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qui s’enfuyait en pleurant dans la cave, en mai 1944,
lorsque sa ville était bombardée presque chaque jour
par les Américains, s’éveille quasi instantanément en
moi. Où est l’établi en bois de mon père sous lequel on
pouvait se cacher avec tant de confiance ? Je me suis ar-
rêté au beau milieu d’une phrase pendant mon cours. Je
vois des visages étonnés, aussi je demande à mes étu-
diants s’ils connaissent le bruit qui pénètre par les fe-
nêtres ouvertes. Mais aucun d’eux n’a même entendu
les sirènes.
Chaque guerre survit sous d’innombrables aspects. Dans
la littérature, des films, des monuments, des musées, des
cimetières, des commémorations. Mais, plus important
encore, elle s’incruste dans nos sens, comme le hurle-
ment des sirènes me l’a fait éprouver si souvent. Et elle
se cache dans le paysage et manifeste encore sa présence
de temps à autre. À moi également. Juste à côté de
l’habitation de mes parents se trouve un champ sur le-
quel un étrange phénomène peut être observé chaque
été. Quelque part au milieu, les cultures ne poussent
presque pas. Elles s’étiolent. Une bombe est tombée là
il y a plus de soixante ans. La terre calcinée reste impro-
ductive, saison après saison.
Au cours de la première moitié du vingtième siècle,
les guerres étaient essentiellement des confrontations
entre des États. Les choses ont changé et les conflits san-
glants se déroulent à présent principalement à l’inté-
rieur des frontières d’un pays. Des guerres civiles donc,
quelque cent trente depuis 1945. Chaque fois, le prix en
a été épouvantablement élevé : 18.000 morts en moyenne
et un nombre incalculable de blessés. Certaines ont été
de courte durée, d’autres se sont éternisées pendant des
décennies. Il s’est agi parfois de l’agonie d’un régime
colonial. Ailleurs, c’était un régime répressif qui a été à
l’origine d’une guerre civile. Le plus souvent encore,
des groupes de population se sont battus pour des ma-
tières premières, des terres agricoles, de l’espace. Dans
le pire des cas, cela a abouti à un génocide. Chaque fois,
il y a la confrontation individuelle avec un grand cha-
grin et des communautés entières cherchent inlassable-
ment à assimiler ce qui leur est arrivé. Il s’agit toujours
de dompter le passé et, si possible, d’apporter la paix dans
l’esprit et dans le cœur de ceux qui vivent aujourd’hui
et qui vivront demain. Mais ce qui semble passé ne s’ef-
face pas. Tel est le thème du présent ouvrage.
Mon premier pas dans l’univers du passé non assimi-
lé a été une étude sur le jugement, après la seconde
guerre mondiale, des Belges ayant collaboré avec l’occu-
pant allemand. Un peu plus tard, c’est le sort de leurs
congénères français et néerlandais qui a constitué mon
centre d’intérêt. L’implosion du communisme en Eu-
rope centrale et orientale a, à son tour, fourni du nou-
veau matériel. Ensuite, cela a été le tour de l’Afrique.
L’Éthiopie a constitué une première étape. Mengistu, le
chef d’un régime brutal, a dû prendre la fuite en mai
1991. Trois ans plus tard, les procès contre ses partisans
ont débuté. Il a été possible de bien suivre certains
d’entre eux, grâce à la traduction simultanée à partir de
l’amharique. Par la suite, j’ai pu observer sous d’autres
aspects encore la liquidation des anciennes blessures en
Afrique du Sud, au Burundi et au Zimbabwe.
C’est pourquoi, ce livre se veut également le récit
d’une expédition personnelle dans un domaine encore