Inégalités et spatialité dans l`océan Indien

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Inégalités et spatialité dans l'océan Indien
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COORDINATION
DU COlLOQUE
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:
Jean-Michel JAUZE, Jean-Louis GUEBOURG
COMITE DE LECTURE:
Jean-Michel JAUZE, Jean-Louis GUEBOURG, Thierry
MAQUElTE: Katia DICK
MAQUElTE DE COUVERTURE: Sabine T ANGAPRIGANIN
IU.USTRATlONS
Emmanuel
CARTOGRAPHIQUES
MARCADE,
ILLUSTRATION
Daisy JAUZE,
Guy FONTAINE
:
Laboratoire
DE COUVERTURE
SIMON,
de Cartographie
Appliquée
et Traitement
de l'Image
:
Femme à la jarre, huile sur papier, 56,5 x 38 cm.
REALISATION
@
BUREAU DU TROISIEME
CVCLE,
DE LA RECHERCHE
ET DES PUBLICATIONS
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UNIVERSITE
Campus
DE LA REUNION,
universitaire
2005
du Moufta
15, avenue René Cassin
BP 7151
- 97 715 Saint-Denis
Messag cedex
9
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de l'auteur
ou de ses ayants cause, est Illicite.
www.librairiehannattan.com
e-mail: [email protected]
(g L'Hannattan, 2005
ISBN: 2-7475-9109-3
EAN : 9782747591096
UNIVERSITE DE LA REUNION
Faculté des lettres et des Sciences Humaines
Inégalités et spatialité
dans l'océan Indien
Actes du colloque de Saint-Denis de La Réunion
organisé par le Centre de Recherches et d'Etudes en Géographie
de l'Université de La Réunion (C.R.E.G.U.R.) en partenariat
avec le Conseil Régional de La Réunion, le Bureau océan Indien
de l'AUF et la chaire UNESCO de l'Université de La Réunion
24-26 novembre 2004
TEXTES REUNIS PAR JEAN-MICHEL
ET JEAN-LoUIS
JAUZE
GUEBOURG
L'Harmattan
5-7. rue de l'École-Polyteclmique;
75005 Paris
FRANCE
L'HarmatIao
Hongrie
Kooyvesbolt
Kossu1h L. u. 14-16
1053 Budapest
HONGRIE
Espace
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Foc..des
Sc. Sociales,
Pol. etAdm.
BP243,
Université
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de Kinshasa
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10124 Torino
ITALIE
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BURKINA
Faso
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FASO
12
COMITE D'ORGANISATION
M. jean-Michel
Président du comité d'organisation.
Professeur en Géographie à l'Université
CREGUR.
Professeur en Géographie à l'Université
CREGUR.
Professeur en Géographie à l'Université
CREGUR.
Maître de Conférences en Géographie
La Réunion - CREGUR.
PRAG - Docteur en Géographie - CREGUR.
JAUZE
M.Guy FONTAINE
M.jean-Louis
M. joël
GUEBOURG
NINON
M. Thierry
SIMON
M. Fabrice
FOLIO
M1~ Marie-Annick
M. Bernard
de La Réunion de La Réunion à l'Université de
Maître de Conférences
en Géographie
à l'Université de
La Réunion - CREGUR.
ATER - Docteur en Géographie - CREGUR.
!AMY
Docteur en Géographie
REMY
Mme Agenelle
de La Réunion -
PARASSOURAMANAlK
- CREGUR.
Directeur du Laboratoire de Cartographie.
Responsable du BTCR.
COMITE SCIENTIFIQUE
M.jean-Louis
Président du comité scientifique.
Professeur en Géographie à l'Université de La Réunion CREGUR.
Professeur en Géographie à l'Université de La Réunion -
GUEBOURG
M. jean-Michel
JAUZE
CREGUR.
M. Guy
Professeur en Géographie à l'Université de La Réunion CREGUR.
Professeur en Géographie à J'Université de La Réunion -
FONTAINE
M. Wilfrid
BERTILE
CREGUR.
M. Yvan
Professeur en Histoire Contemporaine à l'Université de
COMBEAU
La Réunion.
M. Sudel
Professeur en Histoire Contemporaine à J'Université de
FUMA
La Réunion.
Professeur en Sciences de Gestion à l'Université de
M. Michel BOYER
La Réunion.
M. josélyne
Professeur en Géographie à l'Université d'Antananarivo
RAMAMONjISOA
Madagascar.
Professeur en Géographie
M. Prem SADDUL
-
-
Conseiller au Ministère de
l'Education et de la Recherche Scientifique - Maurice.
DE LA FACULTÉ
M. Alain
COïANIZ.
Professeur
COMITÉ SCIENTIFIQUE
DES LETTRES ET DES SCIENCES
(7" s.) ; M. Yvan
COMBEAU, Professeur
HUMAINES
(22" s.) ; M. Alain
GEOFFROY,
(23" s.) ; M. Michel LATCHOUMANlN.
Professeur (I J" s.); M. Jean-Louis GUEBOURG, Professeur
PoNNAU. Professeur,
Professeur (70" s.) ; M. Serge MEITINGER, Professeur (9" s.) ; M. Gwenhaël
(lO"s.); M.Jacky SIMONIN.Professeur(71"
s.).
AVANT-PROPOS
Si l'on obselVe une carte de l'IDH des îles et pays bordiers de l'océan Indien, le
thème de J'inégalité s'impose: ici les pays parmi les plus pauvres du globe (Socotra, îles
occidentales indonésiennes, Madagascar) côtoient les pays du Golfe qui comptent les
familles les plus fortunées de la planète. Inégalité face aux ressources, inégalité des
revenus par habitant, inégalité devant la mort, inégalité des chances face aux grands défis
mondiaux, tels se présentent les 44 pays bordiers et les 22 entités insulaires de l'océan
Indien. Les facteurs de cette inégalité à petite échelle sont multiples et relèvent du
peuplement d'origine variée échelonné dans le temps et l'espace, mais aussi de la densité
des groupes, de leur mode de vie (chasseurs-cueilleurs, agriculteurs) et de leur capacité
d'innovation pour aboutir à des espaces socioéconomiques fort différents, au poids géopolitique plus ou moins marqué où s'affrontent, depuis toujours, les grandes puissances
planétaires.
Parmi les trois océans de la planète, l'océan Indien reste l'espace le moins étudié.
Ainsi à la création de l'Université de La Réunion au milieu des années 1960, les travaux de
recherches sur les îles et les pays bordiers étaient fragmentaires et relevaient surtout
d'auteurs anglo-saxons. Depuis une trentaine d'années, si l'on excepte les études géographiques des universités malgaches (surtout dans les années 1970) ou les études ponctuelles des laboratoires tropicaux des universités françaises et celles de l'ORSTOM aujourd'hui
IRD
- l'ensemble de la production géographique sur l'espace océan Indien
reste l'apanage de l'Université de La Réunion.
L'espace océan Indien pourrait s'ouvrir sur trois cercles: d'abord La Réunion,
puis les îles de la COI et enfin les pays bordiers. Un premier noyau de chercheurs autour
de jean Defos du Rau, jean-François Dupon et Daniel Lefèvre a porté son regard
uniquement sur les Mascareignes. Puis, dans les années 1980, les sujets de thèses
(comme ceux de jean-Pierre Raison, Guy Fontaine, jean-Louis Guébourg...) se sont
élargis aux États de la Commission de l'Océan Indien, espace que l'on peut assimiler à un
second cercle (Mayotte, les Comores et les Seychelles) alors que sur notre île
apparaissaient des analyses thématiques urbaines et régionales comme celles de Wilfrid
Bertile, Prosper Eve, jean-Michel jauze, joël Ninon. .. Une troisième génération de jeunes
chercheurs, aujourd'hui docteurs (Fabrice Folio, Marie-Annick Lamy-Giner, jean-Hugues
Hoarau. . .) a fait rayonner notre université sur un troisième cercle incluant les pays
bordiers de l'océan Indien, plus particulièrement l'Afrique du Sud.
Réunir les géographes anglophones et francophones de la zone pour qu'ils
puissent échanger et faire connaître leurs travaux de recherches sur l'espace indiaocéanique était urgent et nous a conduit à ce symposium international d'autant que les
travaux des journées géographiques qui se sont déroulées en 1999, sont malheureusement non publiés à ce jour.
6
Avant-Propos
Aux communications des chercheurs déjà cités, il faut ajouter les interventions de
ceux qui ont travaillé sur les États de la COI, notamment Madagascar. Ainsi les profondes
disparités sur les terres malgaches ont été présentées par Noëline Ramandimbiarison,
Nirinjaka Ramasinjatovo, Bénédicte Thibaud, Thierry Caligaris, Mustapha Omrane, Daniel
Peyrusaubes et Hervé Rakoto. Par ailleurs, des travaux de géographie quantitative
appliquée à l'aménagement du territoire réunionnais (Bernard Rémy, Gilles Lajoie,
Christine Catteau, Christian Germanaz, Gislain Soubadou.. .), à la santé (Thierry Simon,
Zoé Vaillant...) et au tourisme (Isabelle Musso, Gisèle Dalama...) ont permis un
approfondissement thématique diversifié de la recherche sur notre île.
Cette réflexion sur l'inégalité s'articulant sur l'espace intéresse les chercheurs
d'autres disciplines. En histoire, Corinne Rongau approche le thème de l'altérité et de
l'inégalité dans l'antiquité, Joël de Palmas envisage le déséquilibre sous l'angle démographique, Evelyne Combeau-Mari et Sudel Fuma analysent les infrastructures sportives à
La Réunion de 1946 à nos jours alors qu'Yvan Combeau replace l'inégalité dans l'histoire
croisée complexe de la Réunion et de Madagascar. L'inégalité dans les télécommunications et les migrations pendulaires a été évoquée respectivement par Michel Watin,
Michel Dimou et Nicolas Fong-Kiwok. Au fil de sa communication, « De l'inégalité
spatiale à l'inégalité interindividuelle: un processus irréversible ", Michel Latchoumanin
examine ce thème dans le domaine de l'éducation, tandis que Ousseni Maandhui a
abordé les pratiques éducatives à Mayotte et à Maurice. Enfin des sujets d'études plus
spécifiques que ce soit l'alimentation, la discrimination positive, facteur de correction des
inégalités socio-économiques et spatiales ou l'autosuffisance énergétique ont été respectivement traités par Elizabeth Grimaux-Quinones et Christian Bouchard.
Pour équilibrer les trois journées de ce Colloque International, nous avons réuni
les communications des participants en thèmes - Histoire et Littérature, Santé et
Education, Société, Tourisme et Culture, enfin Organisation du Territoire - plan que
nous conservons dans cette publication.
Cette manifestation n'aurait pu avoir lieu sans l'aide, le soutien et la coopération
de très nombreuses personnalités et institutions. Le comité d'organisation du colloque
tient à exprimer sa gratitude:
à Monsieur Paul Vergès, Président du Conseil Régional ;
à Monsieur Serge Svizzero, Président de l'Université de La Réunion;
à Monsieur Michel Latchoumanin, Doyen de la FLSH ;
à Monsieur le Directeur du bureau océan Indien de l'AUF ;
à Monsieur Sudel Fuma, Directeur de la chaire UNESCO de l'Université de
La Réunion.
Des remerciements particuliers à Jean-Michel Jauze qui a, inlassablement, contacté les organisations et à Thierry Simon qui a relu avec dévouement l'ensemble des articles, aux institutions, au personnel du BTCR et à sa responsable, Agenelle Parassounaramaik qui ont activement collaboré à la préparation et au déroulement des rencontres
ainsi qu'à Katia Dick qui a mis en forme les textes des communications.
Jean-Louis
Guébourg
De l'inégalité des sociétés dans les îles
et pays bordiers de l'océan Indien
Jean-Louis
GUEBOURG
Professeur des Universités en Géographie
-
CREGUR
Université de La Réunion
Motsclés
IDH - Chasseur-cueilleur - Religions révélées - Hindouisme - Bouddhisme - Géopolitique Microinsularité.
Le bassin india-océanique, troisième océan mondial de 78 millions de km2, rassemble sur son liuoral une quarantaine de pays répartis entre l'Afrique de l'Est, le MoyenOrient, l'Inde, l'Asie du Sud-Ouest, l'Australie et plus de 7 000 îles que l'on peut
regrouper en vingt-deux entités: soit en États indépendants (RFIC, Seychelles, Maldives,
Maurice), soit en territoires éloignés appartenant à des pays riches (Cocos, Mayoue,
Réunion), soit en îles rattachées à des États littoraux (Zanzibar, Pemba, Socotra,
Andaman,
Nicobar, Nias et Mentawei).
L'indice de développement humain (IDH)1, indice qui mesure l'éducation,
l'espérance de vie et la richesse, souligne de fortes inégalités entre des pays riches,
Si l'on excepte les dnq pays importants de l'océan Indien, l'union Indienne, l'Australie et l'Afrique du
Sud et dans une moindre mesure le Pakistan et l'Indonésie, trois groupes de pays se détachent. D'abord,
un groupe à l'indice élevé qui comprend La Réunion, Maurice, les pays du Golfe, les Maldives,Sri lanka,
la Malaisie dont la valeur de l'indice s'étend entre 0,74 et 0,83 et dont la richesse s'exprime par
l'importance des hydrocarbures, par des positions internationales remarquables comme Singapour, par
un afflux de touristes conséquent (Maurice - Maldives) ou par l'appartenance à un État riche et
développé comme La Réunion, département français. Le second groupe au développement incertain
comprend les grandes puissances de l'océan Indien si l'on excepte l'Australieà l'indice légèrement plus
fort. Il y a bien sûr l'Inde avec son milliardd'habitants, l'Indonésie avec ses 206 millionsd'habitants, mais
aussi l'Afrique du Sud réintégrée dans le concert des nations avec 30 millions d'habitants. On pourrait
inclure le Pakistan avec ses 140 millions d'habitants ainsi que l'Iran, mais le poids des dépenses militaires
du Pakistan édulcore les données de l'IDH. Ce sont des États de grande taille à l'économie diversifiée,
aux ports d'envergure qui vont jouer un rôle de plus en plus important dans le développement futur de
l'océan Indien. Enfin, en bas de classement, c'est l'ensemble des États dont l'IDH est inférieur à 0,50
mais qui comprennent la majorité des États de la façade orientale, si l'on excepte le Kenya. Les États
insulaires proches de ces derniers comme la RFIC relèvent de la même problématique.
Seule Mayotte,
8
Jean-Louis Guébourg
comme la France, les pays du Golfe, les grandes puissances régionales comme l'Australie
l'Inde et l'Afrique du Sud et les pays au développement plus incertain comme ceux d'Asie
(Birmanie, Thai1ande, Malaisie, Indonésie) ou d'Afrique orientale (Somalie, Kenya,
Tanzanie). Quels sont les facteurs qui ont conduit à cette inégalité et quel est leur poids
relatif dans une analyse spatiale globale?
Naturellement la différence d'échelle entre petites îles et pays bordiers nous
conduit à une étude diachronique où les facteurs physiques, anthropologiques, religieux,
historiques et économico-politiques ont tour à tour joué un rôle à des époques distinctes
pour nous donner une image contrastée de cet océan encore mal connu.
FIG.
1
: CARTE
DE L'INDICE
DE DEVELOPPEMENT
DE L'OCEAN
HUMAIN
(IDH)
DES ILES ET PAYS BORDIERS
INDIEN
~chelle /I l'équ_r
o
1000km
OCEAN
Se~helles
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INDIEN
Christmas
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Coco
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Maurice
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..
IDH en 2000
(IDH maximum
=
1)
Plus de 0,85
De 0,40
De 0.75 /I 0,85
De O,SO /I 0,75
Moins
/I O.SO
de 0,40
"""""',PNUD
Collectivité territoriale puis départementale française depuis 1975, offrê un chiffre en nette progression
proche de celui des Seychelles et qui devrait peu à peu tendre vers celui de La Réunion.
De l'inégalité des sociétés dans les îles...
LES FACTEURS DE LONGUE DUREE:
9
MILIEUX GEOGRAPHIQUES, OCCUPATION DE L'ESPACE ET
CMUSATIONS
L'ouverture
de l'océan Indien et le modelé littoral
L'ouvenure2 de l'océan Indien s'est effectuée du Jurassique moyen au Crétacé, il y
a 165 millions d'années et s'est achevée à la disparition des dinosaures. Le continent de
Gondwana, formé des espaces africains et eurasiens, s'est peu à peu ouvert par le biais de
trois dorsales qui se sont séparées à partir du nœud rodriguais et qui ont dessiné un
océan de 78 millions de km2 en forme de M supporté par les trois plaques africaine,
indienne et antarctique. Cet océan qui a vu la migration de l'Inde vers l'Himalaya,
la séparation de Madagascar du continent africain et l'effondrement du plateau des
Mascareignes offre une topographie complexe où alternent fosses et dorsales que l'on
assimile à des hauts fonds et dont l'affleurement suivant le niveau des mers a permis
l'éclosion de cayes (Maldives, Seychelles, Lakshadweep, îles Éparses) alors que les points
chauds affectant les bassins sont à l'origine des empilements basaltiques comme à
Maurice, aux Comores ou à La Réunion certains sont encore actifs aujourd'hui. Quelques
massifs granitiques, soit des horsts (Socotra, Abd ul Kari) liés à une structure tectonique
verticale, soit des parties supérieures de plateaux peu diaclasés (Mahé, Praslin, La Digue)
émergent ici ou là.
L'écartement des littoraux se poursuit aujourd'hui à une vitesse réduite de 1 à
2 cm par siècle, alors que la plaque indienne s'enfonce sous les hauts plateaux tibétains
générant l'Himalaya. La majeure partie de l'océan Indien est baignée par un climat
tropical humide avec une déclinaison tempérée, puis fraîche au sud du 40e parallèle, aride
et désertique dans le nord-ouest. Mais ce sont les dernières récurrences würmiennes et le
réchauffement flandrien qui, par un niveau supérieur de 15 à 20 m au niveau actuel, ont
permis une retouche extrêmement sensible des littoraux et des milieux insulaires. Ainsi
toutes les îles coralliennes n'existent que par l'action de la transgression flandrienne et la
régression qui s'en est suivie, il y a 2 500 ans. De même, l'hydrolyse intense des roches
sous l'érosion tropicale est à l'origine de la planité de certaines îles, comme Maurice ou
Mayotte, la tectonique étant un adjuvant remarquable dans la structure des modelés
insulaires volcaniques et tropicaux.
Le réchauffement actuel et la destruction des coraux par l'action anthropique
menacent des archipels comme les Maldives, dont le niveau moyen n'est que de 1,60 m
au-dessus du niveau de la mer. Ajoutons que, sous l'action de la mousson, le niveau
moyen de l'océan s'élève de 80 cm sur quelques mois et que, si le réchauffement entraîne
Le premier épisode (il y a 165 millions d'années) concerne la séparation du groupe Mrique/Arabie de
celui de d'Inde-Madagascar/Australie-Amarctique
qui constitue aujourd'hui le canal de Mozambique;
mais la plateforme indienne enregistre les transgressions eustatiques du Jurassique et du Crétacé. Le
second épisode date de 140 millions d'années et sépare l'Inde de l'ensemble Australie/Antarctique et de
Madagascar.
10
Jean-Louis Guébourg
dans les prochaines décennies une élévation du niveau de la mer d'une cinquantaine de
cm, plus de la moitié des îles maldiviennes devraient être immergées au lieu des 200
actuelles.
La dichotomie
chasseurs-cueilleurs
/ agriculteurs
sédentaires
dans l'océan
Indien
Les recherches récentes faites par les anthropologues anglo-saxons ont démontré
que, depuis la dernière glaciation (il ya 13 000 ans), quatre foyers de développement
humain ont rassemblé les conditions nécessaires, c'est-à-dire une masse critique d'individus, un environnement adéquat, une certaine créativité pour passer du statut de
chasseur-cueilleur à celui d'agriculteur sédentaire.
Ces foyers sont bien sûr le Croissant Fertile, le continent américain, la Chine,
l'Inde, l'Afrique occidentale et centrale et l'Australie. En 7 000 ou 8 000 ans, le résultat a
été fort inégal puisque ceux qui ont le mieux réussi sont les groupes qui avaient à leur
disposition le plus grand nombre d'animaux à domestiquer et peut-être aussi la plus
grande variété de légumineuses et de céréales sauvages. Je m'appuierai sur quelques
exemples pour démontrer l'inégalité des peuples autour de l'océan Indien. L'Australie,
comme l'Amérique du Sud, a eu les chances les plus minces, ce qui est paradoxal quand
on pense que les Aborigènes australiens étaient les homo sapiens les plus avancés puisqu'ils avaient réussi à passer le détroit de Torres sur des embarcations de fortune, il y a
50 000 ans. Pourtant, ils n'avaient à leur disposition que de grands espaces un peu moins
désertiques qu'aujourd'hui avec de faibles variétés de céréales sauvages et, surtout,
pratiquement aucun animal à domestiquer puisque le grand kangourou (3 m) et le varan
géant de plus d'une tonne avaient été décimés par les premiers groupes de chasseurscueiJIeurs. À l'opposé, les peuples nomades du croissant fertile disposaient du cheval, du
bœuf, de la chèvre et du mouton, ainsi que de plusieurs variétés de légumineuses et de
céréales sauvages. Les sédentaires également s'imposaient aux chasseurs-cueilleurs par
leur plus forte densité d'autant que les chasseurs-cueilleurs voyaient leur nombre diminuer puisque leurs femmes ne pouvaient enfanter que tous les trois ans lorsque le
dernier-né était capable de suivre le groupe. Ajoutons que, parmi les aborigènes australiens, l'arc et la flèche, pourtant connus, ont été délaissés au profit du boomerang
beaucoup plus noble, mais d'une utilisation beaucoup plus complexe, affaiblissant ainsi la
ration protéinique du groupe.
Sur les rives asiatiques, les Chinois ont également développé une civilisation
fondée sur le cheval et le blé au Nord, le buffle et le riz au Sud et ont peu à peu repoussé
vers le littoral et les îles de l'Asie du Sud les premiers peuples installés de type Négritos
(protomalais) dont les derniers vestiges se retrouvent dans les îles Andaman et Nicobar,
en Nouvelle-Guinée et dans les îles du Pacifique via Taïwan. De la même manière, en
Inde, les populations de la vallée du Gange ont repoussé vers les pentes himalayennes et
assamaises les groupes adivasi qui sont, aujourd'hui encore, des chasseurs-cueilleurs aux
rites traditionnels ancestraux.
L'Afrique de l'Est, quant à elle, a été marquée par la forte migration bantoue qui
ne s'appuyait guère sur l'élevage à cause de la glossine, mais qui s'est développée sur
Il
De l'inégalité des sociétés dans les îles...
l'igname ou le manioc en forêt et les millets dans les zones de savane. Elle est entrée en
contact avec les tribus nomades dans la zone du lac Turkana au Nord et a repoussé au
Sud les Hottentots et les Bushmen vers le désert de Namibie et au-delà de la Fish River.
Naturellement, les contacts des sédentaires avec les animaux domestiques leur
ont permis de mieux résister aux virus des principales maladies transmises de l'animal à
l'homme. Plus un sédentaire côtoie d'animaux, plus son capital de défenses immunitaires
est renforcé. Les collisions entre les groupes se font toujours au détriment de ceux qui
ont le moins domestiqué d'espèces. On explique ainsi l'avancée rapide des communautés
aryennes par la passe de Khyber, dans la vallée du Gange, repoussant les premiers
habitants vers le Sud et, bien sûr, l'expansion des groupes du Croissant fertile vers
l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord.
Ainsi, sur les rives de l'océan Indien une première inégalité entre les clans se
mettait déjà en place au profit de l'Inde du Nord et du Moyen-Orient, mais au détriment
des côtes australiennes, de celles de l'Asie du Sud-Est et de la partie méridionale de
l'Afrique. On comprend aisément comment les grandes civilisations fondées sur la
maîtrise du sol, de l'irrigation et sur la variété des céréales se sont imposées dans la vallée
de l'Euphrate, du Tigre, du Nil et des grands fleuves indiens comme le Gange, la Krishna
et la Godaveri. Ces sociétés ont commercé entre elles, notamment à partir du VIle siècle
avoJ.-C entre Arabes, Grecs, Phéniciens, Indiens et Chinois. Ce sont surtout les emporium
du Nord-Ouest de l'océan Indien, donc centrés sur le golfe Persique, la péninsule
Arabique, la Corne de l'Afrique et la côte occidentale indienne, qui ont vu fleurir les
principaux centres de trafic très bien décrits par les navigateurs et plus particulièrement
les Grecs dans Le Périple de la mer Érythrée, le siècle ap.J.-C.
La religion, facteur d'inégalité
des sociétés
FIG. 2 : REPARTITION DES ESPACES REllGIEUX DANS L'OCEAN INDIEN
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12
Jean-Louis Guébourg
À la fin des récurrences würmiennes, il y a 13 000 ans, presque toutes les sociétés
classiques qui occupaient les littoraux et les îles proches de l'océan Indien offraient un
caractère tribal identique fondé sur l'animisme, c'est-à-dire un groupe dirigé par un
medicine-man, chaman ou sorcier guérisseur, que l'on retrouve aujourd'hui encore en
Assam, chez les Bushmen d'Afrique du Sud et dans les îles isolées indiennes ou
indonésiennes
comme les Andaman,
Nicobar et les Mentawei.
lJ est aisé de comprendre que c'est dans les grands espaces sédentarisés et
civilisés qu'ont pu naître les grandes religions qui sont le prolongement culturel de la
révolution néolithique: le polythéisme dans les vallées de l'Euphrate et du Tigre (Ninive,
Babylone, Suse), le Brahmanisme dans la vallée du Gange développant un système de
castes et dejati après l'invasion aryenne, ainsi que la première pensée monothéiste (3000
ans avoJ-q avec Abraham et les premières tribus sémites dans la vallée du Jourdain et le
pays de Canaan.
Mais c'est un second souffle spirituel qui sera à l'origine des principaux foyers
religieux et civilisateurs. Le monothéisme sera définitivement fixé après le retour
d'Égypte des juifs par les principaux yahvistes sous la houlette du roi Josias au VIlle siècle
avoJ-c., et en Perse (Iran actuel) avec le zoroastrisme sous l'influence au
X" siècle avoJ-C.
des premiers textes fondateurs de l'Ave5ta3.
Deux siècles plus tard se mettent en place simultanément de grands foyers
philosophico-religieux qui partent du Shantoung jusqu'en Grèce, en passant par le Gange
et le Croissant fertile. Au VIesiècle avoJ-C., c'est le Confucianisme qui impose un certain
mode de pensée et de vie à toute la Chine jusqu'au XX" siècle. À la même époque, c'est
Zarathoustra qui a laissé dans les Gatbas du nouvel Avesta un système eschatologique
religieux extrêmement élaboré, édifié sur le monothéisme et le rôle multiple de l'âme. En
546 avoJ-C., c'est Siddhârta Sakyamuni qui, au Parc des Gazelles, à 35 ans et ce jusqu'à
l'âge de 80 ans, réforme la religion indienne fondée sur les castes en développant une
nouvelle pensée reposant sur le non-désir et la non-souffrance pour libérer l'homme et le
mener au stade d'éveil c'est-à-dire de bouddha.
En Grèce, durant le siècle dit
«
classique », à savoir le V" siècle avoJ.-C., les
fondements philosophiques sur lesquels s'établissent toutes les valeurs actuelles sont
élaborés par Socrate, Platon, Pythagore et Aristote. Le polythéisme en Grèce et dans
l'empire romain favorise le trafic de l'encens entre les pays de l'Arabie heureuse,
l'Hadramaout et Socotra qui, via Alexandrie, alimente toutes les grandes cités romaines.
L'extension historique des religions hindouiste, bouddhiste et musulmane s'implantant sur un fond animiste commun à tous les peuples sédentarisés contribue à fixer
de grands types de civilisations avec une évolution propre à leur histoire. Ainsi l'hindouisme reste confiné à la péninsule indienne malgré la conversion au bouddhisme
d'Ashoka au lue siècle avoJ.-C. La réaction hindouiste au VIe siècle a rejeté la pensée
La religion mazdéenne reconnaît Zarathoustra comme le fondateur et l'auteur des textes sacrés de
l'Avesta. Ladécouverte du texte au milieu du XVIII"siècle a permis de mieux cerner la réalité historique.
Une partie des textes aurait été écrite au X"siècle avoJ-C., l'Avesta ancien, et l'autre au V' siècle avoJ-C,
l'Avestarécent.
De l'inégalité des sociétés dans les îles.. .
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bouddhiste hors de la péninsule vers les États himalayens, au Sri Lanka comme sur les
côtes birmane et siamoise. Deux grandes écoles apparaissent, le Petit Véhicule à Ceylan,
en Birmanie et au Siam, ainsi que le Grand Véhicule ou Mahayana au Tibet qui se répand
ensuite en Mongolie et en Chine par le biais des descendants de Gengis Khan.
Au monothéisme limité au peuple d'Israël s'ajoutent les deux religions révélées, la
religion chrétienne au début de notre ère et la religion musulmane au vue siècle, s'étendant sur deux aires distinctes, l'Eurasie pour la première, le Moyen-Orient et l'Afrique
pour la seconde. L'islam facilite un renouveau scientifique et une nouvelle exploration de
l'océan Indien, notamment vers les îles du Sud et la côte orientale africaine.
Après s'être imposé à toute la péninsule arabique, il se divise également en deux
écoles. Les Sunnites maintiennent la tradition et les Chiites ou partisans d'Ali, le gendre
du prophète, sont beaucoup plus rigoristes. Ce sont les persécutions religieuses qui vont
permettre l'extension de l'islam de rite chaféite de la Corne de l'Afrique jusqu'à Nosy Bé
développant avec les peuples littoraux bantous une civilisation swahilie tout à fait
originale et un commerce quadrangulaire fondé sur l'esclavage, le commerce des armes
vers la péninsule arabique et l'Inde et les toileries indiennes. Cette expansion musulmane
qui s'était arrêtée à l'Indus se poursuit sur Delhi au XIIIesiècle et surtout recouvre toute
l'Inde du Nord grâce aux Moghols au XV"siècle, mais aussi les côtes malaises et les îles
indonésiennes avec des groupes marchands qui y fondent des sultanats. Ainsi en
Indonésie, l'hindouisme est rejeté dans les îles de l'Est, notamment à Bali, alors que
l'implantation bouddhiste de Borro Bouddour fait figure d'exception culturelle.
Simultanément, le XVI" siècle voit l'arrivée des Européens et une implantation de
la Chrétienté sur les espaces les plus perméables, c'est-à-dire les espaces animistes. Sous
l'action des Portugais et des Hollandais, les peuples d'Afrique du Sud (Hottentots, Xhosas
et Zoulous) comme ceux de la côte mozambicaine embrassent la religion chrétienne.
Anglais et Français imposent églises catholiques et temples protestants sur les hauts
plateaux malgaches. En Australie où les Anglais ont installé un bagne à Port Jackson à la
fin du XVIIIe,la côte occidentale est occupée plus tardivement et disputée aux Français
qui n'y ont laissé que des toponymes ; le contact avec les Indigènes est tellement négatif
que seules les communautés anglo-saxonnes y ont égrené des villes portuaires d'Albany à
Darwin.
Il semble bien que, selon les chercheurs anglo-saxons, la nature religieuse ne joue
qu'un rôle tout à fait secondaire à partir du XVIIIe siècle dans la différenciation de
l'espace au profit des facteurs politiques et économiques.
L'INFLUENCE
DECISIVE DES FACTEURS ECONOMlQUES
ET POUTIQUES
DANS L'OCEAN INDIEN
La mainmise de la Grande-Bretagne (1815-1947)
Après les guerres napoléoniennes au début du XIX",la Grande-Bretagne s'impose
et n'abandonne à la France que La Réunion puisqu'on ne peut y construire un port et
installe une administration à Maurice et aux Seychelles. Elle laisse les Français s'établir à
Mayotte (1841) et, curieusement, cède son influence à Madagascar en 1890 pour dominer
14
Jean-Loui3 Guébourg
seule Zanzibar, ce qui a permis aux Français de coloniser la Grande Île à partir de 1896.
Cette colonisation européenne rehausse artificiellement la richesse et le poids politique
des pays du Sud de l'océan Indien largement délaissés par les civilisations du Nord.
France et Grande-Bretagne implantent religion catholique et religion réformée, mais
celles-ci ne vont jouer qu'un rôle mineur par rapport aux choix économiques instaurés
par ces nouvelles puissances européennes. Ainsi le XIX" et le XX" siècle vont faire
apparaître un nouvel aspect de l'océan Indien avec des ports florissants comme Bombay,
Calcutta, Le Cap, Durban et tout un ensemble de ports secondaires traditionnels, à
caractère musulman, hindouiste ou bouddhiste.
La situation économique de l'Inde et de la Grande-Bretagne à la fin du Xvnf
siècle a donné lieu à une intense polémique dans les années 1970 en ce qui concerne les
origines du sous-développement.
En effet, pour les chercheurs indiens, l'Angleterre
n'était pas plus avancée que l'Inde sur le plan du développement économique et les
colonisateurs ont certainement fait échouer la création d'un empire mahratte qui, unifié,
aurait été plus difficile à vaincre. En outre, les Anglais ont maintenu les populations
indiennes dans une situation de producteurs de céréales et de coton pour les usines
textiles anglaises du Lancashire, celles-ci revendant les produits manufacturés à un prix
nettement supérieur dans les États dominés. Cet enrichissement anglais a consolidé la
révolution scientifique du XIX"siècle (machines textiles, sidérurgie) qui plaçait l'Europe
dans une situation avantageuse par rapport à l'Inde et aux pays du Sud-Est. Pour les
chercheurs anglais, il s'agit d'hypothèses historiques rétroactives dont l'argumentation
scientifique reste fort douteuse.
Ainsi, au début du XX" siècle, la Grande-Bretagne est partout présente dans
l'océan Indien. La France a réussi en s'installant à Djibouti et en créant un Protectorat aux
Comores à recréer un espace francophone dans le Sud-Est de l'océan Indien. Même les
anciennes colonies portugaises, comme le Mozambique, sont dominées économiquement par l'Angleterre. Seuls des États tampons comme l'Afghanistan entre les possessions anglaises et russes ou le Siam entre les possessions anglaises et celles de la France
en Indochine conserveront leurs souverains en place avec des représentations
étrangères.
L'océan indien nouvel enjeu stratégique
Les paradigmes
de l'analyse
stratégique
après la seconde guerre mondiale
classique
Depuis le début du siècle, le monde n'est plus appréhendé en termes d'escales
maritimes et de points d'appuis militaires.
Le politologue britannique Harold Mackinder (1861-1947), considéré comme l'un
des théoriciens en géopolitique grâce à son célèbre paradigme d'opposition Terre-Mer
sur le plan planétaire, influencé par l'épopée napoléonienne, essaie d'élaborer un
premier système-monde exprimant la dualité des rapports de forces. Le globe compte
9/12 d'espaces maritimes ou Océan mondial et 3/12 de terres émergées dont 2/12
forment l'Eurasie ou île mondiale (Ward Island), le douzième restant se compose des
Amériques et de l'Océanie. Cette île mondiale comporte une zone pivot, les terres
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De l'inégalité des sociétés dans les îles.. .
centrales (Heartland) qui correspondent à la Russie d'Europe, la Sibérie, la Mongolie,
l'Mghanistan et aux plateaux iraniens. C'est le plus vaste bassin du monde avec ses grands
fleuves (Lena, Ob, Ienisseï, Volga) et il peut résister à toute invasion, sauf peut-être par le
Danube. À partir de ces remarques, H. Mackinder formule le paradigme suivant:
«
qui
tient l'Europe orientale tient les terres centrales; qui tient ces terres commande à J'île
mondiale, qui tient l'île mondiale tient le monde ". Mackinder pense, sans le démontrer,
que l'impérialisme britannique sur mer ne s'est maintenu que par la division des
puissances terrestres car, selon son analyse, le réseau ferré terrestre est supérieur au
réseau insulaire ou portuaire de la puissance maritime. Il écrit que le Royaume-Uni peut
être condamné à terme et qu'en aucun cas il ne peut rester isolé.
Aux États-Unis dans la première moitié du xxe siècle, N. Spykman (1870-1943) a
complété les théories du stratège anglais en y incorporant deux concepts nouveaux, la
Ceinture Périphérique ou Rimland qui correspond sur le plan géographique à la bordure
côtière de l'Eurasie et la zone tampon ou buffer zone, comme l'Mghanistan entre la
Russie et la Grande-Bretagne ou le Siam entre possessions anglaises et françaises. Il
précise les propositions de Mackinder : « qui contrôle le Rim/and gouverne l'Eurasie,
qui gouverne l'Eurasie contrôle le Monde ".
Ainsi, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la pensée stratégique dominante est
la suivante: la maîtrise de l'île mondiale (Eurasie et Mrique) par une grande puissance
signifie, à terme, le contrôle du monde. Si nous traduisons puissance continentale par
URSS et puissance maritime par États-Unis qui remplacent la Grande-Bretagne après
1945, l'opposition de la puissance maritime sur les Rimlands et les mers périphériques
empêche l'hégémonie de la puissance continentale sur l'île mondiale.
L'amiral Alfred Mahan (1840-1914), au début du xxe siècle, et l'amiral français
Raoul Castex, durant l'entre-<leux-guerres, ont inversé le paradigme de H. Mackinder.
Pour A. Mahan, l'expansion russe ne peut se faire que par les détroits européens, la mer
de Chine ou le golfe Persique. Il incombe aux États-Unis d'endiguer cette expansion russe
en cadenassant la ceinture océanique autour des Rim/ands. Pour l'amiral américain, les
propositions sont simples: qui tient l'Amérique du Nord/tient les océans; donc, qui
tient les océans tient le monde.
16
Jean-Louis Guébourg
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R.Castex,entre 1929et 1935,nuance ce propos et essaie de démontrer « qu'il n'y
a pas de supériorité d'un élément sur l'autre et que l'issue du conflit, quand il se produit,
n'est pas dictée d'avance ».Certains parlent du théorème de Castex selon lequel « la mer
seule ne peut venir à bout de la terre ». Pour faire céder l'adversaire, il faut maîtriser les
voies de communication maritimes, mais également l'attaquer sur terre. C'est ce que fait
la Grande-Bretagne en 1815 à Waterloo et les États-Unis agissent de même en 1944, lors
des débarquements en Afrique du Nord et en Normandie. Mais en analysant la victoire de
la Grande-Bretagne sur Napoléon le et celle des alliés sur l'Allemagne en 1945, ce sont la
situation éloignée de la Russie pour le premier et l'ouverture de deux fronts pour le
second qui les ont affaiblis et vaincus. Par ailleurs, les débarquements en Sicile, comme
en Normandie ont failli échouer, donc la maîtrise de la mer n'est pas toujours
déterminante et R. Castex insiste sur le fait que la puissance maritime doit affronter
l'adversaire sur son terrain et disposer d'une énorme flotte aéronavale.
Ainsi en 1945, l'Union soviétique s'affirme comme maître du Heartland,
du
Pacifique au rideau de fer et, grâce à elle, les États-Unis ont relayé la Grande-Bretagne,
affaiblie par la Seconde Guerre mondiale. L'arme nucléaire américaine en 1945, puis soviétique en 1949, devenant européenne puis chinoise dans les années 1960, déplace les
enjeux spatiaux dans les régions qui n'ont pas de sanctuaires nationaux protégés et exclut
le Rimland d'Europe occidentale défendu par les États-Unis comme celui d'ExtrêmeOrient protégé par l'URSS et la Chine. La maîtrise de cette ceinture formée par les pays
De l'inégalité des sociétés dans les îles...
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bordiers de l'Eurasie et de l'océan Indien est devenue un enjeu planétaire. Pour dominer
le monde, l'URSS doit accéder à la mer libre, donc à l'océan Indien, et les États-Unis
tentent de l'en empêcher par divers moyens.
Les îles de l'océan Indien, enjeu d'une lutte d'influence
Depuis le retrait britannique (décembre 1971), la maîtrise du Rimland océan
Indien est devenue une rivalité essentielle entre Soviétiques et Nord-Américains. Cet
affrontement se concentre sur les détroits qui donnent accès à l'océan Indien et les bases
insulaires ou continentales qui permettent une intervention rapide sur les lieux
présentant un intérêt économique.
Deux voies d'accès maritime permettent de pénétrer dans l'océan Indien, par le
Nord Ouest. D'abord, le canal de Suez, fermé entre 1967 et 1975, et la mer Rouge par le
détroit de Bab el-Mandeb tenu par les bases yéménito-soviétiques de Dahlak, de Périm,
par le port d'Aden et la base de Socotra. L'intérêt de la mer Rouge est double car elle
permet une économie de parcours non négligeable pour les flottes américaine et soviétique, 24 000 km pour les Etats-Unis, 7 000 km pour l'URSS, via la Méditerranée orientale.
Cependant la grande vulnérabilité du canal de Suez conduit Moscou et Washington à ne
pas l'utiliser en cas de crise.
Par le Sud, la route du Cap prend de l'importance lors de la fermeture de Suez.
Pourtant ce n'est plus l'energy lifeline de 1974 (698 millions de tonnes) ; depuis 1985, le
trafic pétrolier est d'environ 200 millions de tonnes. Mais le Cap, éloigné de l'Antarctique,
n'est pas une voie de passage protégée. Le canal de Mozambique et la position stratégique de Mayotte et des îles Éparses ne sont plus un passage obligatoire pour les
pétroliers qui prennent la route à l'est de Madagascar, allongeant de 24 h leur temps de
navigation, Si le détroit d'Ormuz et le golfe Persique ont un trafic journalier de 80 navires,
la guerre Iran-Irak diminue de moitié la fréquence des passages.
L'Est de l'océan Indien est occupé par la mer d'Andaman, qui comprend les îles
du même nom puis, entre Malaisie et Sumatra, prolongé par le détroit de Malacca, long
de 800 km, d'une largeur variant de 250 km à 64 km, tombant à 13 km entre l'île Riau et
Singapour, dont la profondeur n'est pas inférieure à 12 mètres. Deux autres détroits
permettent l'accès à l'océan, le détroit de Lombok (mer de Bali) et celui de la Sonde (307
km) entre Java et Sumatra, parsemé d'Îlots rocheux rendant la navigation difficile. Sa
profondeur facilite le passage des sous-marins en plongée, Face à ces routes en territoire
indonésien, celle du 8e parallèle, de la mer Rouge à Malacca, donne aux îles de l'océan
Indien un rôle stratégique de premier ordre: la route maritime traverse les Îles Maldives
par le chenal du Be et se glisse entre la grande Nicobar et West Island au nord de Sumatra.
L'affrontement est-ouest
À la fin des années 1960, les États-Unis prennent le relais de la présence
britannique dans l'océan Indien, ce qui s'exprime par la location des Britanniques aux
18
Jean-Louis Guébourg
Nord-Américains des Chagos4, territoire mauricien soustrait à Port-Louis avant l'indépendance de 1968. En 1965, ce choix explicite bien la politique américaine qui préfère jouer
un rôle de surveillance que de maîtrise de la mer.
À partir des années 1970, sous la houlette de Brejnev, toujours inspiré par les
idées expansionnistes de l'amiral S. Gorchkov" l'URSS se constitue une puissante flotte
militaire avec pour objectif les mers chaudes, c'est-à-dire la conquête de quelques bases
dans cette ceinture constituée des États bordiers du nord de l'océan Indien. L'URSS
déploie rapidement des sous-marins nucléaires et des bombardiers sur des bases alliées,
notamment Berbera. L'amiral Labrousse décrit cette période comme ceUe de « la paix
violente» et insiste sur l'influence des Grands dans la gestion des crises des pays bordant
l'océan Indien.
La fermeture du canal de Suez en 1967 conforte la volonté des Soviétiques de
maintenir une présence permanente dans l'océan Indien qui se traduit, dès 1971, par la
création du Soviet Indian Ocean Squadron Qe SOVINDRON). En 1975, la réouverture du
Canal qui raccourcit la distance parcourue par la flotte soviétique de la mer Noire à
l'océan Indien de 5 300 km, réévalue la position de Moscou. Lors du conflit de l'Ogaden
(1977-1978), l'Union soviétique détache plus de vingt navires en mer Rouge pour soutenir le régime éthiopien. Ce renversement
d'alliances - Moscou choisit l'Éthiopie, en novembre 1977, contre la Somalie - oblige les Soviétiques à évacuer l'excellent port de
Berbed pour des bases moins commodes comme Dahlak ou Socotra qu'ils obtiennent
des dirigeants du Yémen du Sud. Ainsi Socotra n'a ni port, ni aéroport digne de ce nom
mais un environnement poissonneux qui intéresse les Soviétiques, mais ils ne sont pas
prêts à refaire les mêmes investissements qu'à Berbera.
Si, depuis 1978, l'Éthiopie est devenue le principal point d'appui politico-militaire
pour les Russes, ceux-ci ont essayé de disposer d'autres bases non permanentes à
Maputo (Mozambique), à Port-Louis (Maurice) et aux Seychelles où leurs navires font
toujours escale. Mais Port-Louis, comme Victoria, acceptent également les présences
française et américaine. Les Seychelles ont aussi récupéré, le 28 juin 1976, jour de leur
indépendance, les îles dites extérieures formant le British Indian Ocean Territory (BIOT),
Aldabra, Farquhar et Desroches. Par ailleurs, en 1982, un coup d'État fomenté contre le
président socialiste, France Albert René, par des ressortissants sud-africains débarqués en
charter touristique, a entraîné l'arrivée de deux bâtiments soviétiques.
En 1965, le gouvernement britannique propose l'indépendance
aux Mauriciens s'ils leur laissent, en
échange, les Chagos. En outre, les îles Farquhar, Desroches et AJdabra, enlevées aux Seychelles,
deviennent, avec les Chagos, Territoires britanniques de l'océan Indien (BIO'\).
Devant l'impuissance soviétique lors de J'implantation américaine à Diego Garcia, l'amiral Gorchkov,
chef d'État-major de la marine soviétique à partir de 1956, fait prendre conscience aux dirigeants
soviétiques du bien-fondé de la création d'une flotte puissante. Avec lui ressort le vieux paradigme de
Spykman : contrôler les mers du Sud et encercler la Chine au moyen d'une alliance solide avec le
Vietnam, celui-ci faisant partie des Rimlands méridionaux.
Entre 1967 et 1977, l'URSS fait de Berbera une base équipée de l'océan Indien: modernisation du port,
création d'une station radio et développement d'un programme d'irrigation.
De l'inégalité des sociétés dans les îles.. .
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Alors que Moscou élabore une stratégie de déploiement suite à la présence
américaine à Diego Garcia et à North West Cape, des négociations de désarmement entre
les deux grands aboutissent, en 1977-1978, à une première limitation des unités navales.
Mais, en décembre 1977, le soutien de Moscou à un gouvernement pro-soviétique
en Afghanistan, conjugué au renversement du Chah en Iran, conduit Washington à durcir
sa position7 dans l'océan Indien. Dans un message, désormais célèbre, le 23 janvier 1980,
Carter se déclare « prêt à utiliser la force militaire pour défendre ses intérêts vitaux ".
Cette doctrine Carter se traduit sur le terrain par un double objectif: endiguer l'expansion soviétique vers le Sud en favorisant une aide massive au Pakistan (3,2 milliards de $
en septembre 1981) et assurer l'accès libre au pétrole du Moyen-Orient. En conséquence,
il faut créer une force d'intervention rapide (Rapid Deployment Force, RDF), dont le
cœur est formé par le 18e corps aéroporté, soit 110 000 hommes dont 70 000 hommes
de troupe.
Diego Garcia première base américaine de l'océan Indien
Le problème majeur qui se pose au commandement américain est
l'acheminement des troupes sur le théâtre des pays du Golfe. Il est impératif de prépositionner du matériel sur terre et sur mer. Cela implique des espaces logistiques sur les
côtes: à Berbera (depuis 1978), Mombasa, Singapour, Darwin en Australie et à Diego
Garcia, la meilleure position stratégique de l'océan Indien. Les États-Unis, grâce à Diego
Garcia, contrôlent les routes commerciales pétrolières maritimes, plus particulièrement
celles du Cap et du « 8e parallèle vers l'Extrême-Orient et surveillent la navigation dans
"
les détroits.
Cette base se situe à 4 200 km au nord-ouest de l'Australie, à 3 300 km de Malacca
et à 1 600 km de la pointe sud de l'Inde. En 1989-1990, Diego Garcia abrite 1 600 soldats
américains et stocke les équipements de 16 000 marines. La guerre du Golfe, grâce à
cette île, a démontré la capacité américaine à développer des forces efficaces sur un
théâtre éloigné. Ce choix est largement confIrmé puisque l'atoll offre une nouvelle piste
de 4 km contiguë à des équipements ultrasophistiqués avec des kilomètres de quai, un
PC souterrain climatisé, des bassins en eau profonde pouvant accueillir des sous-marins
nucléaires.
«
Le Roc ", comme l'appellentles soldatsaméricains,peut abriter 60 000
soldats, des porte-avions et des lance-missiles: c'est un atout majeur pour les opérations
lancées vers l'Afghanistan, après septembre 2001 par G. W. Bush et la courte occupation
de l'Irak, avec les conséquences désastreuses que l'on peut constater aujourd'hui sur la
stabilité de la région.
Le sea denialou politique d'interdiction maritime s'oppose au sea control ou maîtrise de la mer. Dans
le cas du sea denial, la puissance continentale, en l'occurrence l'URSS, se contente d'empêcher les
rivaux menaçant sa sécurité d'utiliser l'espace maritime. En revanche, une puissance maritime, comme
les États-Unis, qui protège ses voies de communication a pour objectif une maîtrise supérieure de la mer.
20
Jean-Louis Guébourg
La France,
puissance
historique
de l'océan
Indien
La France occupe, en tant que puissance riveraine, grâce à La Réunion, l'angle
sud-ouest de cet océan. Exclue de la base de Diego Suarez (Madagascar) en 1973, elle a
conservé la collectivité territoriale de Mayotte et son lagon en 1975 et elle a concentré ses
forces (FASZOI) sur deux pôles. Le plus remarquable des deux, La Réunion, avec de
solides infrastructures portuaire et aéroportuaire, surveille la route Ormuz-Le Cap, via le
Mozambique, ou celle qui emprunte l'Est de Madagascar, bien qu'elle allonge d'une
journée la durée du trajet. Le second est l'enclave de Djibouti, occupée depuis 1888. Elle
accueille, aujourd'hui, 4 000 hommes, soit l'essentiel de la flotte de Diego Suarez
rapatriée en 1973, ainsi qu'une dizaine de Mirages stationnés à l'aéroport d'Ambouli.
Convoité par ses deux voisins, l'Éthiopie et la Somalie, l'espace djiboutien, par la
présence des forces françaises, a su conserver une certaine stabilité que lui reconnaît la
communauté internationale.
Mais, si présente depuis trois siècles, la France est mieux acceptée que les ÉtatsUnis ou la Russie, elle est confrontée à de fortes contestations territoriales des pays
indépendants francophones. Maurice et Madagascar revendiquent, respectivement, les
îles Europa et Tromelin, alors que la République des Comores, soutenue par l'ONU et
l'OUA, désire recouvrer le territoire mahorais dont elle aurait été injustement amputée.
On pourrait penser que l'épisode mahorais, après vingt années de contestation
comorienne, s'estomperait8. En effet, depuis 1990, l'ex-président de la RFIC, le débonnaire Mohamed Djohar, n'a jamais dénigré l'émigration anjouanaise vers Mayotte, un des
rares bassins d'emplois stables de la région. Cependant, l'émigration trop forte des
Anjouanais vers leur voisine, émigration sous-tendue par un fort croît démographique, a
été brutalement stoppée en 1995 par le visa du Premier ministre Balladur. La même
année, l'élection à la présidence d'un Grand Comorien, Mohamed Taki, succédant à deux
chefs d'État anjouanais, a renforcé la rivalité entre Ngazidja et Ndzuani au détriment de
cette dernière. Les Anjouanais, sans tradition migratoire internationale très marquée
comme les Grands Comoriens, se sont trouvés isolés dans leur île affectée d'une
paupérisation croissante. La sécession anjouanaise du 3 août 1997, la demande de
En 1973, les Français, chassés de Diego Suarez, sont inquiets quant au devenir du statut réunionnais. Un
lobby gaulliste autour de M. Debré et P. Messmer évoque le maintien de Mayotte dans le giron français
comme nouvelle base de la fiotte française. Déroger à la sacro-sainte règle de l'intangibilité des frontières
n'aurait pu être accepté auparavant. Cependant, V. Giscard d'Estaing et le ministre des DOM, O. Slim,
n'ont pas de telJes convictions« l'idée de la valeur stratégique du lagon mahorais pouvant contenir toute
la fiotte française. fait son chemin. Au printemps 1975, la majorité parlementaire réclame à A. Abdallah
des garanties pour Mayotte dans le cadre du référendum, qui devait accorder l'indépendance à l'archipel
des Comores vers 1978. Ce dernier, mécontent, rentre aux Comores le 4 juillet 1975 et déclare
unilatéralement
l'indépendance.
Ce procédé déplaît à la France qui retire tous ses ressortissants.
Abdallah, isolé, subit le coup d'état d'Ali Soilihi le 3 août 1975 ; cette situation renforce la position du
mouvement d'Adrien Giraud et de Marcel Henry, le MPM, qui se désolidarise de Moroni. La rupture
consommée, la majorité des dtoyens mahorais se déclare en faveur de la France en venu du droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes; en leur octroyant un statllt bâtard de collectivité territoriale, puis de
collectivité départementale,
un imbroglio juridique, délicat à gérer, est créé.
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