La nouvelle carte spectrale des conflits : une géographie introuvable

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Jure Georges VUJIC
Géopoliticien et écrivain franco-croate.
la nouvelle carte spectrale
des conflits : une géographie introuvable
L’article analyse, à travers les typologies modernes des conflits et des guerres, l’évolution des
formes épistémologiques de la conflictualité contemporaine. La seule approche géographique ne
suffit plus à expliquer et à interpréter les nouvelles formes de conflits asymétriques et les guerres
de quatrième génération, lesquels requièrent une nouvelle approche pluridimensionnelle et pluri-
disciplinaire qui combine les aspects socioculturels, identitaires, géoéconomiques et géopolitiques
des conflits. L’auteur développe l’idée d’une approche spectrale qui interprète le langage et les
multiples signes des conflits postmodernes déterritorialisés dans le cadre d’une lecture diachro-
nique pour expliquer les phénomènes de transferts et de contagion des conflits.
e New Spectral Conict Map: Geography Unndable - e article analyses – across modern
typologies of conflicts and war – the evolution of epistemological forms of contemporary conflict. e
geographical approach alone doesn’t suffice to explain and to interpret the new forms of asymme-
tric conflict and fourth-generation warfare, which require a pluridimensional and pluridisciplinary
approach that combines sociocultural, identity, geoeconomic and geopolititical aspects of conflicts. e
author develops the idea of a spectral approach that interprets the language and multiple signs of
deterritorialized post-modern conflicts in the framework of diachronic appreciation to explain conflict
transfer and contagion phenomena.
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L’importance que l’on attribuait jadis à la géographie physique classique afin
d’’expliquer la nature d’un conflit semble aujourd’hui insuffisante voire inadaptée.
On se souvient, certes, de la belle leçon de la pensée stratégique antique lorsqu’Hé-
rodote au V
e
siècle parlait de la configuration de la géographie du champ de bataille
afin de trouver « un terrain fortifié par la nature ». Bien sûr, aujourd’hui dans un
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monde globalisé et de plus en plus déterritorialisé, l’apport de la géographie afin
de déceler et de déterminer les facteurs et les causes des conflits s’avère toujours
utile. Il existe encore, il est vrai, à l’aire des conflits asymétriques et des nouvelles
guerres de quatrième génération une spatialisation géographique des conflits ar-
més du XXI
e
siècle que l’on pourrait répertorier, voire dessiner, en fonction des
zones polémogènes de concentration des conflits, en insistant sur la fréquence et la
durée des conflits : Afrique sahélienne et subsaharienne, Moyen-Orient, Pakistan
(conflits indo-pakistanais), le sous-continent indien et l’Afghanistan, le golfe arabo-
persique, l’espace postsoviétique et l’espace eurasien (le « trou noir » des Balkans
occidentaux de Z. Brzezinski), les fameux arcs de crise qui caractérisent la per-
manence des tensions. La nouvelle contemporanéité de l’espace global postmo-
derne n’ignore pas non plus les pesanteurs géographiques des espaces « forts » et
des « lieux » d’importance géostratégique à forte potentialité polémologique : les
espaces frontaliers, l’espace maritime, les passages maritimes, les détroits (un bon
exemple de permanence des conflits est l’actuel conflit entre la Chine et le Japon
en mer de Chine autour des îles de l’Archipel Senkaku/Dyanou), les canaux, les
routes fluviales, l’espace océanique (l’océan arctique et l’océan Pacifique, l’océan
Indien). Il convient de rappeler que le nombre de
conflits
a augmenté, mais ce
qui caractérise le contexte conflictuel contemporain c’est la transformation de la
nature
des conflits qui, même si ils prennent souvent le caractère de guerres civiles
inter-ethniques ou ethnoconfessionnelles visent, non plus le seul contrôle d’un ter-
ritoire, mais le contrôle du pouvoir qui s’insère dans le cadre d’une dialectique
moins territorialiste et plus géoconstructiviste de déstabilisation/chaos/répression/
renversement des rapports de pouvoir. D’autre part, la question du représentable et
des limites de l’imaginaire polémologique, dans le cadre de la conflictualité contem-
poraine, a largement modifié les codes socioculturels de l’épistémologie guerrière
classique et a généré une nouvelle manière de penser le rapport entre la violence
conflictuelle et sa représentation autrement qu’en termes de reproduction mimé-
tique mais de façon heuristique.
Conits et société du risque
Le raisonnement géographique met en relief les rapports de force et les rivalités
de pouvoir sur les territoires. Pourtant, et plus précisément depuis la fin du monde
bipolaire en 89 et l’apparition d’une nouvelle reconfiguration géopolitique multi-
polaire du monde, le conflit ou les conflits, en tant que dispositif polémogène expri-
mant une rivalité autour d’un espace ou d’un objet, semblent échapper à la seule
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logique de la géographie physique classique. Le conflit devient de plus en plus une
sorte de géographie culturelle, identitaire et obsidionale comme dirait F. ual
1
,
« pluridynamique » qui s’autonomise et restructure l’ordre territorial à tel point que
les nouvelles formes de conflits asymétriques voire virtuels informationnels, cogni-
tifs, transforment sans cesse les structures et les moyens postmodernes de régulation
des conflits. La pluralité des enjeux et des jeux de pouvoir en présence, sur un terri-
toire donné, modifient et fabriquent des structures de territoires sui generis. La mu-
tation du concept de territoire s’est accompagnée d’une mutation épistémologique
du concept de conflit dans la pensée stratégique classique. L’apparition des NIT, des
nouvelle technologies de l’information, l’importance stratégique des villes-mégalo-
poles (phénomène de métropolisation et de clustérisation urbaine), des villes-États,
des zones portuaires, tout comme l’apparition des nouvelles formes de conflictua-
lité terroristes, asymétriques, la militarisation accrue du cyberespace et l’importance
accrue des cyberconflits sont autant de phénomènes qui ont bouleversé la grille
de lecture classique des conflits. La prolifération des risques liée à la « société du
risque » d’U. Beck
2
dans laquelle nous vivons, le changement climatique, les nui-
sances technologiques, les flux migratoires, le nouvel environnement global carac-
térisé par l’enchevêtrement des flux et d’une économie de réseaux, de même que
les phénomènes extrêmes d’accélération, de vitesse et de mobilité étudiés par P.
Virilio, tendent à tisser une nouvelle trame de conflits déspatialisés, « accidentels »,
périphériques et « moléculaires ». La société de risque, comme dans un mouvement
irréversible, engendre fatalement une société de conflits. Cette nouvelle forme de
conflit sociétal et accidentel n’est plus perçue et pensée en termes d’issue et de
finalité (compromis, accord, désaccord) mais en terme de gestion : résolution, paci-
fication et assainissement.
Guerre de fronts et nouvelle conictualité diuse
Les conflits contemporains ne sont plus réductibles à la seule localisation géo-
graphique des frontières. Bien sûr, les conflits frontaliers et transfrontaliers per-
sistent d’une manière vivace dans les régions caucasiennes de l’espace ex-soviétique
et de l’Afrique subsahélienne, le Moyen-Orient, alors que la tendance est a à la
diminution des conflits frontaliers. La nature de la localisation géographique des
conflits postmodernes reste directement liée à la nature des menaces asymétriques
1. Francois ual, Le Désir de territoire, Ellipses, 1999.
2. Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Éditions Aubier,
2001 ; édition originale : Risikogesellschaft, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1986.
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plus diffuses, moins identifiables dont l’efficacité dépendra surtout de la perception
et de la représentation symbolique qu’en font les medias à l’échelle globale. En
effet, la binarité et le manichéisme symboliques qui caractérisaient la conflictualité
bipolaire de la guerre froide, en tant que « guerre des blocs » et de « fronts », a laissé
la place à une conflictualité fluide, opaque, diffuse, protéiforme, « globalisée » et
pluridimensionnelle qui s’étend à diverses menaces et domaines de la sécurité, de la
santé publique, de la démographie incontrôlée, de l’immigration et le problème des
réfugiés, le réchauffement climatique et les menaces naturelles et biologiques sans
compter les menaces de prolifération des armes légères.
Technodéterminisme et approche diachronique de la conictualité
sociétale
Bien sûr, afin de mieux répondre à cette nouvelle forme de conflictualité, les États
et les organisations internationales mettent en place de nouvelles formes de straté-
gies qui cumulent les méthodes douces de dissuasion et de persuasion (Softpower
and policy) et les méthodes répressives plus conventionnelles (Hardpower). D’autre
part, aujourd’hui la grille d’analyse du phénomène polémologique s’est transfor-
mée au fur et à mesure de l’émergence de nouvelles formes de conflictualité et
de guerres : « guerre économique », « guerre cognitive », « infoguerre ou guerre
d’information », la « guerre en réseau », opérations basées sur les effets « guerres de
représentations », de sorte que l’herméneutique classique du phénomène conflictuel
jadis fondée sur le dualisme ennemi/ami, territoire/acteurs en présence s’est lour-
dement complexifiée. Evidemment, si l’on s’accorde à dire que la conflictualité ou
l’agonalité constituent une constante fondamentale et permanente de la condition
humaine et de la vie des États, les stratégies, les méthodes et les techniques de la
conflictualité, comme l’a si bien montré Colin Gray, sont évolutives et modifient la
nature des conflits. Ainsi, au-delà de la thèse qui soutient un certain déterminisme
technologique, il convient de constater que l’apparition des nouvelles technologies
de communication et d’information, Internet, les satellites, le fameux « cyberspace »
a favorisé l’avènement d’une conflictualité plus diffuse et irrégulière c’est-à-dire une
conflictualité sociétale qui ne s’insère plus dans les schémas rigides et convention-
nels des guerres interétatiques. Bien entendu, l’argument iréniste selon lequel la
guerre est un phénomène obsolète demeure encore mal fondé, car l’actualité de
tous les jours démontre, en dépit de la globalisation des échanges, de la démocrati-
sation des sociétés, de la maîtrise des armements, le rôle régulateur et préventif des
institutions internationales, combien la guerre et la conflictualité restent encore des
phénomènes vérifiables et vivaces et constitutifs de l’essence historique des sociétés
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humaines. Même les avancées de la technologie militaire, tout comme la « révolu-
tion dans les affaires militaires » (RMA), n’ont pas abouti à la supériorité du bloc
occidentalo-américain et à l’éradication des conflits asymétriques, le terrorisme en
tant que « guerre des pauvres » qui grâce à des moyens rudimentaires peuvent résis-
ter à toute une armée dotée de moyens militaires sophistiqués. Les lacunes et le
réductionnisme de l’interprétation technodéterministe de la conflictualité résultent
de l’absence d’une approche holiste et diachronique qui pense chaque conflit en
qualité de phénomène belligène sui generis, qui s’inscrit dans une culture spéci-
fique et un contexte (ou des contextes), une contingence socio-politique singulière
3
.
Trop souvent l’on oublie que toute approche guerrière et conflictuelle unilatéra-
liste et déterministe génère une conflictualité collatéraliste souvent non identifiable
immédiatement en temps réel. C’est pourquoi il convient d’accorder une place
particulière aux guerres de représentation, et à l’approche perceptiviste car toutes
les cultures nationales, locales et ethno-religieuses appréhendent différemment les
stratégies conflictuelles et les guerres auxquelles elles sont confrontées.
Localisation géographique des conits et non-lieux
La géographie en tant que concept et discipline semble aujourd’hui, à elle seule,
insuffisante et parfois équivoque pour définir l’essence des conflits contemporains.
Renvoyant à l’idée de trace « graphein » et à l’analyse spatiale des phénomènes natu-
rels et humains. La seule approche territoriale, c’est-à-dire la localisation précise
sur la terre du conflit ne saurait à elle seule appréhender la nature et la dynamique
intrinsèque d’un conflit, d’autant plus qu’au-delà de la seule science de la terre,
on parle aujourd’hui d’une spatialité extraterritoriale (l’espace) voire virtuelle (le
cyberspace, l’hypertexte) tout comme l’on relève qu’il existe un certain langage sé-
miologique de la terre (l’étude des signes et des traces) et une orogenèse du territoire
des frontières (comme l’a si bien étudié Michel Foucher). Il existe une morpho-
genèse complexe de la conflictualité contemporaine qui, au-delà du seul ancrage
géographique dans le lieu (géo), s’inscrit le plus souvent aujourd’hui et plus parti-
culièrement dans le cas du terrorisme et de la guerre asymétrique dans le « topo »
des non-lieux : les ports, les aéroports, les cinémas, les places publiques, des lieux de
transit. Marc Augé parlait à juste titre de non-lieu
4
, pour qualifier les contours du
milieu sociétal occidental qui sont constitués d’espaces interchangeable de réseaux,
de moyens de transport, des grandes chaînes hôtelières, des supermarchés où l’être
3. voir Colin Gray Res Militaris, vol.1, n°1, Autumn/ Automne 2010 4
4. Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil, 1992.
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