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Jacques FRANÇOIS
LE SIÈCLE D’OR DE LA LINGUISTIQUE
EN ALLEMAGNE
De Humboldt à Meyer-Lübke
Éditions Lambert-Lucas, mars 2017
Version bilingue originale du chapitre 6
Chapitre 6
EXTRAITS DE HUMBOLDT, SCHLEICHER,
STEINTHAL, SCHUCHARDT ET GABELENTZ
6.1. Wilhelm von Humboldt, grammairien et philosophe
6.2. August Schleicher et le „Stammbaum
6.3. Heymann Steinthal et les fondements du classement des langues
6.4. Hugo Schuchardt et le classement des dialectes romans
6.5. Georg von der Gabelentz et la typologie des langues
2
6.1. WILHELM VON HUMBOLDT, GRAMMAIRIEN ET
PHILOSOPHE
Ceux qui ont quelque notion de l’évolution
de la pensée allemande au XIXe siècle
s’étonneront à bon droit que les linguistes
n’aient pas été sensibles à ce qu’il y a
d’étrange à classer dans l’échelle des
valeurs, fût-ce des valeurs linguistiques, un
esprit universel hautement cultivé et armé en
particulier d’une culture scientifique
approfondie, comme Humboldt, après un
simple technicien de la grammaire
comparée, comme Bopp, que l’histoire de la
pensée allemande ne mentionne souvent
même pas. La linguistique sera fatalement
amenée à rendre un jour pleine justice à
Humboldt, qu’un homme comme Goethe
avait admis dans son intimité intellectuelle,
et qui était un esprit d’une tout autre
envergure que Bopp.
L. Tesnière (21969 : 13)
Dans ce chapitre j’évoquerai deux facettes de l’œuvre linguistique de Humboldt. À
mon sens, sa philosophie du langage, dont Steinthal a souligné les obscurités, n’a de
valeur qu’au regard des travaux proprement grammaticaux qui la sous-tendent.
C’est pourquoi je commencerai par l’édition bilingue d’une conférence à
l’Académie des sciences de Berlin datée de 1823 Sur le verbe dans les langues
américaines, qui illustre bien la maestria de Humboldt dans la comparaison
grammaticale de langues des familles les plus diverses, vue comme une fenêtre
ouverte sur l’unité de l’esprit humain en dépit de la variété des structures
grammaticales (cf. sections II—1.2 et V—3.1).
Je proposerai ensuite un fragment de l’introduction de Heymann Steinthal
(section III—2) aux écrits de philosophie du langage de Humbolbt (1883) dans
lequel il cherche à circonscrire, peut-être moins ce que Humboldt avait à l’esprit,
que ce que Steinthal a voulu en retenir1. Dans cette introduction il cite in extenso un
fragment inédit de Humboldt qui nous donne une image de sa puissance
d’abstraction philosophique à partir de ses études grammaticales.
6.1.1. Édition bilingue de la communication à l’Académie de Berlin le
23 juin 1823 Über das Verbum in den Amerikanischen Sprachen2
L’intérêt majeur de la communication de Humboldt Sur le verbe dans les langues
américaines présentée en 1823 à l’Académie de Berlin tient à la qualité de l’analyse
détaillée de propriétés de difféentes langues américaines, mais en priorité du
‘mexicain’ (aztèque ou nahuatl), langue bien décrite au 16e siècle par Bernardino de
1 Dans son introduction à l’écrit de 1822, Über die Entstehung der grammatischen Formen
und ihren Einfluss auf die Ideenentwicklung [Sur la genèse des formes grammaticales et
leur influence sur l’évolution des idées]
3
Sahagún3 avant qu’elle ne disparaisse comme l’empire aztèque face à la puissance
invincible des conquérants et des missionnaires espagnols.
Humboldt donne souvent l’impression d’être plus philosophe que linguiste, mais
dans cette communication l’analyse morphologique est parfaitement claire. Il y
défend sa thèse récurrente (cf. section II—1.2) selon laquelle l’ « organisme d’une
langue » (en fait sa morphologie) est « parfait » si les racines relationnelles
(essentiellement déictiques et modales) qui s’agglutinent à une racine notionnelle
perdent toute autonomie au point de devenir difficilement identifiables. C’est une
conception qui lui vient de Fr. Schlegel (cf. section II—2.2) et que développera en
particulier A. Schleicher dans son article essentiel de 1859 sur les types de
morphologie (cf. section III—1.2).
La fin de la communication présente une conclusion sur le rapport en ‘mexicain’
entre la racine verbale et les affixes de personne qui mérite d’être mise en relation
avec la théorie de l’agglutination de Fr. Bopp pour le sanscrit (cf. section II—4.2) :
dans le cas du sanscrit un pronom autonome est supposé s’être agglutiné à la racine
verbale dans un état antérieur du sanscrit et ce faisant il a perdu son autonomie et
s’est altéphonétiquement. Il a réellement fusionné avec cette racine verbale, mais
il ne peut pas le faire avec une racine nominale. En ‘mexicain’ en revanche, le
pronom affixé présente deux variantes ad-verbale et ad-nominale. Dans la première
variante il exprime la personne qui accomplit l’action, dans la seconde le possesseur
(ex. IL TRAITE (une maladie) vs. SON TRAITEMENT (d’une maladie)). C’est une
propriété caractéristique des langues que Launey (1981) a désignées comme
“omniprédicatives”.
En amont, ce type d’agglutination verbe-affixe de personne est déjà évoqué à
propos de diverses langues, dont le basque et le ‘mexicain’ dès 1812 dans l’Essai
sur les langues du nouveau Continent (O.C., t. III) dont le CRECLECO4 fournit la
traduction :
En énonçant (…) une action, il est assez naturel d'y lier d'abord l'objet auquel elle a
rapport. Il n'est donc pas étonnant qu'il y ait des langues qui joignent si étroitement au
verbe les pronoms régis par lui qu'ils servent à en former la conjugaison. (…) Toutes
les langues doivent mettre un soin particulier à distinguer des nuances aussi
essentielles, et plusieurs le font immédiatement en énonçant le verbe. L'allemande en
change la voyelle radicale, nuance fine et délicate et qui ne se ressent en rien de la
grossièreté si souvent gratuitement attribuée aux premiers inventeurs des langues, le
basque ajoute dans quelques cas semblables une syllabe au milieu du mot, la langue
grecque a son médium, la hongroise distingue deux conjugaisons entièrement
différentes pour le verbe qui régit un objet déterminé, et celui dont l'objet reste vague;
mais la seule langue mexicaine épuise tous les cas possibles à cet égard et entre
2 D’après l’édition de Jürgen TRABANT, 1992 : 82-97 et 247-252 pour les notes de l’éditeur.
Trabant précise p.247 que le teste de Humboldt a été reconstitué par Manfred Ringmacher
à partir du manuscrit en la poessession de la Museum Library der l’université de
Pennsylvanie à Philadelphie. Cet écrit était inédit en allemand, mais il avait été traduit Il
est à noter que le texte de Humboldt présente des hésitations orthographiques sur
T/tempus, M/modus et A/amerikanisch.
3 Bernardino de Sahagún (1499/1500-1590), missionnaire franciscain, ethnographe et
linguiste espagnol avait rédigé en 1569 en annexe à son Anatomie de l’aztèque une Arte
(de la lengua mexicana) qui a malheureusement disparu, mais il subsiste de lui un
Vocabulario trilingue (dictionnaire nahuatl latin espagnol) resté inédit (Newberry
Library, Ayer Collection (Ms 1478) [source : Wikipedia.de].
4 Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe
centrale et orientale, université de Lausanne, cf. http://www2.unil.ch/slav/ling/
4
dans des nuances si fines que p. e. en disant que je m'instruis dans quelque science,
un seul pronom ajouté ou omis indique si je veux dire que je suis mon propre
instituteur (ni-no-ne machtia) ou si je ne veux point exprimer cette circonstance, et puis
bien aussi en avoir un autre (ni-no-machtia). (Humboldt 1812 : 310-311)
En aval, Humboldt évoque sa communication de 1823 dans sa Lettre à M. Abel-
Rémusat (1827 : 76) dans ces termes :
“J’ai lu, il y a quelques années, à l’académie de Berlin, un mémoire qui n’a pas été
imprimé, dans lequel j’ai comparé la plupart des langues américaines entre elles, sous
l’unique rapport de la manière dont elles expriment le verbe, comme liaison du sujet
avec l’attribut dans la proposition, et je les ai rangées, sous ce point de vue, en
différentes classes. Comme cette circonstance prouve jusqu’à quel point une langue
possède des formes grammaticales, elle décide de la grammaire entière d’une langue
(…) Presque toutes ces langues, pour alléguer une autre circonstance également
importante, ont des pronoms affixes à côté de pronoms isolés. Cette distinction prouve
que les premiers accompagnent habituellement les noms et le verbe ; car si ces
affixes ne sont que les pronoms abrégés, cela même montre qu’on en fait un usage
extrêmement fréquent, et si ce sont des pronoms différens, on voit par là que ceux qui
parlent, regardent l’idée pronominale d’un autre point de vue, lorsqu’elle est placée
isolément, et lorsqu’elle est jointe au verbe ou au substantif.”
Enfin, Humboldt consacre un assez long développement au processus de
l’incorporation verbale en ‘mexicain’ dans son œuvre majeure, l’Introduction à
l’œuvre sur le kavi (1836 :162-171). Il y développe un raisonnement généalogique et
organiciste qui laisse supposer qu’après avoir reconnu, sous l’influence de Fr.
Schlegel, un seul type de perfection morphologique, le FLEXIONNEL représenté par le
sanscrit, et avoir admis sous celle d’Abel-Rémusat un second type de perfection,
l’ISOLANT représenté par le chinois, il identifie désormais un troisième type de
perfection, l’INCORPORANT, représenté par le mexicain’, les autres langues
américaines typologiquement apparentées et en Europe la langue basque.
On notera la précision des termes : “à l‘origineles éléments affixés au verbe
dans les futures langues incorporantes entrent avec lui dans une Zusammenfügung
(combinaison de constituants autonomes), mais dans l’état de développement atteint
par le ‘mexicain ils forment avec lui une Zusammenbildung (combinaison de
constituants indissociables) in eine Worteinheit (le résultat est une unité lexicale). Si,
dans ce passé imaginé, la morphologie de la langue est comparable à un bourgeon
encore fermé, le développement de la morphologie mexicaine est en revanche
assimilé à l’épanouissement du bourgeon. À l’époque primitive de la
Zusammenfügung, les pronoms et les substantifs qui entrent dans le matériau
morphologique du verbe sont censés s’agglutiner sous leur forme autonome ; à celle
de la Zusammenbildung, ils présentent deux formes distinctes, l’une pour l’usage
autonome, l’autre pour l’usage incorporé, donc la langue a réalisé son type propre de
perfection : la création d’une unilexicale composée de constituants qui ne gardent
plus que le souvenir de leur autonomie passée, ce qui revient par une autre voie à la
perfection du sanscrit les pronoms deviennent des marques flexionnelles que seul
le philologue est encore capable d’associer à leur forme autonome.
“Ces affixations au verbe se sont construites d’une manière déjà harmonieuse et à un
degré comparable à celui de la fusion en une unité lexicale et à celui des flexions du
verbe lui-même. Ce qui diffère réside seulement dans le fait que ce qui dans la phrase
primitive ne constitue en quelque sorte que le bourgeon encore fermé en voie
d’épanouissement se présente dans la langue mexicaine comme un tout fusionné,
complet et indivisible, le chinois laisse à l’auditeur tout le soin de reconnaître
l’agglutination à peine évoquée par les sons, et où le sanscrit plus vivant et plus
5
audacieux déploie immédiatement devant nos yeux la partie dans sa relation au tout
en la désignant fermement.”5
l’on est obligé de voir un effet pernicieux de la vision axiologique de
Humboldt, c’est quand il monte au pinacle des langues, en particulier le grec
classique, où selon ses propres termes le philologue lui-même a de la peine à repérer
les éléments constitutifs du mot en raison d’altérations qui défient l’analyse. On peut
lui accorder éventuellement que les langues incorporantes regroupent dans le mot
des éléments circonstanciels qui ont leur place « raisonnable » au niveau supérieur
de la proposition, mais dans la mesure les constituants actanciels, qu’ils soient
nominaux ou pronominaux, présentent une fois incorporés une forme particulière qui
ne se rencontre pas de manière indépendante, le système morphosyntaxique du
‘mexicain’ semble présenter des régularités plus satisfaisantes pour l’analyste que
celui du grec.
LES LANGUES AMERINDIENNES AUXQUELLES HUMBOLDT FAIT REFERENCE DANS
CET ECRIT6
L’étendue exceptionnelle des informations linguistiques que W. von Humboldt
avait pu unir en grande partie grâce à son frère Alexander transparaît en
établissant la liste des langues évoquées dans cet écrit :
Abiponisch abipone, dialecte du guaicuru, langue du Chaco (Paraguay, Argentine)
Achagua achagua, langue de la famille arawak parlée entre les rivières Apure et Meta (
Maipure)
Betoi bétoïque, langue jadis parlée dans la haute vallée de la rivière Meta en
Colombie
Karibisch caribéen, famille de langues parlées dans les îles Caraïbes
Huastekisch houastèque, langue parlée essentiellement dans l’état de Vera Cruz (Mexique)
Lule lule, langue jadis parlée dans le Chaco occidental (nord de l’Argentine)
Maipurisch maipure, langue amazonienne (bords de l’Orénoque) de la famille arawak
Maya maya, famille de langues amérindiennes (comprenant les langues quiché, maya
yucatèque, mam, cakchuiquel, q’eqcui, totzil, tzeltal). Les langues maya sont
parlées au sud du Mexique et au Guetamala.
Mbayisch mbaya, dialecte du guaicuru, langue du Chaco (Paraguay, Argentine).
Mexikanisch nahuatl, langue de l’empire aztèque ; le nahuatl classique s’est maintenu après
la conquête espagnole comme lingua franca du Mexique. Langue éteinte.
Mocobisch mocobi, dialecte du guaicuru, langue du Chaco (Paraguay, Argentine).
Omagua omagua, langue amazonienne de la famille tupi-guarani (Colombie, Pérou).
5 “(…) diese Zusammenfügungen am Verbum haben sich schon harmonisch und in
gleichem Grade, wie die Zusammenbildung in eine Worteinheit und die Beugungen des
Verbums selbst, ausgebildet. Das Unterscheidende liegt nur darin, daß, was in den
Uranfängen gleichsam die unentwickelt in sich schließende Knospe ausmacht, in der
Mexicanischen Sprache als ein zusammengebildetes Ganzes vollständig und
unzertrennbar hingelegt wird, da die Chinesiche es ganz dem Hörer überläßt, die kaum
irgend durch Laute angedeutete Zusammenfügung auszusuchen, und die lebendigere und
kühnere Sanskritische sich gleich den Theil in seiner Beziehung zum Ganzen, sie fest
bezeichnend, vor Augen stellt.” (Humboldt 1836:171).
6 Les informations généalogiques et géographiques sur ces langues proviennent de la
synthèse des notes du traducteur de l’écrit en anglais, D.G. Brinton (Proceedings of the
American Philosophical Society XXII-120, 29 mai 1885 : 352-4), des notes de l’édition de
J. Trabant (1992 :247-252) et des notices de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.
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