La théologie dans l`université médiévale. Lieux et renaissances de

Revue des sciences religieuses
87/4 | 2013
La théologie à l'Université
La théologie dans l’université médiévale. Lieux et
renaissances de la reine des sciences
Isabel Iribarren
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/3018
DOI : 10.4000/rsr.3018
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2013
Pagination : 403-415
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Isabel Iribarren, « La théologie dans l’université médiévale. Lieux et renaissances de la reine des
sciences », Revue des sciences religieuses [En ligne], 87/4 | 2013, mis en ligne le 29 mars 2016,
consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rsr.revues.org/3018 ; DOI : 10.4000/rsr.3018
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© RSR
LA THÉOLOGIE
DANS L’UNIVERSITÉ MÉDIÉVALE
LIEUX ET RENAISSANCES
DE LA REINE DES SCIENCES
Depuis que l’historien américain Charles Haskins avança en 1927
sa célèbre thèse sur le renouveau culturel du XIIesiècle, l’historiogra-
phie traditionnelle se plaît à jalonner le récit sur le développement des
études au Moyen Âge par une série de «renaissances1». Débutant
conventionnellement au tournant du IXesiècle avec le renouveau des
études sous Charlemagne, l’élan se prolongerait au XIIesiècle avec
l’éclosion des écoles urbaines et leur mutation institutionnelle au
XIIIesiècle avec la fondation de l’Université, pour aboutir au renou-
veau humaniste de la fin du Moyen Âge. Ces moments de reforme
1. C.H. HASKINS, The Renaissance of the Twelfth Century, 1927. L’héritage
historiographique de Haskins nous a laissé une abondante littérature. Citons à titre
d’exemple : H. RASHDALL, The Universities of Europe in the Middle Ages, éd.
F.M.Powicke et A.B.Emden, 3 vols. Londres, 1964; A.B.COBBAN, The Medieval
Universities : their development and organization. Londres, 1975; M.de GANDILLAC
et É. JEAUNEAU, éds., Entretiens sur la renaissance du XIIesiècle. Paris-La Haye,
1968; P. GLORIEUX, « L’enseignement au moyen âge. Techniques et méthodes en
usage à la Faculté de théologie de Paris au XIIIesiècle», Archives doctrinales et litté-
raires du Moyen Âge, 43 (1968), pp.65-186 ; G.LEFF, Paris and Oxford Universities
in the Thirteenth and Fourteenth Centuries. An Institutional and Intellectual History.
New York, 1968 ; G.PARE, A.BRUNET, P.TREMBLAY, La renaissance du XIIesiècle.
Les écoles et l’enseignement. Paris-Ottawa, 1933; J.PAUL, Histoire intellectuelle de
l’Occident médiéval. Paris : A. Colin, «U», 1998 (1ère éd. 1973); P. RICHÉ et
J.VERGER, Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen Âge.
Tallandier, 2006; J. VERGER, Les Universités au Moyen Âge. Paris : PUF, 1973;
J. VERGER, dir., Histoire des Universités en France. Toulouse : Privat, 1986. Les
travaux du médiéviste anglais Richard W.SOUTHERN abondent dans le même sens
lorsqu’ils décrivent l’entreprise intellectuelle du Moyen Âge central (1050-1300)
comme une forme d’humanisme. Voir notamment Medieval Humanism and Other
Studies, New York et Evanston, Harper & Row (Torchbook Library), 1970; Scho-
lastic Humanism and the Unification of Europe, vol. 1 : Foundations, Oxford : Blac-
well, 1997; vol. 2 : The Heroic Age, Oxford : Blackwell, 2001.
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décriraient un effort politique et culturel visant à la promotion des
études à grande échelle, effort souvent accompagné d’une croissance
économique et démographique importante2. Qu’il soit promu par le
pape ou patronné par les princes laïcs, le renouveau culturel repré-
sente un geste de centralisation du pouvoir politique qui prétend, en
échange des privilèges et des statuts d’exception, contrôler le savoir
tout en l’érigeant en une forme de pouvoir. Dans cette optique, le
développement des études au Moyen Âge est souvent perçu comme
un processus de systématisation croissante du discours théologique
par moyen de l’apprivoisement graduel du savoir profane3. Ainsi, la
législation scolaire carolingienne articulée autour des sept arts libé-
raux représenterait un début prometteur, dépassé au XIIesiècle par
l’autonomisation du discours théologique et le développement de la
quaestio, pour atteindre le sommet de l’intellectus fidei au XIIIesiècle
avec les commentaires et sommes scolastiques. Dans une pareille
vision, la théologie siège en reine. Paradigme de science, elle fournit
la grille de lecture de la réalité ici-bas, exemplifie la vérité au-delà, et
sert de critère de valeur des sciences qui lui sont subordonnées. De
pair avec le statut accordé à la théologie, se trouve l’imposition hégé-
monique de la latinitas, siège de la culture savante et inaccessible au
laïcat. Suivant ce récit, les derniers siècles du Moyen Âge sont
presque invariablement perçus comme une «désintégration » de l’ef-
fort collectif d’intelligibilité et de systématisation entrepris par leurs
devanciers, passant ainsi d’un savoir universel secondé par un pouvoir
politique centralisateur à l’atomisation des savoirs dans un monde
divisé par les guerres et le schisme.
Cette vision quelque peu romantique a l’inconvénient d’imposer
une forme de périodisation qui masque la complexité des rapports de
pouvoir et des valeurs culturelles sous-jacents à l’évolution du savoir
théologique au Moyen Âge. Dans le cadre de cette présentatation, je
voudrais vous introduire dans un autre type de parcours. Je propose
d’examiner de plus près la façon dont les théologiens eux-mêmes se
sont représenté leur savoir et leur tâche. Qu’est-ce qu’ils attendaient
de la théologie? Quelle place lui accordaient-ils non seulement dans
le parcours universitaire mais aussi dans l’histoire du salut, qui est
aussi une histoire du savoir? Quel était le rôle de la théologie et des
2. «Renouveau» et novitas sont souvent associés à «réforme» au XIIesiècle. Voir
à cet égard Robert L.BENSON et G.CONSTABLE, éds, Renaissance and Renewal in the
Twelfth Century, Harvard University Press : 1982.
3. En effet, au XIIesiècle Abélard définira la théologie comme une recherche
intellectuelle qui puise aux méthodes des arts libéraux, notamment la dialectique. Voir
J.LECLERCQ, «The Renewal of Theology», dans BENSON et CONSTABLE, éds, Renais-
sance and Renewal in the Twelfth Century, p.68-87.
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théologiens dans la politique culturelle des papes et des princes? Pour
répondre à ces questions, je voudrais revisiter deux topoi qui attestent
à mon sens des moments importants dans l’histoire du savoir théolo-
gique au Moyen Âge. Il s’agit premièrement de la notion de reductio
des arts à la théologie, modèle de savoir qui atteint sa plus grande
portée idéologique lors de la «crise averroïste» de l’Université de
Paris au XIIIesiècle, mais qui se trouve à la base d’une certaine expres-
sion d’humanisme chrétien présent tout le long du Moyen Âge et
jusqu’à la Renaissance; deuxièmement, m’intéresse le mythe de la
translatio studii, courant depuis l’Antiquité et dans la tradition
germano-impériale, mais repris au XIVesiècle pour faire du Paris royal
– et non plus de la Rome papale – le centre culturel de la chrétienté.
Comme je tenterai de le montrer, ces topoi (il y en a d’autres) ont été
mobilisés par nos théologiens pour décrire le rapport étroit que la
théologie entretenait avec les deux patrimoines de savoir qui lui
servaient de socle : les Écritures saintes d’une part et les lettres
profanes de l’autre. En effet, la théologie comme «science» s’est
façonnée en se dissociant à la fois du procédé purement exégétique du
donné révélé et du caractère logico-déductif de la philosophie gréco-
arabe, tout en assimilant les outils conceptuels et la part de «vérité»
de cette dernière. C’est dans son rapport ambivalent à ces deux héri-
tages que la théologie a élaboré ses fondements épistémologiques et
ses méthodes et qu’elle a défini son statut théorique en revendiquant
une scientificité à la fois garantie et mise en cause par la foi qui la relie
au savoir divin4.
1.THÉOLOGIE ET SAVOIR PROFANE : LA REDUCTIO DES ARTS À LA SAGESSE
CHRÉTIENNE
On a coutume de présenter la réduction des arts à la théologie
comme une subordination servile qui aboutit à la légitimation d’une
sagesse supérieure comme seule connaissance digne du nom, et donc
à la dévalorisation des sciences profanes comme exercice qui nous
détourne de la seule voie qui mène au salut. Pendant la période patris-
tique, la sauvegarde du patrimoine classique aura ses défenseurs tout
4. Au sujet de la théologie comme science au Moyen Âge, voir notamment les
travaux de M.-D.CHENU : La théologie au douzième siècle, Paris : J.Vrin, 1957; La
théologie comme science au XIIIesiècle, Paris, 1927; Saint Thomas d’Aquin et la théo-
logie, Paris : Éditions du Seuil, 1957. Voir également I.BIFFI, dir., Figure medievali
de la teologia, Opera omnia. La costruzione della teologia medievale, Milano : Jaca
Book, 2008; G. CREMASCOLIRegina omnium scientiarum. Per la lettura di una
quaestio di Rolando di Cremona», Divus Thomas, 79 (1976), p.28-66.
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comme ses détracteurs. L’héritage des anciens était perçu tantôt
comme annonciateur de la Vérité, tantôt comme une connaissance
superflue et frivole qui invitait à être dépassée vers une fin plus noble,
la connaissance de Dieu lui-même. Une voie moyenne, développée
par saint Augustin dans le De doctrina christiana, admet l’utilité des
lettres profanes pour le savoir chrétien, une fois celles-ci dépouillées
des éléments nocifs et étrangers à la connaissance du bien suprême5.
La reductio artium ad Sacram Scripturam que la pensée augusti-
nienne entend prôner s’appuie sur une conviction qui synthétise la
vision chrétienne des lettres profanes : Omnis veritas a quocumque
dicatur a Spiritu sancto est6: la vérité, où qu’elle se trouve, est une
manifestation de la sagesse divine. Étudiés en vue de l’édification spi-
rituelle, les textes classiques cessent graduellement d’être perçus
comme simple propédeutique dans la compréhension du texte sacré.
On commence alors à leur accorder un enseignement moral qui, par
moyen d’une analyse allégorique, se révèle plus proche à l’enseigne-
ment chrétien. C’est ainsi que l’étude des sept arts libéraux devient le
premier échelon dans l’ascension de l’esprit vers Dieu et donc, curieu-
sement, un instrument privilégié de la mystique chrétienne. Curieuse-
ment, puisque ce lien entre culture classique et mystique préconise une
solide connaissance des lettres profanes là où on se l’attend moins, à
savoir parmi les représentants d’une théologie de type «affectif»,
notamment chez Bernard de Clairvaux, Bonaventure et Jean Gerson7.
Dans les trois cas, on a affaire à des auteurs souvent étiquetés de
conservateurs voire de réactionnaires. N’est-ce pas l’attitude qu’af-
fiche saint Bernard lorsqu’il critique la témérité doctrinale d’Abélard?
Bonaventure n’est-il pas le premier à décrier le pouvoir de séduction
de l’œuvre aristotélicienne chez les philosophes de persuasion aver-
roïste? Enfin, Gerson ne s’attaque-t-il pas avec véhémence au secta-
risme scolastique dans le but d’encourager une théologie de type
affectif œuvrant en faveur de l’édification morale? Et pourtant, la
méfiance des trois théologiens n’est pas sans faire preuve d’une
grande ouverture vis-à-vis du savoir classique8moyennant une
5. Deux passages bibliques illustrent le sentiment d’ambivalence qui accom-
pagne cette conquête : le pillage des Égyptiens par les Israelites (Exode, 3, 22) et la
«belle captive» du Deutéronome (21, 10-14) contiennent la même idée d’une appro-
priation justifiée du bien étranger pour le bénéfice d’un bien majeur. Voir le livreII
(40-42) du De doctrina christiana.
6. AUGUSTIN, De doctrina christiana, I, 2 ;II, 40.
7. Voir F.SIMONE, « La reductio artium ad Sacram Scripturam quale espressione
dell’umanesimo medievale fino al secoloXII », Convivium 6 (1949), p.887-927.
8. Une relecture de l’œuvre de saint Bernard dans ce sens a été poursuivie avec
cohérence et une grande érudition par des historiens comme Gilbert Dahan, Theo
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