À la table du rabbin

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Recherches sociologiques et anthropologiques 2009/1
W. Racimora : 59-75
À la table du rabbin
Étude ethnographique d'un dispositif
d'enchantement facilitateur d'illusio
William Racimora
*
Cet article présente les résultats d'une enquête de terrain menée depuis deux ans
à Bruxelles, au sein du mouvement hassidique Habad. Nous nous intéresserons
ici plus particulièrement à la rencontre de Juifs orthodoxes et néo-pratiquants
telle qu'elle se déroule autour de la table du rabbin lorsque ce dernier est amené
à recevoir des invités ou "convives" ayant différents types de rapports à la
croyance ou différents degrés d'implication dans la pratique religieuse. Le retour au religieux a fait l'objet de nombreuses études au cours des dernières années, notamment depuis les travaux de Danielle Hervieux-Léger consacrés à la
mobilité religieuse (Hervieux-Léger, 1999). Alors que la plupart des recherches
tendent à mettre l'accent sur les transformations d'habitus et les transactions
identitaires, nous avons opté, sans pour autant négliger ces aspects, pour un autre type de lecture, inspiré par la socio-anthropologie du jeu et des espaces potentiels.
I. Introduction
Le judaïsme belge a fait l'objet de nombreux travaux de recherches depuis une quarantaine d'années. La plupart des études qui lui sont consacrées concernent
l'immigration
des Juifs d'Europe
centrale et
l'historiographie du volet belge de la Shoah. Le lecteur intéressé dispose
également de nombreux recueils de témoignages et de récits de vie essentiellement consacrés aux années de guerre. La littérature socioanthropologique sur le sujet est beaucoup plus réduite. Deux publications
font office de ressources principales. La première est un article consacré à
la démographie juive en Belgique (Bok, 1965) et la seconde est une monographie ethnologique consacrée à l'implantation à Anvers du Mouvement des Hassid de Belz (Gutwirth, 1970). À l'exception de ces sources,
les données fiables et utilisables dans une perspective de recherche en so-
Sociologue aux Facultés Universitaires
Saint-Louis,
Bruxelles.
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ciologie des religions portant sur les Juifs de Belgique sont quasi inexistantes.
Nous pouvons estimer que la population juive de Belgique approche les
quarante mille personnes qui ont presque toutes choisi, à parts égales, de
s'installer à Bruxelles et Anvers'.
Ces deux villes abritent des communautés juives organisées sur base
d'un modèle identique, à savoir un réseau associatif encadrant des activités cultuelles, culturelles, sociales et pédagogiques. En dépit de cette architecture communautaire similaire, les deux communautés présentent
deux visages diamétralement opposés. Le judaïsme bruxellois est fortement sécularisé alors que celui d'Anvers est resté profondément ancré
dans la tradition religieuse',
Ces quelques considérations établissant un contraste en matière de pratiques religieuses sont utiles pour mettre en perspective le terrain et
l'objet de recherche dont il sera question dans cet article. Il s'agira de décrire et d'analyser les phénomènes repérés dans l'espace familial d'un
rabbin du mouvement hassidique Habad qui accueille à sa table, chaque
shabbat une dizaine de convives qui sont pour la plupart des Juifs sécularisés, peu ou prou engagés dans une trajectoire personnelle de "retour" à
la pratique religieuse'. Dans le cadre de notre recherche, nous fréquentons
assidument ces soirées depuis deux ans. Précisons qu'à notre connaissance ce type de repas initiatique n'existe pas à Anvers. Les repas de
shabbat y réunissent, du moins dans les différents mouvements hassidiques, quasi exclusivement des pratiquants expérimentés. Les pages qui
suivent concernent uniquement la réalité bruxelloise.
Le rabbin hassid (la règle vaut pour ceux qui appartiennent au mouvement Habad) tire en général sa légitimité de sa capacité à constituer une
communauté de disciples autour de sa personne. Cette obligation est présente parfois de manière explicite, mais le plus régulièrement sur un mode
suggestif et tacite dans l'immense littérature produite depuis plus de deux
siècles par les Rebbe, les guides spirituels des différents courants du hassidisme. À Bruxelles, le rabbin Habad est contraint de s'adapter à la réalité du judaïsme local et de puiser dans les seules ressources humaines dis1 Notre estimation s'appuie sur les travaux de Willy Bok (1965) et sur des entretiens menés avec des
dirigeants communautaires. Il en ressort que Bruxelles et Anvers comptent chacune probablement de
quinze à vingt mille Juifs. De plus petites communautés existent également à Liège (400 personnes),
Charleroi (200 personnes) et Gand (quelques dizaines de personnes). Les fichiers d'adresses des journaux conununautaires juifs indiquent également la présence de quelques centaines de personnes domiciliées dans des villes et villages ne disposant pas d'institutions communautaires.
2 Nous proposons à titre informatif quelques indicateurs récoltés sur le terrain: à Bruxelles, moins de
10% des plus de sept cents enfants qui fréquentent un mouvement de jeunesse juif sont inscrits dans le
mouvement religieux Bne Akiva. Ils sont 75% à Anvers. La capitale compte trois écoles juives, dont une
religieuse. Il n'existe pas d'école juive non religieuse à Anvers. La vingtaine de lieux de culte identifiés
à Bruxelles réunissent environ quatre cents fidèles pour l'office du shabbat, soit deux ou trois pour cent
de la population juive de la ville. Il ne nous a pas été possible de faire le compte dans le cas d'Anvers en
raison du nombre trop important de participants aux offices. Néanmoins, nous pouvons avancer, en fonction de vérifications aléatoires, que le nombre de fidèles y est au minimum dix fois supérieur.
J Au total, nous avons identifié en deux ans une trentaine de participants différents.
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ponibles afin de rassembler et de structurer une communauté autour de sa
personne. Il n'a donc d'autre choix que de s'entourer de Juifs sécularisés
et inexpérimentés en matière de pratique religieuse. Signalons que
d'autres rabbins de la capitale appartenant au judaïsme orthodoxe ou réformé pratiquent également la politique de la "table ouverte". Il importe
toutefois de préciser que ces soirées auxquelles nous avons pu assister ne
ressemblent en rien à celles que nous allons présenter dans les pages suivantes. Hors des mouvements hassidiques, la spiritualité juive fait peu de
place à l'enchantement. Elle est avant tout l'expression d'une doctrine qui
fonde le rapport humain sur le devoir et la responsabilité. Les néopratiquants qui choisissent cette voie du "retour" à la pratique religieuse
évoquent de manière très élaborée des motivations de construction identitaire et de découverte d'une morale plaçant l'être humain au centre de
leurs préoccupations philosophiques. Par contre, à la table du rabbin Habad, les conversations font la part belle aux miracles et à la joie de vivre.
Il s'agit donc de deux conceptions du "retour" au religieux très éloignées.
Nous avons recensé à Bruxelles moins d'une centaine de personnes
ayant des attaches plus ou moins fortes avec le mouvement Habad. Depuis deux ans, nous nous appuyons sur dix interlocuteurs privilégiés qui
nous ont permis de rencontrer les pratiquants confirmés et les néophytes
du mouvement. Plus précisément, nous faisons référence à cinq rabbins,
deux de leurs épouses, un aumônier travaillant en milieu universitaire, un
employé administratif de synagogue et un traiteur casher. Sans leur aide
précieuse, nous n'aurions pu entamer notre recherche. Grâce à leur apport, nous avons pu défricher notre terrain en menant trente entretiens
semi-directifs'. Cette méthode d'enquête a très rapidement montré ses limites dès qu'il a été question d'aborder l'expérience intime de la prière et
de la pratique rituelle. De plus, nous nous étions présenté à nos répondants en qualité de sociologue et également de Juif. Cette posture a eu
pour effet de nous faire perdre immédiatement notre qualité d'enquêteur
"neutre" et "sans danger" appelé à disparaître une fois l'entretien achevé
(Kaufmann, 1996).
Nous avons donc rapidement abandonné cette technique pour privilégier l'observation participante, une méthode qui peut s'avérer fertile et
présenter des conséquences imprévisibles. En deux années de terrain et en
dépit de notre sécularisation totale, nous avons en effet été amené à nous
retrouver gestionnaire d'un cimetière juif orthodoxe et protagoniste d'un
"procès" opposant un rabbin Habad aux administrateurs d'une synagogue
devant un tribunal rabbinique. Il y a fort à parier que nous serons désigné
prochainement comme administrateur de ce lieu de culte. En somme, et
sans l'avoir voulu, nous voilà pris au jeu du néo-pratiquant. À notre corps
défendant, nous avons acquis dans l'espace social du mouvement Habad
bruxellois une "importance" inimaginable au début de la recherche. On
Vingt hommes et dix femmes âgés de quarante à septante-huit ans en contact avec le mouvement Habad depuis moins de cinq ans.
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peut voir là un indice de l'étonnante souplesse dont fait preuve, dans le
cadre bruxellois, ce courant rigoriste de l'orthodoxie juive. Par ailleurs,
comme Jeanne Favret-Saada l'a illustré de façon convaincante dans ses
travaux (Favret-Saada, 1985), cette façon de se faire accepter en occupant
une position dans le jeu des acteurs, loin d'être un obstacle à la connaissance, est parfois, sinon la seule manière, du moins une voie d'accès privilégiée pour étudier des pratiques qui autrement se déroberaient à
l'observation. Il va de soi que le chercheur doit, en bonne méthode, combiner "participation" et "distanciation", faute de quoi sa position se
confondrait avec celle du néo-pratiquant convaincu.
Au demeurant, nous insistons pour que le lecteur tienne pour sérieuse
l'expérience personnelle du chercheur lorsqu'il occupe des positions partiellement désignées par les acteurs eux-mêmes. Quand nous préparons la
défense devant le tribunal de "notre" rabbin, nous le faisons avec engagement. De même, nous nous efforçons de maîtriser la complexité des
rites et prières spécifiques aux enterrements que nous organisons avec
toute la rigueur d'un pratiquant expérimenté. Ces tâches quotidiennes
achevées, nous redevenons un citoyen ordinaire détaché de toute pratique
religieuse ainsi qu'un chercheur soucieux des règles de la méthode.
Cette apparente contradiction entre l'intimité de l'expérience religieuse
et la vie ordinaire, nous la retrouvons chez les néo-pratiquants avec qui
nous partageons régulièrement des soirées de shabbat ou des offices religieux. L'insouciance face aux exigences de la loi de Moïse, manifestée
par le pratiquant néophyte lorsqu'il a quitté la table du rabbin, nous a
conduit à nous interroger sur ce qui l'amenait dans l'espace de
l'orthodoxie du mouvement Habad. Nous avançons l'hypothèse que ce
courant du hassidisme peut-être envisagé comme un espace propice au
"bricolage" du néo-pratiquant engagé dans l'aménagement de son système de croyance personnelle (Lévi-Strauss, 1960). Dans l'optique de la
socio-anthropologie du jeu, nous faisons l'hypothèse que cette croyance
n'a pas pour unique fonction de contribuer à la structuration du sens, que
son enjeu est tout autant de favoriser la reconstruction du sentiment que
"la vie vaut la peine d'être vécue" (pour reprendre l'expression winnicotienne permettant de comprendre l'importance du jeu créatif). En repartant de ces concepts de "bricolage" personnel, de confiance fondamentale
en la vie ou encore d'expériences intimes associées à la richesse symbolique du mouvement Habad, nous allons t'enter de montrer comment
l'espace de la prière et du rite, autour de la table du rabbin, est pour ainsi
dire saturé d'objets et de phénomènes transitionnels, lesquels s'ils sont
certes spécifiques à ce courant du hassidisme, n'en sont pas moins de
bons analyseurs du point de vue de la socio-anthropologie du jeu.
II. Dieu, le rabbin et le hassid
Le mouvement hassidique Habad déploie depuis quelques décennies
une activité missionnaire et une politique de prosélytisme endogène sans
équivalent dans le champ du judaïsme contemporain. Ces deux caractéris-
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tiques en font un objet de choix pour le chercheur qui étudie le phénomène récent du retour à la pratique religieuse dans les communautés juives d'Europe occidentale', et ce d'autant plus que les néo-pratiquants,
sans forcément adhérer à ce courant du hassidisme, sont pour la plupart en
contact régulier avec un rabbin Habad.
Pour rappel, le hassidisme, apparu au milieu du dix-huitième siècle en
Ukraine, est un mouvement piétiste et populaire qui a renouvelé le judaïsme orthodoxe et qui a longtemps été considéré comme une imposture,
voire une hérésie du point de vue des rabbins traditionalistes. C'est que le
hassidisme a introduit deux innovations radicales qui ont bouleversé le
judaïsme orthodoxe traditionnel. La première transgression correspond à
la permutation de l'échelle des valeurs humaines telle qu'elle était conçue
classiquement par les courants traditionalistes. Ceux-ci tenaient le hassid,
l'homme qui aspire à la sainteté, comme l'idéal humain absolu, supérieur
au tsaddiq, homme juste et intègre, une condition somme toute plus accessible. Le hassidisme a renversé cette hiérarchie en instituant le tsaddiq
comme figure majeure de son système et en lui reconnaissant une proximité quasi immédiate avec Dieu. Se voir reconnaître ce statut, ou du
moins s'en approcher, exige du candidat une connaissance la plus complète possible de la loi juive et de ses innombrables commentaires (condition indispensable pour prétendre se comporter en homme juste). En
même temps, le hassidisme a transformé ses rabbins, professionnels de la
loi de Moise, en spécialistes des médiations humains/divin et en facilitateurs de l'aspiration au sacré. Une seconde rupture, peut-être encore plus
radicale, correspond à l'introduction de l'idée d'immanence divine dans
une religion qui jusque-là faisait de la parfaite transcendance de Dieu un
dogme absolu. Cette révolution, nous la retrouvons notamment dans le
précepte qui dit au fidèle que le service de Dieu se vit dans la matérialité".
Cette vision du monde est renforcée par l'idéal hassidique de la deveqout,
la dévotion qui conduit le croyant à chercher et à trouver quasi matériellement Dieu. En somme, le hassidisme propose à ses disciples de se laisser guider et emporter vers un monde envoutant et miraculeux en accordant une confiance pleine et entière à leurs rabbins, leurs maitres spirituels.
Le mouvement Habad ou hassid de Loubavitch, a poussé plus loin encore le panenthéisme du hassidisme tout en refusant le panthéisme, considéré comme une porte ouverte sur l'idolâtrie proscrite par la loi juive.
Pour présenter très brièvement son argumentation, disons que le mouvement Habad a posé le principe de l'inexistence du monde matériel. Partant
de l'idée hassidique du "service de Dieu vécu dans la matérialité", il en a
inféré que "Tout est en Dieu" (panenthéisme) évitant ainsi le risque de
Le mouvement Habad réunit une centaine de personnes à Bruxelles, et vraisemblablement plus de
cinquante mille tous pays confondus.
6 On pourrait comparer avec la problématique
wébérienne bien connue du passage du souci extramondain au souci intra-mondain, sans que les deux problématiques se confondent.
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voir émerger un culte reconnaissant que ''Tout est Dieu" (panthéisme). Le
Dieu du judaïsme étant, entre autres caractéristiques, considéré par la tradition comme de nature insaisissable et inconnaissable, le monde matériel, c'est-à-dire le lieu de notre vie, devient pour le mouvement Habad
une illusion, une création permanente de l'esprit humain. Il est dès lors
tentant, à partir de là, de reprendre cette intuition hassidique du point de
vue de la socio-anthropologie du jeu et des espaces transitionnels, et de se
demander si cette invention d'un monde imaginaire qui se substitue au
monde réel ne peut pas être analysée comme un dispositif facilitateur
d'illusio7• Bref, notre questionnement nous porte à nous intéresser au
mouvement Habad dans la mesure où il encouragerait certaines pratiques
et dispositions pouvant être analysées sous l'angle de l'élargissement ou
du déploiement des "espaces potentiels", pour reprendre ici la conceptualisation introduite par Winnicott et transposée socio-anthropologiquement
par Belin.
Il convient de préciser que les espaces potentiels doivent être entendus
comme des espaces bien réels et personnels et non comme de simples artefacts imaginaires. C'est dans ces espaces que prennent place les expériences humaines empreintes de créativité. Le nouveau-né y découvre la
réalité de sa propre identité en même temps qu'il y expérimente l'altérité.
Belin, par extension, y loge l'ensemble des manifestations de la vie telles
qu'elles sont perçues par chaque sujet. En d'autres termes, si cet espace
est endommagé par les vicissitudes de la vie ordinaire et cela depuis la
prime enfance jusqu'à l'âge adulte, celui qui y "habite" se verra privé de
bon nombre de ces manifestations ou potentialités. La reconstruction de la
confiance de base endommagée ou, si l'on préfère, le rétablissement des
conditions de l'illusio apparaît dès lors comme une voie qui permet de
redéployer les espaces potentiels endommagés ou appauvris.
III. Illusion et réalité
L'idée défendue par les initiés du mouvement Habad selon laquelle le
monde matériel ne serait qu'une illusion peut certes dérouter au premier
abord. Nous devons ici tenir compte du fait que cette idée est reçue et traitée différemment, d'un point de vue sociologique, selon que nous avons
affaire à des pratiquants confirmés ou à des néo-pratiquants. C'est à ce
niveau que certaines données relatives à la généalogie des acteurs (ou,
d'un point de vue bourdieusien, à leurs trajectoires) s'avèrent pertinentes.
En effet, nous avons été amené à constater dès le début de notre terrain
bruxellois que l'approche particulière du monde matériel dont il est ici
question est plus souvent le fait d'individus nés dans une famille Habad,
individus que l'on peut dès lors qualifier d' "héritiers" de cette façon de
voir. Au contraire, les néo-pratiquants, quel que soit d'ailleurs leur degré
Nous ne prétendons pas que la mise à disposition de facilitateurs d'i/lusio soit formulée explicitement
comme un but à atteindre par la doctrine de ce mouvement religieux, mais que cette dernière peut induire implicitement ou incidemment ce genre de conséquences pratiques.
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d'engagement dans le mouvement, ne font jamais mention de cette
conception du rapport entre réalité et illusion.
Faut-il en conclure que le mouvement Habad organise l'initiation de
ses nouveaux membres en respectant une progression précautionneuse
vers un éventuel secret qui ne serait rendu accessible que sur une très longue durée, impliquant à la limite au moins deux générations successives?
D'autres indices ne vont pas dans le sens de cette hypothèse. Ainsi, le
néo-pratiquant, comme tout un chacun, peut avoir librement et facilement
accès à des sites internet gérés par le mouvement Habad (ou l'une ou
l'autre de ses composantes ou émanations), défendant et illustrant sans
détour cette idée selon laquelle le monde matériel devrait être compris
comme une illusion. Une autre piste nous est fournie par P. Bourdieu,
lorsque celui-ci distingue le jeu en soi et le jeu pour soi (Bourdieu,
1980 :112). Vu sous cet angle, le Habad héritier (pourvu d'un habitus
transgénérationnel), né dans le jeu spécifique du mouvement, serait totalement investi au point d'en vivre les règles, y compris les plus étonnantes, sans même avoir à les accepter ou à les mettre en œuvre d'un point de
vue réflexif; de son coté, le néo-pratiquant (doté d'un habitus en cours
d'acquisition), quel que soit son niveau d'engagement, serait davantage
en phase d'apprentissage et d'incorporation des conduites à tenir dans son
nouvel espace de jeu. On peut comprendre à partir de là que le "nouveau
joueur", à savoir le néo-pratiquant, en tant qu'il est pris au jeu de la découverte du monde nouveau du hassidisme à travers sa variante Habad, ne
s'empresse pas de le tenir pour une illusion.
Bien qu'elle soit pertinente et utile d'un point de vue analytique, cette
compréhension du rapport au monde matériel en fonction des trajectoires
individuelles ("héritiers" vs "néo-pratiquants") n'est pas la seule grille de
lecture envisageable. En suivant une suggestion de Belin (Belin,
2002 :20), on peut en effet décider de moins porter notre attention sur une
population de sujets, et davantage sur une catégorie d'expérience. En optant pour une entrée qui privilégie l'expérience de la pratique et de
l'émotion religieuse, la spécificité du rapport au monde matériel, qui jusque-là était censée différencier les deux catégories de protagonistes du
mouvement Habad, cesse d'être prépondérante et tend même à s'estomper
pour laisser apparaître une série de phénomènes que l'on peut décrire et
analyser comme s'inscrivant dans une logique dispositive commune. Sous
cet angle, et en dépit de leurs différences en termes d'habitus et de trajectoires, la rencontre entre des Habad orthodoxes et compétents et des Habad néo-pratiquants (se composant une pratique à la carte peu soucieuse,
comme nous allons le voir, de se plier aux rigueurs de la loi juive) est
possible et même favorisée par le fait que les premiers ont acquis la certitude que les vicissitudes de l'existence ne sont qu'inventions de l'esprit
humain, tandis que les seconds aspirent à atteindre cette capacité à se
prémunir contre les angoisses quotidiennes. Le Habad héritier, bien que
8
Voir la thématique bourdieusicnne du "jeu fait corps".
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persuadé du peu de crédibilité du monde matériel, y vit et y souffre
comme tout un chacun.
Nous allons voir à présent que le rabbin joue un rôle particulier dans ce
dispositif de croyance. En accueillant le néo-pratiquant dans son espace
familial, lieu privilégié de la pratique de prières et de rites particuliers associés à la célébration des fêtes juives, le rabbin Habad a l'occasion de
concilier le jeu et le sacré, d'être conforté par la possibilité de cette combinaison, qui à la fois le pose en vis-à-vis tangible et l'extrait du quotidien. À la table du rabbin, ainsi qu'il ressort de nos observations, néopratiquants et héritiers créent une dramaturgie commune, divertissante
tout en étant très sérieuse, «un spectacle que l'on joue sciemment, mais
qui pourtant n'est aucunement tromperie ou divertissement» (Caillois,
1950 :209). À la table du shabbat, les protagonistes, pratiquants confirmés ou hésitants, doivent faire preuve de créativité pour se rencontrer en
dépit de leurs différences (ou grâce à elles). Or «c'est seulement en étant
créatif que l'individu découvre le soi» (Winnicott, 1975 :110). À la table
du rabbin, tous les joueurs (à la fois agents et patients d'un jeu sérieux)
peuvent dès lors nouer le jeu, le soi et le sacré.
IV. Le rabbin et le néo-pratiquant
Le rabbin Habad a été formé dans le réseau d'enseignement du mouvement, souvent depuis l'adolescence. Il est indifféremment d'origine
ashkénaze ou sépharade et la plupart du temps (mais les exceptions sont
nombreuses) il est né dans une famille juive pratiquante (que cette dernière adhère ou pas au hassidisme de Loubavitch). Le rabbin est un expert
de la loi juive et de ses multiples interprétations. Surtout, il en est un pratiquant assidu. La famille du rabbin ainsi que son espace familial sont entièrement dévolus au respect des règles prescriptives et prohibitives du
judaïsme traditionnel. Dans le foyer Habad on ne se joue pas de la loi. Le
rabbin, dès lors qu'il n'est pas installé à New York, siège du mouvement,
est un émissaire chargé d'une mission précise: ramener le plus grand
nombre possible de Juifs vers le chemin de la Loi.
Pour ce faire, il lui est recommandé d'ouvrir son espace familial, d'en
faire le lieu exemplaire où les Juifs sécularisés seront en mesure de retrouver le goût de la prière, du rite, de la sanctification de Dieu et du respect de sa loi. Enfin, le rabbin est dépourvu de toute autorité et ne doit
son éventuel succès qu'à sa capacité à convaincre et à séduire, et peut-être
plus encore à son habilité à se situer et à se mouvoir dans un écheveau de
relations sociales plus ou moins fiables. Cet «acteur-réseau», pour reprendre le concept de Latour (2006) est un spécialiste des associations et
s'ingénie à occuper le centre de l'arène. Pas toujours avec succès, comme
nous avons pu le constater sur le terrain bruxellois, où les conflits entre
rabbins Habad, de même que ceux qui les opposent à certains néopratiquants ou aux conseils d'administration des synagogues qui les accueillent, peuvent être violents. Dans ces situations de crise, la capacité
du rabbin Habad à réorganiser ces associations est une condition indis-
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pensable à sa survie symbolique. Il n'existe en effet que parce qu'il est
reconnu comme tel. En mettant en œuvre ses compétences dans le cadre
bienveillant de son espace familial, il conforte à toutes fins utiles sa position, c'est-à-dire ses possibilités de vivre de son métier de rabbin en démontrant qu'il vit pour et dans la religion (en vertu de la même logique
que celle étudiée par Pierre Bourdieu dans le champ politique: «on peut
vivre de la politique à condition de vivre pour la politique» (Bourdieu,
2001 :228)
Le néo-pratiquant est, comme le rabbin, indistinctement ashkénaze ou
sépharade. Mis à part ce point commun, son portrait est beaucoup plus
difficile à brosser tant les histoires de vie recueillies sur le terrain sont
diverses. Hommes et femmes, de tous âges et de toutes conditions sociales, survivants européens de la Shoah ou exilés d'Afrique du Nord, issus
de familles parfaitement sécularisées ou au contraire traditionalistes, engagés avec résolution sur le chemin de la pratique religieuse ou pratiquants dilettantes, etc., les néo-pratiquants échappent pour une large part
à toute tentative de description quantitative ou qualitative. Nous faisons
l'hypothèse que ce qui les réunit autour de la table du rabbin est une expérience commune que nous tenterons de décrire dans les pages suivantes.
En d'autres termes, nous nous intéressons à une catégorie expérientielle
qui réunit dans le sanctuaire de l'espace familial du meneur de jeu compétent qu'est le rabbin des sujets que les circonstances ordinaires de
l'existence ont tendance à maintenir séparés".
Même les synagogues, lieux de culte par excellence, ne permettent pas
des rencontres telles que celles qui se déroulent dans notre espace privilégié. Si certaines d'entre elles (pas toutes tant s'en faut) réunissent un public hétérogène, nous n'avons jamais pu y observer une expérience commune d'une intensité comparable à ce qui se produit à la table du rabbin.
La question se pose dès lors de savoir si le rabbin n'est en mesure (ou
n'est "libre") de mener le jeu avec bienveillance que dans son espace familial. Le jeu du rite et de la prière serait-il trop parfaitement réglé à la
synagogue pour lui offrir cette opportunité" ? Le néo-pratiquant ne viendrait-il pas chercher à la table du rabbin le soutien bienveillant, rassurant
et sécurisant d'un agent compétent, disposé et intéressé à favoriser la découverte de pratiques inconnues ou oubliées, ces conditions pouvant dès
lors agir comme des facilitateurs d'il/usio ?
V. À la table du rabbin
Les circonstances qui permettent aux Habad (héritiers et néopratiquants) de se retrouver autour d'une table sont nombreuses: les repas
Nous remercions Monsieur le Grand rabbin Menahem H. et son épouse, qui nous accueillent régulièrement à leur table et nous ont permis de nous familiariser avec les rites, pratiques et prières dont il est
ici question.
ID Un élément de réponse réside peut-être dans le fait que, le culte se déroulant dans une langue que ne
comprennent pas la plupart des néo-pratiquants, ceux-ci seraient perdus dans la synagogue comme le
voyageur en terre étrangère.
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de shabbat tous les vendredis soirs, ceux qui sont pris dans les jardins ou
sur les terrasses sous la protection symbolique de quelques branches
d'arbres pendant la semaine automnale de la fête des tabernacles, ou encore ceux consommés à l'occasion de la Pâque juive. Pour être complet, il
nous faudrait évoquer les rites particuliers liés aux ruptures de jeûne ainsi
que ceux qui correspondent à une cérémonie d'origine païenne, la fête des
lumières au mois de décembre, ou encore les repas particuliers qui incitent les convives à l'ivresse lors de la fête carnavalesque de Pourim. Dans
les pages qui suivent, nous nous limiterons à la table du shabbat du Grand
rabbin orthodoxe de Bruxelles, membre éminent du mouvement Habad.
Le shabbat est un moment d'une importance capitale pour la vie juive,
une trêve hebdomadaire consacrée au repos, à la joie et à Dieu:
On raconte que Dieu dit à Israël: 'Si vous acceptez ma Torah et observez ma Loi, je vous ferai don pour l'éternité du bien le plus précieux que je possède'. 'Quel est ce bien, demanda Israël, que tu nous
donneras contre l'obéissance à ta Torah?' 'Le monde à venir', répondit Dieu. 'Ne pourrions-nous pas déjà nous faire une idée de cet
autre monde ?' Insista Israël. 'Le Shabbat vous le fera entrevoir, dit
Dieu' (ZborowskilHerzog, 1992 :27).
Ce passage édifiant, que l'on retrouve exprimé de manière très similaire dans les communautés ashkénazes, sépharades et judéo-arabes, peut
aider le lecteur à comprendre dans quel état d'esprit le rabbin attend ses
convives pour le repas du shabbat. Il est dans la position de celui qui a la
responsabilité et la possibilité d'entrouvrir les portes du paradis à ses invités. Ceux-ci, tous Juifs, et pour la plupart peu ou pas pratiquants se présentent au domicile familial du rabbin après l'office qui s'est déroulé à la
synagogue. Ils n'y ont pas tous participé et nombre d'entre eux transgresseront le shabbat en se rendant au dîner en voiture alors que seule la marche à pied est autorisée par la loi juive pour ce jour de fête. Nul ne se
permettra la moindre remarque concernant le non-respect de la loi. Le
shabbat est un jour de paix et de recherche d'harmonie, un temps privilégié qui permet à chacun de se sentir à l'abri, préservé des vicissitudes du
quotidien. Mais on peut aussi voir dans cette suspension de
l'interrogation concernant l'observance stricte de la règle formelle, en dehors de l'espace privilégié de la table du rabbin, une condition facilitant
l'immersion dans une ambiance créative, ponctuée et rythmée par certains
rituels, comme nous allons le détailler à présent.
Chaque convive frappe à la fenêtre du rez-de-chaussée. La sonnette
étant électrique, son usage est proscrit durant le shabbat. L'éclairage de la
maison est assuré par un système de minuterie évitant aux habitants des
lieux de devoir utiliser un interrupteur.
Le shabbat est le rite domestique et familial par excellence. En général,
la maîtresse de maison ou une de ses filles (faisant l'apprentissage de son
rôle futur de mère et d'épouse) vient accueillir l'hôte qui frappe à la porte.
Si ce dernier est un homme, il s'abstiendra de serrer la main de son hôtesse ; le contact physique est en effet proscrit entre adultes de sexes dif-
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férents, sauf bien sûr pour les époux et dans une certaine mesure dans le
cadre des relations parents-enfants. À l'instant de franchir le seuil de la
maison, la plupart des invités effleurent de leur main droite la mezouza,
une amulette fixée au chambranle de la porte, et portent leur main à leur
visage, geste symbolisant un baiser. Les hommes qui auraient omis de se
couvrir la tête se voient remettre une kippa. Dès que les invités sont tous
réunis vient le moment des ablutions. Il s'agit en l'occurrence de se rincer
les mains, l'une après l'autre, en utilisant un verre ou tout autre ustensile
réservé à cet usage. Le robinet symbolisant la source naturelle, il convient
d'utiliser un artefact pour se détacher de l'ordre naturel et ainsi ritualiser
l'acte élémentaire qui consiste à se rincer les mains. Il s'agit bien entendu
d'un rite de purification et non pas d'un acte répondant à un souci hygiéniste.
Les ablutions achevées, les invités (presque tous néo-pratiquants) et les
membres de la famille nombreuse du rabbin prennent place autour de la
table. Les hommes et les femmes se font face, toujours dans le respect de
la prohibition des contacts physiques entre les sexes. Les enfants sont libres de s'installer où ils le souhaitent. L'ensemble des opérations, du
franchissement de la porte d'entrée jusqu'à l'installation des convives autour de la table, est très rapide. En quelques minutes, les invités sont pour
ainsi dire pris en charge par l'épouse du rabbin, que l'on peut rapprocher
de la figure de la "mère suffisamment bonne", pour oser cette comparaison winnicotienne !
Cette prise en charge ou cet accompagnement, par le biais de quelques
opérations symboliques telles que la purification des mains ou le rappel
de la présence bienveillante de Dieu à travers le port de la kippa, va permettre aux participants de s'installer dans une ambiance propice à la détente et à la disponibilité. Cet état, qui peut faire l'objet de descriptions
anthropologiques ou d'interprétations psychanalytiques, n'est pas très
éloigné de ce que Belin identifie comme une régression temporaire et régénératrice. Qui plus est, cette "infantilisation" momentanée est ici fortement encadrée sur le plan rituel". Cette "régression", non seulement n'a
rien de pathologique, mais en outre, elle s'appuie sur des opérations symboliques effectives, qui ont des effets bien réels: se laver les mains, se
couvrir la tête, s'installer d'un côté pour les filles et de l'autre pour les
garçons, trois injonctions qui n'ont pas cours dans le monde ordinaire des
néo-pratiquants. Nous sommes ici dans un jeu consenti et délibéré où l'on
se dessaisit volontairement de son libre arbitre, où l'on s'adonne pour ainsi dire à une forme temporaire d'auto-aliénation sous le regard compréhensif et même bienveillant d'autrui.
Ce jeu relève aussi d'un "comme si", sinon d'un double jeu. Le rabbin
et son épouse savent pertinemment que leurs invités sont arrivés en voiture, que les couples qui sont séparés à table s'endormiront dans le même
liOn pourrait comparer avec l'analyse des rites de passage en anthropologie (confer Van Gennep, Turner, etc.).
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R. S. & A., 2009/1 - À la table du rabbin ...
lit (bien qu'ils ne soient pas forcément des époux légitimes aux yeux de la
religion) et que pour la plupart des convives les prières qui seront prononcées en hébreu biblique ou en araméen resteront totalement incompréhensibles. Les néo-pratiquants sont conscients que leurs hôtes ne sont pas
dupes. Ce soir, à la table de shabbat, héritiers et néo-pratiquants vont
s'échapper du monde ordinaire (Huizinga, 1955) en s'associant autour
d'une illusion commune, en la faisant exister. Le rabbin et son épouse seront les garants du respect des règles de la loi et les invités néophytes,
placés en situation d'initiés qui découvrent un univers nouveau, apporteront leur disponibilité. Si les uns et les autres peuvent faire bon commerce
en dépit de leurs différences, c'est parce que le jeu qui est mené à la table
du rabbin repose sur un consentement tacite et que la créativité des
joueurs (autrement dit la disposition à se prendre au jeu de façon créative,
ou il/usio) y est bienvenue, voire souhaitée. En outre, la pratique des rituels dans l'espace prévu à cet effet s'accompagne d'une absence
d'évaluation normative et réflexive concernant ce qui se passe en dehors;
la mise en question des pratiques ordinaires du point de vue de leur
conformité au prescrit religieux est, dans ce contexte, suspendue ou neutralisée.
Le repas proprement dit est précédé par le rite de l'allumage des bougies de shabbat par la maîtresse de maison et par les différentes bénédictions prononcées par le rabbin. Ces prières rappellent que les aliments qui
vont être consommés sont un don de Dieu et qu'ils répondent à un ordonnancement rigoureux: le vin, le pain, les viandes et les poissons, les fruits
et légumes, les laitages, les œufs. À chaque catégorie d'aliment correspondent une bénédiction et des règles de consommation. Pendant le repas,
les règles rituelles se relâchent et les discussions vont bon train, chacun
étant de libre d'adresser la parole à qui il le souhaite. Les conversations
sont essentiellement profanes. À la fin du repas, le rabbin reprend la main
afin de réintroduire un usage sacré des signes et des rites. On peut parler
d'une expérience qui est à la fois collective et individuelle parce qu'elle
est vécue en groupe tout en suscitant une tonalité différente en fonction
des histoires de chacun des participants. Le repas s'étant déroulé, somme
toute de manière tout à fait ordinaire, la prière et le rite qui viennent
conclure les agapes rappellent opportunément aux convives néopratiquants que décidément ils ne sont pas dans le monde profane.
La prière qui clôture le repas, le Birkat hamazon est une longue bénédiction chantée par le rabbin, dont certains couplets sont repris en cœur
par l'assemblée. Le texte étant en hébreu, langue rappelons-le inconnue
pour la plupart des convives, ces derniers se voient remettre un parolier
reprenant le texte de la prière en alphabet latin, mais sans traduction. En
règle générale, ils participent avec enthousiasme à la chanson (comment
appeler autrement un air et des paroles incompréhensibles chantées sur un
tempo rythmé) ? Le rabbin et sa famille prient, les néo-pratiquants chantent. Ou bien est-ce le contraire? Tous les jours de sa vie, après chaque
repas, le rabbin prie et on imagine mal qu'il puisse échapper à l'effet de la
w. Racimora
71
répétition. Le néo-pratiquant est dans la position inverse, il ne prie jamais
ou alors rarement. En chantant, sous la conduite autorisée du rabbin, peutêtre est-il totalement engagé dans sa prière, soutenu par la nouveauté de
l'expérience. Cet enthousiasme de néophyte tend pour une part au moins à
se communiquer au guide spirituel, ce dernier y puisant un renouvellement ou une réactivation de son sens de la prière.
Après cette prière qui marque la fin du repas, il reste aux convives à
sacrifier à un dernier rite de purification. En l'occurrence, il s'agit de
tremper les doigts de la main droite dans l'eau d'une aiguière qui passe de
convive en convive pour ensuite s'humidifier les lèvres. Cette pratique
rituelle est censée rappeler à chacun son origine supposée de descendant
des Hébreux installés en Palestine biblique (époque pendant laquelle on
consommait un sel extrait des salines de la Mer Morte, aux caractéristiques oléagineuses, connu pour adhérer aux commissures des lèvres et aux
doigts et potentiellement dangereux pour les yeux). Le rabbin qui invite
ses hôtes à respecter cette tradition ancestrale ne manque pas de leur dire:
«Faisons ainsi que le faisaient nos pères», rappelant les ancêtres qui peuplaient la Terre Sainte jusqu'à l'exode massif des premiers siècles de l'ère
commune. Il répond de la sorte symboliquement, probablement sans
l'avoir calculé, à une angoisse identitaire exprimée dans la quasi-totalité
des entretiens menés avec des néo-pratiquants. En inscrivant ses invités
dans une filiation immémoriale, le rabbin leur promet un avenir. Il leur
permet, l'espace d'un instant, de restaurer une confiance endommagée. Il
convient ici d'avoir à l'esprit que bon nombre des néo-pratiquants sont
des survivants de la Shoah ou des enfants de survivants, ou encore des
exilés forcés du monde arabo-musulman.
À l'issue de ce dernier rite de purification, il est de coutume de consacrer un peu de temps à l'étude du chapitre de la Torah (les cinq premiers
livres de la bible hébraïque) qui sera lu le lendemain matin à la synagogue. Un exercice qui va permettre au rabbin de déployer ses compétences.
Après avoir démontré sa maîtrise des rites et des prières, voilà notre meneur de jeu qui peut "occuper le terrain" sans adversaires à sa mesure. Il
ne faut pas y voir un exercice de pouvoir (fut-ce sur un plan symbolique),
ou alors de manière tout à fait secondaire. L'enjeu de cet intermède intellectuel, même s'il n'est pas calculé délibérément, est double. D'abord,
conforter le rabbin dans sa position de meneur de jeu compétent. Ensuite,
placer les convives néo-pratiquants dans un espace commun, malgré leurs
différences. À la table du rabbin se côtoient professions libérales, allocataires sociaux, employés, retraités et travailleurs indépendants. Face aux
capacités d'exégèse du rabbin, les statuts des uns et des autres
s'estompent. Il ne reste plus autour de la table que des individus dépouillés de leurs qualités ou attributs sociaux, muets devant celui qui "sait
tout", qui représente littéralement la loi et qui s'apprête à leur rendre la
parole. Parce qu'une des caractéristiques de ces repas de shabbat, c'est la
surprenante liberté d'expression qui y règne. Non pas que l'on soit étonné
de voir le rabbin inviter les convives à s'exprimer. Mais, que ces derniers
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R. S. &A., 2009/1 -À la table du rabbin ...
le fassent avec une liberté qui frise la désinvolture, voilà qui est remarquable. Par désinvolture, nous entendons la facilité avec laquelle les
convives s'expriment sur des sujets bibliques dont, dans la plupart des
cas, ils ignorent à peu près tout. Nous songeons aussi à l'aisance avec laquelle les nouveaux venus s'emparent de la parole. Ces indices nous renseignent sur le climat de confiance exceptionnel qui règne pendant ces
repas de shabbat.
Enfm, chacune de ces rencontres s'achève par ce que nous appellerons
"le moment d'enchantement collectif'. Le rabbin est compétent, fiable,
"paternel" et il est accompagné d'une épouse rassurante et "maternante".
Ses invités sont enthousiastes et confiants. Les statuts sociaux sont renvoyés à l'arrière-plan et l'assemblée joue à être composée de Juifs pratiquants, ce qui est loin d'être le cas en réalité. Toutes les conditions requises sont réunies pour évoquer et invoquer la dimension magique et poétique accessible à travers l'expérience religieuse. Cette irruption d'un univers enchanté à la table du shabbat, c'est notre meneur de jeu, le rabbin
qui va la susciter en proposant à ses invités des récits présentés comme
authentiques, bien qu'ils ne dénoteraient pas dans un livre de contes pour
enfants. Il s'agit de présenter, en adoptant un registre anecdotique, le
monde particulier des initiés du mouvement. Un espace où le miracle est
quotidien et la distance entre l'homme et son créateur réduite à sa plus
simple expression.
L'analyse du contenu de ces récits mériterait à elle seule une étude approfondie qui n'a pas sa place dans le présent article. Nous nous bornerons à présenter la manière dont ils sont reçus par le public de néopratiquants auquel ils s'adressent ici. Nous avons constaté à maintes reprises que ces histoires merveilleuses sont tenues littéralement pour véridiques par les auditeurs". Est-il concevable que des adultes ordinaires accordent du crédit à l'existence de monstres ou encore à des passes
d'armes juridiques devant le tribunal divin? En d'autres termes, peut-on
croire à n'importe quoi avec force et conviction? La question a été souvent traitée en anthropologie et en sociologie, mais on nous permettra d'y
apporter notre modeste contribution. Notre hypothèse propose de considérer que la table du shabbat fonctionne comme un dispositif symboliquement efficace et facilitant un jeu suffisamment prenant (Belin, 2002) pour
permettre aux participants de s'extraire au moins temporairement du
monde ordinaire. Cela dit, nous avons constaté qu'à mesure que le temps
passe après le repas de shabbat, nos interlocuteurs, interrogés sur le sens
qu'ils donnent aux récits enchantés, en proposent une analyse de plus en
plus complexe. De convaincus qu'ils sont dans la situation initiale, ils deviennent d'abord légèrement sceptiques (<<çaa l'air impossible, mais qui
sait»), puis exégètes. Leurs certitudes enchantées se délitent donc progressivement pour faire place aux raisonnements ordinaires. Mais le plus
12 Comparer avec les études de la croyance partielle, pragmatique ou à "50 %", selon des auteurs tels
que R. Deliège, P. Veyne, etc.
W. Racimora
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intéressant, et d'après nous le plus significatif eu égard à la force du jeu
pratiqué à la table du shabbat, c'est que le même récit enchanteur, raconté
quelques semaines ou quelques mois plus tard dans les mêmes circonstances favorables "reprend" l'auditeur, qui pourtant le connaît et en a déjà
tiré une leçon personnelle, et contribue à nouveau à l'extraire du monde
ordinaire. Ce qui est agissant, c'est le dispositif du shabbat, le jeu qui s'y
déroule et non pas le récit en lui-même.
VI. En guise de conclusion:
retour au religieux et socio-anthropologie du jeu
Le succès, relatif, du prosélytisme du mouvement Habad est récent.
Son premier émissaire s'est installé à Bruxelles au début des années septante. Une trentaine d'années plus tard, le mouvement y est solidement
implanté bien qu'il n'ait pas suscité une hausse significative de la fréquentation des synagogues. Les néo-pratiquants, qui par définition ne sont
pas les héritiers d'une identité religieuse forte, investissent d'autres lieux
propices à la sociabilité religieuse, tels que les espaces familiaux des rabbins, l'une ou l'autre librairie spécialisée ou encore deux restaurants casher ouverts récemment. Le mouvement Habad, du moins dans sa composante bruxelloise", n'est pas sans rappeler les «nouveaux mouvements
religieux» (Hervieux-Léger, 2007). Il offre au néo-pratiquant de nouveaux espaces de socialisation et contribue efficacement à prévenir de
l'isolement. Tout cela sans exiger grand-chose du néophyte. Celui-ci dispose d'une liberté (certes limitée) qui lui permet de se "bricoler" une pratique religieuse personnelle, la plupart du temps peu contraignante; il
peut ainsi expérimenter différentes démarches visant à accommoder une
«identité pour soi» avec une «identité pour autrui» (Flahault, 2002 :438).
Par rapport à cette approche désormais admise et qui a largement fait
ses preuves, le cadre d'analyse de la socio-anthropologie du jeu est susceptible d'ouvrir de nouvelles voies prometteuses, qui rendent compte de
conduites apparemment paradoxales que l'on peut observer à la table du
rabbin comme dans d'autres situations et trajectoires personnelles de retour au religieux. Nous pensons en particulier à l'insouciance manifestée
par les néo-pratiquants à l'égard de la loi juive, phénomène remarquable
par sa persistance dans la durée, et à l'apparente indifférence du rabbin
qui paraît se satisfaire de cette situation. L'explication de la bonne volonté de ce dernier en vertu d'un intéressement pratique ne nous paraît pas
suffisante. D'où l'idée d'un gain symbolique partagé entre le rabbin et ses
convives, autour de la notion d' illusio ou de "mise en jeu", et favorisé par
() Nous avons entamé en été 2008 une enquête de terrain consacrée à l'implantation anversoise du mouvement Habad. Notre objectif est de comparer les trajectoires d'adhésion au mouvement et les conduites
des rabbins dans des contextes radicalement différents. À l'heure actuelle, nous avançons comme première hypothèse que le rabbin Habad est en concurrence avec les rabbins des autres courants du judaïsme orthodoxe dans l'espace communautaire anversois. Cette dynamique concurrentielle contribue à
créer une "logique du recrutement" peut-être moins éloignée de la situation bruxelloise que ce que pourrait suggérer une analyse de sens commun.
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R. S. & A., 2009/1 -
A. la table du rabbin ...
un dispositif commun d'enchantement, en affinité avec une dynamique
collective favorisant une amélioration de la capacité à se poser sur un plan
personnel et en même temps de résister aux aléas de l'existence. Une logique dispositive susceptible de faire de Dieu un objet transitionnel
comme un autre?
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langue anglaise.
www.hassidout.com: site du mouvement hassidique de Loubavitch offrant de nombreuses ressources en matière d'exégèse biblique, en langue
française.
www.loubavitch.fr : portail d'accueil permettant de s'orienter dans le très important
réseau virtuel international du mouvement.
Revue interdisciplinaire
de sciences humaines
et sociales sur les rapports
des sociétés à leurs espaces
e fi ., 6 FormaUoD,emploi, terrnoires
N° 136-137
Appel à articles: Usages populaires de l'espace
DOSSIER
Fonnation, emploi, territoires (dossier
coordonné par Christian Azais et Olivier Giraud)
• Éditorial. Formation, emploi, territoires Christian Azais, Olivier Giraud
• Gouvernances territoriales et émergence
d'une politique du rapport salarial - Olivier
Mériaux, Éric Verdier
• Proximité et relation emploi-formation: au carrefour des disciplines - Mailen Be/, Thierry
Berthet
• l'accès des jeunes à l'emploi: les trois dimensions de la régulation territoriale - Olivier Giraud
• les enjeux de la relation formation-emploi en
Italie : la place du travail et des territoires Christian Azais
• L:ascendance familiale et son inscription dans
l'analyse territoriale de la relation formationemploi - Bruno Berenguel, Bernard Hillau
• la formation: réponse aux défis économiques
et sociaux des métropoles ouest-européennes?
le cas bruxellois - Gilles Van Hamme
• la formation à l'épreuve de la désindustrialisation : une question de genre et de classe ? flisabetta Pernigotti
• Villes et régions en concurrence pour com-
(n°
1-2
de
20091
prendre l'offre de formations universitaires ?
(France) - Myriam Baron
HORS DOSSIER
• L:innovation dans les sports de nature: l'irruption de nouvelles activités dans une station de
sports d'hiver - Yohann Rech, Jean-Pierre
Mounet, Marika Briot
• Nouveaux habitats urbains dans des villes
moyennes paulistes - Brésil - Maria Encarnaçao
Be/trao Sposito
• Pratiques linguistiques et parcours migratoires : une articulation complexe - Alexandra
Fi/hon, France Guérin-Pace
CONTROVERSES
• Région métropole ou impérialisme parisien? Jean-Pierre Garnier
• lettre à Didier ou le Grand Paris vu de
Montreuil - Jean-Pierre Lévy
• la métropole parisienne: une maladie orpheline? - Laurent Oavezies
NOTES DE LECTURE
• Les politiques locales françaises au défi des
changements d'échelles de l'action publique Philippe Hamman
• Recensions d'ouvrages
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