d’idées fausses. Aussi, « la première
règle et la plus fondamentale, est de considérer les faits sociaux comme des
choses »(chap.2).
Souvent mal comprise, cette règle, considérée comme l'acte de naissance
de l’objectivisme en sociologie, ne postule aucune nature particulière des faits
sociaux. Elle se contente de définir une approche, une posture de recherche. Le
sociologue doit être face aux phénomènes sociaux comme le physicien face à
ceux de la nature :
« Il nous faut donc considérer les phénomènes sociaux en eux mêmes,
détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il faut les étudier du
dehors, comme des choses extérieures » (ibid.)
Ainsi construit, en dehors de toute spéculation, l'objet du sociologue doit être soumis aux mêmes normes que celui des autres sciences : au
primat de l'analyse causale sur l'analyse fonctionnelle et à la construction
expérimentale des lois ; comme la sociologie ne peut procéder par
expérimentation directe -- les faits sociaux ne sont pas reproductibles en
laboratoire - elle doit procéder par « expérimentation indirecte », c'est-à-dire
par comparaison. Sur quoi doivent porter les comparaisons ? sur les variations
réciproques des divers facteurs étudiés : si un phénomène B (par exemple
l'accroissement du taux de divorce) varie comme un phénomène A (par
exemple la baisse du nombre des baptêmes) c’est qu’entre A et B existe un
rapport de causalité direct qu’il appartient au sociologue de mettre au jour. La
voie est ainsi tracée à l’élaboration de véritables lois sociologiques : « La
concomitance constante est donc, par elle-même une loi, quel que soit l’état des
phénomènes restés en dehors de la comparaison » (chap. 6).
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La question qui concerne l'ethnologue est la suivante : les principes de cette "science
du social" sont-ils applicables à l'étude des sociétés «primitives» ? Probablement C'est
peut-être un peu différent pour les méthodes... Certes, on étudiera ces sociétés par des
méthodes objectives mais que faire après observation et inventaires ethnographiques ?
Sans doute faut-il prendre en considération la distinction durkheimienne entre deux
types de sociétés qui le conduit à opposer :
sociétés primitives
sociétés modernes
-
présumées simples
-
complexes
-
à solidarité mécanique ou “par
similitude” la cohésion sociale tient au
fait que les individus sont peu
différenciés (faible division, non
institutionnalisée des taches)
-
à solidarité organique où les individus
sont nettement différenciés parce qu'ils
remplissent des fonctions différentes
(division sociale et technique du travail)
-
La société
croyances
de
-
La société est un système de fonctions
-
La société est formée de clans, agrégats
semblables
entre
eux
(société
segmentaire)
-
La société est le résultat de la
coordination d'éléments différenciés
subordonnés à une organisation centrale
est
un
ensemble
On voit l'analogie biologique :
Solidarité mécanique,
animaux segmentés inférieurs
Solidarité organique,
animaux supérieurs.
On aperçoit, à partir de cette distinction, tout l'intérêt que le sociologue peut trouver
dans l'étude ethnologique des sociétés “primitives”. Pour dire les choses sommairement, ces
sociétés de faible -dimension, simples, doivent montrer - comme à la loupe - la genèse ou les
premiers développements des faits' sociaux, institutions, etc.
Cependant, à cette époque, la France ne dispose pas de chercheurs étudiant les terrains et les
populations lointaines mais l'Année Sociologique donne régulièrement des comptes rendus
d'ouvrages émanant d'auteurs étrangers. Ainsi d'ailleurs s'élabore une étrange division du
travail scientifique :
- Le travail ethnographique sur le terrain est dû aux chercheurs étrangers.
- L'équipe durkheimienne étudie ces productions et élabore haut de ses positions scientifiques
la critique des théories, méthodes explicites où implicites des chercheurs : le sociologue fait à
proprement parler, de l'ethnologie
- ces élaborations deviennent de plus en plus indispensables pour nourrir la réflexion
sociologique. Sociologie science suprême : observation, analyse, induction - déduction,
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théorisation, conceptualisation, tel est le travail ethnologique des "sociologues de cabinet" de
l'équipe durkheimienne. (Ne pas s'étonner si Durkheim traite des aborigènes australiens sans
que l'idée de se rendre “sur le terrain” l'ait seulement effleuré. Les exceptions sont rares et
tardives !)
Ces remarques ne sauraient réduire à néant ce travail de Durkheim et des
durkheimiens. Loin de là, et cela malgré les critiques qui ont pu lui être adressées.
L'ouvrage de Durkheim le plus intéressant pour les ethnologues est, sans conteste, Les formes
élémentaires de la vie religieuse (1912), sans doute écrit avec la collaboration de Marcel
Mauss. Pour ce livre, Durkheim se fonde sur les études de Spencer et Gillen, The native tribes
of Central Australia, paru à Londres en 1899. C’est une étude descriptive du système des
clans et du totémisme défini comme une "forme élémentaire".
La réflexion de Durkheim a l'ambition d'élaborer une théorie générale de la religion.
Retenons quelques idées :
- A partir des manifestations particulières étudiées on peut tirer des conclusions de
grande portée : la religion est un phénomène d'essence universelle (mais la religion n'inclut
pas nécessairement l'existence de dieu(x) ou du surnaturel).
- La force de la religion est dans les représentation collectives. Le lien social est la
religion (ce qui relie les hommes entre eux).
- La religion se fonde sur la distinction du sacré et du profane, distinction commune à
toutes les religions (sacré = séparé), d'où la définition :
“Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses
sacrées c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même
communauté morale appelée église, tous ceux qui y adhèrent.”.
(En aucun cas on ne doit confondre magie et religion : il n'y a pas d'église magique, ou la
magie ne fait pas église i. e. communauté).
Il serait intéressant de voir comment, à partir de ces réflexions, Durkheim a été
conduit à élaborer :
- une sociologie du système éducatif,
- une sociologie de la connaissance,
l'école comme la science dépendant étroitement du système social.
Le plus grand paradoxe réside dans le fait que Durkheim, d'abord et surtout soucieux
de construire et développer la sociologie comme science et, comme telle, de l'inscrire
officiellement comme discipline universitaire dominante, ait contribué aussi à la
reconnaissance de l'ethnologie comme discipline universitaire appelée à un avenir peut-être
inattendu.
"Le fondateur de la sociologie donne à cette science le devoir d'étudier les sociétés
contemporaines en crise or, ils s'attardent à la réflexion sur la logique du fonctionnement
des sociétés sans histoire.”
Pour le détail d'une telle étude, renvoyons au n° 74 (1988) des Actes de la Recherche en
Sciences Sociale : Victor KARADY, ,Durkheim et les débuts de l'ethnologie universitaire, p.
23 à 32.
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Voir aussi : Claude LEVI-STRAUSS, Ce que l'ethnologie doit à Durkheim, Annales de
l'Université de Paris 1, 45-50, repris dans Anthropologie-structurale II Paris, Plon, 1973.
Nous avons trouvé un excellent bilan des apports durkheimiens à l'ethnologie sous la plume
de J.C. GALEY et G. LENCLUD dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l'anthropologie
PUF, 1991.
DURKHEIM
aucun aspect de l'œuvre de
Durkheim ne saurait être ignoré par l'anthropologie contemporaine.
Les ethnologues ne peuvent ignorer le théoricien de la société en
général qui s'attache à retracer la genèse de l'ordre social, dresse une
typologie des formes d'intégration en fonction du mode d'exercice de la
conscience collective et qui, proclamant l’irréductibilité du tout social,
apparaît comme le véritable inspirateur du holisme sociologique (selon
lequel l'individu est le produit de la société) dont l'anthropologie, en France
et en Grande-Bretagne, adoptera généralement les postulats de méthode. Les
historiens de l'anthropologie ne peuvent davantage mésestimer l'influence, en
ethnologie, de l'épistémologie durkheimienne, qui déduit de la priorité
logique de la société par rapport à l'individu le principe de sa priorité
explicative et propose un modèle de causalité sociale dont l'anthropologie
fonctionnaliste se réclamera. Malgré la coupure disciplinaire entre sociologie
et ethnologie, les anthropologues ne sauraient non plus négliger le Durkheim
penseur de la société moderne et des rapports, menacés d'anomie, qui s'y
établissent entre l'individu et la collectivité. Les thèses du sociologue sur la
crise du monde contemporain et son combat pour la restauration d'un
consensus d'essence laïque sous la forme d'une morale communautaire
conforme aux exigences de l'esprit scientifique sont largement issus d'une
réflexion conduite sur les sociétés « primitives » et sur la force propre des
représentations collectives, notamment d'ordre religieux, qui s'y exerceraient.
Enfin l'anthropologie ne peut oublier sa dette vis-à-vis du fédérateur
de cet « atelier critique et de création collective - (J.-C. Chamboredon) que
fut l'Année sociologique, rassemblant autour du chef d'école que fut
Durkheim, C. Bouglé, G. Davy, P. Fauconnet, M. Halbwachs, R. Hertz, H.
Hubert, M. Mauss, F. Simiand et bien d'autres, correspondants réguliers et
disciples. En présentant à ses lecteurs de très nombreux comptes rendus
d’ouvrages ethnographiques sur la famille et la parenté, l'organisation
clanique ou les religions archaïques, l’Année sociologique contribuera à
établir la légitimité de l'ethnologie. Pourtant, c'est à l'auteur des Formes
élémentaires de la vie religieuse et au pionnier de la sociologie de la
connaissance que l'anthropologie religieuse est sans doute la plus redevable.
Sans qu'on puisse à proprement parler déceler de rupture dans 1’œuvre, un
tournant s’esquisse vers la fin du siècle (T. Parsons).
« C'est seulement en 1895, écrit Durkheim (en 1907) que j'eus le
sentiment net du rôle capital joué par la religion dans la vie sociale (...) ce
changement était dû tout entier aux études d'histoire religieuse et notamment
à la lecture des travaux de Robertson Smith et de son école ». La découverte
de l’ethnologie de terrain (C. Lévi-Strauss), dont les travaux sont
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commentés dans l’Année sociologique, joue un rôle aussi important que celle
de l’histoire des religions. Ces deux disciplines tendent à occuper désormais
une place dominante dans l'ordre des savoirs annexés par la sociologie
durkheimienne.
Toute une série de réorientations accompagnent cette inflexion du
champ d'intérêt: abandon partiel de l'évolutionnisme sociologique pour un
« évolutionnisme méthodologique » qui explique le choix fait par Durkheim
de proposer une vue d'ensemble du fait religieux à partir du totémisme («
Les civilisations primitives constituent (...) des cas privilégiés parce que ce
sont des cas simples »), attention portée davantage; au processus de
symbolisation qu'aux mécanismes sociologiques, place centrale accordée
dans la conceptualisation à la notion de représentation collective qui
souligne, aux yeux de Durkheim, la part décisive de la symbolisation dans la
constitution des faits sociaux, appelés aussi « systèmes objectivés d'idées ».
La théorie générale de la religion, proposée dans les Formes
élémentaires de la vie religieuse, et dégagée par induction de l'analyse du
seul totémisme australien, a marqué une rupture radicale d'avec toute une
tradition d'investigation du fait religieux hantée par la question des origines.
Si critiquée a-t-elle pu être dans ses orientations fondamentales
(l'assignation d'une priorité ontologique et explicative au lien social) comme
dans certains de ses développements secondaires (l'établissement d'une coupure entre magie et religion, par exemple), elle constitue de nos jours encore
une référence obligée pour l'anthropologie religieuse et, plus généralement,
l'étude anthropologique de l’activité symbolique. La définition
durkheimienne de la religion, qui n'inclut pas la reconnaissance par les
hommes de l'existence de dieux ou du surnaturel, est fondée sur la parution
du monde en choses profanes et sur la réunion, sous forme de
« communauté morale » de tous ceux qui représentent pareillement le sacré
et mettent en actes, par le rite, cette représentation commune. C'est ce
deuxième critère qui conduit Durkheim à séparer la sphère de magie de celle
de la religion : il n'existe pas selon lui d'« église » magique. Quant à
l'interprétation du phénomène religieux, elle se résume en une formule :
« L'idée de la société est l'âme de la religion » (Durkheim, 1912). Le sacré
est une représentation du social. A travers la religion qui naît de et dans
l'intensité de la vie collective, la société « idéale » (ou représentée) fait
partie de la société « réelle » (ou organisée). La première exprime la
seconde en même temps qu'elle la fait être. Durkheim prend soin de préciser
que la conscience qu'une société prend d'elle-même et d'où est issue, selon
lui, l'expérience religieuse, n'est pas la traduction idéalisée de sa « base
morphologique »; elle est le produit d'une synthèse irréductible des
consciences particulières et cette synthèse « dégage un monde de
sentiments, d'idées et d'images qui, une fois nés, obéissent à des lois qui leur
sont propres » (ibid.). L'anthropologie, et plus particulièrement l'école
britannique, se conformera largement au programme durkheimien,
notamment dans le domaine de l'interprétation des rites, au risque parfais
d'oublier que le sociologue français, tout en considérant la religion comme
une « chose éminemment sociale » reconnaissait l'autonomie relative de ses
œuvres.
L'anthropologie religieuse de Durkheim déborde pourtant son projet
initial et aboutit à une théorie de la connaissance. Ainsi se vérifie-t-il que le
thème fondamental de la réflexion durkheirnienne est bien celui des rapports
entre science et religion (R. Aron), puisque l'insistance placée sur la genèse
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religieuse de la fonction classificatrice le conduit à affirmer que « la science
n'est qu'une forme plus parfaite de la pensée religieuse ». Durkheim tire, en
effet, de l'examen des modes de pensée liés au système totémique une
conclusion déjà avancée dans l'article sur les classifications écrit en
collaboration avec Mauss: il existe une affinité étroite entre « système social
» et « système logique ». Refusant l'idée communément admise à l'époque
que le primitif puisse « avoir vécu, de manière chronique, dans la confusion
et la contradiction », Durkheim entend établir que ce primitif a reçu de la
religion les matériaux sur lesquels a travaillé la pensée logique et qu'il a
conçu à l'école de la société l'instrument qui rend cette dernière possible :
l'aptitude à conceptualiser. Celle-ci s'exprime dans l'élaboration des
catégories de genre, d'espèce, d'espace, de temps, causalité. Ces catégories
ne sont donc pas innées mais de nature sociale. Les primitifs ont « classé
les choses parce qu'ils étaient partagés en clans » ; « les phratries ont été les
premiers genres, les clans les premières espèces » (« De quelques formes
primitives de classification »). La société, à travers l'image, d'essence
religieuse, qu'elle se donne d'elle-même, a servi de cadre à la fonction
classificatrice et, plus généralement, à la constitution de l'armature logique
de l'esprit.
Durkheim a formulé dans son œuvre, dans la partie de celle-ci
d'inspiration anthropologique du moins, une « théorie sociologique de la
symbolisation » (M. Sahlins) qui guidera longtemps les recherches
ethnologiques, jusqu'à ce que Lévi-Strauss propose une théorie symbolique
de la société. Pourtant, cette dernière était déjà en germe dans la pensée de
celui qui écrivit, dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, que « la
faculté d'idéaliser est la condition de l'existence en tant qu'être social ».
J.C. GALEY et G. LANCLUD
` 1893, La division du travail social, Paris, Alcan (éd. aug., Paris, P.UF. 1960).
1895, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan (rééd. Paris, PUF, 1963).
1897, Le suicide, Paris, Alcan (rééd. Paris, PUF, 1960).
1912, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, -Alcan (rééd. Paris. PUF. 1960).
1893-1913. L'Année sociologique, 12 volumes publiés, sous la direction D’Emile
Durkheim (rééd. Paris, PUF).
1923, L’éducation morale, Paris, Alcan.
1925, Sociologie et philosophie, Paris, Alcan (rééd. Paris, PUF, 1963).
1950, Leçon de sociologie. Physique des mœurs et du droit, Paris, PUF.
1975, Texte. 3 volumes édités par V. Karady, Paris, éditions de Minuit (contient une
bibliographie exhaustive de l’œuvre de Durkheim).
10
84
` - ALBERT H., 1939, Emile Durkheim and his Sociology, New York, Columbia University
Press.
- ARON R., 1967, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard (nouvelle éd.
revue et aug., Paris, Gallimard, 1982).
- BESNARD P. (ed.). 1983, The Sociological Domain. The Durkheimians and the Founding
of French sociology, Cambridge, Cambridge University Press et Paris, Editions de la
Maison des sciences de l'homme.
- CHAMBOREDON J.-C., 1984, « Emile Durkheim : le social objet de science. Du moral au
politique », Critique n° 445-446, Aux sources de la sociologie: 460-53 1.
- DAVY G., 1931, Sociologues d'hier et d'aujourd'hui, Paris, PUF.
- KARADY V., 1981, « French Ethnology and the Durkheimian Breakthrough » Journal of
the Anthropological society of Oxford ; XII.
- LEVI-STRAUSS C., 1945, « French Sociology », in G. Gurvitch and W.E. Moore (eds),
Twentieth century Sociology , New York, - The Philosophical Library, 2 vol. t. II :
503-537 ; 1960, « Ce que l'ethnologie doit à Durkheim », Annales de l'Université de
Paris, I : 45-50 (repris in C. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale Deux, Paris, Plon,
1973).
- LUKE S.,1972, Emile Durkheim, his Life and Work. A historical and Critical Study,
Londres, Harper et Row.
- NISBET R. A. (ed.). 1965, Emile Durkheim, Englewood Cliffs, Prentice Hall.
- PARSON T., 1937, The Structure of Social Action, New York, McGraw Hill ; 1976, Revue française de Sociologie, XII, 2. « A propos de Durkheim » ; 1979, - Revue
française de Sociologie, XX, 1, « Les Durkheimiens ».
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z En résumé :
L'œuvre de Durkheim connaît depuis bientôt un siècle des sorts divers. Considérée
sous la Ille République comme doctrine officielle, profondément associée aux combats
républicains pour la laïcité et un certain socialisme, la pensée durkheimienne connaît ensuite
une assez longue éclipse, jamais totale cependant, puis bénéficie d'une sorte de redécouverte,
de relecture critique et positive réédition de ses œuvres et surtout de l’Année Sociologique.
Mais les critiques négatives ne manquent pas contre ce qu'il est convenu d'appeler le
« sociologisme durkheimien » : sont attaqué (aussi bien sa prétention à constituer une science,
son holisme affirmant le primat du social sur l'individu, son rationalisme (expérimental) aussi,
enfin sa prétention à l'explication causale qui suppose déterminisme et lois alors qu'il s'agirait
de comprendre. Les tenants de cette autre approche sont insurgés contre l'occultation des
théories de Weber et prônent une sociologie compréhensive (le débat est infiniment sérieux et
mériterait une très longue analyse dont les leçons ne sauraient laisser l'ethnologue indifférent.
De quoi s'agit-il ?
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