Emile DURKHEIM1
(1858-1917)
Fondateur et maître de “l’école française de sociologie”
z Père de la sociologie comme science, tout le monde l'admet. Néanmoins, on aura
remarqué que cette “science des sociétés” était née bien plus tôt et avait connu déjà
d'intéressants développements.
Avec Durkheim, la sociologie acquiert une théorie, des méthodes et trouve ses
premiers terrains d'investigation. Elle entre officiellement à l'Université.
Et cette nouvelle façon de penser et de considérer la société acquiert une immense influence
au sein de la IIIe République en formation : la pensée durkheimienne pénètre profondément
l'idéologie des Ecoles Normales et marque de son sceau le Dictionnaire de Pédagogie de
Ferdinand Buisson.
Durkheim s'entoure progressivement d'une nombreuse équipe de chercheurs. Il crée et
dirige L'Année Sociologique, (12 volumes de 1896 à 1913).
L'ethnologie (étude des peuples primitifs) n'est nullement pour lui une priorité, nous verrons
par quels «biais» elle sera pourtant appelée à jouer un rôle de plus en plus important..
Notre propos ici n'est nullement d'être exhaustif : comment le serait-on ? Tout ce qui
suit sera au contraire marqué par le schématisme, qui ne devrait pas cependant effacer les
nuances. Pour une étude accessible, se reporter à :
J.A. PRADES, Durkheim Paris, PUF, coll. Que-Sais-Je ?, 1990.
z Quelques points de repère et quelques principes :
Emile Durkheim naît à Epinal (Vosges) en 1858.
- Famille israélite, son père est rabbin.
- Notons qu'il a 12 ans lorsque Napoléon III déclare la guerre à l'Allemagne, 13 ans lorsque la
France est vaincue. La Commune de Paris (1871) -est écrasée dans un bain de sang,
l'Alsace-Lorraine devient allemande.
- 1879, il entre à. l’Ecole Normale Supérieure, se passionne pour les œuvres de Kant et
d'Auguste Comte.
- 1882, Il est agrégé de philosophie.
- 1882-87, professeur de philosophie au lycée de Sens.
- 1887, une chaire de sciences sociales est créée pour lui à l'université de Bordeaux.
- 1893, thèse de doctorat : De la division du travail social (thèse complémentaire sur
Montesquieu).
- 1902-1906, professeur suppléant puis titulaire de la chaire de pédagogie, (transformée en
1913 en chaire de sociologie) à la Sorbonne.
1 Avec mes remerciements au Professeur Claude Rivals pour m’avoir permis d’utiliser son
cours SED 2 ( 1996-1997 ) sur E. Durkheim, L. Levy-bruhl, et M. Mauss.
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Entre temps, en 1895, il a publié Les règles de la méthode sociologique qui est son
«discours de la méthode».
Par son ampleur, l'entreprise sociologique de Durkheim a véritablement une portée
anthropologique faisant appel à toutes les disciplines des sciences humaines.
Nous nous intéressons à ses principes dans la mesure où ils définissent la science de la société
(sociologie et ethnologie). Essayons de simplifier sans trahir :
1 . La recherche scientifique exige une rupture avec la connaissance commune.
Premières impressions, idées reçues, sens commun, (fausses) évidences sont autant
d'obstacles épistémologiques. Mais il faut rompre aussi avec les croyances philosophiques,
idéologiques. La Raison doit tenir à l'écart les opinions. Tout projet scientifique s'inscrit dans
le rationalisme.
2. La science sociale définit son domaine et son objet : le fait social.
“Les faits sociaux sont des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à
l'individu et sont doués d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui.
Ces faits sociaux ont donc une existence propre, dans une société donnée, indépendamment
des individus.”
On comprend que ces faits ont une existence objective, indépendante de nos
subjectivité.
3. La science exige l'emploi de méthodes objective : “il faut traiter les faits sociaux comme
des choses”
Comme toute science, la sociologie se dote de méthodes et d'instruments : l'observation, le
questionnaire, la statistique, le calcul, ont pour but d'expliquer par la recherche des causes et
formulation de lois.
Ces points essentiels font depuis un siècle l'objet de controverses. Considérons-les
comme acceptables et prenons quelques précautions :
- Durkheim n'a jamais écrit que les fait sociaux sont des choses, mais qu'il faut les traiter
comme des choses : par des procédés objectifs.
- Il affirme le primat de la recherche des causes : la recherche des causes (explication)
importe beaucoup plus que la recherche des fonctions (toujours plus ou moins téléologique,
théologique) : pourquoi ? > pour quoi ?
- Il affirme encore le primat de l’explication : la compréhension d'un phénomène ne peut
résulter que de son traitement objectif : “faire voir à quoi un fait est utile n'est pas expliquer
comment il est né ni comment il est ce qu’il est".
Vous trouverez la même insistance sur ces points cruciaux dans le livre de
Jean-Michel BERTHELOT, Construire la sociologie PUF, 1991, Coll. Que-Sais-Je ?, n°
2602, que vous étudiez probablement pour préparer d'autres modules.
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Autres citations, lecture semblable qui se prolonge par l'affirmation d'un rationalisme
expérimental JM Berthelot analyse ensuite en détail l'ouvrage de Durkheim sur Le Suicide
étude sociologique exemplaire.
« La sociologie n'a -pas à prendre parti entre les grandes hypothèses qui
divisent les métaphysiciens. Tout ce qu'elle demande qu'on lui accorde, c'est
que le principe de causalité s'applique aux phénomènes sociaux. Encore ce
principe est-il posé par elle, non comme une nécessité rationnelle mais
seulement comme une induction légitime. Puisque la loi de causalité a été
vérifiée dans les autre règnes de la nature, que progressivement elle a étendu
son empire au monde physico-chimique, de celui-ci au monde psychologique,
on est en droit d'admettre qu'elle est également vraie du monde social. »
Les Règles de la méthode sociologique réalisent un travail de fondation
épistémologique, consistant à étendre au champ des phénomènes sociaux, la loi
de la causalité à l'œuvre dans les autres domaines du réel. Cette extension
est-elle légitime ? les phénomènes sociaux peuvent-ils s'y soumettre ? selon
quelles modalités ? En répondant à ces diverses questions Durkheim met en
place ce que l'épistémologie contemporaine appellerait un «programme de
recherche», c'est-à-dire un ensemble cohérent et ouvert de postulats et de
procédures.
Le texte de Règles établit en premier lieu la spécificité et l’autonomie du
social comme domaine de connaissance : les phénomènes se réduisent pas à des
idées, des représentations, des sentiments. Ils sont extérieurs aux individus, et
s’imposent à eux, même lorsqu'ils semblent être aussi intimes que le sentiment
du respect ou de la piété. De tels phénomènes, bien loin de nous être
immédiatement connus, sont en réalité opaques. La familiarité qu’ils présentent
à nos yeux est source de prénotions et d’idées fausses. Aussi, « la première
règle et la plus fondamentale, est de considérer les faits sociaux comme des
choses »(chap.2).
Souvent mal comprise, cette règle, considérée comme l'acte de naissance
de l’objectivisme en sociologie, ne postule aucune nature particulière des faits
sociaux. Elle se contente de définir une approche, une posture de recherche. Le
sociologue doit être face aux phénomènes sociaux comme le physicien face à
ceux de la nature :
« Il nous faut donc considérer les phénomènes sociaux en eux mêmes,
détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il faut les étudier du
dehors, comme des choses extérieures » (ibid.)
Ainsi construit, en dehors de toute spéculation, l'objet du so-
ciologue doit être soumis aux mêmes normes que celui des autres sciences : au
primat de l'analyse causale sur l'analyse fonctionnelle et à la construction
expérimentale des lois ; comme la sociologie ne peut procéder par
expérimentation directe -- les faits sociaux ne sont pas reproductibles en
laboratoire - elle doit procéder par « expérimentation indirecte », c'est-à-dire
par comparaison. Sur quoi doivent porter les comparaisons ? sur les variations
réciproques des divers facteurs étudiés : si un phénomène B (par exemple
l'accroissement du taux de divorce) varie comme un phénomène A (par
exemple la baisse du nombre des baptêmes) c’est qu’entre A et B existe un
rapport de causalité direct qu’il appartient au sociologue de mettre au jour. La
voie est ainsi tracée à l’élaboration de véritables lois sociologiques : « La
concomitance constante est donc, par elle-même une loi, quel que soit l’état des
phénomènes restés en dehors de la comparaison » (chap. 6).
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La question qui concerne l'ethnologue est la suivante : les principes de cette "science
du social" sont-ils applicables à l'étude des sociétés «primitives» ? Probablement C'est
peut-être un peu différent pour les méthodes... Certes, on étudiera ces sociétés par des
méthodes objectives mais que faire après observation et inventaires ethnographiques ?
Sans doute faut-il prendre en considération la distinction durkheimienne entre deux
types de sociétés qui le conduit à opposer :
sociétés primitives
sociétés modernes
- présumées simples
- complexes
- à solidarité mécanique ou “par
similitude” la cohésion sociale tient au
fait que les individus sont peu
différenciés (faible division, non
institutionnalisée des taches)
- à solidarité organique où les individus
sont nettement différenciés parce qu'ils
remplissent des fonctions différentes
(division sociale et technique du travail)
- La société est un ensemble de
croyances
- La société est un système de fonctions
- La société est formée de clans, agrégats
semblables entre eux (société
segmentaire)
- La société est le résultat de la
coordination d'éléments différenciés
subordonnés à une organisation centrale
On voit l'analogie biologique :
Solidarité mécanique,
animaux segmentés inférieurs Solidarité organique,
animaux supérieurs.
On aperçoit, à partir de cette distinction, tout l'intérêt que le sociologue peut trouver
dans l'étude ethnologique des sociétés “primitives”. Pour dire les choses sommairement, ces
sociétés de faible -dimension, simples, doivent montrer - comme à la loupe - la genèse ou les
premiers développements des faits' sociaux, institutions, etc.
Cependant, à cette époque, la France ne dispose pas de chercheurs étudiant les terrains et les
populations lointaines mais l'Année Sociologique donne régulièrement des comptes rendus
d'ouvrages émanant d'auteurs étrangers. Ainsi d'ailleurs s'élabore une étrange division du
travail scientifique :
- Le travail ethnographique sur le terrain est dû aux chercheurs étrangers.
- L'équipe durkheimienne étudie ces productions et élabore haut de ses positions scientifiques
la critique des théories, méthodes explicites où implicites des chercheurs : le sociologue fait à
proprement parler, de l'ethnologie
- ces élaborations deviennent de plus en plus indispensables pour nourrir la réflexion
sociologique. Sociologie science suprême : observation, analyse, induction - déduction,
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théorisation, conceptualisation, tel est le travail ethnologique des "sociologues de cabinet" de
l'équipe durkheimienne. (Ne pas s'étonner si Durkheim traite des aborigènes australiens sans
que l'idée de se rendre “sur le terrain” l'ait seulement effleuré. Les exceptions sont rares et
tardives !)
Ces remarques ne sauraient réduire à néant ce travail de Durkheim et des
durkheimiens. Loin de là, et cela malgré les critiques qui ont pu lui être adressées.
L'ouvrage de Durkheim le plus intéressant pour les ethnologues est, sans conteste, Les formes
élémentaires de la vie religieuse (1912), sans doute écrit avec la collaboration de Marcel
Mauss. Pour ce livre, Durkheim se fonde sur les études de Spencer et Gillen, The native tribes
of Central Australia, paru à Londres en 1899. C’est une étude descriptive du système des
clans et du totémisme défini comme une "forme élémentaire".
La réflexion de Durkheim a l'ambition d'élaborer une théorie générale de la religion.
Retenons quelques idées :
- A partir des manifestations particulières étudiées on peut tirer des conclusions de
grande portée : la religion est un phénomène d'essence universelle (mais la religion n'inclut
pas nécessairement l'existence de dieu(x) ou du surnaturel).
- La force de la religion est dans les représentation collectives. Le lien social est la
religion (ce qui relie les hommes entre eux).
- La religion se fonde sur la distinction du sacré et du profane, distinction commune à
toutes les religions (sacré = séparé), d'où la définition :
“Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses
sacrées c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même
communauté morale appelée église, tous ceux qui y adhèrent.”.
(En aucun cas on ne doit confondre magie et religion : il n'y a pas d'église magique, ou la
magie ne fait pas église i. e. communauté).
Il serait intéressant de voir comment, à partir de ces réflexions, Durkheim a été
conduit à élaborer :
- une sociologie du système éducatif,
- une sociologie de la connaissance,
l'école comme la science dépendant étroitement du système social.
Le plus grand paradoxe réside dans le fait que Durkheim, d'abord et surtout soucieux
de construire et développer la sociologie comme science et, comme telle, de l'inscrire
officiellement comme discipline universitaire dominante, ait contribué aussi à la
reconnaissance de l'ethnologie comme discipline universitaire appelée à un avenir peut-être
inattendu.
"Le fondateur de la sociologie donne à cette science le devoir d'étudier les sociétés
contemporaines en crise or, ils s'attardent à la réflexion sur la logique du fonctionnement
des sociétés sans histoire.”
Pour le détail d'une telle étude, renvoyons au n° 74 (1988) des Actes de la Recherche en
Sciences Sociale : Victor KARADY, ,Durkheim et les débuts de l'ethnologie universitaire, p.
23 à 32.
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