Recherches sociologiques et anthropologiques 2009/1
W. Racimora : 59-75
Àla table du rabbin
Étude ethnographique d'un dispositif
d'enchantement facilitateur d'illusio
William Racimora
*
Cet article présente les résultats d'une enquête de terrain menée depuis deux ans
à Bruxelles, au sein du mouvement hassidique Habad. Nous nous intéresserons
ici plus particulièrement àla rencontre de Juifs orthodoxes et néo-pratiquants
telle qu'elle se déroule autour de la table du rabbin lorsque ce dernier est amené
à recevoir des invités ou "convives" ayant différents types de rapports à la
croyance ou différents degrés d'implication dans la pratique religieuse. Le re-
tour au religieux a fait l'objet de nombreuses études au cours des dernières an-
nées, notamment depuis les travaux de Danielle Hervieux-Léger consacrés à la
mobilité religieuse (Hervieux-Léger, 1999). Alors que la plupart des recherches
tendent à mettre l'accent sur les transformations d'habitus et les transactions
identitaires, nous avons opté, sans pour autant négliger ces aspects, pour un au-
tre type de lecture, inspiré par la socio-anthropologie du jeu et des espaces po-
tentiels.
I. Introduction
Le judaïsme belge a fait l'objet de nombreux travaux de recherches de-
puis une quarantaine d'années. La plupart des études qui lui sont consa-
crées concernent l'immigration des Juifs d'Europe centrale et
l'historiographie du volet belge de la Shoah. Le lecteur intéressé dispose
également de nombreux recueils de témoignages et de récits de vie essen-
tiellement consacrés aux années de guerre. La littérature socio-
anthropologique sur le sujet est beaucoup plus réduite. Deux publications
font office de ressources principales. La première est un article consacré à
la démographie juive en Belgique (Bok, 1965) et la seconde est une mo-
nographie ethnologique consacrée à l'implantation à Anvers du Mouve-
ment des Hassid de Belz (Gutwirth, 1970). À l'exception de ces sources,
les données fiables et utilisables dans une perspective de recherche en so-
Sociologue aux Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles.
60 R.
S.
&
A.,
2009/1 - À
la table du rabbin ...
ciologie des religions portant sur les Juifs de Belgique sont quasi inexis-
tantes.
Nous pouvons estimer que la population juive de Belgique approche les
quarante mille personnes qui ont presque toutes choisi, à parts égales, de
s'installer à Bruxelles et Anvers'.
Ces deux villes abritent des communautés juives organisées sur base
d'un modèle identique, à savoir un réseau associatif encadrant des activi-
tés cultuelles, culturelles, sociales et pédagogiques. En dépit de cette ar-
chitecture communautaire similaire, les deux communautés présentent
deux visages diamétralement opposés. Le judaïsme bruxellois est forte-
ment sécularisé alors que celui d'Anvers est resté profondément ancré
dans la tradition religieuse',
Ces quelques considérations établissant un contraste en matière de pra-
tiques religieuses sont utiles pour mettre en perspective le terrain et
l'objet de recherche dont il sera question dans cet article. Il s'agira de dé-
crire et d'analyser les phénomènes repérés dans l'espace familial d'un
rabbin du mouvement hassidique Habad qui accueille à sa table, chaque
shabbat une dizaine de convives qui sont pour la plupart des Juifs sécula-
risés, peu ou prou engagés dans une trajectoire personnelle de "retour" à
la pratique religieuse'. Dans le cadre de notre recherche, nous fréquentons
assidument ces soirées depuis deux ans. Précisons qu'à notre connais-
sance ce type de repas initiatique n'existe pas à Anvers. Les repas de
shabbat y réunissent, du moins dans les différents mouvements hassidi-
ques, quasi exclusivement des pratiquants expérimentés. Les pages qui
suivent concernent uniquement la réalité bruxelloise.
Le rabbin hassid (la règle vaut pour ceux qui appartiennent au mouve-
ment Habad) tire en général sa légitimité de sa capacité à constituer une
communauté de disciples autour de sa personne. Cette obligation est pré-
sente parfois de manière explicite, mais le plus régulièrement sur un mode
suggestif et tacite dans l'immense littérature produite depuis plus de deux
siècles par les Rebbe, les guides spirituels des différents courants du has-
sidisme.
À
Bruxelles, le rabbin Habad est contraint de s'adapter à la réali-
du judaïsme local et de puiser dans les seules ressources humaines dis-
1
Notre estimation s'appuie sur les travaux de Willy Bok (1965) et sur des entretiens menés avec des
dirigeants communautaires. Il en ressort que Bruxelles et Anvers comptent chacune probablement de
quinze à vingt mille Juifs. De plus petites communautés existent également à Liège (400 personnes),
Charleroi (200 personnes) et Gand (quelques dizaines de personnes). Les fichiers d'adresses des jour-
naux conununautaires juifs indiquent également la présence de quelques centaines de personnes domici-
liées dans des villes et villages ne disposant pas d'institutions communautaires.
2
Nous proposons à titre informatif quelques indicateurs récoltés sur le terrain: à Bruxelles, moins de
10% des plus de sept cents enfants qui fréquentent un mouvement de jeunesse juif sont inscrits dans le
mouvement religieux Bne Akiva. Ils sont 75% à Anvers. La capitale compte trois écoles juives, dont une
religieuse. Il n'existe pas d'école juive non religieuse à Anvers. La vingtaine de lieux de culte identifiés
à Bruxelles réunissent environ quatre cents fidèles pour l'office du shabbat, soit deux ou trois pour cent
de la population juive de la ville. Il ne nous a pas été possible de faire le compte dans le cas d'Anvers en
raison du nombre trop important de participants aux offices. Néanmoins, nous pouvons avancer, en fonc-
tion de vérifications aléatoires, que le nombre de fidèles y est au minimum dix fois supérieur.
JAu total, nous avons identifié en deux ans une trentaine de participants différents.
W. Racimora 61
ponibles afin de rassembler et de structurer une communauté autour de sa
personne. Il n'a donc d'autre choix que de s'entourer de Juifs sécularisés
et inexpérimentés en matière de pratique religieuse. Signalons que
d'autres rabbins de la capitale appartenant au judaïsme orthodoxe ou ré-
formé pratiquent également la politique de la "table ouverte". Il importe
toutefois de préciser que ces soirées auxquelles nous avons pu assister ne
ressemblent en rien à celles que nous allons présenter dans les pages sui-
vantes. Hors des mouvements hassidiques, la spiritualité juive fait peu de
place à l'enchantement. Elle est avant tout l'expression d'une doctrine qui
fonde le rapport humain sur le devoir et la responsabilité. Les néo-
pratiquants qui choisissent cette voie du "retour" à la pratique religieuse
évoquent de manière très élaborée des motivations de construction identi-
taire et de découverte d'une morale plaçant l'être humain au centre de
leurs préoccupations philosophiques. Par contre, à la table du rabbin Ha-
bad, les conversations font la part belle aux miracles et à la joie de vivre.
Il s'agit donc de deux conceptions du "retour" au religieux très éloignées.
Nous avons recensé à Bruxelles moins d'une centaine de personnes
ayant des attaches plus ou moins fortes avec le mouvement Habad. De-
puis deux ans, nous nous appuyons sur dix interlocuteurs privilégiés qui
nous ont permis de rencontrer les pratiquants confirmés et les néophytes
du mouvement. Plus précisément, nous faisons référence à cinq rabbins,
deux de leurs épouses, un aumônier travaillant en milieu universitaire, un
employé administratif de synagogue et un traiteur casher. Sans leur aide
précieuse, nous n'aurions pu entamer notre recherche. Grâce à leur ap-
port, nous avons pu défricher notre terrain en menant trente entretiens
semi-directifs'. Cette méthode d'enquête a très rapidement montré ses li-
mites dès qu'il a été question d'aborder l'expérience intime de la prière et
de la pratique rituelle. De plus, nous nous étions présenté à nos répon-
dants en qualité de sociologue et également de Juif. Cette posture a eu
pour effet de nous faire perdre immédiatement notre qualité d'enquêteur
"neutre" et "sans danger" appelé à disparaître une fois l'entretien achevé
(Kaufmann, 1996).
Nous avons donc rapidement abandonné cette technique pour privilé-
gier l'observation participante, une méthode qui peut s'avérer fertile et
présenter des conséquences imprévisibles. En deux années de terrain et en
dépit de notre sécularisation totale, nous avons en effet été amené à nous
retrouver gestionnaire d'un cimetière juif orthodoxe et protagoniste d'un
"procès" opposant un rabbin Habad aux administrateurs d'une synagogue
devant un tribunal rabbinique. Il y a fort à parier que nous serons désigné
prochainement comme administrateur de ce lieu de culte. En somme, et
sans l'avoir voulu, nous voilà pris au jeu du néo-pratiquant. À notre corps
défendant, nous avons acquis dans l'espace social du mouvement Habad
bruxellois une "importance" inimaginable au début de la recherche. On
4Vingt hommes et dix femmes âgés de quarante à septante-huit ans en contact avec le mouvement Ha-
bad depuis moins de cinq ans.
62 R.
S.
&
A.,
2009/1 -
À
la table du rabbin ...
peut voir là un indice de l'étonnante souplesse dont fait preuve, dans le
cadre bruxellois, ce courant rigoriste de l'orthodoxie juive. Par ailleurs,
comme Jeanne Favret-Saada l'a illustré de façon convaincante dans ses
travaux (Favret-Saada, 1985), cette façon de se faire accepter en occupant
une position dans le jeu des acteurs, loin d'être un obstacle à la connais-
sance, est parfois, sinon la seule manière, du moins une voie d'accès pri-
vilégiée pour étudier des pratiques qui autrement se déroberaient à
l'observation. Il va de soi que le chercheur doit, en bonne méthode, com-
biner "participation" et "distanciation", faute de quoi sa position se
confondrait avec celle du néo-pratiquant convaincu.
Au demeurant, nous insistons pour que le lecteur tienne pour sérieuse
l'expérience personnelle du chercheur lorsqu'il occupe des positions par-
tiellement désignées par les acteurs eux-mêmes. Quand nous préparons la
défense devant le tribunal de "notre" rabbin, nous le faisons avec enga-
gement. De même, nous nous efforçons de maîtriser la complexité des
rites et prières spécifiques aux enterrements que nous organisons avec
toute la rigueur d'un pratiquant expérimenté. Ces tâches quotidiennes
achevées, nous redevenons un citoyen ordinaire détaché de toute pratique
religieuse ainsi qu'un chercheur soucieux des règles de la méthode.
Cette apparente contradiction entre l'intimité de l'expérience religieuse
et la vie ordinaire, nous la retrouvons chez les néo-pratiquants avec qui
nous partageons régulièrement des soirées de shabbat ou des offices reli-
gieux. L'insouciance face aux exigences de la loi de Moïse, manifestée
par le pratiquant néophyte lorsqu'il a quitté la table du rabbin, nous a
conduit à nous interroger sur ce qui l'amenait dans l'espace de
l'orthodoxie du mouvement Habad. Nous avançons l'hypothèse que ce
courant du hassidisme peut-être envisagé comme un espace propice au
"bricolage" du néo-pratiquant engagé dans l'aménagement de son sys-
tème de croyance personnelle (Lévi-Strauss, 1960). Dans l'optique de la
socio-anthropologie du jeu, nous faisons l'hypothèse que cette croyance
n'a pas pour unique fonction de contribuer à la structuration du sens, que
son enjeu est tout autant de favoriser la reconstruction du sentiment que
"la vie vaut la peine d'être vécue" (pour reprendre l'expression winnico-
tienne permettant de comprendre l'importance du jeu créatif). En repar-
tant de ces concepts de "bricolage" personnel, de confiance fondamentale
en la vie ou encore d'expériences intimes associées à la richesse symboli-
que du mouvement Habad, nous allons t'enter de montrer comment
l'espace de la prière et du rite, autour de la table du rabbin, est pour ainsi
dire saturé d'objets et de phénomènes transitionnels, lesquels s'ils sont
certes spécifiques à ce courant du hassidisme, n'en sont pas moins de
bons analyseurs du point de vue de la socio-anthropologie du jeu.
II. Dieu, le rabbin et le hassid
Le mouvement hassidique Habad déploie depuis quelques décennies
une activité missionnaire et une politique de prosélytisme endogène sans
équivalent dans le champ du judaïsme contemporain. Ces deux caractéris-
W. Racimora 63
tiques en font un objet de choix pour le chercheur qui étudie le phéno-
mène récent du retour à la pratique religieuse dans les communautés jui-
ves d'Europe occidentale', et ce d'autant plus que les néo-pratiquants,
sans forcément adhérer à ce courant du hassidisme, sont pour la plupart en
contact régulier avec un rabbin Habad.
Pour rappel, le hassidisme, apparu au milieu du dix-huitième siècle en
Ukraine, est un mouvement piétiste et populaire qui a renouvelé le ju-
daïsme orthodoxe et qui a longtemps été considéré comme une imposture,
voire une hérésie du point de vue des rabbins traditionalistes. C'est que le
hassidisme a introduit deux innovations radicales qui ont bouleversé le
judaïsme orthodoxe traditionnel. La première transgression correspond à
la permutation de l'échelle des valeurs humaines telle qu'elle était conçue
classiquement par les courants traditionalistes. Ceux-ci tenaient le hassid,
l'homme qui aspire à la sainteté, comme l'idéal humain absolu, supérieur
au tsaddiq, homme juste et intègre, une condition somme toute plus ac-
cessible. Le hassidisme a renversé cette hiérarchie en instituant le tsaddiq
comme figure majeure de son système et en lui reconnaissant une proxi-
mité quasi immédiate avec Dieu. Se voir reconnaître ce statut, ou du
moins s'en approcher, exige du candidat une connaissance la plus com-
plète possible de la loi juive et de ses innombrables commentaires (condi-
tion indispensable pour prétendre se comporter en homme juste). En
même temps, le hassidisme a transformé ses rabbins, professionnels de la
loi de Moise, en spécialistes des médiations humains/divin et en facilita-
teurs de l'aspiration au sacré. Une seconde rupture, peut-être encore plus
radicale, correspond à l'introduction de l'idée d'immanence divine dans
une religion qui jusque-là faisait de la parfaite transcendance de Dieu un
dogme absolu. Cette révolution, nous la retrouvons notamment dans le
précepte qui dit au fidèle que le service de Dieu se vit dans la
matérialité".
Cette vision du monde est renforcée par l'idéal hassidique de la deveqout,
la dévotion qui conduit le croyant à chercher et à trouver quasi matériel-
lement Dieu. En somme, le hassidisme propose à ses disciples de se lais-
ser guider et emporter vers un monde envoutant et miraculeux en accor-
dant une confiance pleine et entière à leurs rabbins, leurs maitres spiri-
tuels.
Le mouvement Habad ou hassid de Loubavitch, a poussé plus loin en-
core le panenthéisme du hassidisme tout en refusant le panthéisme, consi-
déré comme une porte ouverte sur l'idolâtrie proscrite par la loi juive.
Pour présenter très brièvement son argumentation, disons que le mouve-
ment Habad a posé le principe de l'inexistence du monde matériel. Partant
de l'idée hassidique du "service de Dieu vécu dans la matérialité", il en a
inféré que "Tout est en Dieu" (panenthéisme) évitant ainsi le risque de
5Le mouvement Habad réunit une centaine de personnes àBruxelles, et vraisemblablement plus de
cinquante mille tous pays confondus.
6On pourrait comparer avec la problématique wébérienne bien connue du passage du souci extra-
mondain au souci intra-mondain, sans que les deux problématiques se confondent.
1 / 18 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !