"Le prince latent qui ne peut devenir"
La tragédie de Hamlet est un peu la Mona Lisa de l’art dramatique : trop connue, méconnue. Tout le monde l’a
vue ou a cru la voir, mais personne ne se souvient toujours de tous ses détails. On sait bien que l’oeuvre est mysté-
rieuse, mais on a bien du mal à cerner en quoi son mystère consiste. On a risqué à son sujet toutes les hypothèses,
on y a déchiffré les significations les plus intimes (Mona Lisa serait un portrait d’homme, voire un autoportrait ;
le fils mort de Shakespeare s’appelait Hamnet, l’auteur aurait lui-même joué le rôle du Spectre, etc.). Et de même
que la Joconde s’est vue affubler de moustaches par Duchamp, ravaler par Léger ou Dalí, recuire sur céramique
en quatre exemplaires par Rauschenberg, tout en restant à tout jamais reconnaissable, de même Hamlet : dislo-
qué, lacéré, décomposé, son corps théâtral survit à tous les hommages qu’il inspire, toujours prêt à alimenter une
nouvelle tentative.
Hamlet est comme vacant, sans emploi, coupé de toute vocation. Comme le rappelle Shakespeare dans son titre,
il est Prince, et il n’est que cela. Fait pour être roi, il ne succède pas à son père et paraît dépossédé de sa destinée
naturelle. Quant Hamlet entre en scène, il ne se manifeste que par ses refus : refus de parler, refus de s’expliquer,
refus de rester à Elseneur et de jouer le rôle que le nouveau pouvoir lui réserve. Mais ces refus mêmes ne lui four-
nissent pas de quoi se constituer une identité de rebelle ou de révolté. Les jeux de mots que le prince oppose au roi
Claudius puis à sa mère, malgré leur insolence, témoignent surtout de son impuissance. Hamlet n’est pas plus en
mesure de s’exprimer ouvertement qu’il n’a les moyens d’imposer au successeur de son père sur le trône son désir
de quitter le Danemark au plus vite pour reprendre ses études à Wittenberg. Hamlet offre bien à son public une
manière d’autoportrait – mais celui-ci est construit en termes presque uniquement négatifs.
Hamlet nie que des signes (corporels ou vestimentaires) puissent exprimer la réalité de son état intime. Il estime
en effet que de tels signes ne sont qu’apparence et pur semblant, nécessaires peut-être, mais non pas suffisants, “car
ce sont là des actions qu’un homme peut jouer” (I, 2, 84). Or Hamlet, lui, entend être sincère, en restant fidèle à
une vérité intérieure qui ne peut se laisser montrer. Ainsi donc, ce qui se laisse exprimer par un code vestimen-
taire ou gestuel (et en particulier, ce qui est susceptible d’être reproduit par l’art du comédien) est discrédité d’em-
blée. Hamlet choisit donc de se placer tout entier du côté de l’inimitable, de l’intime et de l’indicible, dût-il renon-
cer à jouer des signes qu’il a si violemment récusés. La sincérité lui étant donc défendue, et le jeu lui étant inter-
dit, Hamlet se voit privé de tout moyen de se faire entendre en société. Reste alors l’expression solitaire, mais celle-
ci ne lui offre guère d’échappatoire. Voyez son premier monologue, où l’horreur suscitée par le remariage de sa
mère n’affleure à la surface de la parole que pour être aussitôt réprimée : “brise-toi, mon coeur, car je dois me taire”
(I, 2, 159). Décidément, ce personnage-là paraît voué au silence et à la disparition, et Mallarmé était fondé à voir
en lui “le prince latent qui ne peut devenir”. […]
La “folie” va permettre à Hamlet de jouer sur plusieurs tableaux. Tout en brouillant les pistes, il peut désormais
Hamlet / 7 > 16 octobre 2010 5