Recherches sociologiques et anthropologiques 2009/1 W. Racimora : 59-75 À la table du rabbin Étude ethnographique d'un dispositif d'enchantement facilitateur d'illusio William Racimora * Cet article présente les résultats d'une enquête de terrain menée depuis deux ans à Bruxelles, au sein du mouvement hassidique Habad. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à la rencontre de Juifs orthodoxes et néo-pratiquants telle qu'elle se déroule autour de la table du rabbin lorsque ce dernier est amené à recevoir des invités ou "convives" ayant différents types de rapports à la croyance ou différents degrés d'implication dans la pratique religieuse. Le retour au religieux a fait l'objet de nombreuses études au cours des dernières années, notamment depuis les travaux de Danielle Hervieux-Léger consacrés à la mobilité religieuse (Hervieux-Léger, 1999). Alors que la plupart des recherches tendent à mettre l'accent sur les transformations d'habitus et les transactions identitaires, nous avons opté, sans pour autant négliger ces aspects, pour un autre type de lecture, inspiré par la socio-anthropologie du jeu et des espaces potentiels. I. Introduction Le judaïsme belge a fait l'objet de nombreux travaux de recherches depuis une quarantaine d'années. La plupart des études qui lui sont consacrées concernent l'immigration des Juifs d'Europe centrale et l'historiographie du volet belge de la Shoah. Le lecteur intéressé dispose également de nombreux recueils de témoignages et de récits de vie essentiellement consacrés aux années de guerre. La littérature socioanthropologique sur le sujet est beaucoup plus réduite. Deux publications font office de ressources principales. La première est un article consacré à la démographie juive en Belgique (Bok, 1965) et la seconde est une monographie ethnologique consacrée à l'implantation à Anvers du Mouvement des Hassid de Belz (Gutwirth, 1970). À l'exception de ces sources, les données fiables et utilisables dans une perspective de recherche en so- Sociologue aux Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles. 60 R. S. & A., 2009/1 - À la table du rabbin ... ciologie des religions portant sur les Juifs de Belgique sont quasi inexistantes. Nous pouvons estimer que la population juive de Belgique approche les quarante mille personnes qui ont presque toutes choisi, à parts égales, de s'installer à Bruxelles et Anvers'. Ces deux villes abritent des communautés juives organisées sur base d'un modèle identique, à savoir un réseau associatif encadrant des activités cultuelles, culturelles, sociales et pédagogiques. En dépit de cette architecture communautaire similaire, les deux communautés présentent deux visages diamétralement opposés. Le judaïsme bruxellois est fortement sécularisé alors que celui d'Anvers est resté profondément ancré dans la tradition religieuse', Ces quelques considérations établissant un contraste en matière de pratiques religieuses sont utiles pour mettre en perspective le terrain et l'objet de recherche dont il sera question dans cet article. Il s'agira de décrire et d'analyser les phénomènes repérés dans l'espace familial d'un rabbin du mouvement hassidique Habad qui accueille à sa table, chaque shabbat une dizaine de convives qui sont pour la plupart des Juifs sécularisés, peu ou prou engagés dans une trajectoire personnelle de "retour" à la pratique religieuse'. Dans le cadre de notre recherche, nous fréquentons assidument ces soirées depuis deux ans. Précisons qu'à notre connaissance ce type de repas initiatique n'existe pas à Anvers. Les repas de shabbat y réunissent, du moins dans les différents mouvements hassidiques, quasi exclusivement des pratiquants expérimentés. Les pages qui suivent concernent uniquement la réalité bruxelloise. Le rabbin hassid (la règle vaut pour ceux qui appartiennent au mouvement Habad) tire en général sa légitimité de sa capacité à constituer une communauté de disciples autour de sa personne. Cette obligation est présente parfois de manière explicite, mais le plus régulièrement sur un mode suggestif et tacite dans l'immense littérature produite depuis plus de deux siècles par les Rebbe, les guides spirituels des différents courants du hassidisme. À Bruxelles, le rabbin Habad est contraint de s'adapter à la réalité du judaïsme local et de puiser dans les seules ressources humaines dis1 Notre estimation s'appuie sur les travaux de Willy Bok (1965) et sur des entretiens menés avec des dirigeants communautaires. Il en ressort que Bruxelles et Anvers comptent chacune probablement de quinze à vingt mille Juifs. De plus petites communautés existent également à Liège (400 personnes), Charleroi (200 personnes) et Gand (quelques dizaines de personnes). Les fichiers d'adresses des journaux conununautaires juifs indiquent également la présence de quelques centaines de personnes domiciliées dans des villes et villages ne disposant pas d'institutions communautaires. 2 Nous proposons à titre informatif quelques indicateurs récoltés sur le terrain: à Bruxelles, moins de 10% des plus de sept cents enfants qui fréquentent un mouvement de jeunesse juif sont inscrits dans le mouvement religieux Bne Akiva. Ils sont 75% à Anvers. La capitale compte trois écoles juives, dont une religieuse. Il n'existe pas d'école juive non religieuse à Anvers. La vingtaine de lieux de culte identifiés à Bruxelles réunissent environ quatre cents fidèles pour l'office du shabbat, soit deux ou trois pour cent de la population juive de la ville. Il ne nous a pas été possible de faire le compte dans le cas d'Anvers en raison du nombre trop important de participants aux offices. Néanmoins, nous pouvons avancer, en fonction de vérifications aléatoires, que le nombre de fidèles y est au minimum dix fois supérieur. J Au total, nous avons identifié en deux ans une trentaine de participants différents. W. Racimora 61 ponibles afin de rassembler et de structurer une communauté autour de sa personne. Il n'a donc d'autre choix que de s'entourer de Juifs sécularisés et inexpérimentés en matière de pratique religieuse. Signalons que d'autres rabbins de la capitale appartenant au judaïsme orthodoxe ou réformé pratiquent également la politique de la "table ouverte". Il importe toutefois de préciser que ces soirées auxquelles nous avons pu assister ne ressemblent en rien à celles que nous allons présenter dans les pages suivantes. Hors des mouvements hassidiques, la spiritualité juive fait peu de place à l'enchantement. Elle est avant tout l'expression d'une doctrine qui fonde le rapport humain sur le devoir et la responsabilité. Les néopratiquants qui choisissent cette voie du "retour" à la pratique religieuse évoquent de manière très élaborée des motivations de construction identitaire et de découverte d'une morale plaçant l'être humain au centre de leurs préoccupations philosophiques. Par contre, à la table du rabbin Habad, les conversations font la part belle aux miracles et à la joie de vivre. Il s'agit donc de deux conceptions du "retour" au religieux très éloignées. Nous avons recensé à Bruxelles moins d'une centaine de personnes ayant des attaches plus ou moins fortes avec le mouvement Habad. Depuis deux ans, nous nous appuyons sur dix interlocuteurs privilégiés qui nous ont permis de rencontrer les pratiquants confirmés et les néophytes du mouvement. Plus précisément, nous faisons référence à cinq rabbins, deux de leurs épouses, un aumônier travaillant en milieu universitaire, un employé administratif de synagogue et un traiteur casher. Sans leur aide précieuse, nous n'aurions pu entamer notre recherche. Grâce à leur apport, nous avons pu défricher notre terrain en menant trente entretiens semi-directifs'. Cette méthode d'enquête a très rapidement montré ses limites dès qu'il a été question d'aborder l'expérience intime de la prière et de la pratique rituelle. De plus, nous nous étions présenté à nos répondants en qualité de sociologue et également de Juif. Cette posture a eu pour effet de nous faire perdre immédiatement notre qualité d'enquêteur "neutre" et "sans danger" appelé à disparaître une fois l'entretien achevé (Kaufmann, 1996). Nous avons donc rapidement abandonné cette technique pour privilégier l'observation participante, une méthode qui peut s'avérer fertile et présenter des conséquences imprévisibles. En deux années de terrain et en dépit de notre sécularisation totale, nous avons en effet été amené à nous retrouver gestionnaire d'un cimetière juif orthodoxe et protagoniste d'un "procès" opposant un rabbin Habad aux administrateurs d'une synagogue devant un tribunal rabbinique. Il y a fort à parier que nous serons désigné prochainement comme administrateur de ce lieu de culte. En somme, et sans l'avoir voulu, nous voilà pris au jeu du néo-pratiquant. À notre corps défendant, nous avons acquis dans l'espace social du mouvement Habad bruxellois une "importance" inimaginable au début de la recherche. On Vingt hommes et dix femmes âgés de quarante à septante-huit ans en contact avec le mouvement Habad depuis moins de cinq ans. 4 62 R. S. & A., 2009/1 - À la table du rabbin ... peut voir là un indice de l'étonnante souplesse dont fait preuve, dans le cadre bruxellois, ce courant rigoriste de l'orthodoxie juive. Par ailleurs, comme Jeanne Favret-Saada l'a illustré de façon convaincante dans ses travaux (Favret-Saada, 1985), cette façon de se faire accepter en occupant une position dans le jeu des acteurs, loin d'être un obstacle à la connaissance, est parfois, sinon la seule manière, du moins une voie d'accès privilégiée pour étudier des pratiques qui autrement se déroberaient à l'observation. Il va de soi que le chercheur doit, en bonne méthode, combiner "participation" et "distanciation", faute de quoi sa position se confondrait avec celle du néo-pratiquant convaincu. Au demeurant, nous insistons pour que le lecteur tienne pour sérieuse l'expérience personnelle du chercheur lorsqu'il occupe des positions partiellement désignées par les acteurs eux-mêmes. Quand nous préparons la défense devant le tribunal de "notre" rabbin, nous le faisons avec engagement. De même, nous nous efforçons de maîtriser la complexité des rites et prières spécifiques aux enterrements que nous organisons avec toute la rigueur d'un pratiquant expérimenté. Ces tâches quotidiennes achevées, nous redevenons un citoyen ordinaire détaché de toute pratique religieuse ainsi qu'un chercheur soucieux des règles de la méthode. Cette apparente contradiction entre l'intimité de l'expérience religieuse et la vie ordinaire, nous la retrouvons chez les néo-pratiquants avec qui nous partageons régulièrement des soirées de shabbat ou des offices religieux. L'insouciance face aux exigences de la loi de Moïse, manifestée par le pratiquant néophyte lorsqu'il a quitté la table du rabbin, nous a conduit à nous interroger sur ce qui l'amenait dans l'espace de l'orthodoxie du mouvement Habad. Nous avançons l'hypothèse que ce courant du hassidisme peut-être envisagé comme un espace propice au "bricolage" du néo-pratiquant engagé dans l'aménagement de son système de croyance personnelle (Lévi-Strauss, 1960). Dans l'optique de la socio-anthropologie du jeu, nous faisons l'hypothèse que cette croyance n'a pas pour unique fonction de contribuer à la structuration du sens, que son enjeu est tout autant de favoriser la reconstruction du sentiment que "la vie vaut la peine d'être vécue" (pour reprendre l'expression winnicotienne permettant de comprendre l'importance du jeu créatif). En repartant de ces concepts de "bricolage" personnel, de confiance fondamentale en la vie ou encore d'expériences intimes associées à la richesse symbolique du mouvement Habad, nous allons t'enter de montrer comment l'espace de la prière et du rite, autour de la table du rabbin, est pour ainsi dire saturé d'objets et de phénomènes transitionnels, lesquels s'ils sont certes spécifiques à ce courant du hassidisme, n'en sont pas moins de bons analyseurs du point de vue de la socio-anthropologie du jeu. II. Dieu, le rabbin et le hassid Le mouvement hassidique Habad déploie depuis quelques décennies une activité missionnaire et une politique de prosélytisme endogène sans équivalent dans le champ du judaïsme contemporain. Ces deux caractéris- W. Racimora 63 tiques en font un objet de choix pour le chercheur qui étudie le phénomène récent du retour à la pratique religieuse dans les communautés juives d'Europe occidentale', et ce d'autant plus que les néo-pratiquants, sans forcément adhérer à ce courant du hassidisme, sont pour la plupart en contact régulier avec un rabbin Habad. Pour rappel, le hassidisme, apparu au milieu du dix-huitième siècle en Ukraine, est un mouvement piétiste et populaire qui a renouvelé le judaïsme orthodoxe et qui a longtemps été considéré comme une imposture, voire une hérésie du point de vue des rabbins traditionalistes. C'est que le hassidisme a introduit deux innovations radicales qui ont bouleversé le judaïsme orthodoxe traditionnel. La première transgression correspond à la permutation de l'échelle des valeurs humaines telle qu'elle était conçue classiquement par les courants traditionalistes. Ceux-ci tenaient le hassid, l'homme qui aspire à la sainteté, comme l'idéal humain absolu, supérieur au tsaddiq, homme juste et intègre, une condition somme toute plus accessible. Le hassidisme a renversé cette hiérarchie en instituant le tsaddiq comme figure majeure de son système et en lui reconnaissant une proximité quasi immédiate avec Dieu. Se voir reconnaître ce statut, ou du moins s'en approcher, exige du candidat une connaissance la plus complète possible de la loi juive et de ses innombrables commentaires (condition indispensable pour prétendre se comporter en homme juste). En même temps, le hassidisme a transformé ses rabbins, professionnels de la loi de Moise, en spécialistes des médiations humains/divin et en facilitateurs de l'aspiration au sacré. Une seconde rupture, peut-être encore plus radicale, correspond à l'introduction de l'idée d'immanence divine dans une religion qui jusque-là faisait de la parfaite transcendance de Dieu un dogme absolu. Cette révolution, nous la retrouvons notamment dans le précepte qui dit au fidèle que le service de Dieu se vit dans la matérialité". Cette vision du monde est renforcée par l'idéal hassidique de la deveqout, la dévotion qui conduit le croyant à chercher et à trouver quasi matériellement Dieu. En somme, le hassidisme propose à ses disciples de se laisser guider et emporter vers un monde envoutant et miraculeux en accordant une confiance pleine et entière à leurs rabbins, leurs maitres spirituels. Le mouvement Habad ou hassid de Loubavitch, a poussé plus loin encore le panenthéisme du hassidisme tout en refusant le panthéisme, considéré comme une porte ouverte sur l'idolâtrie proscrite par la loi juive. Pour présenter très brièvement son argumentation, disons que le mouvement Habad a posé le principe de l'inexistence du monde matériel. Partant de l'idée hassidique du "service de Dieu vécu dans la matérialité", il en a inféré que "Tout est en Dieu" (panenthéisme) évitant ainsi le risque de Le mouvement Habad réunit une centaine de personnes à Bruxelles, et vraisemblablement plus de cinquante mille tous pays confondus. 6 On pourrait comparer avec la problématique wébérienne bien connue du passage du souci extramondain au souci intra-mondain, sans que les deux problématiques se confondent. 5 64 R. S. & A., 2009/1 - À la table du rabbin ... voir émerger un culte reconnaissant que ''Tout est Dieu" (panthéisme). Le Dieu du judaïsme étant, entre autres caractéristiques, considéré par la tradition comme de nature insaisissable et inconnaissable, le monde matériel, c'est-à-dire le lieu de notre vie, devient pour le mouvement Habad une illusion, une création permanente de l'esprit humain. Il est dès lors tentant, à partir de là, de reprendre cette intuition hassidique du point de vue de la socio-anthropologie du jeu et des espaces transitionnels, et de se demander si cette invention d'un monde imaginaire qui se substitue au monde réel ne peut pas être analysée comme un dispositif facilitateur d'illusio7• Bref, notre questionnement nous porte à nous intéresser au mouvement Habad dans la mesure où il encouragerait certaines pratiques et dispositions pouvant être analysées sous l'angle de l'élargissement ou du déploiement des "espaces potentiels", pour reprendre ici la conceptualisation introduite par Winnicott et transposée socio-anthropologiquement par Belin. Il convient de préciser que les espaces potentiels doivent être entendus comme des espaces bien réels et personnels et non comme de simples artefacts imaginaires. C'est dans ces espaces que prennent place les expériences humaines empreintes de créativité. Le nouveau-né y découvre la réalité de sa propre identité en même temps qu'il y expérimente l'altérité. Belin, par extension, y loge l'ensemble des manifestations de la vie telles qu'elles sont perçues par chaque sujet. En d'autres termes, si cet espace est endommagé par les vicissitudes de la vie ordinaire et cela depuis la prime enfance jusqu'à l'âge adulte, celui qui y "habite" se verra privé de bon nombre de ces manifestations ou potentialités. La reconstruction de la confiance de base endommagée ou, si l'on préfère, le rétablissement des conditions de l'illusio apparaît dès lors comme une voie qui permet de redéployer les espaces potentiels endommagés ou appauvris. III. Illusion et réalité L'idée défendue par les initiés du mouvement Habad selon laquelle le monde matériel ne serait qu'une illusion peut certes dérouter au premier abord. Nous devons ici tenir compte du fait que cette idée est reçue et traitée différemment, d'un point de vue sociologique, selon que nous avons affaire à des pratiquants confirmés ou à des néo-pratiquants. C'est à ce niveau que certaines données relatives à la généalogie des acteurs (ou, d'un point de vue bourdieusien, à leurs trajectoires) s'avèrent pertinentes. En effet, nous avons été amené à constater dès le début de notre terrain bruxellois que l'approche particulière du monde matériel dont il est ici question est plus souvent le fait d'individus nés dans une famille Habad, individus que l'on peut dès lors qualifier d' "héritiers" de cette façon de voir. Au contraire, les néo-pratiquants, quel que soit d'ailleurs leur degré Nous ne prétendons pas que la mise à disposition de facilitateurs d'i/lusio soit formulée explicitement comme un but à atteindre par la doctrine de ce mouvement religieux, mais que cette dernière peut induire implicitement ou incidemment ce genre de conséquences pratiques. 7 W. Racimora 65 d'engagement dans le mouvement, ne font jamais mention de cette conception du rapport entre réalité et illusion. Faut-il en conclure que le mouvement Habad organise l'initiation de ses nouveaux membres en respectant une progression précautionneuse vers un éventuel secret qui ne serait rendu accessible que sur une très longue durée, impliquant à la limite au moins deux générations successives? D'autres indices ne vont pas dans le sens de cette hypothèse. Ainsi, le néo-pratiquant, comme tout un chacun, peut avoir librement et facilement accès à des sites internet gérés par le mouvement Habad (ou l'une ou l'autre de ses composantes ou émanations), défendant et illustrant sans détour cette idée selon laquelle le monde matériel devrait être compris comme une illusion. Une autre piste nous est fournie par P. Bourdieu, lorsque celui-ci distingue le jeu en soi et le jeu pour soi (Bourdieu, 1980 :112). Vu sous cet angle, le Habad héritier (pourvu d'un habitus transgénérationnel), né dans le jeu spécifique du mouvement, serait totalement investi au point d'en vivre les règles, y compris les plus étonnantes, sans même avoir à les accepter ou à les mettre en œuvre d'un point de vue réflexif; de son coté, le néo-pratiquant (doté d'un habitus en cours d'acquisition), quel que soit son niveau d'engagement, serait davantage en phase d'apprentissage et d'incorporation des conduites à tenir dans son nouvel espace de jeu. On peut comprendre à partir de là que le "nouveau joueur", à savoir le néo-pratiquant, en tant qu'il est pris au jeu de la découverte du monde nouveau du hassidisme à travers sa variante Habad, ne s'empresse pas de le tenir pour une illusion. Bien qu'elle soit pertinente et utile d'un point de vue analytique, cette compréhension du rapport au monde matériel en fonction des trajectoires individuelles ("héritiers" vs "néo-pratiquants") n'est pas la seule grille de lecture envisageable. En suivant une suggestion de Belin (Belin, 2002 :20), on peut en effet décider de moins porter notre attention sur une population de sujets, et davantage sur une catégorie d'expérience. En optant pour une entrée qui privilégie l'expérience de la pratique et de l'émotion religieuse, la spécificité du rapport au monde matériel, qui jusque-là était censée différencier les deux catégories de protagonistes du mouvement Habad, cesse d'être prépondérante et tend même à s'estomper pour laisser apparaître une série de phénomènes que l'on peut décrire et analyser comme s'inscrivant dans une logique dispositive commune. Sous cet angle, et en dépit de leurs différences en termes d'habitus et de trajectoires, la rencontre entre des Habad orthodoxes et compétents et des Habad néo-pratiquants (se composant une pratique à la carte peu soucieuse, comme nous allons le voir, de se plier aux rigueurs de la loi juive) est possible et même favorisée par le fait que les premiers ont acquis la certitude que les vicissitudes de l'existence ne sont qu'inventions de l'esprit humain, tandis que les seconds aspirent à atteindre cette capacité à se prémunir contre les angoisses quotidiennes. Le Habad héritier, bien que 8 Voir la thématique bourdieusicnne du "jeu fait corps". 66 R. S. &A., 200911-À la table du rabbin ... persuadé du peu de crédibilité du monde matériel, y vit et y souffre comme tout un chacun. Nous allons voir à présent que le rabbin joue un rôle particulier dans ce dispositif de croyance. En accueillant le néo-pratiquant dans son espace familial, lieu privilégié de la pratique de prières et de rites particuliers associés à la célébration des fêtes juives, le rabbin Habad a l'occasion de concilier le jeu et le sacré, d'être conforté par la possibilité de cette combinaison, qui à la fois le pose en vis-à-vis tangible et l'extrait du quotidien. À la table du rabbin, ainsi qu'il ressort de nos observations, néopratiquants et héritiers créent une dramaturgie commune, divertissante tout en étant très sérieuse, «un spectacle que l'on joue sciemment, mais qui pourtant n'est aucunement tromperie ou divertissement» (Caillois, 1950 :209). À la table du shabbat, les protagonistes, pratiquants confirmés ou hésitants, doivent faire preuve de créativité pour se rencontrer en dépit de leurs différences (ou grâce à elles). Or «c'est seulement en étant créatif que l'individu découvre le soi» (Winnicott, 1975 :110). À la table du rabbin, tous les joueurs (à la fois agents et patients d'un jeu sérieux) peuvent dès lors nouer le jeu, le soi et le sacré. IV. Le rabbin et le néo-pratiquant Le rabbin Habad a été formé dans le réseau d'enseignement du mouvement, souvent depuis l'adolescence. Il est indifféremment d'origine ashkénaze ou sépharade et la plupart du temps (mais les exceptions sont nombreuses) il est né dans une famille juive pratiquante (que cette dernière adhère ou pas au hassidisme de Loubavitch). Le rabbin est un expert de la loi juive et de ses multiples interprétations. Surtout, il en est un pratiquant assidu. La famille du rabbin ainsi que son espace familial sont entièrement dévolus au respect des règles prescriptives et prohibitives du judaïsme traditionnel. Dans le foyer Habad on ne se joue pas de la loi. Le rabbin, dès lors qu'il n'est pas installé à New York, siège du mouvement, est un émissaire chargé d'une mission précise: ramener le plus grand nombre possible de Juifs vers le chemin de la Loi. Pour ce faire, il lui est recommandé d'ouvrir son espace familial, d'en faire le lieu exemplaire où les Juifs sécularisés seront en mesure de retrouver le goût de la prière, du rite, de la sanctification de Dieu et du respect de sa loi. Enfin, le rabbin est dépourvu de toute autorité et ne doit son éventuel succès qu'à sa capacité à convaincre et à séduire, et peut-être plus encore à son habilité à se situer et à se mouvoir dans un écheveau de relations sociales plus ou moins fiables. Cet «acteur-réseau», pour reprendre le concept de Latour (2006) est un spécialiste des associations et s'ingénie à occuper le centre de l'arène. Pas toujours avec succès, comme nous avons pu le constater sur le terrain bruxellois, où les conflits entre rabbins Habad, de même que ceux qui les opposent à certains néopratiquants ou aux conseils d'administration des synagogues qui les accueillent, peuvent être violents. Dans ces situations de crise, la capacité du rabbin Habad à réorganiser ces associations est une condition indis- W. Racimora 67 pensable à sa survie symbolique. Il n'existe en effet que parce qu'il est reconnu comme tel. En mettant en œuvre ses compétences dans le cadre bienveillant de son espace familial, il conforte à toutes fins utiles sa position, c'est-à-dire ses possibilités de vivre de son métier de rabbin en démontrant qu'il vit pour et dans la religion (en vertu de la même logique que celle étudiée par Pierre Bourdieu dans le champ politique: «on peut vivre de la politique à condition de vivre pour la politique» (Bourdieu, 2001 :228) Le néo-pratiquant est, comme le rabbin, indistinctement ashkénaze ou sépharade. Mis à part ce point commun, son portrait est beaucoup plus difficile à brosser tant les histoires de vie recueillies sur le terrain sont diverses. Hommes et femmes, de tous âges et de toutes conditions sociales, survivants européens de la Shoah ou exilés d'Afrique du Nord, issus de familles parfaitement sécularisées ou au contraire traditionalistes, engagés avec résolution sur le chemin de la pratique religieuse ou pratiquants dilettantes, etc., les néo-pratiquants échappent pour une large part à toute tentative de description quantitative ou qualitative. Nous faisons l'hypothèse que ce qui les réunit autour de la table du rabbin est une expérience commune que nous tenterons de décrire dans les pages suivantes. En d'autres termes, nous nous intéressons à une catégorie expérientielle qui réunit dans le sanctuaire de l'espace familial du meneur de jeu compétent qu'est le rabbin des sujets que les circonstances ordinaires de l'existence ont tendance à maintenir séparés". Même les synagogues, lieux de culte par excellence, ne permettent pas des rencontres telles que celles qui se déroulent dans notre espace privilégié. Si certaines d'entre elles (pas toutes tant s'en faut) réunissent un public hétérogène, nous n'avons jamais pu y observer une expérience commune d'une intensité comparable à ce qui se produit à la table du rabbin. La question se pose dès lors de savoir si le rabbin n'est en mesure (ou n'est "libre") de mener le jeu avec bienveillance que dans son espace familial. Le jeu du rite et de la prière serait-il trop parfaitement réglé à la synagogue pour lui offrir cette opportunité" ? Le néo-pratiquant ne viendrait-il pas chercher à la table du rabbin le soutien bienveillant, rassurant et sécurisant d'un agent compétent, disposé et intéressé à favoriser la découverte de pratiques inconnues ou oubliées, ces conditions pouvant dès lors agir comme des facilitateurs d'il/usio ? V. À la table du rabbin Les circonstances qui permettent aux Habad (héritiers et néopratiquants) de se retrouver autour d'une table sont nombreuses: les repas Nous remercions Monsieur le Grand rabbin Menahem H. et son épouse, qui nous accueillent régulièrement à leur table et nous ont permis de nous familiariser avec les rites, pratiques et prières dont il est ici question. ID Un élément de réponse réside peut-être dans le fait que, le culte se déroulant dans une langue que ne comprennent pas la plupart des néo-pratiquants, ceux-ci seraient perdus dans la synagogue comme le voyageur en terre étrangère. 9 68 R. S. &A., 2009/1-À la table du rabbin ... de shabbat tous les vendredis soirs, ceux qui sont pris dans les jardins ou sur les terrasses sous la protection symbolique de quelques branches d'arbres pendant la semaine automnale de la fête des tabernacles, ou encore ceux consommés à l'occasion de la Pâque juive. Pour être complet, il nous faudrait évoquer les rites particuliers liés aux ruptures de jeûne ainsi que ceux qui correspondent à une cérémonie d'origine païenne, la fête des lumières au mois de décembre, ou encore les repas particuliers qui incitent les convives à l'ivresse lors de la fête carnavalesque de Pourim. Dans les pages qui suivent, nous nous limiterons à la table du shabbat du Grand rabbin orthodoxe de Bruxelles, membre éminent du mouvement Habad. Le shabbat est un moment d'une importance capitale pour la vie juive, une trêve hebdomadaire consacrée au repos, à la joie et à Dieu: On raconte que Dieu dit à Israël: 'Si vous acceptez ma Torah et observez ma Loi, je vous ferai don pour l'éternité du bien le plus précieux que je possède'. 'Quel est ce bien, demanda Israël, que tu nous donneras contre l'obéissance à ta Torah?' 'Le monde à venir', répondit Dieu. 'Ne pourrions-nous pas déjà nous faire une idée de cet autre monde ?' Insista Israël. 'Le Shabbat vous le fera entrevoir, dit Dieu' (ZborowskilHerzog, 1992 :27). Ce passage édifiant, que l'on retrouve exprimé de manière très similaire dans les communautés ashkénazes, sépharades et judéo-arabes, peut aider le lecteur à comprendre dans quel état d'esprit le rabbin attend ses convives pour le repas du shabbat. Il est dans la position de celui qui a la responsabilité et la possibilité d'entrouvrir les portes du paradis à ses invités. Ceux-ci, tous Juifs, et pour la plupart peu ou pas pratiquants se présentent au domicile familial du rabbin après l'office qui s'est déroulé à la synagogue. Ils n'y ont pas tous participé et nombre d'entre eux transgresseront le shabbat en se rendant au dîner en voiture alors que seule la marche à pied est autorisée par la loi juive pour ce jour de fête. Nul ne se permettra la moindre remarque concernant le non-respect de la loi. Le shabbat est un jour de paix et de recherche d'harmonie, un temps privilégié qui permet à chacun de se sentir à l'abri, préservé des vicissitudes du quotidien. Mais on peut aussi voir dans cette suspension de l'interrogation concernant l'observance stricte de la règle formelle, en dehors de l'espace privilégié de la table du rabbin, une condition facilitant l'immersion dans une ambiance créative, ponctuée et rythmée par certains rituels, comme nous allons le détailler à présent. Chaque convive frappe à la fenêtre du rez-de-chaussée. La sonnette étant électrique, son usage est proscrit durant le shabbat. L'éclairage de la maison est assuré par un système de minuterie évitant aux habitants des lieux de devoir utiliser un interrupteur. Le shabbat est le rite domestique et familial par excellence. En général, la maîtresse de maison ou une de ses filles (faisant l'apprentissage de son rôle futur de mère et d'épouse) vient accueillir l'hôte qui frappe à la porte. Si ce dernier est un homme, il s'abstiendra de serrer la main de son hôtesse ; le contact physique est en effet proscrit entre adultes de sexes dif- W. Racimora 69 férents, sauf bien sûr pour les époux et dans une certaine mesure dans le cadre des relations parents-enfants. À l'instant de franchir le seuil de la maison, la plupart des invités effleurent de leur main droite la mezouza, une amulette fixée au chambranle de la porte, et portent leur main à leur visage, geste symbolisant un baiser. Les hommes qui auraient omis de se couvrir la tête se voient remettre une kippa. Dès que les invités sont tous réunis vient le moment des ablutions. Il s'agit en l'occurrence de se rincer les mains, l'une après l'autre, en utilisant un verre ou tout autre ustensile réservé à cet usage. Le robinet symbolisant la source naturelle, il convient d'utiliser un artefact pour se détacher de l'ordre naturel et ainsi ritualiser l'acte élémentaire qui consiste à se rincer les mains. Il s'agit bien entendu d'un rite de purification et non pas d'un acte répondant à un souci hygiéniste. Les ablutions achevées, les invités (presque tous néo-pratiquants) et les membres de la famille nombreuse du rabbin prennent place autour de la table. Les hommes et les femmes se font face, toujours dans le respect de la prohibition des contacts physiques entre les sexes. Les enfants sont libres de s'installer où ils le souhaitent. L'ensemble des opérations, du franchissement de la porte d'entrée jusqu'à l'installation des convives autour de la table, est très rapide. En quelques minutes, les invités sont pour ainsi dire pris en charge par l'épouse du rabbin, que l'on peut rapprocher de la figure de la "mère suffisamment bonne", pour oser cette comparaison winnicotienne ! Cette prise en charge ou cet accompagnement, par le biais de quelques opérations symboliques telles que la purification des mains ou le rappel de la présence bienveillante de Dieu à travers le port de la kippa, va permettre aux participants de s'installer dans une ambiance propice à la détente et à la disponibilité. Cet état, qui peut faire l'objet de descriptions anthropologiques ou d'interprétations psychanalytiques, n'est pas très éloigné de ce que Belin identifie comme une régression temporaire et régénératrice. Qui plus est, cette "infantilisation" momentanée est ici fortement encadrée sur le plan rituel". Cette "régression", non seulement n'a rien de pathologique, mais en outre, elle s'appuie sur des opérations symboliques effectives, qui ont des effets bien réels: se laver les mains, se couvrir la tête, s'installer d'un côté pour les filles et de l'autre pour les garçons, trois injonctions qui n'ont pas cours dans le monde ordinaire des néo-pratiquants. Nous sommes ici dans un jeu consenti et délibéré où l'on se dessaisit volontairement de son libre arbitre, où l'on s'adonne pour ainsi dire à une forme temporaire d'auto-aliénation sous le regard compréhensif et même bienveillant d'autrui. Ce jeu relève aussi d'un "comme si", sinon d'un double jeu. Le rabbin et son épouse savent pertinemment que leurs invités sont arrivés en voiture, que les couples qui sont séparés à table s'endormiront dans le même liOn pourrait comparer avec l'analyse des rites de passage en anthropologie (confer Van Gennep, Turner, etc.). 70 R. S. & A., 2009/1 - À la table du rabbin ... lit (bien qu'ils ne soient pas forcément des époux légitimes aux yeux de la religion) et que pour la plupart des convives les prières qui seront prononcées en hébreu biblique ou en araméen resteront totalement incompréhensibles. Les néo-pratiquants sont conscients que leurs hôtes ne sont pas dupes. Ce soir, à la table de shabbat, héritiers et néo-pratiquants vont s'échapper du monde ordinaire (Huizinga, 1955) en s'associant autour d'une illusion commune, en la faisant exister. Le rabbin et son épouse seront les garants du respect des règles de la loi et les invités néophytes, placés en situation d'initiés qui découvrent un univers nouveau, apporteront leur disponibilité. Si les uns et les autres peuvent faire bon commerce en dépit de leurs différences, c'est parce que le jeu qui est mené à la table du rabbin repose sur un consentement tacite et que la créativité des joueurs (autrement dit la disposition à se prendre au jeu de façon créative, ou il/usio) y est bienvenue, voire souhaitée. En outre, la pratique des rituels dans l'espace prévu à cet effet s'accompagne d'une absence d'évaluation normative et réflexive concernant ce qui se passe en dehors; la mise en question des pratiques ordinaires du point de vue de leur conformité au prescrit religieux est, dans ce contexte, suspendue ou neutralisée. Le repas proprement dit est précédé par le rite de l'allumage des bougies de shabbat par la maîtresse de maison et par les différentes bénédictions prononcées par le rabbin. Ces prières rappellent que les aliments qui vont être consommés sont un don de Dieu et qu'ils répondent à un ordonnancement rigoureux: le vin, le pain, les viandes et les poissons, les fruits et légumes, les laitages, les œufs. À chaque catégorie d'aliment correspondent une bénédiction et des règles de consommation. Pendant le repas, les règles rituelles se relâchent et les discussions vont bon train, chacun étant de libre d'adresser la parole à qui il le souhaite. Les conversations sont essentiellement profanes. À la fin du repas, le rabbin reprend la main afin de réintroduire un usage sacré des signes et des rites. On peut parler d'une expérience qui est à la fois collective et individuelle parce qu'elle est vécue en groupe tout en suscitant une tonalité différente en fonction des histoires de chacun des participants. Le repas s'étant déroulé, somme toute de manière tout à fait ordinaire, la prière et le rite qui viennent conclure les agapes rappellent opportunément aux convives néopratiquants que décidément ils ne sont pas dans le monde profane. La prière qui clôture le repas, le Birkat hamazon est une longue bénédiction chantée par le rabbin, dont certains couplets sont repris en cœur par l'assemblée. Le texte étant en hébreu, langue rappelons-le inconnue pour la plupart des convives, ces derniers se voient remettre un parolier reprenant le texte de la prière en alphabet latin, mais sans traduction. En règle générale, ils participent avec enthousiasme à la chanson (comment appeler autrement un air et des paroles incompréhensibles chantées sur un tempo rythmé) ? Le rabbin et sa famille prient, les néo-pratiquants chantent. Ou bien est-ce le contraire? Tous les jours de sa vie, après chaque repas, le rabbin prie et on imagine mal qu'il puisse échapper à l'effet de la w. Racimora 71 répétition. Le néo-pratiquant est dans la position inverse, il ne prie jamais ou alors rarement. En chantant, sous la conduite autorisée du rabbin, peutêtre est-il totalement engagé dans sa prière, soutenu par la nouveauté de l'expérience. Cet enthousiasme de néophyte tend pour une part au moins à se communiquer au guide spirituel, ce dernier y puisant un renouvellement ou une réactivation de son sens de la prière. Après cette prière qui marque la fin du repas, il reste aux convives à sacrifier à un dernier rite de purification. En l'occurrence, il s'agit de tremper les doigts de la main droite dans l'eau d'une aiguière qui passe de convive en convive pour ensuite s'humidifier les lèvres. Cette pratique rituelle est censée rappeler à chacun son origine supposée de descendant des Hébreux installés en Palestine biblique (époque pendant laquelle on consommait un sel extrait des salines de la Mer Morte, aux caractéristiques oléagineuses, connu pour adhérer aux commissures des lèvres et aux doigts et potentiellement dangereux pour les yeux). Le rabbin qui invite ses hôtes à respecter cette tradition ancestrale ne manque pas de leur dire: «Faisons ainsi que le faisaient nos pères», rappelant les ancêtres qui peuplaient la Terre Sainte jusqu'à l'exode massif des premiers siècles de l'ère commune. Il répond de la sorte symboliquement, probablement sans l'avoir calculé, à une angoisse identitaire exprimée dans la quasi-totalité des entretiens menés avec des néo-pratiquants. En inscrivant ses invités dans une filiation immémoriale, le rabbin leur promet un avenir. Il leur permet, l'espace d'un instant, de restaurer une confiance endommagée. Il convient ici d'avoir à l'esprit que bon nombre des néo-pratiquants sont des survivants de la Shoah ou des enfants de survivants, ou encore des exilés forcés du monde arabo-musulman. À l'issue de ce dernier rite de purification, il est de coutume de consacrer un peu de temps à l'étude du chapitre de la Torah (les cinq premiers livres de la bible hébraïque) qui sera lu le lendemain matin à la synagogue. Un exercice qui va permettre au rabbin de déployer ses compétences. Après avoir démontré sa maîtrise des rites et des prières, voilà notre meneur de jeu qui peut "occuper le terrain" sans adversaires à sa mesure. Il ne faut pas y voir un exercice de pouvoir (fut-ce sur un plan symbolique), ou alors de manière tout à fait secondaire. L'enjeu de cet intermède intellectuel, même s'il n'est pas calculé délibérément, est double. D'abord, conforter le rabbin dans sa position de meneur de jeu compétent. Ensuite, placer les convives néo-pratiquants dans un espace commun, malgré leurs différences. À la table du rabbin se côtoient professions libérales, allocataires sociaux, employés, retraités et travailleurs indépendants. Face aux capacités d'exégèse du rabbin, les statuts des uns et des autres s'estompent. Il ne reste plus autour de la table que des individus dépouillés de leurs qualités ou attributs sociaux, muets devant celui qui "sait tout", qui représente littéralement la loi et qui s'apprête à leur rendre la parole. Parce qu'une des caractéristiques de ces repas de shabbat, c'est la surprenante liberté d'expression qui y règne. Non pas que l'on soit étonné de voir le rabbin inviter les convives à s'exprimer. Mais, que ces derniers 72 R. S. &A., 2009/1 -À la table du rabbin ... le fassent avec une liberté qui frise la désinvolture, voilà qui est remarquable. Par désinvolture, nous entendons la facilité avec laquelle les convives s'expriment sur des sujets bibliques dont, dans la plupart des cas, ils ignorent à peu près tout. Nous songeons aussi à l'aisance avec laquelle les nouveaux venus s'emparent de la parole. Ces indices nous renseignent sur le climat de confiance exceptionnel qui règne pendant ces repas de shabbat. Enfm, chacune de ces rencontres s'achève par ce que nous appellerons "le moment d'enchantement collectif'. Le rabbin est compétent, fiable, "paternel" et il est accompagné d'une épouse rassurante et "maternante". Ses invités sont enthousiastes et confiants. Les statuts sociaux sont renvoyés à l'arrière-plan et l'assemblée joue à être composée de Juifs pratiquants, ce qui est loin d'être le cas en réalité. Toutes les conditions requises sont réunies pour évoquer et invoquer la dimension magique et poétique accessible à travers l'expérience religieuse. Cette irruption d'un univers enchanté à la table du shabbat, c'est notre meneur de jeu, le rabbin qui va la susciter en proposant à ses invités des récits présentés comme authentiques, bien qu'ils ne dénoteraient pas dans un livre de contes pour enfants. Il s'agit de présenter, en adoptant un registre anecdotique, le monde particulier des initiés du mouvement. Un espace où le miracle est quotidien et la distance entre l'homme et son créateur réduite à sa plus simple expression. L'analyse du contenu de ces récits mériterait à elle seule une étude approfondie qui n'a pas sa place dans le présent article. Nous nous bornerons à présenter la manière dont ils sont reçus par le public de néopratiquants auquel ils s'adressent ici. Nous avons constaté à maintes reprises que ces histoires merveilleuses sont tenues littéralement pour véridiques par les auditeurs". Est-il concevable que des adultes ordinaires accordent du crédit à l'existence de monstres ou encore à des passes d'armes juridiques devant le tribunal divin? En d'autres termes, peut-on croire à n'importe quoi avec force et conviction? La question a été souvent traitée en anthropologie et en sociologie, mais on nous permettra d'y apporter notre modeste contribution. Notre hypothèse propose de considérer que la table du shabbat fonctionne comme un dispositif symboliquement efficace et facilitant un jeu suffisamment prenant (Belin, 2002) pour permettre aux participants de s'extraire au moins temporairement du monde ordinaire. Cela dit, nous avons constaté qu'à mesure que le temps passe après le repas de shabbat, nos interlocuteurs, interrogés sur le sens qu'ils donnent aux récits enchantés, en proposent une analyse de plus en plus complexe. De convaincus qu'ils sont dans la situation initiale, ils deviennent d'abord légèrement sceptiques (<<çaa l'air impossible, mais qui sait»), puis exégètes. Leurs certitudes enchantées se délitent donc progressivement pour faire place aux raisonnements ordinaires. Mais le plus 12 Comparer avec les études de la croyance partielle, pragmatique ou à "50 %", selon des auteurs tels que R. Deliège, P. Veyne, etc. W. Racimora 73 intéressant, et d'après nous le plus significatif eu égard à la force du jeu pratiqué à la table du shabbat, c'est que le même récit enchanteur, raconté quelques semaines ou quelques mois plus tard dans les mêmes circonstances favorables "reprend" l'auditeur, qui pourtant le connaît et en a déjà tiré une leçon personnelle, et contribue à nouveau à l'extraire du monde ordinaire. Ce qui est agissant, c'est le dispositif du shabbat, le jeu qui s'y déroule et non pas le récit en lui-même. VI. En guise de conclusion: retour au religieux et socio-anthropologie du jeu Le succès, relatif, du prosélytisme du mouvement Habad est récent. Son premier émissaire s'est installé à Bruxelles au début des années septante. Une trentaine d'années plus tard, le mouvement y est solidement implanté bien qu'il n'ait pas suscité une hausse significative de la fréquentation des synagogues. Les néo-pratiquants, qui par définition ne sont pas les héritiers d'une identité religieuse forte, investissent d'autres lieux propices à la sociabilité religieuse, tels que les espaces familiaux des rabbins, l'une ou l'autre librairie spécialisée ou encore deux restaurants casher ouverts récemment. Le mouvement Habad, du moins dans sa composante bruxelloise", n'est pas sans rappeler les «nouveaux mouvements religieux» (Hervieux-Léger, 2007). Il offre au néo-pratiquant de nouveaux espaces de socialisation et contribue efficacement à prévenir de l'isolement. Tout cela sans exiger grand-chose du néophyte. Celui-ci dispose d'une liberté (certes limitée) qui lui permet de se "bricoler" une pratique religieuse personnelle, la plupart du temps peu contraignante; il peut ainsi expérimenter différentes démarches visant à accommoder une «identité pour soi» avec une «identité pour autrui» (Flahault, 2002 :438). Par rapport à cette approche désormais admise et qui a largement fait ses preuves, le cadre d'analyse de la socio-anthropologie du jeu est susceptible d'ouvrir de nouvelles voies prometteuses, qui rendent compte de conduites apparemment paradoxales que l'on peut observer à la table du rabbin comme dans d'autres situations et trajectoires personnelles de retour au religieux. Nous pensons en particulier à l'insouciance manifestée par les néo-pratiquants à l'égard de la loi juive, phénomène remarquable par sa persistance dans la durée, et à l'apparente indifférence du rabbin qui paraît se satisfaire de cette situation. L'explication de la bonne volonté de ce dernier en vertu d'un intéressement pratique ne nous paraît pas suffisante. D'où l'idée d'un gain symbolique partagé entre le rabbin et ses convives, autour de la notion d' illusio ou de "mise en jeu", et favorisé par () Nous avons entamé en été 2008 une enquête de terrain consacrée à l'implantation anversoise du mouvement Habad. Notre objectif est de comparer les trajectoires d'adhésion au mouvement et les conduites des rabbins dans des contextes radicalement différents. À l'heure actuelle, nous avançons comme première hypothèse que le rabbin Habad est en concurrence avec les rabbins des autres courants du judaïsme orthodoxe dans l'espace communautaire anversois. Cette dynamique concurrentielle contribue à créer une "logique du recrutement" peut-être moins éloignée de la situation bruxelloise que ce que pourrait suggérer une analyse de sens commun. 74 R. S. & A., 2009/1 - A. la table du rabbin ... un dispositif commun d'enchantement, en affinité avec une dynamique collective favorisant une amélioration de la capacité à se poser sur un plan personnel et en même temps de résister aux aléas de l'existence. Une logique dispositive susceptible de faire de Dieu un objet transitionnel comme un autre? RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BELIN E., 2002 Une sociologie des espaces potentiels. Logique dispositive et expérience ordinaire, Bruxelles, De BoecklUniversité. BOKW., 1965 Considération sur les estimations quantitatives de la population juive de Belgique, Bruxelles, éditions du Centre national des hautes études juives. BOURDIEU P., 1980 Le sens pratique, Paris, Les Éditions de minuit. 2001 Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, collection Points-essais (1982). CAILLOIS R., 1950 L 'homme et le sacré, Paris, Gallimard. FAVRET-SAADA J., 1985 Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, collection Folio-essais. 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Revue interdisciplinaire de sciences humaines et sociales sur les rapports des sociétés à leurs espaces e fi ., 6 FormaUoD,emploi, terrnoires N° 136-137 Appel à articles: Usages populaires de l'espace DOSSIER Fonnation, emploi, territoires (dossier coordonné par Christian Azais et Olivier Giraud) • Éditorial. Formation, emploi, territoires Christian Azais, Olivier Giraud • Gouvernances territoriales et émergence d'une politique du rapport salarial - Olivier Mériaux, Éric Verdier • Proximité et relation emploi-formation: au carrefour des disciplines - Mailen Be/, Thierry Berthet • l'accès des jeunes à l'emploi: les trois dimensions de la régulation territoriale - Olivier Giraud • les enjeux de la relation formation-emploi en Italie : la place du travail et des territoires Christian Azais • L:ascendance familiale et son inscription dans l'analyse territoriale de la relation formationemploi - Bruno Berenguel, Bernard Hillau • la formation: réponse aux défis économiques et sociaux des métropoles ouest-européennes? le cas bruxellois - Gilles Van Hamme • la formation à l'épreuve de la désindustrialisation : une question de genre et de classe ? flisabetta Pernigotti • Villes et régions en concurrence pour com- (n° 1-2 de 20091 prendre l'offre de formations universitaires ? (France) - Myriam Baron HORS DOSSIER • L:innovation dans les sports de nature: l'irruption de nouvelles activités dans une station de sports d'hiver - Yohann Rech, Jean-Pierre Mounet, Marika Briot • Nouveaux habitats urbains dans des villes moyennes paulistes - Brésil - Maria Encarnaçao Be/trao Sposito • Pratiques linguistiques et parcours migratoires : une articulation complexe - Alexandra Fi/hon, France Guérin-Pace CONTROVERSES • Région métropole ou impérialisme parisien? Jean-Pierre Garnier • lettre à Didier ou le Grand Paris vu de Montreuil - Jean-Pierre Lévy • la métropole parisienne: une maladie orpheline? - Laurent Oavezies NOTES DE LECTURE • Les politiques locales françaises au défi des changements d'échelles de l'action publique Philippe Hamman • Recensions d'ouvrages ESPACES ET SOCIÉTÉS ENSA Paris-Val de Seine, LOUEST- 3-15 quai Panhard et Levassor - 75013 PARIS e-mail: [email protected] - Internet: http://www.espacesetsocietes.msh-paris.fr Vous pouvez vous abonner en ligne (paiement sécurisé) : www.editions.eres.com ou CRM ART - Éditions érès : Service des abonnements et commandes - BP 15245- F - 31152FENOUilLETCedex Tél + 33 (015 61 7492 59 - Fax + (015 17 47 5267 - e-mail: [email protected] Prix de l'abonnement 3 numéros à la Espaces et Sociétés suite dont un double I pour 1 an 55 € - France organismes 60 € 65 € - Autres pays organismes 70 € Prix du n° '-22009 (136-137): 28 € France particuliers Autres pays particuliers