98
CORINNE FORTIER
fasse la paix avec d’autres groupes
3
. En Mauritanie, la parentéde lait
concerne des individus et non des groupes, àla différence de l’alliance
matrimoniale utilisée dans la sociétémaure
4
pour créer des alliances (tah
walu-
fât) stratégiques entre groupes sociaux (tribus, fractions...). Ce type de
parentéest sous-tendu par des représentations du corps que nous nous pro-
posons de mettre au jour.
La mise en évidence de la logique des substances vitales que sont le
sperme, le sang et le lait, àpartir d’un matériau ethnographique recueilli
dans une sociétémusulmane est quasiment inédite. S. Altorki (1980), dans
son article, analyse, àpartir de données de terrain provenant de commu-
nautés urbaines contemporaines d’Arabie Saoudite, non pas les théories phy-
siologiques qui fondent la parentéde lait dans cette société, mais plutôt les
usages sociaux de cette institution. F. Héritier (1994a) révèle la logique des
humeurs du corps en islam àpartir du système des interdits liésàla parenté
de lait, tel qu’il est partiellement énoncédans la littérature islamique.
E. Conte (1994) étudie àpartir de cette littérature les modifications intro-
duites par l’islam quant àla «parentéélective »et en particulier quant à
la parentéde lait.
L’explicitation de la logique des substances vitales que sont le sperme,
le sang et le lait, permet de rendre intelligible certains éléments du système
de parentéarabe, en particulier le principe de filiation et celui de la parenté
de lait. Ces données de terrain sur les représentations des substances du
corps dans la sociétémaure seront ici comparées aux textes religieux. En
effet, le Coran, la Sunna
5
et les traités juridiques malékites abordent de
nombreuses questions portant sur le statut de l’embryon, ou la parentéde
lait, qui véhiculent des représentations sur le corps et ses substances. Le
terme générique de «substance vitale »qui recouvre principalement le sang,
le sperme et le lait, est plus appropriéque celui d’humeur, qui, dans la
tradition médicale arabe, se réfère, outre le sang, àplusieurs autres fluides
du corps : flegme, bile et atrabile.
La difficultéàrecueillir des informations concernant les substances du
corps est double. D’une part, elle tient àleur thématique qui renvoie àla
sexualité. Ce sujet appartient en effet àun registre que la pudeur (sah
wwa)
oblige àdissimuler, en particulier entre personnes de sexe opposéou de
3. Chez les Berbères du Maroc central, un pacte de lait, connu sous le nom de
tad’a, était conclu par l’échange symbolique du lait d’une femme de chaque
groupe (MARCY 1936 : 957-973).
4. Malgréune grande homogénéitéculturelle de la sociétémaure, on peut néan-
moins distinguer trois grandes régions au sens culturel et non strictement géo-
graphique : le Trarza au sud-ouest, l’Adrar au nord-ouest, et le Hawdh àl’est,
qui comprennent les régions voisines, respectivement le Brakna, le Tagant, et
l’Assaba. L’islam malékite, présent dans la région depuis les Almoravides au
XIesiècle, a particulièrement influencéla sociétémaure.
5. La Sunna comprend non seulement les hadith ou dits du Prophète Muh
wammad,
mais aussi ses actes, ainsi que les paroles ou les actes de ses compagnons qui
n’ont pas étépar lui désavoués.