La théologie dans l`université médiévale. Lieux et renaissances de

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Revue des sciences religieuses
87/4 | 2013
La théologie à l'Université
La théologie dans l’université médiévale. Lieux et
renaissances de la reine des sciences
Isabel Iribarren
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/3018
DOI : 10.4000/rsr.3018
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2013
Pagination : 403-415
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Isabel Iribarren, « La théologie dans l’université médiévale. Lieux et renaissances de la reine des
sciences », Revue des sciences religieuses [En ligne], 87/4 | 2013, mis en ligne le 29 mars 2016,
consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rsr.revues.org/3018 ; DOI : 10.4000/rsr.3018
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Revue des sciences religieuses 87 n° 4 (2013), p. 403-415.
LA THÉOLOGIE
DANS L’UNIVERSITÉ MÉDIÉVALE
LIEUX ET RENAISSANCES
DE LA REINE DES SCIENCES
Depuis que l’historien américain Charles Haskins avança en 1927
sa célèbre thèse sur le renouveau culturel du XIIe siècle, l’historiographie traditionnelle se plaît à jalonner le récit sur le développement des
études au Moyen Âge par une série de « renaissances 1 ». Débutant
conventionnellement au tournant du IXe siècle avec le renouveau des
études sous Charlemagne, l’élan se prolongerait au XIIe siècle avec
l’éclosion des écoles urbaines et leur mutation institutionnelle au
XIIIe siècle avec la fondation de l’Université, pour aboutir au renouveau humaniste de la fin du Moyen Âge. Ces moments de reforme
1. C.H. HASKINS, The Renaissance of the Twelfth Century, 1927. L’héritage
historiographique de Haskins nous a laissé une abondante littérature. Citons à titre
d’exemple : H. RASHDALL, The Universities of Europe in the Middle Ages, éd.
F.M. Powicke et A.B. Emden, 3 vols. Londres, 1964 ; A. B. COBBAN, The Medieval
Universities : their development and organization. Londres, 1975 ; M. de GANDILLAC
et É. JEAUNEAU, éds., Entretiens sur la renaissance du XIIe siècle. Paris-La Haye,
1968 ; P. GLORIEUX, « L’enseignement au moyen âge. Techniques et méthodes en
usage à la Faculté de théologie de Paris au XIIIe siècle », Archives doctrinales et littéraires du Moyen Âge, 43 (1968), pp. 65-186 ; G. LEFF, Paris and Oxford Universities
in the Thirteenth and Fourteenth Centuries. An Institutional and Intellectual History.
New York, 1968 ; G. PARE, A. BRUNET, P. TREMBLAY, La renaissance du XIIe siècle.
Les écoles et l’enseignement. Paris-Ottawa, 1933 ; J. PAUL, Histoire intellectuelle de
l’Occident médiéval. Paris : A. Colin, « U », 1998 (1ère éd. 1973) ; P. RICHÉ et
J. VERGER, Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen Âge.
Tallandier, 2006 ; J. VERGER, Les Universités au Moyen Âge. Paris : PUF, 1973 ;
J. VERGER, dir., Histoire des Universités en France. Toulouse : Privat, 1986. Les
travaux du médiéviste anglais Richard W. SOUTHERN abondent dans le même sens
lorsqu’ils décrivent l’entreprise intellectuelle du Moyen Âge central (1050-1300)
comme une forme d’humanisme. Voir notamment Medieval Humanism and Other
Studies, New York et Evanston, Harper & Row (Torchbook Library), 1970 ; Scholastic Humanism and the Unification of Europe, vol. 1 : Foundations, Oxford : Blacwell, 1997 ; vol. 2 : The Heroic Age, Oxford : Blackwell, 2001.
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décriraient un effort politique et culturel visant à la promotion des
études à grande échelle, effort souvent accompagné d’une croissance
économique et démographique importante 2. Qu’il soit promu par le
pape ou patronné par les princes laïcs, le renouveau culturel représente un geste de centralisation du pouvoir politique qui prétend, en
échange des privilèges et des statuts d’exception, contrôler le savoir
tout en l’érigeant en une forme de pouvoir. Dans cette optique, le
développement des études au Moyen Âge est souvent perçu comme
un processus de systématisation croissante du discours théologique
par moyen de l’apprivoisement graduel du savoir profane 3. Ainsi, la
législation scolaire carolingienne articulée autour des sept arts libéraux représenterait un début prometteur, dépassé au XIIe siècle par
l’autonomisation du discours théologique et le développement de la
quaestio, pour atteindre le sommet de l’intellectus fidei au XIIIe siècle
avec les commentaires et sommes scolastiques. Dans une pareille
vision, la théologie siège en reine. Paradigme de science, elle fournit
la grille de lecture de la réalité ici-bas, exemplifie la vérité au-delà, et
sert de critère de valeur des sciences qui lui sont subordonnées. De
pair avec le statut accordé à la théologie, se trouve l’imposition hégémonique de la latinitas, siège de la culture savante et inaccessible au
laïcat. Suivant ce récit, les derniers siècles du Moyen Âge sont
presque invariablement perçus comme une « désintégration » de l’effort collectif d’intelligibilité et de systématisation entrepris par leurs
devanciers, passant ainsi d’un savoir universel secondé par un pouvoir
politique centralisateur à l’atomisation des savoirs dans un monde
divisé par les guerres et le schisme.
Cette vision quelque peu romantique a l’inconvénient d’imposer
une forme de périodisation qui masque la complexité des rapports de
pouvoir et des valeurs culturelles sous-jacents à l’évolution du savoir
théologique au Moyen Âge. Dans le cadre de cette présentatation, je
voudrais vous introduire dans un autre type de parcours. Je propose
d’examiner de plus près la façon dont les théologiens eux-mêmes se
sont représenté leur savoir et leur tâche. Qu’est-ce qu’ils attendaient
de la théologie ? Quelle place lui accordaient-ils non seulement dans
le parcours universitaire mais aussi dans l’histoire du salut, qui est
aussi une histoire du savoir ? Quel était le rôle de la théologie et des
2. « Renouveau » et novitas sont souvent associés à « réforme » au XIIe siècle. Voir
à cet égard Robert L. BENSON et G. CONSTABLE, éds, Renaissance and Renewal in the
Twelfth Century, Harvard University Press : 1982.
3. En effet, au XIIe siècle Abélard définira la théologie comme une recherche
intellectuelle qui puise aux méthodes des arts libéraux, notamment la dialectique. Voir
J. LECLERCQ, « The Renewal of Theology », dans BENSON et CONSTABLE, éds, Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, p. 68-87.
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théologiens dans la politique culturelle des papes et des princes ? Pour
répondre à ces questions, je voudrais revisiter deux topoi qui attestent
à mon sens des moments importants dans l’histoire du savoir théologique au Moyen Âge. Il s’agit premièrement de la notion de reductio
des arts à la théologie, modèle de savoir qui atteint sa plus grande
portée idéologique lors de la « crise averroïste » de l’Université de
Paris au XIIIe siècle, mais qui se trouve à la base d’une certaine expression d’humanisme chrétien présent tout le long du Moyen Âge et
jusqu’à la Renaissance ; deuxièmement, m’intéresse le mythe de la
translatio studii, courant depuis l’Antiquité et dans la tradition
germano-impériale, mais repris au XIVe siècle pour faire du Paris royal
– et non plus de la Rome papale – le centre culturel de la chrétienté.
Comme je tenterai de le montrer, ces topoi (il y en a d’autres) ont été
mobilisés par nos théologiens pour décrire le rapport étroit que la
théologie entretenait avec les deux patrimoines de savoir qui lui
servaient de socle : les Écritures saintes d’une part et les lettres
profanes de l’autre. En effet, la théologie comme « science » s’est
façonnée en se dissociant à la fois du procédé purement exégétique du
donné révélé et du caractère logico-déductif de la philosophie grécoarabe, tout en assimilant les outils conceptuels et la part de « vérité »
de cette dernière. C’est dans son rapport ambivalent à ces deux héritages que la théologie a élaboré ses fondements épistémologiques et
ses méthodes et qu’elle a défini son statut théorique en revendiquant
une scientificité à la fois garantie et mise en cause par la foi qui la relie
au savoir divin 4.
1. THÉOLOGIE ET SAVOIR PROFANE : LA REDUCTIO DES ARTS À LA SAGESSE
CHRÉTIENNE
On a coutume de présenter la réduction des arts à la théologie
comme une subordination servile qui aboutit à la légitimation d’une
sagesse supérieure comme seule connaissance digne du nom, et donc
à la dévalorisation des sciences profanes comme exercice qui nous
détourne de la seule voie qui mène au salut. Pendant la période patristique, la sauvegarde du patrimoine classique aura ses défenseurs tout
4. Au sujet de la théologie comme science au Moyen Âge, voir notamment les
travaux de M.-D. CHENU : La théologie au douzième siècle, Paris : J. Vrin, 1957 ; La
théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, 1927 ; Saint Thomas d’Aquin et la théologie, Paris : Éditions du Seuil, 1957. Voir également I. BIFFI, dir., Figure medievali
de la teologia, Opera omnia. La costruzione della teologia medievale, Milano : Jaca
Book, 2008 ; G. CREMASCOLI, « Regina omnium scientiarum. Per la lettura di una
quaestio di Rolando di Cremona », Divus Thomas, 79 (1976), p. 28-66.
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comme ses détracteurs. L’héritage des anciens était perçu tantôt
comme annonciateur de la Vérité, tantôt comme une connaissance
superflue et frivole qui invitait à être dépassée vers une fin plus noble,
la connaissance de Dieu lui-même. Une voie moyenne, développée
par saint Augustin dans le De doctrina christiana, admet l’utilité des
lettres profanes pour le savoir chrétien, une fois celles-ci dépouillées
des éléments nocifs et étrangers à la connaissance du bien suprême 5.
La reductio artium ad Sacram Scripturam que la pensée augustinienne entend prôner s’appuie sur une conviction qui synthétise la
vision chrétienne des lettres profanes : Omnis veritas a quocumque
dicatur a Spiritu sancto est 6 : la vérité, où qu’elle se trouve, est une
manifestation de la sagesse divine. Étudiés en vue de l’édification spirituelle, les textes classiques cessent graduellement d’être perçus
comme simple propédeutique dans la compréhension du texte sacré.
On commence alors à leur accorder un enseignement moral qui, par
moyen d’une analyse allégorique, se révèle plus proche à l’enseignement chrétien. C’est ainsi que l’étude des sept arts libéraux devient le
premier échelon dans l’ascension de l’esprit vers Dieu et donc, curieusement, un instrument privilégié de la mystique chrétienne. Curieusement, puisque ce lien entre culture classique et mystique préconise une
solide connaissance des lettres profanes là où on se l’attend moins, à
savoir parmi les représentants d’une théologie de type « affectif »,
notamment chez Bernard de Clairvaux, Bonaventure et Jean Gerson 7.
Dans les trois cas, on a affaire à des auteurs souvent étiquetés de
conservateurs voire de réactionnaires. N’est-ce pas l’attitude qu’affiche saint Bernard lorsqu’il critique la témérité doctrinale d’Abélard ?
Bonaventure n’est-il pas le premier à décrier le pouvoir de séduction
de l’œuvre aristotélicienne chez les philosophes de persuasion averroïste ? Enfin, Gerson ne s’attaque-t-il pas avec véhémence au sectarisme scolastique dans le but d’encourager une théologie de type
affectif œuvrant en faveur de l’édification morale ? Et pourtant, la
méfiance des trois théologiens n’est pas sans faire preuve d’une
grande ouverture vis-à-vis du savoir classique 8 moyennant une
5. Deux passages bibliques illustrent le sentiment d’ambivalence qui accompagne cette conquête : le pillage des Égyptiens par les Israelites (Exode, 3, 22) et la
« belle captive » du Deutéronome (21, 10-14) contiennent la même idée d’une appropriation justifiée du bien étranger pour le bénéfice d’un bien majeur. Voir le livre II
(40-42) du De doctrina christiana.
6. AUGUSTIN, De doctrina christiana, I, 2 ; II, 40.
7. Voir F. SIMONE, « La reductio artium ad Sacram Scripturam quale espressione
dell’umanesimo medievale fino al secolo XII », Convivium 6 (1949), p. 887-927.
8. Une relecture de l’œuvre de saint Bernard dans ce sens a été poursuivie avec
cohérence et une grande érudition par des historiens comme Gilbert Dahan, Theo
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nouvelle conception de la charité comme idéal réformateur du savoir.
Toute activité intellectuelle est légitime dès lors qu’elle est habitée par
la charité et qu’elle est pratiquée en vue de l’édification de l’esprit.
Ainsi Bernard dans ses sermons sur le Cantique :
On dira peut-être que je parle mal de la science, et qu’il semble que je
blême les savants, et veuille détourner de l’étude des lettres humaines.
Dieu m’en garde, je sais trop bien combien les personnes lettrées ont
servi et servent tous les jours l’Église, soit en combattant ses ennemis,
soit en instruisant les simples… Mais je sais bien aussi que j’ai lu : « La
science enfle » (I Cor. 8, 1)… Il [l’Apôtre] ne défend pas d’être sage,
mais d’être plus sage qu’il ne faut. Or, qu’est-ce qu’être sage avec
sobriété ? C’est observer avec vigilance ce qu’il faut savoir plus que
toute autre chose et avant toute autre chose. Car le temps est court ; or,
toute science est bonne en soi, lorsqu’elle est fondée sur la vérité… [Il]
ne [faut] point apprendre dans le but de satisfaire la vaine gloire, ou la
curiosité, ou pour quelque autre chose semblable, mais seulement pour
notre propre édification, ou pour celle du prochain 9.
Le thème paulinien de l’opposition entre science et sagesse
informe le discours chrétien sur la valeur du savoir profane. Contre la
science du monde qui rend orgueilleux, divise les hommes et détourne
le regard de Dieu, l’Apôtre prône une sagesse informée par la foi et la
charité, en vue de la concorde et l’édification des esprits 10. Le principe
de la charité devient ainsi un vecteur de la christianisation de la
culture classique en vue non pas de gommer sa spécificité mais de la
canaliser vers un but plus louable 11. Dans cette optique, la théologie
apparaît non pas tant comme une « science » que comme une
« sagesse » qui préconise avant tout la connaissance de soi comme
passage obligé dans le retour à Dieu. Sagesse, la théologie l’est dans
un double sens : par son statut théorique, il s’agit d’un savoir supérieur qui aspire à la connaissance « savoureuse » (la sapientia comme
sapida scientia) du plus haut Bien ; en tant que savoir « total », elle
englobe toutes les autres sciences dans le cadre d’une vie vertueuse.
Il s’agit donc d’un savoir de type affectif et pratique dans la mesure
Kobusch, Christian Trottmann, Annie Noblesse-Rocher et Jean Leclercq. Voir les
actes du colloque « Bernard de Clairvaux et la pensée des cisterciens », Troyes, 2830 octobre 2010, à paraître en 2012 dans la Revue cistercienne.
9. BERNARD de CLAIRVAUX, Sermons super Cantica canticorum, Sermon 36, 2-3.
10. Pour l’adage paulinien « Scientia inflat, caritas aedificat » (I Cor. 8, 1), voir
saint BERNARD, Sermons sur le Cantique des cantiques, Sermon VIII, 6 ; Jean
GERSON, Lectiones contra curiositatem studentium, Glorieux éd., 3.244 ; voir aussi
De theologia mystica lectiones sex, Glorieux éd., 3.277-278.
11. En effet, dira Bernard dans la même série des sermons, « la doctrine de l’Esprit n’aiguise pas la curiosité, mais augmente la charité », Sermones super Cantica
canticorum, 8, 6 (SBO 1, éd. J. Leclercq, C.H. Talbot, H.M. Rochais, p. 39, l. 15).
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où il est orienté vers une fin morale, à savoir l’édification de l’âme
comme prémices aux noces mystiques.
Comme Bernard, Bonaventure aussi conçoit la théologie comme
une sagesse qui nous mène à Dieu. Mais lorsque Bonaventure conçoit
son programme, le paysage intellectuel a beaucoup changé depuis le
XIIe siècle. L’Université qui accueille l’enseignement du maître franciscain est aussi le lieu où la « science arabe » fait son irruption la plus
retentissante. L’afflux de nouvelles traductions des textes philosophiques du grec et de l’arabe a contribué significativement à créer un
véritable corpus des textes philosophiques à commenter, en transformant ainsi le statut de la faculté des arts d’un simple lieu de passage
vers les facultés supérieures, à un lieu où on peut consacrer son activité intellectuelle. L’ « averroïsme » est l’expression de cette transformation. Il désigne à la fois un courant philosophique et une identité
corporative. La philosophie se réclame d’une méthode et d’un champ
de savoir autonomes, prônant une félicité mentale réservée aux seuls
philosophes de métier. À ce titre, l’averroïsme constitue l’enseigne
des maîtres ès arts dans le conflit des facultés qui s’est installé à Paris
dans les années soixante du XIIIe siècle. En réponse, Thomas d’Aquin
adoptera une voie conciliatrice entre philosophie et théologie par le
biais de la doctrine aristotélicienne de la subordination des sciences.
Selon l’application thomasienne de cette doctrine, la théologie garantit
son caractère scientifique grâce à un savoir greffé par la foi sur la
science divine. La philosophie joue certes un rôle ancillaire vis-à-vis
de la théologie, mais plus qu’une reductio du savoir philosophique à
une sagesse supérieure, il s’agit chez Thomas d’une adaptation de la
théologie au modèle scientifique aristotélicien. L’enjeu pour Thomas
n’est pas tant d’assimiler la philosophie aux exigences doctrinales du
christianisme, mais plutôt d’adapter la théologie aux exigences scientifiques de l’aristotélisme et de mettre ainsi à l’épreuve la cohérence
des axiomes philosophiques gréco-arabes sur leur propre terrain 12.
La démarche de Bonaventure est guidée par une autre intuition. Sa
notion du savoir théologique est inscrite dans sa conception plus large
de l’histoire du salut. La théologie, et a fortiori tout savoir humain qui
lui est subordonné, constitue non pas le sommet des sciences mais une
étape dans la destinée humaine. Dans cette hiérarchie des savoirs, la
théologie garde sa spécificité propre par rapport à la rationalité philosophique. Contrairement à celle-ci, la rationalité théologique ne vaut
12. Pour Thomas au sujet de la relation entre théologie et philosophie, voir
notamment Summa theologiae, Ia Pars, q. 1 a. 2-8 et le Commentaire sur le De Trinitate de Boèce, q. 2 a. 3. Voir également CHENU, La théologie comme science au
XIIIe siècle, p. 67-92.
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que dans la foi. La théologie exclut toute sagesse purement humaine
qui prétendrait s’imposer comme norme suprême de la pensée et de
l’action. C’est dans cette perspective que Bonaventure reproche à
l’aristotélisme d’ignorer l’exemplarisme qui fait de toutes les créatures des images de Dieu et de tous les savoirs des étapes vers la
connaissance divine. Analogie des êtres et reductio des arts, deux
versants du même procédé rationnel qui caractérise la théologie :
Parce que la théologie traite de Dieu et du premier principe, parce que,
comme la science et la doctrine la plus élevée, elle résout (resolvit)
toutes choses en Dieu comme dans le principe premier et souverain,
dans l’assignation des raisons… je me suis efforcé de chercher l’explication dans le premier principe pour montrer ainsi que la vérité de
l’Écriture Sainte vient de Dieu, traite de Dieu, est conforme à Dieu, a
Dieu pour fin, de façon que justement cette science apparaisse une,
ordonnée et, non à tort, nommée théologie 13.
Au début du XVe siècle, le chancelier de l’Université de Paris, Jean
Gerson, s’inspirera du modèle de savoir prôné par saint Bernard et
Bonaventure pour mettre en œuvre une vigoureuse réforme des études
théologiques. Au premier, Gerson empruntera non seulement l’intolérance pour les nouveautés d’école, mais aussi une conception augustinienne de l’éloquence comme bénéfique à l’édification spirituelle ;
du second, Gerson admire la « lucidité affective », frein salutaire à
toute prétention philosophique de dépasser les limites de la raison
naturelle. En commun avec les deux théologiens, le chancelier partage
un certain « humanisme mystique », en ce sens d’une valorisation de
toute science à l’aune du progrès de l’esprit vers l’union à Dieu. Les
célèbres Lectiones contra vanam curiositatem in negotio fidei 14,
double conférence adressée par Gerson aux théologiens de l’Université de Paris en 1402, véhiculent la même anthropologie du savoir qui
met la finitude de l’homme au centre de ses préoccupations et l’oblige
à détourner les yeux du superflu pour sonder sa conscience et y
discerner le chemin qui ramène à Dieu 15. Connaissance amoureuse de
Dieu plutôt que « science » 16, la théologie qu’entend promouvoir
13. BONAVENTURE, Breviloquium, Prol., 6. Voir également CHENU, ibid., pp. 5357 ; C. BERUBÉ, De la philosophie à la sagesse chez saint Bonaventure et Roger
Bacon, Rome, 1976, p. 130-162.
14. Voir GLORIEUX éd., 3.224-249.
15. IOANNES GERSON, Lectiones contra vanam curiositatem, GLORIEUX 3.247.
Voir également IOANNES GERSON, Tresor de Sapience, GLORIEUX éd., 10.355. Exhortation qu’on trouve également dans la bouche d’Augustin dans le Secretum de
PÉTRARQUE (U. DOTTI (ed.), Archivio Izzi, Roma 1993, p. 8, 34, 36).
16. I Cor. 3, 18 : « Sapientia huius mundi stultitia est apud Deum ». Gerson cite
l’Apôtre dans son sermon du 17 janvier 1403, qu’on examinera plus loin : GLORIEUX
éd., 7.2.593.
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Gerson est de type affectif et pénitentiel, loin des vaines disputes
d’école 17. Contre ces dérives, Gerson prône l’adage augustinien à la
base de la reductio : « la vérité, quiconque la prononce, appartient à
l’Esprit saint ». En effet, si les docteurs poursuivaient l’étude de la
seule vérité au lieu de s’adonner à de futiles rivalités, combien des
voies maintenant ouvertes à la division et au schisme ne seraient
désormais fermées 18 ?
Dans un sermon prononcé en français autour des mêmes années et
dans la même perspective de réforme, le chancelier fait l’éloge des
gens « simples et sans clergie » qui, en raison de leur pureté d’âme,
arrivent à mieux assurer leur salut que ceux qui se prétendent savants.
« Nous avons les livres en nous mesmes ; nous sommes l’escole », dit
Gerson. La vraie théologie, celle qui nous mène à Dieu, ne s’apprend
pas dans les livres, encore moins en de vaines disputes ; elle est
inscrite dans notre âme : « Trop aveugle est et non sachant qui ne se
congnoit (…) Qui bien congnoit soy mesmes et sa vie, il scet toute
theologie 19 ». La reductio des savoirs s’opère toujours, mais dans une
autre perspective. L’école unique que le prédicateur préconise n’est
pas celle de la philosophie ou de la théologie spéculative, mais « l’escole d’umaine creature, l’escole de nostre ame ». Au paradigme scientifique qui articule théologie avec logique et physique
aristotéliciennes, s’impose un autre, qui voit dans la théologie une
sagesse pratique qui n’est pas sans reconnaître l’influence des moralistes et orateurs profanes. L’affinité avec la pensée des humanistes
florentins tels que Pétrarque saute aux yeux : de l’ « humanisme »
patristique et scolastique à l’humanisme de la Renaissance il n’y a
17. IOANNES GERSON, Lectiones contra vanam curiositatem, GLORIEUX éd.,
3.238-248 passim. Voir à cet égard A. COMBES, La théologie mystique de Gerson,
p. 31-109. Combes voit une continuité entre le programme de réforme annoncé dans
les Lectiones et le traité De mystica theologia de 1403 : l’esprit de réforme et la
mystique sont liés. Voir également W. HÜBENER, « Der theologisch-philosophische
Konservatismus des Jean Gerson », Miscellanea mediaevalia 9 (1974), p. 171-200 ;
CH. BURGER, Aedificatio, Fructus, Utilitas. Johannes Gerson als Professor der Theologie und Kanzler der Universität Paris, Mohr Siebeck, Tübingen 1986, p. 110-125.
18. GERSON, Lectiones, 3.269 : « Signum curiosae singularitatis est indebita
doctorum et doctrinarum appropriatio. Su unus Dominus, una fides, una lex ; su rursus
veritas communis est, et a quocumque dicatur, a Spiritu sancto est, quorsum tendit
haec animosa contentio apud diversos status et ordines christianorum, quod iste plus
quam ille doctor ab istis et non illis defenditur, colitur, antefertur ? Si quidem fieret
studio solius veritatis absque fermento vanitatis, bene fieret. »
19. IOANNES GERSON, Dedit illis scientiam, GLORIEUX éd., 7.2.586. Ce passage
manifeste une grande ressemblance avec BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione II, 3 (PL 182, col. 745), auteur mystique que Gerson cite volontiers. Voir par
exemple GLORIEUX éd., 2.33 et 5.325-339.
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enfin qu’une grande continuité 20 garantie par une constante : la
recherche de Dieu dans l’âme appuyée sur une solide éducation théologique 21.
2. SAVOIR THÉOLOGIQUE ET POUVOIR POLITIQUE : LE MYTHE DE LA TRANSLATIO STUDII
La séduction opérée par la culture classique, qui articule autour du
mythe de Rome les diverses « renaissances » médiévales, est étroitement liée à un autre mythe, celui de la translatio studii. Associant
grandeur politique et prestige du savoir, ce mythe véhiculait l’idée que
la prospérité du royaume dépendait du bien-être des études universitaires, et première parmi celles-ci, l’étude de la théologie 22. La tradition hellénistico-biblique de la translation du savoir remonte à Flavius
Josèphe au Ier siècle de notre ère. Adam, au Paradis terrestre, fut le
premier détenteur de la connaissance, laquelle fut ensuite restaurée en
Égypte par Abraham, avant d’émigrer à Athènes. C’est au IXe siècle,
avec Charlemagne, que les pôles de l’histoire du savoir se sont fixés
sur les trois grands empires occidentaux : les Athéniens, les Romains
et les Francs. Dès lors, le thème de la dépendance réciproque entre
20. Au sujet de l’ « humanisme » de Gerson, voir André COMBES, Jean de
Montreuil et le chancelier Gerson. Contribution à l’histoire des rapports de l’humanisme et de la théologie en France au début du XVe siècle, Études de philosophie
médiévale 32. Paris, J. Vrin 1942 ; E. ORNATO, Jean Muret et ses amis Nicolas de
Clamanges et Jean de Montreuil. Contribution à l’étude des rapports entre les humanistes de Paris et ceux d’Avignon, 1394–1420, Genève, Droz (Publications du centre
de recherches d’histoire et de philologie. Hautes études médiévales et modernes, 6),
1969 ; G. OUY, « Jean de Montreuil et l’introduction de l’écriture humanistique en
France au début du XVe siècle », Essays presented to G. I. Lieftinck, Amsterdam, Van
Gendt, 1976, t. 4, p. 53-61 ; Pierre SANTONI, « Les lettres de Nicolas de Clamanges à
Gérard Machet. Un humaniste devant la crise du royaume et de l’Église (14101417) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 99
(1987), p. 793-823. L’idée d’une continuité entre scolastique et humanisme a été
défendue récemment par Olivier BOULNOIS, « Scolastique et humanisme. Pétrarque et
la croisée des ignorances », Introduction à Pétrarque, Mon ignorance et celle de tant
d’autres, Éditions Jérôme Millon, 2000, p. 5-43 ; aussi E. ANHEIM, « Le chancelier de
l’Université de Paris Robert de Bardi et la curie au milieu du XIVe siècle », dans
C. Giraud et M. Morard, dir., Universitas scolarium. Mélanges offerts à Jacques
Verger par ses anciens étudiants, Droz : Genève, 2011, p. 507-528, en part. p. 523528.
21. Voir à cet égard le chapitre consacré au « Socratisme chrétien » dans É.
GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale, Paris, J. Vrin 1989, p. 214-233.
22. Au sujet de la translatio studii et du rôle politique de l’Université de Paris au
Moyen Âge, voir notamment S. LUSIGNAN, « Vérité garde le roy ». La construction
d’une identité universitaire en France (XIIIe-XVe siècle), Paris, Publications de la
Sorbonne, 1999, p. 226-266.
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pouvoir politique et savoir s’installe pour véhiculer un discours en
faveur des libertés scolaires. C’est dans ce sens que les papes du
XIIIe siècle, notamment Grégoire IX, évoqueront le mythe de la translatio studii pour défendre les privilèges des écoliers parisiens et faire
de Paris un exemple de sagesse. Le schéma social des trois ordres
(oratores, bellatores, laboratores) est graduellement remplacé par le
schéma des trois pouvoirs : le Sacerdotium, le Regnum et le Studium,
enregistrant l’importance sociale acquise par les maîtres et la mutation institutionnelle décisive que constitue la naissance de l’Université de Paris au XIIIe siècle 23. « Fleuve irriguant toute la chrétienté »
(Gen. 2, 5-6), celle-ci se voit confier la tâche de gardienne de la
doctrine chrétienne et du magistère de l’Eglise.
La responsabilité confiée à l’Université de Paris prend une
ampleur particulière lors du Grand Schisme à la fin du XIVe siècle 24.
Le mythe de la translatio studii refait surface au cours du débat
franco-italien sur le retour du pape à Rome, déclenché par l’ambassade française envoyée par Charles V auprès d’Urbain V en 1367. Or,
malgré la rhétorique persuasive des orateurs français, le pape quitte
Avignon, confortant ainsi l’opinion des humanistes florentins 25. En
réponse, le roi s’investit dans un renouveau culturel qui aspire au
dépassement des auteurs classiques vers l’affirmation d’une supériorité française. En liant la bonne fortune du pouvoir royal capétien au
rayonnement des études, l’Université de Paris est promue comme
composante de l’identité française. Le topos de la translatio est dès
lors détourné pour défendre l’idéal d’une culture de cour. Avec le
transfert de pouvoir s’opère aussi un déplacement du savoir du latin
clérical au français de cour. En effet, sous Charles V le français ne
cesse de gagner du terrain au-delà du Parlement et de la chancellerie
royale, s’étendant progressivement à des domaines jusqu’alors
réservés au latin. Ainsi, par le moyen d’une vaste entreprise de
traductions commandées par le roi, Nicole Oresme entame ce qu’il
désignera lui-même comme une nouvelle étape dans la translatio
studii : l’appropriation du savoir par le français. La conquête de l’autonomie de la langue vulgaire, qui passe, comme le latin jadis, par
23. Voir à ce sujet E. MARMURSZTEJN, L’autorité des maîtres. Scolastique,
normes et société au XIIIe siècle. Paris : Les Belles Lettres, 2007 ; aussi C. KOENIGPRALONG, Le bon usage des savoirs. Scolastique, philosophie et politique culturelle.
Études de philosophie médiévale, Paris, Vrin, 2011.
24. Voir à ce sujet F. SIMONE, Il Rinascimento francese, Turin, 1961, en part.
p. 47.
25. PÉTRARQUE, Lettres de la vieillesse (Rerum senilium), Tome III, Livres VIIIXI, éd. E. Nota, trad. Cl. Laurens, Les Belles Lettres, Paris 2004, IX, 1 ; aussi, Rerum
memorandum libri, éd. G. Billanovich, Florence 1945, II, 91, 2, 7-12, p. 102.
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une période de traduction, constitue l’acte fondateur de la langue
française comme forme d’expression savante. Elle acquiert par là
même une dimension historique qui la positionne face à un héritage
et la projette dans l’avenir, encourageant une réflexion sur son identité et son rôle. Le mouvement de traductions acquiert ainsi une
signification politique et culturelle : les intellectuels français façonnent et prennent désormais conscience de leur contribution à la
culture universelle 26.
Dans ce contexte, il reviendra à Jean Gerson, chancelier de l’Université, d’agencer le mythe de la translatio studii pour attribuer à la
théologie un véritable rôle politique 27. En cette période de schisme et
de guerre civile, la translatio studii se transformait en réquisitoire
pour le rétablissement de la paix dans le royaume et dans l’Église.
Aux yeux de Gerson, le royaume français se trouverait affaibli par la
perte du sage conseil des clercs. Le chancelier définit l’Université
comme « la fille du Roy, la fontaine de science, la lumiere de nostre
foy, la beauté, le parement, l’honnesteté de la France, voir de tout le
monde ». Il appartient à l’Université, poursuit Gerson dans un autre
discours :
selon doctrine jugier du gouvernement de saincte Église, particluierement quant a la Faculte de theologie, et quant aux autres en diverses
matieres : aux arts, selon philosophie morale qui est conforme a theologie ; aux decrets selon se que leur fondement est principalement en la
sainte escripture et canons 28.
À la suite de la métaphore aristotélicienne, la théologie est considérée comme « science architectonique 29 », la science théorétique plus
élevée, occupant une fonction régulatrice par rapport aux autres
savoirs. De ce point de vue, les docteurs en théologie seraient des
« architectes de la doctrine » assurant une fonction universelle par leur
enseignement. Gerson définit ainsi la supériorité du savoir des théologiens vis-à-vis des philosophes et des juristes. La faculté de droit est
effectivement susceptible d’enseigner des connaissances utiles au
26. Voir à ce sujet l’excellente étude de S. LUSIGNAN, Parler vulgairement. Les
intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris-Montréal, 1987 ;
S. LUSIGNAN et G. OUY, « Le bilinguisme latin-français à la fin du Moyen Âge », dans
Acta conventus neo-latini torontoniensis. Proceedings of the seventh international
congress of neo-latin studies. Toronto, 8-13 August 1988. 1991, p. 155-164 27. Voir Jean GERSON, P. Glorieux éd., notamment vol. 7 (Œuvre française) :
Vivat rex, p.1137-1138 et 1159 ; Estote misericordes, p. 329 et 333 ; Discours au roi
pour la réconciliation, p. 1115 ; Discours au roi contre Jean Petit, p. 1005 ; Pour la
paix et l’union, p. 776 ; Considerate lilia, p. 156.
28. GERSON, Quomodo stabit, p. 980.
29. Voir ARISTOTE, Métaphysique, A, 2, 982b4.
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royaume et à l’Église, mais le troisième rang que Gerson lui accorde
dans le passage cité confirme la dimension polémique de sa position.
En effet, dans le contexte d’une Église à la tête errante, le rigorisme
légal des canonistes ne fait, aux yeux de Gerson, que précipiter
l’Église de plus belle dans le schisme. Les théologiens, jouissant
d’une connaissance privilégiée de la loi divine, sont mieux habilités à
juger selon l’intention du Christ en vue de l’édification de l’Église 30.
Aussi dans le contexte politique de la guerre civile, les théologiens
sont selon Gerson mieux placés que les juristes pour conseiller le roi
en matière de justice, vertu qui trouve sa source dans les Écritures. En
effet, « nul ne peut estre parfait legiste ou canonique s’il ne scet theologie 31 ».
C’est donc paradoxalement en ce tournant du XVe siècle que l’Université se mue en institution civile. Paradoxalement, puisque cette
période troublée voit les théologiens d’autant plus engagés à revendiquer la supériorité de leur science et leur influence sur le corps politique. Mais la conquête du savoir par le vulgaire aura en effet des
conséquences majeures. Sur le plan politico-social, l’intégration des
maîtres à l’ordre civil ira beaucoup plus loin que celle du clergé avec
le Gallicanisme. Le droit romain justifiait l’intervention législative du
roi sur les universités, de sorte que peu à peu le royaume était devenu
le cadre de référence de l’insertion sociale des universitaires 32. De
« reine des sciences », la théologie devenait, en tant que porte-parole
de l’Université, la « fille du roi » : métaphores qui évoquent toutes
deux un lignage souverain, mais fondé sur des liens de parenté très
différents. Le règne de la science théologique reposait sur une alliance
millénaire entre clergé et latinité qui était largement redevable à une
30. Gerson n’est pas le premier à accuser les canonistes de positivisme légal. Il
reprend là un vieux thème qu’Ockham (Dialogus, I.1, 1-15), entre autres, avait déjà
discuté. Comme Ockham, Gerson soutient que la détermination des vérités de la foi,
tout comme le jugement de l’hérésie, reviennent au théologien en raison de sa
« science supérieure » à laquelle le droit canon reste subordonné. Voir aussi ALBERT
LE GRAND, Sent., IV d. 27, 21 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologica IIa IIae q. 88 a.
11 et Quodl., XI q. 8 a. 8 ; Roger BACON, Opus tertium (éd. Brewer), 85-86. Sur ce
sujet, voir G. H. M. Posthumus MEYJES, Jean Gerson. Apostle of Unity. His Church
Politics and Ecclesiology, trad. J. C. Grayson, Brill, Leiden-Boston 1999 ;
S. E. OZMENT, « The University and the Church Patterns of Reform », dans Jean
Gerson, P.M. Clogan éd., Mediaevalia et Humanistica. Studies in Medieval and
Renaissance Culture 1, Cleveland-London 1970, p. 111-12 ; Pascoe, Jean GERSON,
74-89 ; Mark BORROWS, Jean Gerson and the De Consolatione theologiae (1418). The
Consolation of a Biblical and Reforming Theology for a Disordered Age (Tübingen
1991) 126-135.
31. GERSON, Discours contre Guillaume de Tignonville (1408), 7.601.
32. Voir LUSIGNAN, « Vérité garde roy », p. 16.
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logique ecclésiologique instaurée par la réforme grégorienne dès le
XIe siècle. Pour une Église qui cherchait à se libérer de la mainmise du
pouvoir laïque, il s’agissait de préserver l’apanage clérical du savoir,
tout en jetant le discrédit sur les illitterati. Dans le sens contraire, la
« civile adoption » de l’Université par le roi avait comme conséquence
l’ennoblissement de la théologie, et avec celui-ci l’imposition de sa
vassalité vis-à-vis du pouvoir politique civil. Conseiller du roi, le
savoir en devenait aussi le courtisan.
Isabel IRIBARREN
Faculté de Théologie catholique
Université de Strasbourg
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