Ainsi, dans chaque cas, les élèves ont mobilisé des sa-
voirs pour résoudre un problème d’orthographe. Mais il
leur faudrait appréhender bien davantage des fonction-
nements linguistiques pour pouvoir échapper à la faute.
Un travail souterrain
Lorsque les élèves deviennent sensibles à la morpho-
graphie (on s’en tiendra à l’orthographe grammaticale),
le travail de réflexion qui se déroule la plupart du temps
à notre insu peut être des plus sophistiqués – à la mesure
de la complexité de notre orthographe.
Suivons Côme (CE2) corrigeant les gens portait des péle-
rines [9] : « J’ai choisi a-i-t parce que je savais qu’on
n’écrivait pas avec e-r. Sinon, on peut pas mettre de s
après e-r. J’avais mis un t mais je pense qu’il faut un s
parce qu’il y a plusieurs pélerines. » Cette hésitation entre
ait et er montre que la fonction des divers graphèmes est
encore vague, comme l’est le sens de l’accord (er est exclu
au profit de ai, parce qu’il ne peut pas se combiner avec s
exigé par pèlerines). Néanmoins, la séquence ait n’est plus
monobloc, la classe du verbe est reconnue, comme le fait
de l’accorder, tandis que la fonction du sest affirmée.
Les entretiens ont ainsi permis de repérer la logique des
procédures des élèves. Assez systématiques, elles ne sont
pas statiques. « J’ai écrit au hasard » ou « Je l’ai toujours
vu comme ça » font place à des élaborations plus com-
plexes. Le nombre nominal n’est plus le décalque direct
du référent ; le féminin n’est plus lié à la qualité de fille du
scripteur et ne s’étend plus aux formes verbales simples
(D. Cogis, 2001) ; les finales verbales sont attribuées de
façon plus adéquate (C. Brissaud et J.-M. Sandon, 1999).
En bref, les marques ne sont plus seulement fondées sur
des caractéristiques morphologiques et sémantiques
(en plus du soubassement phono/logographique), mais
sur une base morpho-syntaxique, et sont susceptibles de
contrôle.
Ces exemples, représentatifs de milliers d’autres, font
ainsi mesurer l’écart entre le savoir transmis et le savoir
construit. Faute d’avoir pu en percevoir l’étendue, l’en-
seignement traditionnel apparait bien primitif avec son
obsession de la faute, alors que nous voyons aujourd’hui
quelle progression des savoirs se fait sous les graphies. Il
découle logiquement qu’on ne peut plus enseigner en
ignorant le travail de l’élève. Reste à intégrer cette nou-
velle dimension dans l’action didactique.
Des situations appropriées
Sans remonter aux méthodes actives et à la Rénovation
du français des années 1960-1970,depuis plus de quinze
ans, les recherches en didactique ont dessiné les orienta-
tions d’un enseignement de l’orthographe. Deux types
d’approches sont nécessaires, d’une part, une approche
globale, intégrant l’orthographe à l’écriture, d’autre part,
une approche spécifique, centrée sur la découverte de
l’orthographe comme système linguistique.
On ne s’attardera pas ici sur l’importance d’articuler
l’orthographe à la production écrite et de rendre les
élèves actifs dans la découverte du fonctionnement de
l’orthographe de leur langue : les démarches sont
aujourd’hui connues, sinon en vigueur – de la relecture
différée des écrits à la résolution de problème par l’ana-
lyse de corpus (A. Angoujard, 1994).
Nous insisterons en revanche sur la nécessité de tra-
vailler au plus près des erreurs des élèves (et des graphies
apparemment justes) et d’en faire des objectifs-obstacles
(Astolfi, 1997). En effet, les corrections ne peuvent venir
à bout des conceptions enfantines. On peut même pen-
ser qu’à chaque rappel des règles d’accord en genre et en
nombre, on conforte Ahmed, Céline et les autres dans
leurs raisons d’écrire comme ils le font.
Comment travailler alors leur interprétation toute per-
sonnelle des règles ? Le rôle de la médiation verbale est
ici essentiel. Dans les entretiens individuels, des enfants
modifient parfois leur point de vue, simplement grâce à
ce dialogue avec un adulte qui cherche à comprendre. Il
est d’ailleurs banal de voir en classe un élève prendre
conscience des causes d’une erreur au moment même où
il cherche à la justifier.Or, loin d’être une expérience mi-
neure,c’est bien le fait d’expliquer,c’est-à-dire de mettre
en mots pour les autres, qui oblige à déplier en même
temps pour soi-même un contenu de pensée : la repré-
sentation à l’origine de l’erreur devient alors manipu-
lable et peut évoluer. Il s’agit donc de faire de ces
moments de verbalisation et de confrontation avec autrui
des situations d’apprentissage.
La dictée sans faute (A. Angoujard, op.cit.), les ateliers
de négociation graphique (G. Haas et D. Lorrot, 1996)
et sa variante, la phrase dictée du jour (D. Cogis et
M. Ros Dupont, à paraitre), répondent à cet objectif2.
Arrêtons-nous sur cette dernière. Collective, elle a la fré-
quence de la dictée, dont elle conserve stratégiquement
le nom, ou davantage. Une fois la phrase dictée (une
seule suffit largement), toutes les graphies sont re-
cueillies, puis la discussion s’engage, mot après mot,
comme dans cette classe de CM23:
Elle les vois tous les jour à la gar avent d’aller cherché son
frère.
voies tout jours a gard avant d’allé chercher frére.
voient gare
voit
voie
C’est la diversité même des propositions, que chacun
peut constater, qui pose l’existence de problèmes à ré-
soudre.Voici le début de la discussion portant sur voit :
Jenny : Je ne suis pas d’accord avec la dernière, car v-o-i-e,
c’est la voie du train, la voie ferrée.
M. : Donc c’est quoi ?
Élève : C’est un nom.
M. : Comment on sait que, dans la phrase, voit, c’est un
verbe ?
Abel : C’est elle qui les voit.
Tristan : Elle, quand c’est au féminin, ça prend un e.
Solon : Mais c’est pas des filles ! e-n-t, c’est un verbe.
M. : […] Comment savoir si c’est le nom ou le verbe,voit ?
Élève : On regarde les mots avant ou après.
Anne : Voient, qui est-ce qui les voit ? C’est elle, donc cela
ne peut pas être e-n-t.
Tristan :Voie,il y a un ou une,ou les,mais là il y a elle les voit.
Idriss : Les, c’est un pronom COD.
M. : Cela ne prouve pas que c’est un verbe, on peut aussi
avoir les devant un nom.
Comme en [1], [4] ou [5], on retrouve dans cet extrait
les raisonnements qui conduisent les élèves à accorder
une forme verbale simple au féminin (cause plus probable
que la confusion d’homophones) ou au pluriel avec un
mot qui n’est pas le sujet. La différence, ici, est qu’il y a
débat, d’autres points de vue apparaissent, sans compter
la maitresse qui oblige à chercher dans des procédures
linguistiques de quoi justifier une assertion : comment
prouver qu’on a affaire à un verbe ? Les élèves ne par-
viennent pas vraiment à dépasser le stade de l’affirmation
que elle est sujet et voit un verbe, malgré l’évocation de la
récente leçon sur les verbes conjugués… La relation sujet-
verbe, réputée simple, est encore bien opaque à la fin du
cycle 3 (C. Brissaud et D. Cogis, 2002). Les propositions
erronées sont toutefois récusées.
2
Enseigner la langue
2. La phrase dictée du jour a été travaillée au sein d’un groupe de
formateurs de l’IUFM de Paris et par des professeurs-stagiaires.
3. Mémoire professionnel de G. Pierrot.