CEO compensation and top- management incentives

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Business School
WORKING PAPER SERIES
Working Paper
2014-187
CEO compensation and topmanagement incentives. Internal or
social problems ?
Frédéric TEULON
http://www.ipag.fr/fr/accueil/la-recherche/publications-WP.html
IPAG Business School
184, Boulevard Saint-Germain
75006 Paris
France
IPAG working papers are circulated for discussion and comments only. They have not been
peer-reviewed and may not be reproduced without permission of the authors.
CEO compensation and top-management incentives.
Internal or social problems ?
september 2013
Frédéric TEULON
IPAG LAB, Ipag Business School, Paris
[email protected]
Abstract
This paper analyzes the income of french top managers taking as a sample firms that made the CAC 40 in 2009.
The pay gap between CEOs and unskilled workers have never been higher. In our view, explanations of this
trend are not solely related to economic causes (transformation of the labor market, failure of control systems…),
they also result from transformation of the ruling classes and from the modification of their place in the society
(loss of morality, inbreeding, collusion public/private). We must return to principles of common sense (an
incentive payment but not abusive) in a societal perspective. Different solutions are presented and discussed.
Keywords : Agency problem, CEO compensation, Corporate governance, Top-management incentives, Rent
seeking
INTRODUCTION
Il existe depuis trente ans une tendance mondiale à la hausse des très hauts revenus. Plus on
se rapproche des 10%, des 1%, des 0,1% les mieux payés, plus cette hausse a été forte
(Piketty & Saez, 2006 ; Atkinson & al., 2009 ; Cahuc & Challe, 2009). Ainsi les écarts de
rémunération entre les patrons des entreprises du CAC 40 et les salariés de la base n’ont
jamais été aussi élevés. Comment peut-on expliquer ou justifier le fait que le DG d’une
multinationale ait une rémunération 200 fois supérieure à celle d’un ouvrier non qualifié ?
Quelle est la légitimité d’une telle situation ?
1
La réponse à ces questions est complexe et ne peut se faire qu’en mobilisant plusieurs types
d’explications. Une partie de la réponse réside dans le fonctionnement du marché des
dirigeants et dans l’existence de rentes de situation. Il convient également de faire référence à
la séparation de la propriété par rapport aux fonctions de direction au sein des entreprises de
grande taille (« managériales »), à l’inefficacité des systèmes de contrôle ou au rôle effacé
des Comités de rémunération. Une comparaison entre la France et les Etats-Unis suggère
l’existence d’un modèle américain de rémunération des grands patrons qui s’est imposé
malgré l’existence de normes de rémunération propres à chaque pays.
Cet article étudie les rémunérations des grands patrons au cours d’une année donnée (en
2009, derniers chiffres disponibles au moment où cette étude a été menée). Néanmoins des
données diachroniques sont utilisées pour mieux comprendre les particularités de la situation
actuelle. L’étude porte sur les patrons des entreprises du CAC 40, choix qui présente
plusieurs avantages :
- celui de la nouveauté (paradoxalement, nous ne disposons pas d’études récentes en
sciences de gestion qui porte sur ce groupe de patrons pourtant fortement médiatisé) ;
- celui d’une certaine homogénéité (les entreprises du CAC 40 sont toutes d’origine
française, elles sont toutes des sociétés par action cotées et elles représentent les plus
fortes capitalisations boursières de la place de Paris).
L’objectif de cet article est d’analyser les rémunérations des DG (niveau, dispersion,
variabilité) et d’expliciter les causes de l’envolée de ces rémunérations. Plusieurs questions
sont mises en avant : Pourquoi ces rémunérations sont devenues aussi élevées ? Ces
rémunérations sont-elles compatibles avec l’intérêt des actionnaires ? Ces rémunérations sontelles acceptées par l’opinion publique ?
En conséquence, ce papier est organisé selon la logique qui suit. La section 1 présente la
politique de rémunération des entreprises du CAC 40. La section 2 s’intéresse aux
explications mises en avant dans la littérature. La section 3 insiste sur la pertinence d’une
approche sociale. La section 4 décrit les différentes pistes de réforme.
1. NIVEAU, STRUCTURE DE LA REMUNERATION DES GRANDS PATRONS
En France, à la fin des années 1970, le rapport moyen entre le salaire ouvrier et la
rémunération des dirigeants des grandes entreprises (hors stock-options et attributions
gratuites d’actions) était de l’ordre de 1 à 40. Ce même rapport est aujourd’hui de l’ordre de 1
à 150.
Tableau 1
Les inégalités de revenu, comparaison France/Etats-Unis
Les écarts entre les plus hautes
rémunérations et celles des
ouvriers non qualifiés en France
et aux Etats-Unis
France
Etats-Unis
1979
1/40
1/46
2009
1/149
1/420
Rapport interdécile (D9/D1)
1979
2,9
8,9
2009
3,4
11,3
Sources : Census bureau, Observatoire des inégalités, magazine Fortune et Rapports d’activité.
Note : Pour les écarts, le calcul porte sur les DG français du CAC 40 et sur les 200 CEOs américains les mieux rémunérés. Il
n’intègre pas la perception des stock-options et les attributions gratuites d’actions.
Pour le cas américain, Bebchuk & Fried arrivait en 2004 à un rapport de 1/500 soit une estimation proche de celle qui est
présentée dans ce tableau.
2
Lecture : 1/149 signifie que la rémunération moyenne des DG du CAC 40 en 2009 (1,94 M d’€) est 149 fois supérieure à la
valeur du SMIC (13 000 €).
Les données reconstituées à partir des Rapports d’activité (Tab. 2 et 3) nous permettent
d’établir les « faits stylisés » de la rémunération des grands patrons français :
- rémunération de base composée d’un salaire fixe et une partie variable qui peut
représenter jusqu’à 300% du fixe (cas de Maurice Levy à la tête de Publicis). En
moyenne cette rémunération a été de 1,94 M d’euros par an en 2009 ;
- rémunération dispersée : des écarts faibles de talent ou d’expérience professionnelle
entraînent au sein du « groupe des 40 » des différences de rémunération importantes.
En 2009, les patrons du CAC 40 ont perçu entre 0,7 M et 3,9 M d’euros /an ;
- les rémunérations des DG sont très différentes d’un pays à un autre. Aux Etats-Unis, la
rémunération (salaire + bonus) d’un CEO (chief executive officer) d’une
multinationale atteint couramment 400 fois celui de l’employé de base. Entre 1979 et
2009, les rémunérations des deux cents CEO américains les mieux payés ont été
multipliés par 13 en dollars constants, alors que le salaire moyen américain augmentait
de près de 25%.
Tableau 2
Les rémunérations annuelles fixes et variables des patrons du CAC 40
(en 2009, millions d’euros)
(classement par ordre décroissant de rémunération des dirigeants)
Société
Rang
LVMH
Sanofi Aventis
Publicis
L’Oréal
GDF Suez
Axa
Danone
Carrefour
Total
PPR
Arcelor Mittal
Air Liquide
Vivendi
BNP Paribas
Bouygues
Alsto
Veolia environ.
Pernod Ricard
Cap Gemini
Lafarge
Schneider Electric
Accor
Vinci
Essilor
France Telecom
Suez environ.
Technip
Alcatel-Lucent
Saint-Gobain
Renault
STMicroelectronics
Société générale
Unibail
1
2
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
21
24
25
26
27
28
38
39
41
42
48
54
57
61
62
68
69
Nom du dirigeant
Fixe
Variable
Total
M d’€
Bernard Arnault
Chris Viehbacher
Maurice Levy
Jean-Paul Agon
Gérard Mestrallet
Henri de Castries
Franck Riboud
Lars Olofsson
Christophe de Margerie
François-Henri Pinault
Lakshmi Mittal
Benoît Potier
Jean-Bernard Levy
Baudouin Prot
Martin Bouygues
Patrick Kron
Henri Proglio
Pierre Pringuet
Paul Hermelin
Bruno Lafont
Jean-Pascal Tricoire
Gilles Pélisson
Xavier Huillard
Xavier Fontanet
Didier Lombard
Jean-Louis Chaussade
Thierry Pilenko
Ben Verwaayen
Pierre de Chalendar
Carlos Ghosn*
Carlo Bozotti
Frédéric Ouéda
Guillaume Poitrinal
1,68
1,2
0,9
2,1
1,2
2,6
1
1,35
1,3
1
1
1
0,9
1
0,9
1
0,9
1
1,3
0,9
0,7
1
0,7
0,7
0,9
0,7
0,7
1,2
0,8
1,2
0,7
0,85
0,7
2,2
2,4
2,7
1,3
2
0,6
1,9
1,35
1,4
1,5
1,5
1,5
1,6
1,4
1,4
1,3
1,2
1
0,6
1
1,1
0,7
0,9
0,8
0,6
0,8
0,7
0,4
0,4
0,2
0,3
3,88
3,6
3,6
3,4
3,2
3,2
2,9
2,7
2,7
2, 5
2,5
2,5
2,5
2,4
2,3
2,3
2,1
2
1,9
1,9
1,8
1,7
1,6
1,5
1,5
1,5
1,4
1,2
1,2
1,2
1,1
1,05
1
Stockoptions
2008
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
2009
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
3
Natixis
Crédit agricole
EADS
Peugeot
Michelin
EDF
Vallourec
73
74
80
84
85
89
90
Laurent Mignon
Georges Pauget
Louis Gallois
Philippe Varin
Michel Rollier
Pierre Gadonneix
Jean-Pierre Michel
0,5
0,9
0,9
0,76
0,73
0,45
0,5
0,75
0,25
1
0,9
0,9
0,76
0,75
0,73
0,7
X
X
X
X
Source : Rapports des sociétés et des assemblées générales.
Lecture : « - » signifie absence de ce type de rémunération, « X » : oui
Note : Le “Rang” désigne la position du dirigeant en termes de rémunération dans l’ensemble de la hiérarchie des entreprises
françaises cotées en Bourse. Ainsi Henri Proglio qui dirigeait en 2009 Veolia avait la 18 e rémunération des entreprises du
CAC 40, mais la 21e rémunération de l’ensemble des grandes entreprises cotées en Bourses (en 18 e position on trouvait
Arnaud Lagardère du groupe Lagardère, en 19e Thierry Breton d’Atos, 20e Denis Kessler de la Scor, trois dirigeants
d’entreprises qui ne font pas partie du CAC 40).
* Carlos Ghosn a perçu 8,1 M d’euros de Nissan Motor, somme qui n’est pas mentionnée dans le Rapport de gestion du
groupe Renault dont les comptes sont pourtant consolidés avec Nissan. La prise en compte de cette rémunération le placerait
au rang n°1.
-
-
Les différences nationales de rémunération sont importantes (Tab. 1 et 4). Les
managers américains des grandes firmes multinationales gagnent deux à trois fois
plus que leurs homologues français ou britanniques (Conyon et Murphy, 2000). En
règle générale, ils ont un salaire qui est comparable, mais une rémunération variable
beaucoup plus importante ;
la distribution de stock-options est devenue une pratique courante (elle s’effectue selon
les cas tous les ans ou tous les deux ans). Rares sont les entreprises qui n’y recourent
pas (France Telecom, EADS, EDF… au total moins d’une dizaine de sociétés sur
quarante).
rémunération asymétrique (rigidité à la baisse). Entre 2007 et 2009, la rémunération
des dirigeants du CAC 40 a globalement progressé (du fait d’une distribution plus
importante de stock-options qui a plus que compensée la baisse des bonus), alors que
dans le même temps les résultats nets des entreprises ont chuté de 40%. Ceci tendrait à
montrer qu’un dirigeant qui a eu de bons résultats dans le passé continue d’être
récompensé aujourd’hui, quelle que soit la situation de la firme. Face à de mauvais
résultats (chute de la part de marché, du cours de l’action ou des profits) le mode
d’ajustement se fait par le départ des DG peu performants (Jean-Marie Messier –
Vivendi – en 2002, Jean-José Duran – Carrefour – en 2008…) et non par une baisse
de leur rémunération globale ;
Tableau 3
Rémunération moyenne des DG en France (entreprises du CAC 40)
Salaire
2003
962 000 €
2005
981 000 €
2007
985 000 €
2009
983 000 €
21,2 %
21,1%
19,8%
1 041 000 €
1 331 000 €
13,8 %
22,5 %
28,5%
3 504 000 €
2 606 000 €
2 344 000 €
67,7%
56,3 %
50,3%
5 183 000 €
4 628 000 €
18,5 %
Bonus
Stock-options
Total
717 000 €
4 660 000 €
957 000 €
19,3%
3 010 000 €
60,8%
4 950 000 €
Source : Proxinvest et Rapports annuels.
4
-
-
-
rémunération dépendant étroitement du statut du DG. Les « héritiers » - ceux qui ont
succédé à un membre de leur famille – (Franck Riboud, François-Henri Pinault,
Martin Bouygues) et les fondateurs de dynasties (Bernard Arnault, Lakshmi Mittal)
sont systématiquement dans la première partie du classement. La possession d’une
part significative du capital de l’entreprise a donc une influence sur le niveau de
rémunération ;
rémunération indépendante de la présence directe de l’Etat (cas de GDF Suez, France
Telecom, Renault, EADS et EDF) dans le capital ou indirecte via la Caisse des Dépôts
et Consignations (cas notamment de Vivendi, Veolia Environnement et AlcatelLucent). Suite à leur privatisation les anciennes Grandes entreprise nationales (GEN)
ont aligné leurs pratiques de rémunérations sur celles du privé ;
tous les DG perçoivent des rémunérations annexes, à l’exception de Michel Rollier du
groupe Michelin (dirigeant qui est dans une situation particulière car en tant
qu’associé gérant d’une société en commandite par action, il n’est pas salarié). Ces
avantages annexes sont le plus souvent à l’origine de plus values aussi importantes
(voire nettement supérieures) au montant de la rémunération officielle, notamment du
fait la distribution de stock-options ou d’actions gratuites : en moyenne la
rémunération totale s’est établie à 4,9 M d’euros en 2009 (soit 280 fois le SMIC).
2. DES DETERMINANTS ECONOMIQUES ET ORGANISATIONNELS
La fixation des rémunérations des DG est présentée dans la littérature comme un problème
interne de gestion des ressources humaines et de contrôle des managers.
2.1. Le modèle concurrentiel
Le modèle concurrentiel présente le marché du travail des cadres dirigeants comme étant régi
par les forces de l’offre et de la demande. L’offre de travail est une fonction croissante de la
rémunération (les DG sont rationnels, ils cherchent à valoriser leur capital humain, ils
arbitrent entre les avantages comparés du travail et des loisirs). La demande de travail est une
demande dérivée des achats effectués par les consommateurs : Sanofi Aventis a besoin de
managers parce qu’elle vend des vaccins et des médicaments. Les managers les plus
performants sont les plus demandés et en conséquence les mieux payés (Fama, 1980). Ce
modèle conduit à deux résultats :
- la rémunération s’établit à un niveau qui équilibre l’offre et la demande de travail ;
- la rémunération horaire est égale à la valeur du produit marginal du travail.
Rosen (1981) montre que les salaires très élevés reposent sur un effet de levier, c’est toute la
différence qui existe entre un manager qui gère dix milliards de dollars d’actifs et celui qui
gère dix millions de dollars. Dans l’étude de Baker & Hall (2004), le rapport (variation de la
richesse du dirigeant)/(variation de la valeur de la firme) chute dans une proportion égale à
dix lorsque l’on passe des firmes de grande taille à des firmes de taille plus modeste. Selon
Carpenter et Sanders (2002), Gabaix et Landier (2007), Tervio (2008), c’est la valeur de
l’entreprise qui détermine la rémunération de son patron. La hausse des rémunérations
s’expliquerait par l’accroissement de la taille des entreprises du fait de la globalisation des
économies et de la multiplication des fusions/acquisitions ; elle reflèterait avant tout la
démultiplication des enjeux financiers. Ainsi un DG un peu plus talentueux qu’un autre peut
percevoir une rémunération bien plus importante car l’effet multiplicateur sur la richesse
créée sera très fort. Les rémunérations des DG des plus grosses entreprises françaises doivent
être comparées aux quelques 100 milliards d’euros de bénéfices dégagés par les entreprises du
5
CAC 40 en 2007 et près de 60 milliards en 2009 (Total : 10 Mds ; BNP/Paribas : 6 Mds ;
Sanofi : 5,5 Mds ; EDF : 3,9 Mds…).
L’augmentation des salaires des DG ces trente dernières années s’expliquerait également par
un effet de rareté (Schleifer, 2004). Sur le marché, il y aurait peu de dirigeants capables de
redresser des groupes industriels en difficulté, de sauver des milliers d’emplois, d’atteindre
des taux de rentabilité de 5 à 10% par an ou de stimuler la croissance économique (Murphy &
al., 1991). Il est néanmoins difficile de séparer l’effet « talent des dirigeants » et l’effet « taille
des firmes » (Rosen, 1990).
Ayant l’ambition de recruter des talents hors norme, les grandes entreprises doivent payer le
prix du marché. Le Rapport d’activité 2009 de Sanofi Aventis exprime bien cette logique
concurrentielle (p 40) : « La rémunération du Directeur général est fixée en fonction de celle
des Directeurs généraux des principaux groupes pharmaceutiques mondiaux et des
principales sociétés du CAC 40. »
Ceci nous amène à nous interroger sur les ressorts psychologiques des dirigeants. Est-ce que
le fait d’être payé beaucoup plus améliore leur productivité (Abraham & Medoff, 1981) ?
Faut-il assimiler les grands patrons à des mercenaires cupides qui proportionneraient leurs
efforts en fonction de leur rétribution ? Lorsque Louis Gallois était à la tête de la SNCF, il
était beaucoup moins payé qu’à la tête d’EADS, travaillait-il moins pour autant ?
2.2. Corporate Governance
Depuis les analyses fondatrices de Berle et Means (1932), de Galbraith (1967), puis de Jensen
et Meckling (1976), la littérature insiste sur le fait que la logique du marché et de valorisation
du capital humain est insuffisante pour comprendre la position de force dans laquelle sont
placés les dirigeants des grandes entreprises. Ces derniers sont dans une situation d’asymétrie
d’information et de pouvoir par rapport aux actionnaires souvent dispersés et inorganisés. Si
la rémunération des dirigeants est liée à la taille de l'entreprise plutôt que la rentabilité, les
dirigeants seront incités à favoriser la croissance de l'entreprise, au détriment, éventuellement,
des dividendes qui, autrement, auraient été versés aux actionnaires.
La partie la moins bien informée (les actionnaires) peut tenter de surmonter son handicap
initial par un contrat incitatif : c'est-à-dire un dispositif de rétribution dépendant des résultats
afin d'inciter l'autre partie soit à effectuer réellement la prestation souhaitée, soit à révéler des
données qui au départ n'étaient pas connues. L’enjeu pour l’entreprise est de mettre en place
un système de rémunération qui pousse les dirigeants à créer plus de valeur pour les
actionnaires.
Jensen et Meckling (1976) placent au centre du débat deux grandes questions : 1/ quel
système d'incitation et de surveillance permettrait d'empêcher l'agent d'avoir un comportement
susceptible de léser les intérêts du principal ? ; 2/ dans une situation d'information imparfaite,
comment élaborer un système d'agence qui se rapproche le plus possible de l'efficacité
obtenue avec l'information parfaite par les mécanismes de marché décrits dans l'analyse
microéconomique traditionnelle ?
Ces préoccupations expliquent le choix des grandes entreprises en faveur d’un mode de
rémunération liés directement aux résultats et l’adoption de mécanismes de contrôle destinés à
éviter les collusions d’intérêt entre dirigeants et administrateurs. Antle et Smith (1986)
considèrent qu’il y a trois méthodes pour inciter les dirigeants à agir dans l’intérêt des
actionnaires : une indexation, partielle ou totale de leur rémunération sur la valeur créée par
l’entreprise, une hausse de leur portefeuille de titres (actions ou options), la menace du
licenciement en cas de mauvaises performances (peur de voir son capital humain perdre de la
valeur). Paradoxalement, la volonté de discipliner les managers a conduit à augmenter
considérablement leurs rémunérations variables et différées.
6
La volonté de relier rémunération et amélioration des résultats des entreprises a été à l’origine
d’une augmentation de la rémunération des dirigeants (les stock-options sont à l’origine d’un
effet de levier). Dans l’analyse de Jensen et Murphy (1990) les liens entre performance de
l’entreprise et rémunération du dirigeant apparaissaient faibles. Depuis la fin des années 1990
(généralisation de la pratique des stock-options), les études concluent au contraire (Hall et
Liebman, 1998) à une forte corrélation.
3. UNE ANALYSE SOCIETALE
Nous posons ici l’hypothèse qu’une approche sociale est susceptible d’éclairer les problèmes
auxquels se heurtent l’approche micro-économique (centrée sur le fonctionnement d’une
entreprise abstraite placée dans un environnement concurrentiel mondialisé) et la corporate
governance :
- la cohésion sociale est mise à mal par les nouvelles pratiques de rémunération ;
- il n’existe pas vraiment de marché international des patrons ;
- les règles de corporate governance telles qu’elles sont appliquées en France ne
semblent pas garantir l’équité et la préservation de l’intérêt général.
Ce sont ces trois problèmes qui sont successivement étudiés.
3.1. La cohésion sociale en question
Il existe un sentiment fort dans l’opinion publique selon lequel la situation actuelle est inique
(Jasso & Meyersson-Milgrom, 2008 ; Houillon, 2009). Lorsque des DG sont responsables de
troubles sur les marchés financiers, lorsqu’ils commettent des erreurs de gestion qui font
chuter les profits, ou lorsqu’ils ne sont pour rien dans le succès de leur entreprise, les citoyens
ont de bonnes raisons d’être offensés par les montants des salaires, des primes de départ, ou
des plus-values potentielles liées aux stock-options. La répétition de situations où la mauvaise
gestion n’est pas sanctionnée pose problème. De même qu’il existe des activités économiques
qui détruisent des ressources naturelles (la qualité de l’air…), il existe des comportements
humains qui peuvent détruire des ressources sociales : la confiance dans la classe dirigeante,
le sentiment de justice… (Pickett & Wilkinson, 2009).
Il existe en France une forte sensibilité de la population vis-à-vis des inégalités de revenu.
Les niveaux très élevés de rémunération des dirigeants sont devenus difficilement
compréhensibles pour le citoyen Français. C’est comme si la France avait importé un modèle
américain de rémunération dans une société qui n’est pas américaine, ce qui génère un triple
décalage :
- ce libéralisme contraste avec la formation des revenus très encadrées dans le reste de la
population (de nouveaux modes de rémunération ont été importées des grandes
entreprises anglo-saxonnes, mais ils ne concernent en France qu’un nombre très réduit de
personnes) ;
- ces rémunérations ne sont pas justifiées comme aux Etats-Unis par l’existence d’un
marché des dirigeants hyperconcurrentiel (Llense, 2011) ;
- cette très forte hausse des rémunérations reste relativement bien acceptée aux Etats-Unis
parce que la réussite des patrons répond à un modèle social reposant sur le hard work et
l’entrepreneurship et, également parce que les patrons qui ont fait fortune perpétuent la
tradition philanthropique du pays en créant des fondations. En France, cette justification
morale est moins présente.
Le capitalisme américain déréglementé sert désormais de référence à une élite managériale
dont l’ancrage est national, mais dont les valeurs sont en rupture avec le reste de la
population. La concurrence entre dirigeants ressemble à un système autoréférentiel, une sorte
7
d’échelle de perroquet, les augmentations des uns justifiant celles des autres. Jensen &
Murphy (2004) notent que les firmes utilisent un langage qui visent à justifier l’escalade des
rémunérations, ainsi une rémunération en dessous de la médiane est dite « en dessous du
marché », alors qu’une rémunération comprise entre le 50ème et le 75ème centile est présentée
comme « compétitive ».
Tableau 4
Part du centile supérieur dans le revenu total
en France et aux Etats-Unis
France
Etats-Unis
1925
18%
20%
1970
7,5%
9%
2008
8,5%
23%
Source : Atkinson and al. (2009), Landais (2007 et 2008), Piketty et Saez (2006).
Note : le revenu comprend ici tous les revenus primaires y compris les plus values du patrimoine.
L’envolée des revenus des grands patrons s’accompagne aux Etats-Unis de l’envolée des
revenus des « working rich » (groupe défini ici comme les 1% de personnes les mieux
rémunérées). Par opposition, en France, la forte augmentation des rémunérations des DG du
CAC 40 s’est faite (pour l’instant) dans un contexte de relative stabilité de la part du centile
supérieur dans le revenu total (Tab. 4) et de faible augmentation du rapport interdécile (Tab.
1), mais le modèle américain de rétribution est porteur d’un accroissement spectaculaire des
inégalités. Ces dernières ne sont tolérables par le corps social qu’à la condition qu’elles soient
explicables, qu’elles obéissent à des principes élémentaires de justice et qu’elles aillent dans
le sens de l’intérêt général (Rawls, 1971).
3.2.Le cloisonnement des marchés
Pendant longtemps le seul DG de nationalité étrangère dans le CAC 40 a été l’anglais Lindsay
Owen Jones (à la tête de l’Oréal de 1988 à 2006). En 2007, en dehors de l’espagnol José Luis
Duran (Carrefour) et du belge Axel Miller (Dexia), les grands groupes français étaient
exclusivement dirigés par des Français. En 2008/2009, ce groupe des patrons étrangers s’est
quelque peu élargi (il inclue désormais cinq personnes) sans que l’on sache s’il s’agit d’un
concours de circonstances ou d’une tendance de fond : avec l’Italien Carlo Bozotti
(STMicroelectronics), l’Indien Lakshmi Mittal (Arcelor Mittal), le Suédois Lars Olofsson
(Carrefour), le Néerlandais Ben Verwaaven (Alcatel-Lucent) et le Canadien Chris Viehbacher
(Sanofi-Aventis).
Il n’en reste pas moins vrai que la désignation des DG obéit à des réseaux d’influence propres
à chaque pays. En France, le groupe des dirigeants est caractérisé par une grande homogénéité
de parcours professionnels et de diplômes : 68% des DG français du CAC 40 sont diplômés
de Polytechnique, d’HEC et/ou de l’ENA. Les diplômes de ces trois Ecoles, assimilables à des
« titres de noblesse », instaurent un clivage entre insiders et outsiders (Bourdieu, 1984).
Outre les risques de conformisme et de sous-performance associés à cette situation, il est
possible de se demander si la prééminence d’un nombre réduit de Grandes Ecoles dans le
recrutement des dirigeants ne conforte pas une économie fondée sur des secteurs matures et
des entreprises de grande taille proches de l’Etat aux dépens d’une économie technologique
émergente basée sur l’entrepreneuriat et les start up.
Du fait de ce « localisme diplômant », on ne peut pas dire que les grandes entreprises
françaises bataillent pour recruter en dehors de leurs frontières. Faut-il parler d’un
« microcosme managérial » puisque le recrutement des grands patrons ne se fait pas sur une
8
mappemonde mais dans le vivier très restreint des Inspecteurs des finances ou des
Polytechniciens sortis dans la botte ?
Notons que les grands patrons sont dans une situation inversée par rapport aux universitaires.
Ces derniers sont en effet persuadés que leur travail n’est pas régi par les lois du marché,
quand bien même ils sont tous en compétition pour obtenir des avantages individuels ou pour
accéder aux meilleurs statuts. Les grands patrons eux sont persuadé qu’ils ont accédé à des
postes de direction selon une logique de compétition mondialisée, alors que leur recrutement
reste largement local et fortement influencé par une logique de réseau.
On peut constater que les rares (anciens) responsables exécutifs français de multinationales
étrangères comme Corus (Philippe Varin), Unilever (Patrick Cescau) ou Glaxo SmithKline
(Jean-Pierre Garnier) n’avaient jamais exercé auparavant de mandat social à la tête d’une des
sociétés du CAC 40. En revanche, le fait que Philippe Varin ait redressé les comptes du
sidérurgiste anglo-néerlandais Corus (ex British Steel) lui a ouvert la porte de Peugeot.
La fermeture de l’accès au groupe des grands patrons, l’absence de publicité autour des postes
vacants, les mécanismes de connivence et de collusion nous éloignent du modèle
concurrentiel, au profit d’organisations fondées sur la recherche de rentes et de privilèges
(Hallock, 1997 ; Alcouffe et al., 2003). Le niveau élevé des rémunérations du grand patronat
s’analyse alors comme un transfert de richesse des consommateurs et des actionnaires vers les
managers des grands groupes.
3.3. Les normes morales et juridiques
Popularisé par des rapports (Viénot 1995 et 1999 ; Bouton 2002) et par la loi de 2001 sur les
« Nouvelles régulations économiques », le « gouvernement d’entreprise » a conduit à
l’adoption de nouvelles pratiques (transparence des rémunérations, nomination d’un plus
grand nombre d’administrateurs indépendants, séparation des fonctions de dirigeant et de
président de Conseil d’administration, autorégulation) mais il n’a pas servi d’antidote à
l’envolée des rémunérations. Au contraire, il a conduit au débridage tarifaire des
rémunérations et à la distribution sur grande échelle d’incitations financières. Il convient donc
d’examiner les limites de ces nouvelles pratiques.
3.3.1. Conseils et Comités
Les Conseils d'administration et les Comités de rémunération sont chargés de défendre les
intérêts des actionnaires. Ils disposent de deux leviers d'action privilégiés, d’une part la
nomination et le remplacement des dirigeants, d’autre part la fixation de leur rémunération.
Cette gouvernance semble en partie inefficace (Fama & Jensen, 1983 ; Bebchuk & Fried,
2004) ce qui peut-être expliquée de la façon suivante :
— les administrateurs n'exercent pas toujours un contrôle intensif ;
— le marché des dirigeants est assez étroit (les grands patrons qui ont fait leur preuve sont en
position de force) ;
— il est difficile de déterminer précisément la valeur du coefficient de sensibilité qui relierait
chaque euro supplémentaire obtenu par un dirigeant et la variation de la richesse créée en
contrepartie pour les actionnaires (Jensen & Murphy, 1990). Murphy (1999) note qu’il existe
une difficulté à tester empiriquement la relation Rémunération/Performance, même s’il existe
sans doute une corrélation positive, les résultats économétriques ne permettent pas de mesurer
la rentabilité que peut attendre une firme d’un programme incitatif dans lequel la
rémunération du dirigeant est fortement liée aux résultats de l’entreprise ;
— les dirigeants mènent des stratégies qui visent à neutraliser les actions du Conseil
d'administration ou du Comité de rémunération (en menant des stratégies d’alliance ou de
collusion avec les administrateurs) ;
9
— la cooptation fait que les Conseils sont constitués selon une logique de réseau. Selon
Kramartz et Thesmar (2007), ce sont les réseaux d’anciens hauts fonctionnaires qui sont les
plus actifs dans la composition des Conseils français ; ils montrent que ce sont les firmes dans
lesquelles les réseaux d’interconnaissance sont les plus actifs qui sont les moins à même de se
séparer de leur DG lorsque ses performances ne sont pas à la hauteur.
Le point le plus faible de la gouvernance française est lié à la composition des Conseils
d’administration/surveillance ou des Comités de rémunération (Kadushin, 1995). Le pouvoir
exercé par les Conseils dépend étroitement du contexte dans lequel il s’exerce, le verrouillage
des nominations affaiblit les possibilités de contrôle (Pfeffer, 1972). La consanguinité de ces
Conseils conduit à des situations où les DG du CAC 40 sont nommés et voient leur
rémunération décidées par d’anciens DG du CAC 40. Ainsi en 2009, le Comité de
rémunération de Sanofi Aventis était composé de trois anciens DG du CAC 40 (Thierry
Desmarest, Jean-René Fourtou et Lindsay Owen-Jones) sur quatre membres au total. Les
administrateurs continuent de faire écran entre le mandant (les actionnaires) et le mandataire
(le DG). Ce verrouillage des Conseils a impact inflationniste sur la rémunération des
dirigeants (Hallock, 1997 ; Alcouffe & al., 2003).
3.3.2. L’échec relatif de l’autorégulation
Les grands patrons ont des difficultés à s’auto-discipliner. L’autorégulation proposée par le
patronat dans son code de bonne conduite de 2008 (code AFEP-MEDEF, actualisé en 2010)
fonctionne mal. Le grand patronat a cherché à éviter l’adoption d’une loi (jugée par essence
trop rigide pour être efficace) au profit d’un code éthique (soft law). Les principales limites de
ce code AFEP-MEDEF sont les suivantes : 1/ il n’a pas de valeur juridique contraignante (les
sociétés du CAC 40 – toutes membres de l’AFEP-MEDEF - ne sont pas tenues de
l’appliquer) ; 2/ il n’a pas vraiment modifié les pratiques de rémunération.
Les impératifs de transparence et d’information vis-à-vis des marchés financiers ont amené
les entreprises du CAC 40 à afficher un certain nombre de principes (au moins d’un point de
vue formel) qui n’ont pas nécessairement modifié les pratiques.
3.3.3. La transparence des rémunérations
Nous sommes très loin de la période où en 1989, le journal satirique Le Canard Enchaîné
provoquait un scandale en publiant la fiche de paye du DG de Peugeot – Jacques Calvet – qui
avec ses 2,2 M de francs gagnait 40 fois le SMIC de l’époque. Paradoxalement la
transparence sur les rémunérations des DG a participé à l’escalade des rémunérations au lieu
de jouer un rôle de frein (les DG les moins bien rémunérés ont pu revendiquer des
rémunérations plus élevées).
Notons que cette transparence est en partie remise en cause par la multiplication des sources
de rémunération présente ou différée, par le caractère opaque de certaines d’entre elles, par le
fait que certains éléments de la rémunération sont liés à des objectifs de performance, d’autres
non. Cette rémunération (R) peut comprendre jusqu’à douze éléments différents :
- le salaire annuel fixe (W) ;
- le bonus (rémunération variable, B(∏)) soumis à l’obtention d’un certain niveau
de profit (∏);
- le bonus liés à des objectifs qualitatifs (b) ;
- le golden hello (Gh). Une sorte d’analgésique financier destiné à inciter le
dirigeant à abandonner son précédent poste ou à compenser la perte de stockoptions liée à son départ ;
- le golden parachute (Gp). Une compensation liée au fait que juridiquement les
dirigeants mandataires sociaux n’ont pas de contrat de travail (ils ne sont pas
subordonnés à leurs mandants), ils sont donc révocables sans préavis ni
10
indemnités contrairement aux salariés de droit commun. Ce « parachute »
s’analyse comme une assurance anti-licenciement, ce qui va à l’encontre des
préconisations de la théorie de l’agence ;
- le plan d’épargne entreprise (E) ;
- les stock-options [α (Cv – Ce)] ; avec α : le nombre de stock-options
Cv : le cours de vente, Ce : le cours d’émission
La valeur des stock-options est indéterminée tant qu’elles n’ont pas été levées.
- l’attribution d’actions gratuites (λ.Cv, avec λ le nombre d’actions);
- les avantages en nature (A) composés d’éléments divers (voiture de fonction,
logement, adhésion à des clubs de loisir…) ;
- les jetons de présence (β.J, β avec le nombre de postes d’administrateur et J la
rémunération associée à un poste d’administrateur) ;
- la retraite chapeau (S1, S2,… Sn), avec n le nombre d’années passées à la
retraite ;
- la souscription de contrats d’assurance maladie ou d’assurance vie (µ.P, avec µ
la probabilité de maladie ou de décès et P la prime correspondante).
4. GERER AUTREMENT
Le caractère « hors norme » des rémunérations grands patrons est de nature à créer dans
l’opinion publique un soupçon d’enrichissement sans cause et risque de susciter à terme de
vives réactions dans un pays confronté à une crise sociale, au déclassement des classes
moyennes, à la précarité de l’emploi et à la persistance d’un chômage de masse. En
conséquence, des mesures correctrices peuvent être proposées. Encore une fois, deux
problèmes différents doivent être distingués :
1/ les rémunérations des DG doivent être suffisamment incitatives pour que ces derniers
créent de la valeur pour les actionnaires ;
2/ lorsque les salaires, les primes et les divers avantages des patrons sont déconnectés des
résultats des entreprises et des normes salariales habituelles, ils deviennent une menace pour
le capitalisme et pour la cohésion sociale d’un pays.
Nous mettons en avant ici dix propositions permettant de « gérer autrement ». Notre souci est
de raisonner à deux niveaux : 1/ il convient de rétablir une certaine équité en matière de
rémunération sans remettre en cause les intérêts légitimes des actionnaires ; 2/ au-delà des
intérêts des actionnaires, il convient de raisonner en termes d’acceptation sociale des
rémunérations et de se référer aux intérêts de l’économie française dans son ensemble.
Proposition 1
Faire valider la rémunération du DG par l’Assemblée générale des actionnaires par un
document spécifique, prévoir des clauses de révision à la baisse lorsque les performances de
l’entreprise déclinent (annulation totale de la part variable de la rémunération), supprimer les
golden parachutes en cas de contre-performances.
Objection :
Ces mesures ont un caractère brutal, elles supposeraient pour être adoptées que le
gouvernement affiche une volonté sans faille face à la collusion prévisible entre les milieux
patronaux et la haute administration d’Etat (rappelons qu’en France de nombreux DG sont des
énarques qui sont passés par les cabinets ministériels avant de pantoufler).
Proposition 2
11
Reconsidérer le cas des présidents non exécutifs qui continuent de percevoir une rémunération
proche de celle qu’ils percevaient lorsqu’ils dirigeaient effectivement l’entreprise (alors que
leur activité consiste principalement à superviser la tenue des Conseils d’administration ou de
surveillance).
Objection :
Cette mesure peut freiner le renouvellement des équipes dirigeantes ou amener des présidents
non exécutifs performants à quitter l’entreprise.
Proposition 3
Revoir la définition de l’administrateur indépendant (l’indépendance suppose l’absence de
relation de pouvoir et l’absence d’un intérêt commun). Comment peut-on raisonnablement
considérer qu’un ancien DG du CAC 40 coopté est « indépendant » lorsqu’il s’agit de fixer la
rémunération d’un autre DG du CAC 40 ? La cooptation autorise des renvois d’ascenseur qui
définissent un intérêt commun (ici la légalité se heurte à la légitimité de ce type de pratiques).
Objection :
Exclure les ex-DG du CAC 40 des Conseils d’administration ou des Comités de
Rémunération est une mesure discriminatoire difficile à défendre d’un point de vue juridique
(une discrimination positive inversée).
Proposition 4
Il faut en appeler au sens moral des actionnaires, des membres des Comités de rémunération,
des Conseils d’administration ou de surveillance pour que ceux-ci s’assurent que les
dirigeants ne perdent pas le sens des réalités. Une élite ne peut avoir des privilèges qu’à la
condition qu’ils soient contrebalancés par des devoirs.
Objection :
Il y a une difficulté à placer le débat sur le plan de la morale. Par nature le capitalisme est
amoral. Par conséquence, les dirigeants peuvent faire fi des devoirs moraux attachés à leur
fonction et penser uniquement à leur enrichissement personnel (Stiglitz, 2010).
Proposition 5
Instauration d’un « salary cap » à 1,2 million d’euros par an (soit environ 80 fois le SMIC), la
partie fixe étant elle-même limitée à un plafond de 0,6 M. Aller au-delà c’est prendre le risque
de voir la cohésion sociale voler en éclat (rupture des liens entre la classe dirigeante et la
classe moyenne).
W ≤ 600 000 €
et
B (∏) + b ≤ 600 000 €
Objection :
Lors de la crise financière de 2008/2009 les expériences françaises et américaines de
plafonnement des rémunérations des dirigeants des firmes secourues par l’Etat (notamment
les banques) ont tourné court.Tout seuil en matière de « salary cap » (1 M ?, 1,2 M ? …) est
arbitraire. Une telle mesure peut provoquer une fuite des compétences (risque qui n’existe pas
dans la ligue de basket-ball américaine où cette mesure a été mise en œuvre du fait de la
faiblesse des championnats étrangers). Par ailleurs, elle peut assez facilement être contournée
par le biais des avantages annexes (Llense, 2011). L’alternative serait d’accroître la fiscalité
sur les hauts revenus. On peut même envisager la mise en place d’une taxe qui serait acquittée
par les entreprises en proportion du montant de rémunération versé aux dirigeants.
Proposition 6
Limiter, voire supprimer les stock-options dont le coût réel pour les actionnaires est souvent
sous-estimé (Hall & Murphy, 2003). Pour Stiglitz (2003), les stock-options s’apparentent à un
système inique « où face je gagne (le DG), pile tu perds (la société). » On peut légitimement
12
considérer l’attribution des stock-options comme un système contestable qui s’apparente à
une loterie, on peut leur substituer un mode de rémunération plus transparent comme la vente
d’actions décotées en tant que complément de salaire. L’attribution d’options de souscription
ou d’actions gratuites correspond souvent à un complément de rémunération et non à une
véritable association au capital. Par ailleurs, il est important de réfléchir à ce que les options,
les attributions ou les cessions d’actions soient réalisées de façon à ne pouvoir induire un
soupçon de favoritisme, d’opportunisme ou de délit d’initié :
- le cours de l’action peut être indirectement manipulé par des informations trompeuses
ou frauduleuses, ou à l’inverse par la rétention d’informations ;
- les dirigeants peuvent bénéficier d’un effet d’aubaine consistant à émettre un plus grand
nombre d’options à la suite d’une baisse temporaire de la valeur de l’action ;
- la valeur des stock-options peut être manipulée par des techniques de repricing
(renégociation du prix des options en cas de chute du cours de l’action) ou de reloading
(octroi automatique d’un nombre équivalent d’options nouvelles au cas les précédentes
options auraient été abandonnées ou levées).
Objection :
Cette suppression risque de limiter l’embauche de cadres à fort potentiel ou de managers
performants que les ressources de l’entreprise ne permettent pas de rétribuer à leur valeur du
marché (notamment dans les start-up). Les délais d’exercice des stock-options permettent de
retenir les managers et d’éviter une perte de capital humain. Les stock-options sont le facteur
incitatif par excellence. Leur valeur est déterminée selon une appréciation globale portée par
les investisseurs, alors que les bonus sont basés sur des ratios comptables – parfois
manipulables – ne prenant en compte qu’une partie de la création de valeur. Les stock-options
pourraient être définies à partir de la performance de l’action par rapport à un indice de
marché ou par rapport à un indice sectoriel afin d’isoler les « effets exogènes » (le facteur
chance analysé par Bertrand et Mullainathan, 2001). Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les
stock-options ne bénéficient pas uniquement aux cadres dirigeants, leur généralisation à
l’ensemble des employés est une alternative à leur suppression (Hall & Murphy, 2003).
Proposition 7
On peut envisager la définition d’un « abus de rémunération » et imaginer qu’un actionnaire
puisse obtenir des tribunaux l’annulation d’une rémunération qu’il jugerait excessive, à partir
du moment où la société aurait adhéré aux recommandations de l’AFEP-MEDEF.
Objection :
La loi ne résout pas tout, elle risque elle-même d’être contournée. Cette mesure pourrait
inciter des entreprises à quitter l’AFEP.
Proposition 8
Modifier les règles de cumul des mandats sociaux au sein des sociétés cotées en limitant le
nombre maximal de mandants d’administrateurs à deux (contre cinq actuellement) : β ≤ 2.
Objection :
Ce seuil peut paraître faible. Houillon (2009) propose de le fixer un cran au dessus : β ≤ 3.
Proposition 9
Plafonner les jetons de présence à 25 000 € par an et par société. Interdire l’attribution de
jetons de présence aux présidents des Conseils d’administration ou de surveillance et aux
directeurs généraux lorsqu’ils sont administrateurs au sein de la société qu’ils gèrent.
Objection :
La réduction de la rémunération d’administrateur peut être à l’origine d’un certain
désinvestissement ou d’absentéisme. On peut envisager que l’attribution des jetons de
13
présence se fasse au prorata de la participation effective des administrateurs aux travaux et
séances des conseils auxquels ils appartiennent.
Proposition 10
Il est possible de s’inspirer des systèmes d’émission de droits à polluer. Une fois définie une
masse de hauts revenus socialement acceptable, les entreprises qui souhaiteraient payer leurs
dirigeants à des niveaux plus élevés rachèteraient des droits non utilisés par les entreprises les
plus vertueuses, i.e. celles qui payent leurs dirigeants ne dessous de cette limite.
Objection :
Ce système apparait inutilement compliqué par rapport à la solution qui consiste tout
simplement à accroître la fiscalité sur les hauts revenus.
Au total, nous en appelons à une moralisation de la rémunération par sa simplification, la
fixation de plafonds (propositions 5 et 10) et la limitation des éléments de rémunération
différée (propositions 1 et 7). Il faut éviter les formes de rémunération qui en apparence sont
basées sur la performance mais qui ne sont en réalité que des techniques d’extraction de la
rente au profit des managers (Bebchuk & Fried, 2004). Deux modèles peuvent être mis en
avant :
Modèle de rémunération « spartiate » avec
Modèle avec intéressement aux bénéfices et
intéressement aux bénéfices
au capital
R = W + B (∏) + b +
β.J
avec W ≤ 600 000 € ;
R = W + B (∏) + b +
B (∏) + b ≤ 600 000 € ;
β
≤ 2;
β.J
+ λ.Cv
J ≤ 25 000 €
CONCLUSION
La question de la rémunération élevée et asymétrique des grands dirigeants reste relativement
anecdotique au regard du faible nombre d’individus concernés. En revanche elle est très
symptomatique des changements profonds qui ont affecté la finance ces dernières décennies
(Cahuc & Challe, 2009). Faut-il parler d’un dysfonctionnement du capitalisme ? Les analyses
devraient porter beaucoup plus sur l’étude des dirigeants en tant que classe sociale, sur la
transformation des systèmes de valeur, sur les réseaux de pouvoir qui placent structurellement
les dirigeants des grandes entreprises en position de force.
Il est souhaitable que la rémunération des grands patrons soit incitative sans être abusive (i.e.
déconnectée des performances des entreprises, reposant sur des privilèges ou fragilisant la
cohésion sociale du pays), c’est pour cela qu’au travers de dix propositions nous en appelons
à l’adoption de nouvelles règles qui permettraient de « rémunérer autrement » et donc de
« gérer autrement ».
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