Belles soirées de l`Université de Montréal À quoi sert la philosophie

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Belles soirées de l'Université de Montréal
Daniel DESROCHES
À quoi sert la philosophie ?
Vivre et penser 1/4
Vivre en accord avec soi-même
Le contraire de la philosophie n’est pas l’ignorance, mais l’incohérence ou, pour le dire
en grec, l’akrasia. Après avoir considéré les différentes valeurs que peut recevoir la
philosophie, la visée de ces deux premières conférences consistera à reconnaître,
puis à vaincre l’akrasia. Pour se familiariser avec ces thèmes, nous étudierons des
textes tirés de la pensée gréco-romaine (Platon, Aristote, Epicure et Marc Aurèle).
Une question de conjoncture
§1
Mise en contexte de la recherche
À la découverte de la valeur
La valeur de la philosophie
Quatre hypothèses en bref
§2
Deux invitations à la philosophie
Remarques sur les discours protreptiques
Un passage de l’Euthydème de Platon
Les arguments du Protreptique d’Aristote
§3
La naissance de la philosophie comme étonnement
L’étonnement admiratif chez Platon
La reprise du même thème par Aristote
La valeur transformative chez Marc Aurèle
Résumé
Références bibliographiques :
Arendt, H. La vie de l’esprit, trad. L. Lotringer, PUF, 1981.
Aristote, Invitation à la philosophie (Protreptique), trad. J. Follon, Mille et une nuits, 2000.
Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, tome 1, Vrin, 1991.
Balaudé, J.-F. Le savoir-vivre-philosophique: Empédocle, Socrate, Platon, Grasset, 2010.
Épictète, Entretiens : Livres I à IV, trad. J. Souilhé, Les Belles Lettres, Gallimard, 1993.
Hadot, P. Exercices spirituels et philosophie antique (1981), Albin Michel, 2002.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même suivies du Manuel d’Épictète, trad. Meunier, GF, 1964.
Platon, Euthydème et Théétète in Œuvres complètes, éd. par Luc Brisson, Flammarion, 2008.
Plutarque, Comment écouter in Œuvres morales, tome I, 2, Les Belles Lettres, 1989.
Van der Meeren, S. «Le protreptique...», Revue d’Études Grecques, tome 115, 2002, 591-621.
Extraits de textes
«Quand on apprend ses lettres, ou quand on apprend à jouer de la lyre, ou à pratiquer les
exercices de la palestre, les premières leçons causent beaucoup d’agitation, de peine et
de confusion ; puis, peu à peu, à mesure que l’on avance, les choses se passent comme
avec les hommes : on prend bien l’habitude, on fait connaissance, et tout devient ami,
familier, aisé à dire et à faire. De même la philosophie aussi présente des caractères tout
à fait inextricables et insolites au début dans son langage et dans sa matière ; or il ne faut
pas se laisser effrayer par ces commencements et abandonner la partie comme un poltron
et un timoré : il faut se mesurer avec chaque obstacle, persévérer, vouloir fermement
avancer, en attendant l’habitude qui rend agréable tout ce qu’il est beau de faire. Elle
viendra, en effet, en peu de temps, apporter une grande lumière pour notre étude et nous
inspirer un amour extraordinaire de la vertu, sans lequel personne ne peut supporter de
passer le reste de sa vie, sauf un homme absolument dénaturé ou un lâche, qui a abandonné la philosophie par manque de caractère viril.»
PLUTARQUE, Comment écouter, 17
«[...] la philosophie ne saurait être comparée à une technè — ce qui la rendrait du même
coup enseignable — et ce pour plusieurs raisons. La première raison est que la philosophie, contrairement à une technè, n'apparaît pas comme un ensemble de règles. Ce qui
distingue dans ce cas la philosophie de tout art, c'est sans doute aussi la marge de liberté
et d'effort personnel laissée à la disposition de l'apprenti philosophe qui doit accomplir une
transformation de son être. D'autre part, dans l’Euthydème [...] Socrate échoue à définir
l'objet de la philosophie ; or un art sans objet — sans domaine de compétence particulier
—, ou encore, qui se confond avec son objet, n'est pas un art et ne peut se transmettre.»
VAN DER MEEREN, «Le protreptique en philosophie : essai de définition d’un genre», 614-5
«Eh bien, Euthydème et Dionysodore, finissez-en avec ce jeu – et sans doute cela a-t-il
assez duré ; mais surtout, de ce qui suit, présentez-nous la démonstration en exhortant
cet adolescent pour lui montrer comment il faut aimer le savoir et pratiquer la vertu. Mais,
auparavant, c’est moi qui vous ferai voir comment je conçois la chose [un authentique
discours protreptique] et de quelle manière je désire en entendre parler. [...]
Est-il vrai que nous autres hommes, nous voulons tous être heureux ? [...]
Puisque nous voulons tous être heureux, comment pourrions-nous l’être ? Serait-ce si
nous avions beaucoup de biens ? [...]
Mais aurions-nous cette félicité grâce à la seule présence des biens ? [...]
Alors, par Zeus, m’écriai-je, quelle utilité y’a-t-il à posséder tout le reste, si l’on a ni la raison ni le savoir ?
En somme, Clinias, [...] voici, semble-t-il, ce qu’il en est : si elles [les choses bonnes] sont
dirigées par l’ignorance, ce sont des maux plus grands que leurs contraires [...] mais si
elles sont dirigées par le savoir et la raison, ce sont des biens fort grands ; au lieu qu’ellesmêmes et par elles-mêmes, elles n’ont ni les unes ni les autres une quelconque valeur.»
PLATON, Euthydème, 278d - 281e
«Ainsi, de toute chose, l’accomplissement est toujours meilleur [que la chose même], car
toutes les choses engendrées sont engendrées en vue de leur accomplissement, et le but
visé est meilleur, et même, de toutes choses, c’est la meilleure. [...] Aussi est-ce d’abord
ce qui relève du corps humain qui arrive à l’accomplissement, puis c’est ce que relève de
l’âme (c'est-à-dire que l’accomplissement du meilleur vient toujours, en quelque sorte, au
terme de la genèse). [...] C’est donc une certaine sagesse qui est, conformément à la
nature, notre accomplissement, et exercer la sagesse est le but ultime pour lequel nous
avons été engendrés. Par conséquent, si nous avons été engendrés, il est clair que nous
existons aussi en vue d’exercer la sagesse et de nous instruire.»
ARISTOTE, Protreptique, III, 16-7
«C’est donc en vue de l’intellection et de l’intelligence que toute chose est digne d’être
choisie par les hommes [...] Et répétons-le : parmi les pensées, sont libres celles qui sont
dignes d’être choisies pour elles-mêmes, tandis que celles qui fondent la connaissance
sur d’autres motifs ressemblent à des [esclaves]. Or partout ce qui est digne d’être choisi
pour soi-même est supérieur à ce qui n’est digne d’être choisi que pour d’autres choses,
parce que ce qui est libre est aussi supérieur à ce qui ne l’est pas.»
ARISTOTE, Protreptique, IV, 18-19
«Par conséquent, exercer la sagesse et contempler [considérer les choses au point de
vue l’esprit] est l’œuvre de la vertu, et, entres toutes choses, c’est la plus digne de choix
pour les hommes, de même que voir l’est aussi, je crois, pour les yeux : c’est ce qu’on
choisirait d’avoir, même si par là ne devait en résulter rien d’autre que la vue elle-même.»
ARISTOTE, Protreptique, X, 32
«C’est précisément cela que Platon a placé au cœur des dialogues socratiques [semer le
doute], et il a, en passant mais avec netteté, suggéré dans le Théétète [...] que la philosophie procédait initialement de ce sentiment, universel mais largement propre à elle (car
elle repose tout entière sur lui), à savoir le thaumazein, l’étonnement. Par celui-ci se révèle
une certaine étrangeté de ce qui est perçu, pensé ou dit, qui apparaît, à l’instant où on le
perçoit, comme incompréhensible. Le thaumazein se révèle l’amorce même de la philosophie, parce que l’étonnement comporte en lui l’exigence d’aller au-delà de lui-même, de
surmonter le doute, en somme de se surmonter comme tel, par le dénouement du nœud
problématique, source d’aporie qui s’est présenté.»
BALAUDÉ, Le savoir-vivre philosophique, 25-6
«THÉÉTÈTE – Et par les dieux, Socrate, à quel point je m’étonne de ce que ces choses-là
peuvent bien être, cela dépasse les bornes ; et quelquefois, pour dire le vrai, quand j’y
porte le regard, j’ai la vue qui s’obscurcit.
SOCRATE – C’est que Théodore, mon cher, paraît ne pas mal deviner au sujet de ta nature. Car c’est tout à fait de quelqu’un qui aime à savoir, ce sentiment, s’étonner : il n’y a pas
d’autre point de départ de la quête de savoir que celui-là, et celui qui a dit que Iris est née
de Thaumas n’a pas mal dressé sa généalogie.»
PLATON, Théétète, 155c-d
«En d’autres termes, ce qui déclenche l’étonnement des hommes est une chose familière
et pourtant normalement invisible, une chose qu’ils sont forcés d’admirer. L’étonnement,
point de départ de la pensée, n’est pas le fait d’être intrigué, surpris ou perplexe ; il comporte de l’admiration. [...]
La philosophie commence avec la prise de conscience de cet ordre harmonieux du
kosmos, invisible, qui est manifeste au cœur des visibles familiers, comme s’ils étaient
devenus transparents. Le philosophe s’émerveille devant l’harmonie cachée qui, selon
Héraclite, «vaut mieux que l’harmonie visible» […] pour Héraclite, «la nature (physis) aime
à se cacher», à savoir derrière les phénomènes.»
ARENDT, La vie de l’esprit, 189-190
«Qu’elle ne soit pas [la science recherchée] une science [productive], c’est ce que montre
l’histoire des plus anciens philosophes. Ce fut, en effet l'étonnement qui poussa, comme
aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent
les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils
cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants [...] Apercevoir une difficulté et
s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est,
en quelque manière, se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux).
Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent
à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour
une fin utilitaire. [...] Il est donc évident que nous n’avons en vue, dans la philosophie,
aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à luimême sa fin et n’est pas la fin d’autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les
sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin.»
ARISTOTE, Métaphysique A 2 (982b 11-27)
«Les accidents mêmes qui s’ajoutent aux productions naturelles ont quelque chose de
gracieux et de séduisant. Le pain, par exemple, en cuisant par endroits se fendille et ces
fentes ainsi formées et qui se produisent en quelque façon à l’encontre de l’art du boulanger, ont un certain agrément et excitent particulièrement l’appétit. De même, les figues,
lorsqu’elles sont tout à fait mûres, s’entrouvrent ; et dans les olives qui tombent des arbres, le fruit qui va pourrir prend un éclat particulier. Et les épis qui penchent vers la terre,
la peau du front du lion, l’écume qui s’échappe de la gueule des sangliers, et beaucoup
d’autres choses, si on les envisage isolément, sont loin d’être belles, et pourtant, par le fait
qu’elles accompagnent les œuvres de la nature, elles contribuent à les embellir et deviennent attrayantes.»
MARC AURÈLE, Pensées pour moi-même, livre III, 2
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