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« Krach boom mue » : expliquer l’économie, ou exposer la « science économique » ?
Gilles Raveaud, juin 2013
Dès l’entrée, quelque chose nous a chiffonné. Non pas cette concaténation de billets pour la
valeur d’un milliard d’euros, rigolote façon d’introduire à la dimension conventionnelle de la
monnaie. Mais plutôt ce mot : « economics » l’exposition est en français, anglais, espagnol).
Ainsi donc, l’exposition allait porter sur « la science économique », signification
d’economics, et non pas sur l’économie réelle (economy) ?
Certes non. Mais entre exposer le fonctionnement de l’économie et introduire aux concepts de
base de la théorie économique, le cœur des concepteurs de l’exposition penche plutôt vers le
second (version théorie néo-classique).
Au début était le circuit
Et pourtant, tout commence bien. La partie consacrée au « circuit » est remarquable : les
différents acteurs (ménages, entreprises, banques et État) sont bien décrits, et le visiteur est
invité à nommer les flux monétaires qui les relient au moyen d’étiquettes mobiles. On apprend
ainsi placer « prêts », « épargne », « impôts et cotisations sociales », « salaires », « achats
de biens et services », « prestations sociales », etc.
De même, le dessin animé de trois minutes est impeccable : on suit les trois étapes dépense
production répartition qui forment les éléments de base du circuit. À partir du simple achat
d’une boîte de petits pois, on entre dans l’usine, puis sont abordés les salaires, la
consommation, l’épargne, les impôts, et les dépenses, publiques ou privées, de chaque acteur.
Il était possible de poursuivre à partir de là. D’abord sur le plan historique : d’où vient notre
richesse actuelle ? On verrait alors le développement du commerce, le rôle des guerres, la
contribution de l’esclavage et de la colonisation à la richesse nationale, la rupture de la
révolution industrielle, les spécificités des Trente glorieuses, etc. Puis on détaillerait le
contenu de notre richesse : en quoi consiste-t-elle ? Seraient abordées la ographie
(localisation des différents activités), la répartition de la richesse en grandes masses (salaires,
profits, loyers, rentes…), ou encore la répartition de la population active (par secteur,
catégorie socio-professionnelle, âge…). Enfin, sommes-nous plus, ou moins riches que les
autres ? La France serait placée dans le monde, afin de mettre notre richesse en perspective
(inégalités de revenus, mais aussi d’espérance de vie, d’alphabétisation, comme le propose
l’exposition dans son dernier élément).
Mais au lieu de procéder ainsi, l’exposition prend un tournant fondamental, en se focalisant
sur les « outils » de la science économique.
Une histoire de la pensée si « moderne »
La section consacrée à l’histoire de la pensée est curieuse. D’un côté, elle présente des auteurs
bienvenus, comme l’École de la Régulation. Mais, de l’autre, une émission de radio fictive au
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cours de laquelle une économiste répond à des auditeurs met sur le même plan Keynes et
Robert Lucas (prix « Nobel » d’économie en 1995), censé avoir « montré que de nombreux
acteurs économiques savent parfaitement anticiper la hausse des impôts due à la relance
budgétaire et mettent de l’argent au lieu de consommer ». En réalité, Lucas n’a fait que mettre
en équations son rejet des politiques keynésiennes, et sa théorie n’a reçu aucun soutien
empirique notable. Une autre « émission » affirme que la théorie de la « rationalité » est l’un
des points de départ de la théorie de Smith…
Les cinq thèmes retenus (rationalité, confiance, monnaie, régulation, mondialisation,
entreprise) ne sont d’ailleurs sans doute pas les meilleures, et l’on aurait pu leur en préférer
d’autres (valeur, crises, marché…). Surtout, plutôt que de présenter des réponses forcément
simplistes sur des thèmes, il aurait mieux valu présenter clairement la pensée de quelques
grands penseurs (Smith, Marx, Keynes, Schumpeter, Friedman et Hayek).
Le libre-échange ou la mort ?
C’est sur la question du commerce que l’exposition est la plus faible : en voulant faire drôle,
elle a fait bête et méchant. L’idée était pourtant amusante : montrer que, sans produits
importés, nous serions « tout nus ». Mais est-ce à dire que les conditions de fabrication de ces
produits nous sont indifférentes ? Qu’ils doivent nécessairement entrer sur le territoire
national sans acquitter de taxes ? Que la disparition de leur production ici est sans
conséquences ? L’exposition ne le prétend pas, puisqu’elle ne répond pas à ces questions.
Mais, par les images (choc) retenues, elle entretient l’idée d’une nécessité absolue du libre-
échange, quand la mondialisation est au centre de vifs débats (voir les travaux de Ha-Joon
Chang, Paul Krugman, et Dani Rodrik). Or, en économie comme ailleurs, présenter un
phénomène comme inéluctable ici le libre-échange est le meilleur moyen de nourrir
incompréhensions et rejets, comme l’ont appris à leurs dépens les défenseurs inconditionnels
de la mondialisation libérale.
Les économistes sont-ils méthodiques ?
La section consacrée à la méthodologie des économistes propose d’estimer le nombre de
bonbons présents dans une boîte transparente. Le visiteur rentre son estimation, qui est ensuite
affichée au sein de l’ensemble des réponses apportées par les visiteurs. On apprend alors que
toutes ces évaluations ont une forme bien particulière, celle de la célèbre « courbe en
cloche ». Elles ne sont pas distribuées au hasard et, mieux encore, les estimations les plus
nombreuses sont autour de la vraie valeur (100, ne le dites pas). Un exercice bien mené, et
très instructif sur les régularités sociales.
L’exercice suivant est plus délicat. Il s’agit d’introduire la notion de corrélation, en utilisant
pour chacun des 184 pays, quatre statistiques : le pourcentage de la population disposant d’un
téléphone portable ; le revenu moyen par habitant ; le taux de mortalité des enfants de moins
de 5 ans ; et la densité moyenne de la population (nombre d’habitants au kilomètre carré). Le
visiteur choisit alors deux variables, qu’il va mettre en relation.
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J’ai pour ma part choisi le nombre de léphones portables et le revenu par habitant (dans cet
ordre). L’écran affiche le nuage de points ainsi obtenu.
Comme on le voit ci-dessus, dans ce cas, le logiciel ne propose que 3 réponses :
A. Il n’y a pas de lien entre nombre de téléphones portables et niveau de vie
B. L’augmentation du nombre de téléphones portables fait augmenter le niveau de vie (!)
C. Le nombre de téléphones portables et le niveau de vie sont bien liés, mais aucun n’influe
sur l’autre
Le problème est qu’il manque la bonne réponse :
D. L’augmentation du niveau de vie augmente le nombre de téléphones portables.
Les concepteurs ont oublié que l’indicateur 2 pouvait influencer l’indicateur 1, ce qui est très
gênant, puisque ce cas est précisément au cœur de la controverse récente autour des travaux
de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, ces deux économistes de Harvard qui avaient estimé
que, lorsqu’elle dépassait un seuil estimé à 90 % du PIB, la dette d’un État plongeait le pays
dans la récession. Or il se pourrait tout à fait que la causalité soit en réalité en inverse, les pays
en récession voyant leur dette publique augmenter.
Et il y a pire : il se peut que deux indicateurs soient corrélés (les points sont alignés le long
d’une droite, comme ci-après), mais que cela ne soit qu’une coïncidence. L’exemple classique
est celui de la consommation de bière et des achats de parasols. Les deux augmentent
simultanément, mais ce n’est ni parce qu’il faut être sous un parasol pour pouvoir boire sa
bière ni parce que les personnes sous un parasol boivent toutes de la bière. C’est simplement
parce que ces deux achats s’accroissent lorsqu’il fait chaud, un troisième indicateur absent
lorsque l’on ne s’intéresse qu’au houblon et aux ombrelles (c’est ce que l’on appelle le « biais
de la variable omise »).
Des enfants rationnels ?
L’exposition nous propose ensuite une succession de panneaux présentant le dilemme auquel
est soumis un enfant : « manger un bonbon tout de suite, ou en attendre deux ? ». Il s’agit
alors d’introduire, sans les nommer, les notions de « préférence pour le présent » (un bonbon
maintenant !) et de « préférence pour le futur » (soyons patient, j’en aurai deux demain).
Si ces concepts sont utiles pour analyser le comportement de crédit des ménages, il est
choquant de les mettre dans la bouche d’un enfant comme s’ils étaient naturels, quand ils
relèvent plutôt d’un long processus de socialisation qui loue l’abstinence et l’épargne et
maudit la consommation immédiate.
Surtout, c’est pour le moins manquer de tact quand des milliers d’enfants en France ne
mangent pas à leur faim. Pour eux, le choix, c’est « un bonbon demain peut-être », et c’est
tout. Penser qu’il suffit d’attendre pour avoir plus, ou que tout le monde peut se permettre de
différer sa consommation c’est, involontairement, se placer du côté de ceux qui ont le ventre
plein.
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Des jeux si tristes…
La partie suivante de l’exposition est celle dont il fallait absolument se passer : la théorie des
jeux. Le visiteur studieux aura en effet, à ce point, déjà étudié le circuit et l’histoire de la
pensée. Il serait grand temps de passer aux choses sérieuses : chômage, mondialisation,
environnement, crises…
Au lieu de cela, on est censé « jouer » en famille ou entre amis à des petits exercices dont la
morale est d’ailleurs bien triste, comme dans le cas où le jeu nous « apprend » que, au
restaurant, lorsque la note est partagée, chacun consomme plus que lorsque chacun paie sa
part puisque, dans le premier cas, chaque convive espère faire reporter le coût de ses
consommations sur les autres… Un enseignement en général connu et qui ne fait que nous
ramener à nos comportements banals d’êtres égoïstes. Ne faudrait-il pas plutôt se pencher sur
les manières d’agir des personnes qui façonnent le monde économique, comme les traders ou
les chefs d’entreprises ?
L’offre et la demande
Vient ensuite le meilleur moment pour l’économiste (même hétérodoxe), celui il peut,
après en avoir tant parlé, équilibrer l’offre et la demande ! Le mécanisme est bien expliqué, et
il en effet fondamental, même s’il ne se rencontre pour ainsi dire jamais sous sa forme pure
dans la réalité.
Le visiteur motivé peut même se frotter aux délices de l’élasticité, pour s’apercevoir que les
quantités de pain achetées sont peu sensibles au prix de la baguette, tandis qu’une baisse des
prix des billets d’avion provoque une forte augmentation d’achats. Et il y a même ces biens
curieux (dits Veblen) que nous achetons parce qu’ils sont chers, comme les parfums.
Vive la concurrence ?
Le film de 3 minutes consacré à la concurrence est plus critiquable. Il a certes le rite de
préciser que la concurrence parfaite correspond à une situation de nombreux producteurs
sont en concurrence pour vendre des produits identiques à des consommateurs parfaitement
informés. Mais il insiste sur la capacité du libre marché à nous fournir des produits « de bonne
qualité et pas chers » en évitant les abus des monopoles et en favorisant l’innovation.
Deux cas seulement d’inefficacité de la concurrence son mentionnés. Tout d’abord les
rendements d’échelle, qui correspondent à la situation dans laquelle les entreprises sont
d’autant plus efficaces qu’elles sont grosses, ce qui est présenté comme (seule) justification à
l’existence de services publics, comme par exemple les réseaux publics de distribution d’eau
ou d’électricité. Ensuite la propriété intellectuelle, qui justifie les brevets, mesure par nature
anti-concurrentielle ayant pour effet de préserver la rente de l’innovateur, afin qu’artistes et
ingénieurs soient incités à inventer de nouveaux produits.
Mais on aurait souhaité que soit également mentionné le fait que la compétition sur le marché
entraîne un déluge de publicité et donc de gaspillage. Par ailleurs, quid des besoins non
satisfaits par le libre marché ? Enfin, on remarquera que la propriéintellectuelle privée peut
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aboutir à des scandales, comme lorsque les laboratoires pharmaceutiques refusent de céder
leurs droits sur des médicaments nécessaires à des millions d’habitants de pays pauvres.
L’exposition nous propose ensuite un moment oscillant entre naïveté et cynisme lorsqu’elle
nous demande ce « que serait votre vie de tous les jours si les entreprises communiquaient sur
les caractéristiques que n’ont pas leur produits ». Ben, comment dire… elle serait la même
qu’aujourd’hui, avec des produits amincissants qui ne font maigrir que le portefeuille, des
voitures « propres » qui polluent, des forfaits de téléphone portable qui rendent heureux… Ah
mais non. En France, nous explique un autre panneau, « les publicités mensongères sont
interdites ». Ouf.
L’économie ville
Nous entrons enfin dans le vif du sujet après tous ces préalables. Ici, l’exposition a la bonne
idée d’inclure des pans parfois oubliés de l’économie, comme l’économie « domestique »,
l’économie « conviviale » ou encore l’économie « souterraine ». Il est ainsi rappelé au visiteur
que nous travaillons deux fois plus à la maison qu’au bureau ou à l’usine, et que l’économie,
c’est aussi des fraudes fiscales, de la contrefaçon et de la contrebande.
La Bourse, c’est la vie ?
La Bourse côté investisseur, c’est ce qui nous est proposé, avec un autre jeu dans lequel il
s’agit d’acheter ou de vendre les actions de deux sociétés en fonction des nouvelles, bonnes
ou mauvaises, diffusés par haut-parleur. L’exercice est assez au instructif : certes, on gagne de
l’argent si on achète des actions de l’entreprise qui vient de recevoir de nouvelles commandes,
et on en perd si elle connaît des problèmes techniques avec l’un de ses produits.
Mais ce que l’on aurait aimé apprendre, c’est pourquoi la Bourse est aussi instable, et quel est
l’effet du capitalisme financiarisé sur le fonctionnement des entreprises et de l’économie plus
généralement. Bref, voir la Bourse du côté du salarié, du citoyen ou de l’entrepreneur, et pas
seulement de celui de l’investisseur.
Le « marché » du travail, aïe aïe aïe
La question du chômage est sans doute celle qui divise le plus les économistes. C’est à son
propos que Keynes a proposé sa « révolution » en raison de l’incapacité de la théorie néo-
classique à rendre compte du chômage de masse lors des années 1930. Bien avant lui, Marx
avait expliqué que le chômage était un phénomène consubstantiel au capitalisme, et qui
permettait aux capitalistes d’accroître la concurrence entre les salariés.
Il est dès lors désolant de voir l’exposition affirmer que « le marché du travail est le lieu où se
rencontre l’offre de ceux qui souhaitent vendre des heures de travail et la demande des
employeurs ». En effet, ce que recherchent les millions de chômeurs, ce ne sont pas seulement
des « heures de travail », mais un emploi, c’est-dire une relation encadrée par des règles et
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