Rééducation Orthophonique Rencontres Données actuelles Examens et interventions Perspectives é r é thiq q u f l e ue de e xiv , po vo i t é dé o lé u ir r , o sa gis vo s, tho ph nto tif bi lat ir, id ph ilo log pe s, lité ifs m en on so ie qu s, ac , r , a es tit iq ph , n pr e, d co és ut ure é ue ie o éc m ilie on , pe , , rm su of v e or rd s ie isi pa nc om te rs d pra es th ité sio , on gn e, i st on ro ti , op , n r , em so e, , t ne its é n s ho a e ci o e in re ex lle , ni uti lle t lida nt s sp te , qu s m lo ri , pa on s d e e u i, té, pri llia n ét , p hi é la os clin ciqu va ng tu ie, lu ag re dé a t i o e , on n - ISSN 0034-222X N° 247 - 2011 49e Année septembre 2011 Trimestriel N° 247 L’éthique en orthophonie é q u f l e que x , ev e ivit oi or é, vo rs, tho at ir, ide p ifs m n , e t ré au sur it s m ilie ton e, pa nc om n, gne e, s ci sol me oin t id nt lo ari , p d u i , té , p c év lan ost ue a l u g a u , at ge d 17:17 L’éthique en orthophonie 20/09/11 Rééducation Orthophonique Couv 247 Page 1 Fondatrice : Suzanne BOREL-MAISONNY Fédération Nationale des Or thophonistes texte 247 20/09/11 17:13 Sommaire Page 1 septembre 2011 N° 247 Rééducation Orthophonique Ce numéro est dirigé par Mireille Kerlan, orthophoniste L’ÉTHIQUE EN ORTHOPHONIE L’éthique en orthophonie, Mireille Kerlan, orthophoniste, Vesoul 1. Approche philosophique de l’éthique en orthophonie. Un plaidoyer pour une science orthophonique, Alexandre Klein, Doctorant en philosophie, Nancy 2. Norme, mesure et inconscient en psychopathologie : compatibles ? Lisa Ouss-Ryngaert, Pédopsychiatre, Docteur en psychologie, Paris 3. La psychométrie est-elle compatible avec l’éthique ? Jacques Grégoire, Docteur en psychologie, Louvain-la-Neuve 1. Déontologie professionnelle en orthophonie, Philippe Bétrancourt, Orthophoniste, Castres 2. L’accompagnement, promesses et paradoxes, Maela Paul, Docteur en Sciences de l’Education, Nivillac 3. Les violences ou/et le racisme institutionnel dans un cadre psychopédagogique assimilationniste, Francine Rosenbaum, Orthophoniste, Ethnoclinicienne, Ascona 5. L’éthique narrative et la démarche thérapeutique, Isabelle Vendeuvre-Bauters, Orthophoniste, Docteur en philosophie, Saint Maur des Fossés 5. Loi et éthique en orthophonie palliative et accompagnement en fin de vie, Didier Lerond, Orthophoniste, Woippy 3 7 25 33 45 53 69 81 89 1 texte 247 20/09/11 17:13 Page 2 1. Pour une orthophonie compréhensive au moment crucial du bilan. Introspection professionnelle ou positionnement éthique ? Agnès Witko, Orthophoniste, Docteur en Sciences du langage, Lyon 2. Une éthique du rapport au langage, Gilles Leloup, Orthophoniste, Paris 3. L’interpellation éthique et la clinique, Alain Kerlan, Docteur en philosophie, Professeur des universités, Lyon 2 99 125 139 texte 247 20/09/11 17:13 Page 3 L’éthique en orthophonie Mireille Kerlan Orthophoniste 2 rue Baron-Bouvier 70000 Vesoul Courriel : [email protected] Depuis quelques temps la question de l’éthique émerge dans la réflexion sur la pratique orthophonique. Nous n’avons pas, bien sûr, échappé à ce courant général où l’éthique recouvre toutes sortes de notions plus ou moins philosophiques et de problématiques plus ou moins justifiées. Mais ce n’est pas le débat. Si nous avons eu envie de creuser la question de l’éthique en orthophonie, c’est qu’il nous semblait que cette interrogation avait à double titre sa place dans le cours d’une réflexivité sur le métier d’orthophoniste. Par le choix de ces différents auteurs, nous avons voulu ouvrir la réflexion sur l’éthique en orthophonie et surtout sur la pratique clinique orthophonique. Bien d’autres thèmes pourraient être à leur tour traités sous cet angle. D’une part, en effet, l’orthophonie est un métier de soin, et c’est au premier chef à ce titre que les questions éthiques se posent au quotidien. C’est ce que certains auteurs nomment l’éthique pratique (C. Pelluchon)1. C’est aussi dans cette perspective qu’Alexandre Klein porte un regard philosophique sur l’histoire de l’orthophonie prise dans l’histoire de la clinique médicale, à travers les pionniers de l’orthophonie (Borel-Maisonny) et les philosophes Foucault et Canguilhem. Il ouvre ainsi des pistes sur la reconnaissance d’une science orthophonique, en appui sur une clinique capable de s’interroger sur ses pratiques, d’être dans un modèle réflexif, au sens que D. Schön2 donne à cette notion. D’autre part, la matière même de l’orthophonie - le langage, la langue est intimement liée à l’éthique. La posture qui préside aux échanges de sujet à sujet se fonde dans la langue qui nous est commune. Lorsque les patients atteints de troubles du langage ne peuvent plus échanger, le souci éthique est indissociable des techniques que nous déployons en essayant de restituer des possibilités de langage ou de communication verbale ou non verbale. 1. Colette Pelluchon, 2009, L’autonomie brisée, Paris 2. Donald Schön, 1994, Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 3 texte 247 20/09/11 17:13 Page 4 Nous sommes à un moment de l’histoire de la profession où il nous semble important de construire un savoir spécifiquement orthophonique. Ce savoir justifiera la réforme des études en cours. On pourrait d’ailleurs ajouter que mieux maîtriser un savoir est aussi une attitude éthique. Pour construire ce savoir, de multiples pistes sont à suivre. La piste particulière mais essentielle qu’ouvre ce numéro de la revue tient en une question : comment définir notre posture de sujet thérapeute du langage et de la communication face à un sujet à qui il faut permettre de retrouver ou d’affirmer son identité à travers le langage ? Le sujet thérapeute est là, lui aussi avec son histoire, ses références culturelles et sociales. C’est le sujet thérapeute qui devra, du fait de son savoir sur les troubles du langage, sur la langue, prendre des décisions de thérapie. Mais en pratique orthophonique, spécifiquement, c’est une véritable construction dialogique qui élabore la thérapie. Nous ne pouvons appliquer uniquement des protocoles de traitement. Nous élaborons pour le sujet-patient et avec lui, en communiquant et en parlant, une thérapie du langage et de la communication. Ce dialogue met en présence deux sujets : l’orthophoniste et le patient, chacun avec son histoire, son contexte. Pourquoi, alors, évacuer les sentiments, ce qui fait l’humanité de chacun ? Comme le montre Francine Rosenbaum, c’est par la rencontre des cultures, que nous pourrons comprendre et démêler les signes pathologiques ou non, et aider le sujet venant d’une autre partie du monde à se réapproprier son identité. Sa contribution souligne l’importance de la langue, la langue maternelle, et donc de la diversité culturelle des situations dites pathologiques. Mais c’est aussi le propos d’Agnès Witko que de nous interpeler sur les difficultés de poser un diagnostic, pris que nous sommes entre le besoin de catégoriser les signes, les troubles, et de répondre au patient-sujet. Poser un diagnostic n’est pas simple, il vient après le récit de l’anamnèse, véritable dialogue thérapeutique, puis la passation d’épreuves linguistiques et cognitives (et notre responsabilité sera engagée là aussi dans le choix des protocoles d’évaluation). Notre vigilance éthique va nous permettre de poursuivre notre questionnement, le dialogue avec les résultats aux épreuves, pour annoncer de façon personnalisée le diagnostic. C’est un cheminement tumultueux (le tumulte éthique) qui nécessite d’être, comme dans l’anamnèse, dans une posture thérapeutique et dialogique. C’est aussi en ne niant pas le lien entre la raison et la psyché, que la rééducation cognitive de chaque sujet sera spécifique. Lisa Ouss analyse, de ce point de vue, les notions en usage dans les sciences cognitives. En dépit de l’assurance scientifique qu’elles semblent manifester, les sciences cognitives elles-mêmes s’interrogent et ne répondent pas à toutes les situations : les normes, montre l’auteure, ne peuvent pas s’appliquer, à certains champs : développement, vulnérabilité et résilience, inconscient. 4 texte 247 20/09/11 17:13 Page 5 Nous nous référons à des modèles avérés, et selon notre expérience ou celle de nos maîtres, à tous les sujets ayant présenté le même profil. Cela ne suffit pas. Chaque patient nous fait entrer dans cette exigence intellectuelle et éthique Michel Fabre appelle la problématisation3. Les connaissances scientifiques, dans un premier temps, et d’ailleurs en orthophonie comme en médecine, nous ont donné l’illusion d’un savoir sans faille. Cela a pu sembler nous aider et nous rassurer, en apportant aux incertitudes d’une pratique qui nous laisse seul avec le sujet patient, et dans l’obligation et la responsabilité de prendre des décisions, un cadre de référence : énoncer un diagnostic orthophonique, conduire une rééducation, l’arrêter… Il ne suffit pas de vouloir proposer des soins de la meilleure qualité qu’il soit, avec bienfaisance, mais il faut co-construire avec la personne qui fait appel à nous ce qui va lui permettre de n’être plus seulement un « patient », mais un sujet dans le cours de son existence, dans son contexte social, économique et culturel. A chaque instant nous devons nous interroger sur nos actes : dans quel cadre politique, économique, social, philosophique ? A partir de quel moment et pourquoi parle-t-on de trouble, de pathologie ? On voudrait une universalité. Mais la véritable universalité à laquelle touche notre pratique clinique, ce n’est pas tant celle de la science, mais celle de l’humanité qui doit toujours être présente derrière nos actes. Lisa Ouss et d’autres contributeurs posent ici avec insistance la question des normes. Comme le dit Jacques Grégoire dans son article, nous devons bien connaître nos outils, nos instruments de mesure et ce qu’ils signifient. Les chiffres ne sont que ce que nous en faisons et ne suffisent pas pour décider qu’un sujet souffre de pathologie. Nous devons bien sûr réfléchir à la notion de handicap, puisque nous travaillons sur des pathologies. Voilà une question qui s’est toujours posée et qui se posera toujours : celle de la frontière entre le normal et le pathologique, entre normalité et handicap. Nous affirmons n’intervenir que lorsqu’il y a pathologie avérée. La réflexion éthique nous impose de penser au cadre de définition des pathologies. Quel concept ? Quelle politique de soin ? Quelle politique éducative ? Où se placent les frontières entre le normal et le pathologique ? Sommes-nous si sûrs de pouvoir définir trouble, déficit, handicap, maladie ? Et pour ne pas tout « pathologiser » de notre action, pour peut-être aussi replacer le patient et son entourage comme sujets-acteurs, nous parlons d’autonomie de la personne, d’accompagnement. Mais en saisissons-nous le sens profond ? Maëla Paul, en tant que philosophe, nous guide dans la complexité de cette notion. Elle aussi parle de co-construction, et de place du ou des sujets. 3. Michel Fabre, Penser la formation, Paris 1994 et Philosophie et pédagogie du problème, Paris 2009 5 texte 247 20/09/11 17:13 Page 6 Nous rencontrons au quotidien une multiplicité de pathologies du langage et de la communication, et à tous les âges. Le propos étant le langage, nous devons prendre comme objet central le récit (récit de l’anamnèse, récit des troubles, récit d’une unité sociale, récit du sujet). Le patient comme nous-mêmes, orthophonistes, sommes ensemble acteurs de ce récit et liés dans ce commun. Ce récit est parfois difficile à décrypter, surtout lorsque le langage dérive, et pourtant le sens de l’histoire du sujet est toujours là. Isabelle Vendeuvre lie ces dérives à l’expérience des sujets, et là aussi, le « je » de Ricoeur est pertinent face au « tu » et au « il ». C’est bien pourquoi la pensée de Paul Ricoeur est permanente dans tous ces articles autour de l’éthique. L’orthophonie est au cœur du langage, ou bien le langage et la parole sont au cœur de la pratique orthophoniste : c’est un tout. Nous pouvons dire que la question éthique en orthophonie va de soi, dès lors qu’elle se situe par sa fonction même au cœur et à l’entrecroisement de ce « je, tu, il » où Ricoeur voit l’origine de la posture éthique. Comment respecter le « tu » ? Contrairement aux poses de la « bonne volonté » éthique, nous devons, par fidélité même à l’exigence éthique, reconnaître que cela ne va pas toujours de soi et semble souvent difficile : problème de langue, problème de temps, etc. Mais si nous souhaitons rester du côté des soignants, les temps d’intervention, la place du sujet dans les décisions concernant sa propre souffrance, ou sa propre vie, doivent être au centre de nos préoccupations et de notre pratique : c’est ce que nous rappelle l’article de Didier Lerond. Jusqu’au bout de la vie, le récit se poursuit et l’orthophoniste a à intervenir et doit respecter la personne mais aussi les règles de la société. Règles, devoir, responsabilité : Philippe Bétrancourt nous rappelle ici la différence entre éthique et déontologie. Ne mélangeons pas les obligations stipulées par la loi et la réflexion éthique. Nous avons bien précisé que notre matière de travail orthophonique était le langage : la langue, la communication. Quel lien entre éthique et langage ? Gilles Leloup traite de l’articulation de l’éthique et du langage, telle qu’elle s’opère dans le concret du travail orthophonique. Il affirme aussi l’existence d’une éthique proprement orthophonique, en lien avec notre objet de travail, la langue elle-même. Alain Kerlan, pour conclure, aborde le langage et l’éthique sur un plan philosophique. Et son article est là pour affirmer que l’orthophonie est éthique en elle-même. Sa connaissance de l’orthophonie n’est pas celle d’un praticien mais celle que j’ai pu lui transmettre par les interrogations échangées au cours de ma carrière maintenant arrivée presqu’à son terme. Mais la perspective résolument philosophique et le « compagnonnage philosophique » qu’il propose ouvrent des perspectives de réflexion qui devrait nous aider à ancrer le savoir et la pratique clinique orthophonique comme savoir et pratique vraiment spécifiques. 6 texte 247 20/09/11 17:13 Page 7 Approche philosophique de l’éthique en orthophonie. Un plaidoyer pour une science orthophonique 1 Alexandre Klein Résumé L’orthophonie est une jeune discipline qui, entre sciences médicales et sciences du langage, recherche aujourd’hui son unité épistémologique pour situer sa pratique et sa spécificité au sein de la société. L’hybridation des savoirs conduit les orthophonistes vers des problématiques éthiques particulières, relevant notamment de la question des normes. Afin de saisir la singularité de la pratique orthophonique, nous nous proposons de retracer sa formation historique et ainsi envisager la constitution d’une éthique qui lui soit propre et qui s’inscrive au cœur même du positionnement et du travail des praticiens. Mots clés : éthique, normes, réflexivité, philosophie, pratique orthophonique. A philosophical approach to ethical issues in speech and language therapy A plea for a science of speech and language therapy Abstract Speech and language therapy is a young discipline which, between medical and language sciences, is currently searching for epistemological unity in order to integrate its practice and specificity into society. The hybridization of knowledge orients speech and language therapists towards specific ethical issues, particularly with regard to norms and standardization. In order to capture the uniqueness of practice in speech and language therapy, we propose to retrace its historical development, and in so doing to establish its own ethics which would be at the heart of practitioners’ theoretical and practical orientations. Key Words : Ethics, norms, reflexivity, philosophy, speech and language practice. Alexandre Klein est philosophe et historien des sciences, membre des Archives A. Binet. Après deux ans d’enseignement en Sciences de l’éducation et auprès de professionnels de santé, il achève actuellement une thèse intitulée « Faire corps avec (le) soi : pour une épistémologie du sujet dans la médecine française contemporaine » au sein du LHSP Archives H. Poincaré (UMR 7117 CNRS/ Nancy Université). Ses travaux portent d’une part sur les représentations et usages du corps et leurs relations avec la constitution de l’identité, notamment dans les pratiques de santé, et d’autre part sur la constitution historique et l’organisation épistémologique des sciences et savoirs médicaux. Il est l’auteur de plusieurs articles d’histoire, de philosophie, d’éthique et d’épistémologie de la médecine et de la psychologie, et a dirigé en 2010 un volume collectif sur Les sensations de santé (Presses universitaires de Nancy). 1. Nous tenons ici à remercier Frédérique Brin-Henry pour nous avoir accueilli et guidé au sein du monde des orthophonistes avec la gentillesse et la rigueur qui la caractérisent et nous avoir permis de préciser la réflexion présentée dans cet article. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 7 texte 247 20/09/11 17:13 Page 8 Alexandre KLEIN Doctorant en philosophie LHSP Archives H. Poincaré/UMR 7117 CNRS Nancy Université - Université Nancy 2 Chercheur Archives A. Binet Courriel : [email protected] L ’orthophonie achève actuellement, suite à un état des lieux de ses activités et la production des référentiels de pratiques et de compétences, le renouvellement de l’enseignement et de l’offre de formation. A l’occasion de cette réforme de la profession, l’interrogation sur l’éthique orthophonique revient sur le devant de la scène 2, comme un problème non résolu. Certes, depuis plusieurs années déjà, des travaux sur l’éthique orthophonique ont été engagés, notamment avec l’établissement, en 1993, d’une charte d’éthique professionnelle des orthophonistes-logopèdes de l’union européenne. Mais le chantier semble loin d’être achevé. En 2009, l’Assemblée générale du Comité permanent de liaison des orthophonistes-logopèdes de l’Union Européenne (CPLOL) réunie à Turin relançait le débat en constatant la difficile application, voire le conflit latent entre des principes éthiques, largement inspirés de la bioéthique médicale, et la pratique professionnelle. La tenue en septembre 2010 à Paris du premier colloque d’éthique orthophonique, organisé par la Commission éthique de la Fédération Nationale des Orthophonistes, manifestait encore l’actualité d’un tel questionnement. Comment penser l’éthique en orthophonie ? Quels peuvent être les liens entre l’éthique médicale et l’éthique orthophonique ? Comment construire des formations pour développer cette éthique au sein de la pratique professionnelle quotidienne ? Telles sont les questions fondamentales et actuelles qui émergent à l’occasion de ce retour réflexif des orthophonistes français sur leur pratique. Or, nous pensons que la philosophie peut apporter à ces questionnements les apports de sa méthode et de son approche critique. Sa position extérieure se révèle en effet comme une prise de recul enrichissante pour les orthophonistes immergés dans leur pratique. De plus, il est de l’habitude, voire de la nature, de 2. Outre le présent numéro thématique, une journée sur l’éthique a déjà été organisée le 24 novembre 2010 par l’Ecole de l’orthophonie de Nancy et le 25e congrès scientifique international des orthophonistes organisé à Metz du 29 septembre au 1er octobre 2011 par la Fédération Nationale des Orthophonistes fera une place à cette interrogation actuelle. 8 texte 247 20/09/11 17:13 Page 9 la philosophie, notamment d’une philosophie des sciences telle qu’elle se pratique traditionnellement en France, de se confronter aux problèmes pratiques actuels 3 et de s’intéresser à ces disciplines qui bousculent les frontières épistémologiques établies, à l’instar de l’orthophonie. Discipline de carrefour ou de synthèse 4, l’orthophonie est un objet de curiosité pour la philosophie, habituée à travailler des matières étrangères 5 ; un défi d’échange mutuellement enrichissant. C’est à ce titre que nous aborderons ici, dans le cadre français uniquement, l’éthique orthophonique en interrogeant philosophiquement les conditions de possibilités de son émergence. Non que les orthophonistes ne la pratiquent pas chaque jour dans leur exercice, mais parce que de cette position d’extériorité qui est la nôtre, la discipline orthophonique apparaît encore en débat et en questionnement sur sa formalisation et sa revendication. Pour comprendre la spécificité éthique de l’orthophonie et tenter de fournir un modèle apte à développer, au sein des nouvelles formations, les compétences éthiques des praticiens, nous aborderons, dans un premier temps, la manière et le contexte dont l’orthophonie s’est, historiquement, constituée comme discipline et profession. Nous pourrons ainsi cerner les éléments qui lui confèrent sa particularité épistémologique. Cette approche détaillée nous permettra, dans un deuxième temps, d’aborder sous un angle philosophique les enjeux éthiques inhérents à son existence comme discipline, et ainsi esquisser un modèle apte à favoriser l’enseignement d’une éthique digne de la pratique orthophonique. o Histoire du devenir scientifique et professionnel de la discipline orthophonique Si l’histoire de l’orthophonie est aujourd’hui bien connue des praticiens, il nous paraît nécessaire de la retracer avec précision, afin, d’une part, de cerner 3. Le philosophe Michel Foucault définissait en 1973 son travail de la sorte : Je me considère comme un journaliste, dans la mesure où ce qui m’intéresse, c’est l’actualité, ce qui se passe autour de nous, ce que nous sommes, ce qui arrive dans le monde […] Je pense que le futur, c’est nous qui le faisons. Le futur est la manière dont nous transformons en vérité un mouvement, un doute. Si nous voulons être maîtres de notre futur, nous devons poser fondamentalement la question de l’aujourd’hui. C’est pourquoi, pour moi, la philosophie est une espèce de journalisme radical » (Foucault, 1973, 1302). 4. C’est en ces termes que Jean-Marc Kremer et Didier Lerond posent le problème de l’orthophonie (L’orthophoniste, n°310, juin 2011, p. 16). 5. En introduction de sa thèse de médecine de 1943 sur le normal et le pathologique, le philosophe Georges Canguilhem (1904-1995) définissait la philosophie comme « une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère » (Canguilhem, 1943, 7). 9 texte 247 20/09/11 17:13 Page 10 les différences entre la formation de la profession et celle de la discipline scientifique, et d’autre part, de la resituer dans le contexte plus large de l’histoire de la médecine et des sciences qui seul permet d’envisager le statut spécifique qu’elle occupe aujourd’hui. C’est en 1828 que le mot « orthophonie » fit son apparition dans la langue française alors que le docteur Marc Colombat de l’Isère (1797-1851) inaugurait l’Institut Orthophonique de Paris dans le but de redresser la parole et en particulier le bégaiement. Le terme fût validé en 1855 lors de la publication de la dixième édition du Nysten 6 par Emile Littré (1801-1881) et Charles Robin (1821-1885). Il était alors simplement défini comme « bonne prononciation » et il fallut attendre 1908 pour voir apparaître la définition de « méthode destinée à corriger le bégayement et les vices de la parole » 7. Certes, avant Colombat, la parole avait déjà fait l’objet de traités physiologiques et philosophiques et c’est en toute légitimité que les noms de Jacob Rodrigue Péreire (1715-1780), Claude-François Deschamps (1745-1791) ou Jean-Marc Gaspard Itard (17741838) entrent dans une histoire de l’orthophonie 8. Mais la création d’une institution spécifique, la synthèse des connaissances de son époque sur un objet particulier qu’il s’attache à définir (la parole) à partir de sa fonction physiologique (la voix) et selon une méthode rationnelle, la distinction nosologique d’un trouble spécifique (le bégayement), la conception d’une méthode issue de la pratique institutionnelle comme des savoirs théoriques et sa validation sur des cas concrets, font de Colombat le réel fondateur de l’orthophonie comme discipline médicale spécialisée dans les troubles fonctionnels de la parole. Il faut rappeler que si la médecine moderne, depuis la fin du XVIIIe siècle (Keel, 2001), s’est engagée dans un mouvement de scientifisation par un recours aux méthodes des sciences naturelles 9, ce n’est qu’au cours des premières décennies du XIXe siècle, que l’application de la méthode hypothético-déductive et de l’expérimentation rationnelle à différents objets favorisa la création de spécialités médicales (Weisz, 1994 ; 2006) ou de sciences annexes. Rien d’étonnant donc à ce que l’étude du bégaiement conduise Colombat à forger, en les délimitant épistémologiquement, deux sciences, ou plutôt une spécialité et une science : la phonologie, branche de la médecine étudiant la voix sous le tri6. Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire, p. 893. 7. Littré, E., Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie et des sciences qui s’y rapportent, 21è éd. par A. Gilbert, p. 1177. 8. Ainsi que l’a proposé par exemple Olivier Heral (2007). 9. Les ouvrages d’histoire de la médecine sont légions, nous en indiquons seulement quelques-uns qui traitent plus spécifiquement cette époque et cette question : Shryock, 1956 ; Lichtenhaeler, 1975 ; Foucault, 1963. 10 texte 247 20/09/11 17:13 Page 11 ple rapport de la physiologie, la pathologie et la thérapeutique, et l’orthophonie qu’il rattache aux sciences médicales comme étude des vices de la parole. Mais cette distinction épistémologique stricte et fondatrice ne perdurera pas longtemps, et rapidement, le bégaiement quitta le champ orthophonique pour rejoindre celui de la psychiatrie en plein essor depuis les travaux nosologiques de Philippe Pinel (1745-1826) et les développements des traitements moraux. Ainsi, c’est au côté des idiots, débiles et autres arriérés que les bègues et les muets non sourds sont étudiés dans l’œuvre d’Edouard Seguin (18121880), dans une perspective morale et sociale où l’éducation prime désormais sur le traitement médical. Ce glissement disciplinaire participe d’un mouvement de socialisation de la médecine (qui est aussi une médicalisation de l’éducation) caractéristique du milieu du XIXe siècle, où les savants de tout bord s’évertuent, en collaboration avec le politique, à faire évoluer la société en redressant physiquement comme moralement les individus considérés comme déviants (Foucault, 1999). Ce phénomène de médicalisation de la société (Faure, 1994) et notamment de l’éducation, qui atteindra son apogée sous la Troisième république, participe d’un troisième déplacement de l’orthophonie de la psychiatrie vers la pédagogie. Ainsi, en 1875, à l’occasion de l’étude du rapport d’Emile Colombat (fils de Marc) sur L’orthophonie du point de vue pédagogique, l’Académie de médecine décréta que « le redressement vocal du bégaiement est sorti du domaine de la médecine pour entrer dans celui de l’enseignement ; on ne traite pas le bègue, on fait son éducation. Le bègue n’a pas un médecin, mais un professeur » (Heral, 2007, 28). Sans être entièrement exclue de la médecine, l’orthophonie devient une discipline charnière, où l’éducation est l’outil d’une médecine sociale (Foucault, 1997) et la médecine le fondement d’une éducation morale (Parayre, 2010). Si, à la fin du XIXe siècle, l’étude de la parole est l’objet tant des médecins qui étudient la production, la transmission et la perception des sons de la parole (phonétique) du point de vue de la physiologie que des linguistes qui étudient les sons à valeur linguistique et leur structuration dans le langage (phonologie) 10, nombreux sont ceux qui allient les deux approches, à l’instar de l’Abbé Rousselot (1846-1924), fondateur, grâce à sa double formation, de la phonétique expérimentale. 10. Cette distinction, ici heuristique, n’est pas stricte : l’étude des phones (phonétique) et phonèmes (phonologie) croise souvent les approches et les disciplines, qui se mélangent souvent, rendant compte de l’hybridité disciplinaire de l’étude du langage et de l’orthophonie. 11 texte 247 20/09/11 17:13 Page 12 L’évolution de l’orthophonie appartient bien à une modification inhérente au champ médical, son ouverture à la société et son association à l’éducation, et c’est ce qui la conduit vers l’interdisciplinarité. Le médecin André Castex (1851-1942), auteur en 1920 d’un Traité d’orthophonie, précisait ainsi qu’il avait été d’emblée conduit à s’associer à des « éducateurs spéciaux » (Heral, 2007, 37) pour mener ses recherches. Mais l’unité épistémologique est encore vacillante, et l’orthophonie se pratique à la croisée des spécialités scientifiques, dont la pédagogie investie, aux alentours de 1900, par des scientifiques, tels les psychopédagogues Alfred Binet (1857-1911), Edouard Claparède (1873-1940) ou Ovide Decroly (1871-1932). L’introduction de la méthode expérimentale au sein de la pédagogie mais également de la phonétique permit l’émancipation de la pratique de rééducation orthophonique comme discipline scientifique. C’est en effet en suivant cette méthodologie, que la phonéticienne et grammairienne Suzanne Borel-Maisonny (1900-1995) (Avanzini, 1996), élève de l’Abbé Rousselot, débuta, en 1926 et à la demande du médecin Victor Veau (1871-1949), le suivi d’enfants opérés de divisions palatines. Ce travail de rééducation postopératoire, visant à savoir s’il était possible pour ces enfants de retrouver une voix et une articulation meilleures, la conduisit finalement à la publication (Borel-Maisonny, 1929), en 1929, d’une classification des troubles liés à la division palatine. Attachée à préciser ces travaux et à explorer l’ensemble des troubles de la voix, de la parole, mais également du langage entendu au sens large, elle appliqua cette même méthode au problème du bégaiement (Pichon, Borel-Maisonny, 1937), à la nature du chant (Tarneaud, Borel-Maisonny, 1941) ou de la surdité (Borel-Maisonny, 1952a). Sa démarche, comme en témoigne son travail sur les dyslexies (BorelMaisonny, 1952b), consiste à fonder, grâce à l’application de la méthode expérimentale, le travail de rééducation sur une nosologie et une nosographie clairement établies. Ce travail d’organisation scientifique et épistémologique de la profession de rééducateur la conduit à fonder l’Association des Rééducateurs de la Parole et du Langage Oral et Écrit pour défendre la spécificité de la pratique orthophonique. Elle y lutte avec d’autres pionnières pour faire reconnaître cette profession nouvelle et obtient sa première victoire en 1955 avec la délivrance des premières Attestations d’étude d’orthophonie. Enfin, la loi du 10 juillet 1964 offre définitivement un statut légal à cette pratique en instituant le Certificat de Capacité d’Orthophonie comme diplôme national. La profession orthophonique est née et se structure alors rapidement 11. Pendant ce temps, la disci11. Borel-Maisonny créera en 1969 le Syndicat National des Orthophonistes (aujourd’hui Fédération Nationale des Orthophonistes). 12 texte 247 20/09/11 17:13 Page 13 pline orthophonique continue son développement sur la voie de la psychologie physiologique 12 et de la pédagogie 13, élargissant ainsi son domaine d’application, qui de la voix à la parole en passant par le langage oral, puis écrit (BorelMaisonny, 1960a ; 1960b), souhaite désormais embrasser l’ensemble de la communication. L’orthophonie se déploie ainsi comme une étude et une rééducation des troubles de la communication liés à la voix, à la parole et au langage oral et écrit, dans un champ vaste dont tentent de rendre compte les sciences du langage nouvellement créées 14. Ainsi, si la profession orthophonique est aujourd’hui établie dans son unité, assurant dès lors la cohérence pratique entre les différents héritages disciplinaires, le problème de l’unité épistémologique de l’orthophonie comme discipline scientifique reste encore, pour nous, entièrement posé. o De l’épistémologie à l’éthique : le problème disciplinaire de la norme Car si l’orthophonie reste intimement liée à la médecine, tant institutionnellement (elle s’enseigne en faculté de médecine), que terminologiquement (elle utilise des catégories nosologiques médicales), pratiquement (elle intervient sur requête médicale), méthodologiquement (elle pratique des diagnostics, de la prévention et de la thérapeutique) et épistémologiquement (statutairement elle est une activité paramédicale), leur relation apparaît néanmoins paradoxale. En effet, tout en se développant comme profession, l’orthophonie en tant que discipline scientifique s’est élargie, au point de se disperser, définissant progressivement son activité comme éducative, préventive et non plus spécifiquement curative. Dès lors, l’orthophonie revendique des méthodologies et des approches relevant des sciences humaines et sociales et donc d’une épistémologie distincte de celle, positiviste, des sciences médicales. La méthode expérimentale qui assurait l’organisation épistémologique de la discipline au moment de sa formation comme profession se voit remise en question et concurrencée par d’autres méthodes, conduisant par conséquent l’orthophonie vers une dualité essentielle. 12. Suzanne Borel-Maisonny travailla ainsi plusieurs années avec le neuropsychiatre Julian de Ajuriaguerra (1911-1993), au sein de l’équipe de recherche pluridisciplinaire en psychologie et psychopathologie de l’enfant de l’Hôpital Sainte-Anne-Henri-Rousselle et publia notamment dans l’Année psychologique (Borel-Maisonny, 1967). 13. Notamment avec Claude Chassagny (1927-1981), ancien dyslexique-dysorthographique qui devenu instituteur, s’attacha à développer, notamment au sein de l’Ecole de Maria Montessori (1870-1952) puis avec le psychopédagogue René Zazzo (1910-1995), une éducation pour les enfants dyslexiques. Il créera en 1971 l’Institut pédagogique d’enseignement rééducatif spécialisé. 14. L’Association des Sciences du Langage est créée en 1983. 13 texte 247 20/09/11 17:13 Page 14 La notion de rééducation dont elle se revendique 15, témoigne de cette duplicité, assumée par les praticiens, mais problématique d’un point de vue épistémologique, puisqu’elle signifie à la fois l’« action de rétablir l’usage normal d’une fonction, d’un membre ou d’un organe après une blessure ou une affection, ou chez un sujet qui souffre d’une déficience ou d’une infirmité » et une « éducation spécialisée permettant la réinsertion sociale ou familiale d’un sujet mal adapté à la société » (Trésor de la Langue Française). Discipline au carrefour de deux méthodologies, à la frontière de deux approches, l’orthophonie n’a finalement pour unité que sa pratique, ou, pour le dire autrement, c’est donc dans la cohérence de sa pratique que se manifestent tant les problèmes que les solutions épistémologiques de sa synthèse unitaire en tant que discipline scientifique. In fine, la question de l’unité épistémologique de la discipline orthophonique se pose sous l’angle de l’éthique. Car loin d’un questionnement abstrait de théoriciens des sciences, l’épistémologie a des implications concrètes pour les praticiens ; conséquences pratiques qui prennent la forme de dilemmes éthiques. Ainsi, la problématique théorique du double référentiel méthodologique se dévoile comme un problème pratique pour l’orthophoniste 16 qui est dans sa pratique quotidienne confronté à un double corpus normatif avec lequel il doit jongler, vis-à-vis duquel il doit constamment se positionner. L’articulation épistémologique des normes médicales et des normes sociales, habilement maitrisée par les praticiens dans leur exercice, interroge néanmoins l’éthique : la prise en charge, par exemple, d’un trouble du langage et sa qualification en pathologie, implique en effet un saut conceptuel délicat autant qu’un impact existentiel pour le patient qui, d’un individu avec une spécificité, devient un déviant à la norme médicale. L’orthophoniste se trouve mis en porte-à-faux, dans son exercice même, entre les fondements médicaux de sa pratique et sa visée éducative, entre deux types de normes, à partir desquels il doit, comme le rappelle son étymologie 17, fixer une norme proprement orthophonique. Norme nécessairement biopsycho-sociale, tant, si le langage articulé est la spécificité de l’animal humain et la communication le vecteur premier de son rapport au monde, c’est l’humanité même de l’individu - son rapport à soi, aux autres et au monde - qui est questionnée dans le diagnostic orthophonique. La constitution de l’orthophonie 15. En 1962, l’Association des rééducateurs de la parole, du langage oral et écrit et de la voix fait paraitre la revue Rééducation orthophonique. 16. L’usage du masculin vaut ici pour neutre, tant les femmes occupent, en France, une part importante dans la profession. 17. Le terme grec « ορθο′ς » signifie « droit » et indique, tout comme le latin norma, la rectitude. 14 texte 247 20/09/11 17:13 Page 15 comme discipline scientifique synthétique passe donc par la fondation d’une éthique particulière, qui rende compte de sa nature hybride et qui travaille au plus près la question essentielle de la norme, entrevue à la fois comme un référentiel et un objectif de la pratique professionnelle. o De la norme à la normalisation Il convient dès lors pour l’orthophonie de prendre de la distance avec la norme médicale qui comporte, qu’elle soit source ou visée de la pratique, une réelle difficulté épistémologique. Tout d’abord, et comme l’a mis en lumière le philosophe Georges Canguilhem (1904-1995) en 1943, la normalité médicale ne permet pas véritablement la prise en charge individuelle (Canguilhem, 1943). En effet, la médecine moderne, de sa fondation clinique (Foucault, 1963) à sa scientifisation en médecine de laboratoire, repose sur une articulation du normal et du pathologique qui tend à renier la singularité du patient au profit d’une normalité biologique et quantitative construite comme moyenne populationnelle abstraite 18. En définissant l’état pathologique comme une variation quantitative de l’état normal (principe de Broussais), la clinique anatomopathologique souhaitait mettre en évidence le fonctionnement normal du corps sur la base de ces altérations. Mais cette ambition heuristique a conduit à l’établissement d’une norme physiologique unique renforcé par la médecine de laboratoire. Ainsi, Claude Bernard a-t-il pu mettre en évidence la fonction glycogénique du foie par l’étude du diabète et l’on peut affirmer aujourd’hui qu’une glycémie supérieure à 1,26 g/l à jeun est signe d’un diabète de type 1. Mais ce que montre Canguilhem c’est que cette conception de la normalité ne prend pas en compte les spécificités individuelles et tend à faire des anomalies (variations biologiques individuelles) des anormalités (pathologies). Or, comme l’exemplifie le cas célèbre de Napoléon, un écart à la norme n’est pas nécessairement une pathologie : ainsi l’empereur a pu vivre (et bien vivre) avec un rythme cardiaque de 40 battements par minute, là où une personne normale (donc la moyenne de tous les individus) a un rythme de 70 battements par minute. Cette analyse conceptuelle de déclinaisons de la norme 19 conduit Canguilhem à affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de norme du vivant, à part sa normativité, c’est-à-dire sa capacité de créer des nouvelles nor- 18. C’est pour résoudre ce paradoxe que la médecine distingue en son sein ce qui relève de la science et ce qui relève de l’art, cette seconde catégorie contenant les aménagements particuliers de savoirs plus généraux. 19. Nous ne pouvons ici développer plus en avant ce point et nous nous permettons donc de renvoyer le lecteur à l’ouvrage clair et synthétique de Guillaume Le Blanc (2008). 15 texte 247 20/09/11 17:13 Page 16 mes, de s’adapter à ses conditions primaires et aux modifications secondaires de son environnement 20. La distinction du normal et du pathologique, si elle ne repose pas sur une norme biologique stricte analytiquement déterminée, ne peut donc être que qualitative, globale, et se jauge à l’aune de l’existence individuelle du sujet. Ainsi, la maladie, selon ce point de vue, n’est pas anormale, tant elle est une expérience commune, mais se définit comme interruption du cours de l’existence (biologique ou sociale). Est pathologique une situation qui ne permet plus au vivant individuel de s’adapter, de créer de nouvelles normes : « le malade n’est pas anormal par absence de norme, mais par incapacité d’être normatif » (Canguilhem, 1943, 122). Ce retournement complet du savoir médical qu’opère Canguilhem demande encore à être mis en pratique dans la médecine contemporaine 21 et rend caduque pour l’orthophonie un usage strict de la norme médicale comme référentiel unique. C’est ce dont témoigne d’ailleurs le hiatus entre des patients faisant preuve de performances langagières satisfaisantes d’un point de vue analytique (prononciation des sons adaptée), mais encore problématiques du point de vue synthétique et fonctionnel (dans l’usage global du langage). En outre, ce corpus normatif médical pose problème en tant que résultat de la pratique orthophonique, car même si le praticien ou la profession ne vise pas, à proprement parler, une finalité médicale, revendiquant au contraire ou en surplus, une action éducative, il participe néanmoins pleinement de la transmission et de la diffusion de la norme médicale. Le philosophe Michel Foucault (1926-1984) a en effet montré la manière dont la norme médicale a modelé la norme sociale selon un processus que l’on qualifie habituellement de médicalisation, à tel point que les malades se trouvent aujourd’hui stigmatisés et les déviants exclus de la société. Analysant l’émergence, à la fin du XVIIIe siècle, de savoirs nouveaux, notamment médicaux, il constate qu’elle coïncide avec une modification profonde des modalités d’application du pouvoir politique. Le pouvoir souverain qui caractérise l’Ancien-Régime, se voit en effet remplacé, parce que trop coûteux et peu efficace, par une nouvelle forme, dite disciplinaire (Foucault, 1975), parce qu’elle fonctionne non plus par l’exemplarité du supplice et de la violence royale sur les corps, mais par tout un réseau anonyme de médecins, geôliers, éducateurs, de formateurs militaires qui prennent en charge le corps dans ses moindres détails, gestes et comportements afin de le redresser, 20. « L’homme normal c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes » (Canguilhem, 1943, 87). 21. Nous nous permettons de renvoyer à notre travail doctoral dont la soutenance a eu lieu le 3 décembre 2011 : Faire corps avec (le) soi : pour une épistémologie du sujet dans la médecine française contemporaine, plus précisément la première partie. 16 texte 247 20/09/11 17:13 Page 17 le rééduquer, l’adapter à la norme. Ce pouvoir disciplinaire, magnifié par la célèbre image d’un arbre tordu mis sous tuteur en frontispice de l’ouvrage de Nicolas Andry de Boisregard (1658-1742) sur l’Orthopédie, s’applique minutieusement au corps, selon une anatomopolitique du détail que permet le développement de savoirs spécifiques, dont les spécialités médicales restent l’exemple premier. L’étude de la nature des corps et des comportements humains permet l’établissement d’une règle revendiquée comme naturelle, la norme, que la thérapeutique, l’éducation, ou les règlements institutionnels font appliquer aux individus. Ces « biopouvoirs » de gestion des individus constituent le premier pas d’une « biopolitique » 22 de régulation collective de la population, favorisée par le capitalisme naissant qui souhaite des individus dociles pour améliorer la productivité industrielle et par un libéralisme politique qui vise à réduire les investissements de l’Etat dans la gouvernance de la société et de ses membres (Foucault, 2004). C’est ainsi que se forge une biocratie (Huteau, 2002), qu’exemplifie la Troisième république, où le logement, la santé, l’éducation, la sexualité, le travail ou le langage de la population française deviennent des objets et des enjeux politiques. A l’aune de cette analyse, on comprend que le développement de l’orthophonie et l’élargissement progressif de son domaine d’application participent pleinement de l’extension du champ médical vers des objets qui lui étaient auparavant extérieurs, ouverture telle qu’aujourd’hui la médecine n’aurait plus de dehors 23 ! L’orthophonie, comme discipline et profession, est l’outil d’une médicalisation de la société qui tend, comme l’ont bien cerné les nombreuses critiques de la médecine émises dans les années 1960-1970 24, à une normalisation, parfois totalitaire, souvent aliénante des existences individuelles (Gori, Del Volgo, 2005) dont témoigne l’exclusion des déviants à la norme considérés alors comme anormaux (Foucault, 1999). C’est ainsi que perdurera, pendant plusieurs décennies, la ligature dans le dos des mains des sourds pour les empêcher de signer, suite à la discréditation scientifique de ce mode de communication au congrès de Milan en 1878 et la mise en avant de la méthode orale pour la rééducation (qui ne sera abolie officiellement qu’en 2005 !). 22. Ensemble de pouvoirs (bio-pouvoirs) qui vise à gouverner l’ensemble des vivants constitués en population, c’est-à-dire en groupes régis par des lois biologiques communes. 23. « Ce qui est diabolique, c’est que, lorsque nous voulons avoir recours à un domaine que l’on croit extérieur à la médecine, nous nous apercevons qu’il a été médicalisé » (Foucault, 1976, 51) 24. Notamment par Ivan Illich (1975). Voir, pour une synthèse à ce sujet, Sinding, 2004. 17 texte 247 20/09/11 17:13 Page 18 D’une difficulté épistémologique, le recours unique et non critique à la norme médicale conduit à de graves incidences éthiques. C’est dès lors à partir de cette situation paradoxale de l’orthophonie, qui, en tendant à se séparer de la médecine, favorise l’extension de son domaine d’application, qu’il nous faut envisager les difficultés rencontrées aujourd’hui dans la pratique professionnelle, comme dans l’établissement d’une éthique orthophonique. Et l’on comprend déjà pourquoi le recours aux principes de l’éthique médicale qui lui ont été enseignés25 n’aide pas l’orthophoniste à résoudre les dilemmes éthiques qu’il rencontre, mais le condamne à assurer seul la cohérence professionnelle d’une discipline frôlant pourtant la schizophrénie épistémologique26. L’éthique médicale dévoile ainsi, à nouveau, sa nature de simple alibi humaniste, déjà dénoncée par le Pr. Didier Sicard (2006), et masquant difficilement le maintien d’un paternalisme biologico-centré (Weber, 2003). L’orthophonie est finalement la victime collatérale de l’impossibilité dans laquelle est aujourd’hui la médecine tant de laisser s’autonomiser ses disciplines annexes, que de lutter contre la biopolitique qui les mine, et ce, parce qu’elle y a fondé son autonomie professionnelle (Freidson, 1970) et son monopole. o Esquisse de modélisation de l’éthique orthophonique La situation n’est pourtant pas inextricable. Ce constat, loin de figer la réflexion, lui offre au contraire un nouveau départ, lui fixe une limite et lui indique une direction qui puisse permettre à l’orthophonie de développer une pratique éthique, tout en participant à la revalorisation de l’éthique médicale. L’orthophonie, prévenue du danger qui la guette à céder aux sirènes du tout-médical, peut retrouver au sein de sa pratique et par l’état des lieux qu’elle opère, les fondements d’une éthique qui lui soit propre, à l’instar de ce qu’ont réalisé d’autres professions paramédicales, comme les sciences infirmières27. Car l’éthique est avant tout une question de positionnement, de jeu avec les normes en place. Elle ne consiste pas à réfléchir et statuer sur ce qui relève du bien 25. Tels ceux énoncés par James Childress et Tom Beauchamp (1979) : la bienfaisance, la non-malfaisance, l’autonomie et la justice. 26. Le cadre d’exercice éthique en orthophonie adopté par l’Assemblée générale du Cplol à Turin en 2009 rend compte de ces malaises en précisant que face aux conflits générés entre les principes éthiques et la pratique, il revient au professionnel de choisir le principe le plus adapté, voire de se forger son propre principe éthique, tout en affichant les principes revendiqués par la communauté ! 27. Dont la réforme de l’enseignement fut l’occasion de la production d’un cadre éthique et professionnel renouvelé. 18 texte 247 20/09/11 17:13 Page 19 et du mal ou du juste et de l’injuste, démarche qui relève de la seule morale28. Elle n’est pas plus un ensemble de droit et devoirs inhérent à une pratique, mais s’imposant de l’extérieur sous la forme d’un ensemble de règles à suivre (code), domaine dévolu à la déontologie29. L’éthique, comme le rappelle sa double étymologie30, est un ensemble de comportements, acquis par habitude, relevant d’un jugement sur et dans l’action, un ensemble de capacités ou dispositions acquises par exercices et visant à faire des choix sur l’action pour intervenir dans l’action. C’est à ce titre que les philosophes la définirent comme un art de l’usage de soi issu d’un questionnement sur la tournure à donner à sa vie, et s’intéressant plus au bonheur qu’aux vertus. L’éthique commence avec la question « comment doit-on vivre ? » qui définit sa visée autour d’un idéal de sagesse qui embrasse la vie dans toutes ses dimensions. Elle ne fixe aucune norme catégorique, relève au contraire d’un impératif hypothétique, c’est-à-dire d’un choix fait dans une situation donnée. En ce sens, elle peut se caractériser comme une philosophie de l’action puisque comme questionnement critique permanent permettant un éclairage de sa pratique, elle ne s’éprouve que dans l’action sous la forme d’une sagesse pratique. Enfin, puisqu’elle est un débat constamment renouvelé la question de l’éthique est nécessairement évolutive, elle ne sera jamais close et reste le lieu de l’incertitude. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’implique pas un cadre, une structure spécifique qui peut être (contrairement au contenu éthique) transmise et enseignée. Car si l’éthique interroge l’action, elle la guide également autant que l’action la guide dans sa construction. C’est au plus près de l’action que se réalise et se comprend l’éthique. De la réflexion à l’action, en passant par la délibération, l’éthique consiste à déterminer à l’aune de contenus de savoirs à sa disposition, l’action permettant d’obtenir les résultats souhaités dans le respect des valeurs qui motivent l’activité. Il est donc possible de retracer, généralement, le processus de décision et d’action éthique. Il convient tout d’abord de reconnaître le dilemme éthique qui se fait jour là où l’examen des données scientifiques ne permet pas de résoudre la question, qui reste alors difficile à trancher, si la réponse envisagée risque d’avoir des répercussions profondes sur plusieurs éléments du point de vue humain ou s’il existe un désaccord entre les différents participants de l’action (praticien, patient, famille, médecin). 28. Longtemps la morale fut considérée comme le synonyme de l’éthique, moralis étant la traduction latine du terme grec ethicos, il est aujourd’hui temps de réattribuer à chacune des notions leur signification et leur rôle. 29. Du grec to deon, ce qu’il convient de faire, la déontologie est un savoir sur les devoirs, c’est une obligation souvent extérieure s’imposant sous la forme d’un code, d’un ensemble de règles à suivre. 30. Éthos : ensemble des mœurs et des habitudes ; Êthos : la vertu, le bon comportement. 19 texte 247 20/09/11 17:13 Page 20 Face à ce dilemme, une réflexion s’engage à partir de différents éléments : les finalités de l’action (visée idéale), ses buts (résultats recherchés), une prise en compte du milieu social et du public visé, des référents théoriques à mobiliser (qu’est-ce que l’autonomie ? Qu’est-ce que la bienfaisance ? Quel est l’objet du travail orthophonique ? Quelle est la nature du cas qui se présente à moi ? etc.), des méthodes et des techniques propres à la pratique (quels sont les moyens à ma disposition pour faire face à ce cas ?). Il s’agit, en d’autres termes, d’accompagner le « comment faire ? » d’un « pourquoi faire ? » et d’opérer une délibération. Pour ce faire, il est nécessaire de procéder à une clarification de ses propres valeurs, autrement dit une juste appréciation des normes professionnelles (déontologie) et obligations légales au regard de ses motivations profondes de praticien ; puis une clarification des valeurs de la société (morale) à l’égard de sa pratique, les attentes qui y sont projetées, la représentation sociale de l’orthophoniste et de son travail (qu’est-ce que le soin ? qu’est-ce que la rééducation, qu’est-ce qu’un trouble du langage ?, etc.). A ces deux clarifications s’ajoute une prise en compte des facteurs objectifs en rapport avec la situation sociale et individuelle à laquelle on a à faire, des types de responsabilités impliquées, des contraintes institutionnelles, etc.. La délibération détermine ainsi l’action à effectuer et engage donc le praticien à trancher parmi ces différents éléments pris en compte à l’aune d’une échelle des valeurs précédemment mises en lumière, afin d’opérer la réalisation pragmatique du choix. Ainsi, à l’aune de cette structure de la décision éthique se dessine la possibilité de formalisation de l’éthique orthophonique et de la constitution d’enseignements à son sujet, sans que l’éthique médicale soit exclue du champ orthophonique. Elle se dévoile au contraire comme l’un des éléments à partir desquels se réalise la délibération, un élément d’égale valeur en tant que principes éthiques, que les valeurs ou croyances personnelles, celles des autres, celles de la profession, les nécessités déontologiques, les exigences juridiques, les contraintes institutionnelles et pratiques, ou les objectifs poursuivis. Car le cœur de cette éthique orthophonique reste, et doit rester, la pratique professionnelle elle-même. C’est en effet la mobilisation de l’expérience, de l’habitude, de cet agir professionnel inhérent à l’exercice, qui permet l’articulation spécifiquement éthique des éléments de réflexion mobilisés. La mise en lumière des enjeux d’une éthique orthophonique (rapport à la médecine, biopolitique), puis de ses valeurs, conduit ainsi au développement d’une réflexivité apte à découvrir dans l’action même du praticien, les ressources éthiques implicites, relevant d’un agir professionnel souvent impensé. L’orthophoniste doit devenir ce praticien réflexif si bien décrit par Donald Schön (1993). 20 texte 247 20/09/11 17:13 Page 21 Il revient donc à l’orthophoniste, pour expliciter son éthique, de s’interroger sur ses rapports à la médecine et à son cadre biopolitique, sur la nature proprement biopsychosociale de sa pratique et son statut hybride (sciences / société ; sciences exactes / sciences humaines). Les apports théoriques et réflexifs de la philosophie et des sciences humaines ouvrent ainsi la voie à une mobilisation, au sein même de la pratique, de ressources éthiques inhérentes à la pratique elle-même, celles que l’habitude a fournies. Le but est de révéler à partir de sa pratique, puis de cultiver au contact des apports extérieurs un agir professionnel proprement éthique. Il existe bien un savoir caché dans l’agir professionnel que les praticiens peuvent expliciter en développant des compétences réflexives à différents moments de leurs actions, au point de faire de son savoir pratique tacite un champ de connaissance à proprement parler. Il s’agit de réfléchir en cours comme sur l’action, autrement dit d’adopter une position subjective, en tant que professionnel, qui favorise la prise de recul et la réflexivité même dans les pratiques quotidiennes de l’agir professionnel. Certes, il n’y a pas de recettes toutes prêtes pour opérer cette réflexivité, mais elle engendre néanmoins une modification profonde de la pratique qui favorise les comportements éthiques. Schön constate en effet qu’un « contrat réflexif » s’instaure entre le professionnel et son public, de telle sorte que le patient « consent à se joindre au professionnel pour analyser avec lui une situation qu’il ne peut résoudre seul » (Schön, 1993, 351). Autrement dit, la position de réflexivité s’étend à l’ensemble des acteurs d’une situation favorisant ainsi la co-construction des démarches et des pratiques. L’orthophoniste et le patient partagent une compétence réflexive et ce afin de mieux mutualiser leur propre champ de savoir et d’agir. Ils adoptent par là même une éthique partagée visant à préserver leur liberté, leur propre position subjective, tout en assurant une plus grande réussite à leur démarche commune. L’une des modalités de cet engagement réflexif, qui a pour avantage d’offrir en outre une piste d’enseignements concrets, est le modèle du praticienchercheur, forme à consonance épistémologique du praticien-réflexif31, théorisé par le sociologue Luc Albarello (2007). Il s’agit de favoriser la double compétence de l’orthophoniste comme praticien-chercheur, c’est-à-dire comme « un professionnel et un chercheur qui mène sa recherche sur son terrain professionnel, ou sur un terrain proche, dans un monde professionnel présentant des similitudes ou des liens avec son environnement ou son domaine d’activité » (De Lavergne 2007). En menant des recherches orientées par le monde professionnel, l’orthophoniste engage ainsi le développement d’une réflexivité apte à 31. Le praticien-chercheur est un praticien réflexif, mais tous les praticiens réflexifs ne sont pas nécessairement des praticiens-chercheurs. 21 texte 247 20/09/11 17:13 Page 22 réorienter, de manière dialogique et récursive, le monde professionnel par les productions de la recherche. La clé de l’explicitation de son éthique repose donc sur une implication de l’orthophoniste dans sa pratique comme dans la réflexion sur sa pratique ; un engagement, une manière d’exposer, voire de s’exposer, en rendant compte dans la recherche d’un travail réflexif mené au sein de l’exercice. Cette « implexité », « dimension complexe des implications […] relative à l’entrelacement de différents niveaux de réalité des implications qui sont pour la plupart implicites » (Le Grand, 1989, 252) favorisant la reconnaissance au sein de la discipline, comme de la pratique, du professionnel en tant que sujet central. Ainsi se dévoile un modèle épistémologique hybride, adapté à l’orthophonie, où l’objectivité scientifique se constitue, loin d’un positivisme strict, par le recours à un véritable « audit de subjectivité » (De Lavergne, 2007, 34.) qui garantit les dérives comme les instrumentalisations des praticiens. o L’éthique au cœur : vers une science orthophonique Ainsi, il semble envisageable, non d’enseigner l’éthique, mais d’inscrire dans une formation qui souhaite se renouveler, des modules faisant écho à cette éthique orthophonique présente dans la pratique et dont nous n’avons pu ici que tenter d’esquisser une modélisation du fait même de sa nature nécessairement évolutive. Mettant l’accent sur les apports des sciences humaines et sociales pour le développement d’un regard critique sur la pratique orthophonique et la valorisation du modèle psychosocial, l’enseignement poursuivra l’articulation intime de la pratique et de la théorie déjà présente actuellement, en favorisant le travail de recherche inhérent à la masterisation de la formation. Il conviendrait de faire de cette nécessité d’harmonisation européenne, un atout pour une formation professionnelle tournée vers la réflexivité et l’acquisition d’un recul critique sur et dans l’exercice professionnel clinique qui reste le cœur de toute démarche (para) médicale (Weber, 1998). Une formation qui fasse écho à la pratique orthophonique et qui permette l’émergence d’une discipline à part entière. Ainsi, l’orthophonie pourrait rapidement passer le cap épistémologique nécessaire à toute discipline scientifique en développement vers plus d’autonomie, c’est-à-dire l’émergence d’une formation doctorale déployant la recherche orthophonique en tant que telle. La réalisation de thèses de doctorat32 permettrait à terme à l’orthophonie de se développer en tant que science propre, par la modélisation d’une épistémologie spécifique autour d’une terminologie renou32. Si aujourd’hui près de deux cents orthophonistes sont engagés dans une formation doctorale, cette dernière ne peut se réaliser que dans le cadre annexe d’une faculté des lettres et sciences humaines ou d’une faculté de médecine. 22 texte 247 20/09/11 17:13 Page 23 velée33, tout en améliorant, dans la perspective d’une éthique réflexive, la pratique professionnelle. Ainsi pourrait se dessiner, à l’aune de cet engagement manifeste des orthophonistes, une implication réelle de la société et de ses dirigeants dans les politiques de formation et de recherche, notamment par la création d’une Faculté34 d’orthophonie, élément essentiel au devenir autonome de toute discipline. Car si la philosophie peut, comme nous l’avons ici tenté, clarifier certains enjeux, elle n’a pour vocation et ambition, par l’implication à l’égard de la société et de l’actualité qu’elle manifeste ainsi, que de favoriser la mobilisation, à leur tour, des professionnels autour de leur propre pratique. La voie est ainsi toute tracée pour que se forge une science orthophonique à part entière et autonome qui rende enfin justice au travail mené dans leur exercice quotidien par les orthophonistes. REFERENCES ALBARELLO, L. (2007). Apprendre à chercher : l’acteur social et la recherche scientifique. Bruxelles : De Boeck. AVANZINI, G., 1996, L’œuvre de Suzanne Borel-Maisonny, Paris, Erès. 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Ces exigences ne sont pas toujours compatibles avec celle du sujet, ni celles du clinicien. Nous proposons trois modèles qui échappent à la norme : celui du développement, de la vulnérabilité/résilience, et celui de l’inconscient. Mots clés : psychopathologie, inconscient, éthique, norme, mesure, développement, vulnérabilité, résilience. Standardization, measures and the unconscious dimension in psychopathology : are they compatible ? Abstract Are standardization and quantitative measures compatible with a psychodynamic approach in psychopathology? Scientific, economic, political and social issues increasingly require practices which integrate norms and quantitative measures. These requirements are not always compatible with those of patients and clinicians. We suggest three models that stand beyond standardization: 1) development, 2) vulnerability/resilience, and 3) the unconscious mind. Key Words : psychopathology, unconscious dimension, ethics, standardization, measures, development, vulnerability, resilience. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 25 texte 247 20/09/11 17:13 Page 26 Lisa OUSS-RYNGAERT Pédopsychiatre Docteur en psychologie Hôpital Necker Enfants Malades 149 rue de Sèvres 75015 Paris Courriel : [email protected] L ’éthique générale établit les critères pour agir librement dans une situation pratique et faire le choix d’un comportement dans le respect de soi-même et d’autrui. La finalité de l´éthique fait donc d’elle-même une activité pratique. Il ne s’agit pas d’acquérir un savoir pour lui-même, mais d’agir avec la conscience d’une action sociétale responsable. La question se pose donc de savoir comment introduire des modèles de développement où peuvent entrer en compte des éléments non rationnels, non directement mesurables, comme les cognitions, les émotions, la conscience, la motivation, ou « pire », comme l’activité inconsciente ? Cette notion d’inconscient est-elle compatible avec les nouvelles exigences de mesure, et de rapport à la norme ? o Les préoccupations d’un psychopathologue Un clinicien en psychopathologie est soumis à des questions contradictoires, en ce qui concerne la question de la norme : comment garder une place clinique, en répondant à la fois aux exigences parfois contradictoires de la personne, de la société, des avancées théoriques et techniques de la discipline, de ses propres « convictions » ? Les enjeux sont divers : économiques, théoriques, de pouvoir… La société elle-même devient de plus en plus exigeante envers « les psy », traduisant une intrusion du « psy » dans le social : les psychiatres et psychologues sont de plus en plus sollicités pour proposer des explications (causales), donner des avis, prescrire des remèdes. Les questions ne manquent pas : peut-on prédire la délinquance ? Comment penser les nouvelles parentalités ? Comment répondre à la déviance sexuelle ? Faut-il enfermer et judiciariser les « fous » ? Tout cela en restant rentables ! o Exigences des avancées de la discipline psychopathologique : des cadres scientifiques normés ? Les théories se construisent implicitement vers une norme, par différents processus. Le premier est l’opposition historique : en psychopathologie, la psychanalyse s’est invitée dans la psychiatrie en réaction aux hôpitaux psychiatri- 26 texte 247 20/09/11 17:13 Page 27 ques aliénants, dans l’après guerre ; les excès des psychanalystes, notamment en matière d’autisme, ont conduit à des théories rétablissant, parfois en excès, la dimension cognitive du fonctionnement du sujet. Le deuxième processus est une réponse pragmatique : les soins doivent être efficaces, et peu coûteux. Les enjeux de pouvoir s’invitent : certaines catégories diagnostiques du DSM ont été créées comme réponses à certains lobbies, notamment le PTSD (Syndrome de Stress Post traumatique) en réponse aux troubles présentés par les vétérans du Vietnam. Enfin, ces théories se construisent en congruence avec leur époque, par capillarité avec les autres disciplines scientifiques, comme en attestent les concepts « nomades » (Stengers, 1987). o Les exigences scientifiques et du sujet sont-elles compatibles ? Les exigences « scientifiques » - l’objectivité, la reproductibilité, la recherche de la causalité - et celles du sujet - la subjectivité, la singularité, l’ouverture de cette singularité aux inflexions de l’environnement -, sont a priori peu compatibles. Cependant, nous assistons à un glissement des objets de connaissance des cognitivistes, qui ont évolué d’une cognition monadique (le sujet) à une cognition sociale, aboutissant à ce que certains nomment une cognition du processus de la relation, ou « neuroscience de la psychothérapie » (Schore 2003, Siegel 1999, Cozolino 2002). Ainsi, des « paradigmes de transfert » ont été étudiés en IRM fonctionnelle (Gerber et Peterson 2006) ; on propose des paradigmes de la co-pensée, ou du contre-transfert (Widlöcher 1986, Ouss-Ryngaert 2010). L’objet étudié a également changé : nous sommes passés de l’étude du cerveau, avec des paradigmes contraints en IRM fonctionnelle, vers l’étude des « rest states », c’est à dire de l’état du cerveau au repos et sa mise en correspondance avec des dimensions psychologiques (Margulies 2008). Le niveau de l’objet étudié s’est également déplacé, par un perfectionnement du paradigme expérimental : nous sommes passés de l’étude neurophysiologique de l’inconscient cognitif (Naccache 2006), à celle de l’Inconscient dynamique (Shevrin 1996). Enfin, nous constatons une complexification des paradigmes. Un article très intéressant de Dorothée Legrand et Perrine Ruby (2009) nous montre comment l’étude de la distinction soi/autrui en IRM fonctionnelle n’a pas abouti à la désignation de structures cérébrales permettant de « localiser » cette activité dans un lieu spécifique du cerveau, spécifique, mais a souligné que les paradigmes étudiés n’étaient peut être pas les meilleurs pour répondre à la question posée. Pourtant, reste la tentation des mêmes « erreurs » : l’illusion que les neurosciences viendraient apporter la preuve par l’image, ou d’avoir une « compréhension » des mécanismes cérébraux qui sous-tendent « la pensée ». Nous assistons aussi à 27 texte 247 20/09/11 17:13 Page 28 un réductionnisme des modèles explicatifs exportables et à la création de nouvelles « disciplines », comme la neuroéconomie (Schmidt 2010), qui auraient parfois la tentation de répondre directement aux questions complexes posées par le fonctionnement humain, tout en ne traitant des motivations que sur les modèles cognitifs du risque et du gain. o Quid des exigences du clinicien ? Or, les modèles, croyances, convictions des cliniciens sont construits, en contradiction avec cette démarche scientifique, sur des facteurs hautement non spécifiques : les rencontres (précoces de la vie, professionnelles), la personnalité des cliniciens, leur paresse parfois qui les pousse à se contenter de ce qu’ils croient savoir… Nous savons que l’efficacité d’une thérapie dépend avant tout de variables non spécifiques du thérapeute (Rappard 1996), et essentiellement de sa capacité à construire des inférences intersubjectives, à construire une alliance thérapeutique (Beutler 1994). o Une éthique normative en psychopathologie ? L’éthique normative s’occupe de classer les actions comme plutôt justes ou plutôt injustes, sans parti pris, par rapport à un ensemble de normes relatives au comportement. Mais quelle définition de la norme donner ? Qui la décide ? Qu’en est-il de la norme de l’enfant, et de celle de son développement ? Doiton faire entrer en compte la norme du politique (prévenir la délinquance à trois ans…) ? Celle du social ? Celle de la science, qui ne valide que les publications basées sur l’Evidence Based Medicine ? La notion de norme est-elle applicable en psychopathologie ? Si oui, comment la mesurer ? Par des outils statistiques, qui calculent une moyenne et un écart dans un système descriptif ? Comment le « pouvoir » (scientifique, politique…) peut-il, ou non, prescrire des comportements dans un système social consensuel ? Dans ces questionnements, trois modèles de psychopathologie (au moins) échappent à la norme. Les modèles du développement, ceux de la résilience et de la vulnérabilité, désormais considérés comme les deux pôles d’un même système, et enfin le modèle de l’inconscient. o Le développement : des modèles linéaires, prédictibles, à des modèles d’épigenèse probabiliste (Gottlieb, 2007) Les modèles du développement sont passés des mesures d’un état en référence à une norme en fonction de l’âge, en « stades », avec un schéma relative- 28 texte 247 20/09/11 17:13 Page 29 ment invariant, dépendant surtout de l’équipement de base, dans des modèles linéaires, à des modèles beaucoup plus complexes. Les récents modèles de Sameroff (2003) ou surtout Gottlieb (2007) parlent plutôt de modèles probabilistes, introduisant des influences bidirectionnelles entre niveaux génétique, neural, comportemental et environnemental. Ainsi, ces modèles ont abouti à des théories du « programming », qui stipulent que des événements survenant pendant des périodes sensibles du développement peuvent « reprogrammer » à long terme des évolutions. Ainsi, il a été montré que des événements périnataux pouvaient entrainer des modifications dans la programmation de certaines maladies (le poids de naissance des enfants est corrélé à l’apparition ultérieure de maladies du registre syndrome métabolique avec troubles cardiovasculaires et d’obésité) (Barker 1989). Corrélation ne vaut pas pour prédiction, mais ces modèles ont complètement fait revisiter la question de la prédiction et de la norme : qu’est ce qu’un environnement ou un développement optimal ? o Un même modèle de la vulnérabilité, et de la résilience Les influences bidirectionnelles entre environnement et organisme sont de mieux en mieux connues. On sait désormais que la sensibilité aux effets de l’environnement se fait en fonction de variations génomiques (Boyce 2005). Ces effets sont bidirectionnels : le génotype de l’enfant influence la réaction parentale, qui influence l’expression du génotype de l’enfant. La réponse d’un enfant aux interventions psychosociales est influencée par le tempérament (Belsky 1997), qui est influencé par les variations génomiques des systèmes sérotoninergiques et dopaminergiques (Auerbach 2002 ; Lakatos 2003). Ainsi, l’équipe de Bakermans-Kranenburg (2008) a montré que le polymorphisme du récepteur D4 à la dopamine modère les effets des interventions psychosociales sur les enfants avec comportement externalisé. Ainsi, si un enfant est plus perméable aux effets délétères de l’environnement, en raison de son bagage génétique, il le sera aussi pour les effets positifs de l’environnement, notamment les interventions thérapeutiques. Vulnérabilité, et résilience, seraient les deux faces d’un même processus difficile à mesurer. o Une échappée de taille à la norme : l’inconscient Une dernière dimension s’avère échapper à la norme : l’inconscient. Par définition, le fait qu’il soit non conscient lui confère cet atout. L’existence d’un fonctionnement psychique inconscient ne pose plus question pour personne. Aussi bien les psychanalystes, que les cognitivistes s’accordent à dire que toute représentation est par essence d’abord inconsciente (Naccache 2006), ainsi que 29 texte 247 20/09/11 17:13 Page 30 l’essentiel de notre activité de pensée (ou le « rest state », activité du cerveau au repos…). Mais existe-t-il deux inconscients, l’un cognitif, l’autre dynamique ? Le désaccord sur la notion d’inconscient réside dans ces questions : de quelle nature est constitué ce fonctionnement inconscient ? S’agit-il de processus simplement non conscients (en opposition à la conscience), ou possédant une structure et/ou des caractéristiques particulières ? Qu’est-ce qui devient conscient, ou (re)devient inconscient, pourquoi et comment ? Par défaut d’engramme, de lien avec un espace de travail global, ou par refoulement ? Selon Naccache (2006), l’inconscient cognitif est constitué en 4 « couches », et se trouve être proche de la conscience : l’inconscient de structure, qui comporte des informations codées, non représentées explicitement dans l’activité électrique des neurones ; l’inconscient représenté, mais non relié à l’espace de travail global ; l’inconscient représenté, relié à l’espace de travail global, mais non amplifiable, qui s’exprime lors des situations de « blindsight » (perception non consciente mais pouvant être rappelée, dans les situations d’héminégligence) ; et enfin l’inconscient représenté, relié à l’espace de travail global, amplifiable mais non amplifié, c’est à dire fonctionnant sans maintien attentionnel. Pour les psychanalystes, l’inconscient Freudien dépend de nos expériences précoces. Des représentations non acceptables sont refoulées de manière inconsciente, et pourraient être réactivées dans certaines circonstances. Cet inconscient suppose déjà l’existence d’une forme de représentation, donc une structure complexe. Les inconscients cognitifs de Naccache ne sont pas directement mesurables, mais on peut en mesurer les corrélats neurophysiologiques. Les évaluations des productions inconscientes « freudiennes » sont par définition non accessibles directement à la conscience, non mesurables, mais peuvent être appréhendées de manière indirecte : par les actes manqués, les rêves, les lapsus ; mais aussi par le contre transfert, c’est à dire les effets que produit cet inconscient dans le fonctionnement du psychanalyste. Mais comment établir une norme de ce fonctionnement inconscient ? Elle n’existe sans doute pas. o Une infinie capacité à fabriquer du différent, mais une propension à retrouver du pareil Notre plasticité cérébrale, avec sa capacité infinie de créer des connexions synaptiques en fonction des expériences, nous autorise donc à reconstruire indé- 30 texte 247 20/09/11 17:13 Page 31 finiment du singulier (Ansermet et Magistretti 2004), postulant que nous sommes « génétiquement programmés » pour être des êtres uniques. Cette capacité autocréatrice contraste cependant avec notre forte propension à la recherche du même, et à la répétition. Ce jeu entre le « pareil » et le « pas pareil » nous façonne, non sans un certain paradoxe. Pour pouvoir se construire, il faut déterminer des invariants. Les expériences répétées sont donc engrangées et stabilisées sous forme de représentations d’abord sensorielles, puis analogiques (des objets, des sons...) et enfin plus complexes, de type abstraites ou langagières. Notre « câblage » instrumental, du fait du phénomène d’émergence issu des systèmes complexes, est fait de telle manière qu’il n’aura de cesse, en fonction de l’environnement, que de créer des niveaux de complexité supérieure, stables, intégrant des données nouvelles. Or, ce travail progrédient est souvent contrebalancé par une forme de répétition, de reconnaissance et recherche de la mêmeté, qui permet de diminuer le coûteux travail cognitif et psychique d’intégration. Or, une fonction non stimulée ne s’inscrit pas sur le plan synaptique. Donc, cette combinaison a priori infinie a des limites imparties à la fois par l’offre de l’environnement, et par la capacité du sujet à saisir cette offre. Nous avons donc deux tendances inverses : aller vers un niveau maximal de nouveauté, de complexité et d’abstraction, mais prendre les chemins qui nous ramènent à une familiarité qui renvoie toujours aux expériences premières, notamment sensorielles. Pour se différencier, la balance entre le « pareil » (qui permet l’intégration) et le pas pareil (qui permet l’enrichissement des combinaisons) doit être savamment dosée. Cette dialectique entre pareil et différent qui est un de nos moteurs fictionnel majeur : retranscrire en une infinité de combinaisons et recombinaisons nos expériences, obsessions, fantasmes, dont l’essence est toujours une transformation d’une forme vécue. On comprend donc mieux pourquoi cette dimension inconsciente échappe aux sciences « dures » ; science et fiction ne font pas toujours bon ménage. Dès lors, le cadre conceptuel choisi par le scientifique, le clinicien, agit comme une trame scénaristique, un « storytelling », pour reprendre un vocable à la mode. Les chercheurs ont aussi un inconscient, qui guide leurs choix (personnels, professionnels…). Avant d’étudier les projections des autres, il faudrait peut être travailler sur les siennes ? Veillons donc à garder l’ouverture sur l’infiniment différent, même quand on veut faire de la mesure et de la comparaison… 31 texte 247 20/09/11 17:13 Page 32 REFERENCES ANSERMET F., MAGISTRETTI P., 2004, A chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient. Odile Jacob, Paris. AUERBACH, J., GELLER, V., LEZER, S., SHINWELL, E., BELMAKER, R. H., LEVINE, J., et al., 2002, Dopamine D4 receptor (D4DR) and serotonin transporter promoter (5-HTTLPR) polymorphisms in the determination of temperament in 2-month-old infants. Molecular Psychiatry, 4, 369–373. BAKERMANS-KRANENBURG MJ, VAN IJZENDOORN MH, PIJLMAN FT, MESMAN J, JUFFER F., 2008, Experimental evidence for differential susceptibility : dopamine D4 receptor polymorphism (DRD4 VNTR) moderates intervention effects on toddlers’ externalizing behavior in a randomized controlled trial. Dev Psychol. 2008 Jan ; 44(1) : 293-300. 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Jacques Grégoire Résumé La psychométrie a pour objet la mesure des caractéristiques mentales de l’être humain. Ces mesures respectent-elles les principes de l’éthique professionnelle, qui visent au respect et au bien-être du patient ? Dans ce texte, je défends l’idée que les tests et les mesures qu’ils produisent ne sont que des outils au service des praticiens et que ce sont ces derniers qui ont la responsabilité de les utiliser de manière éthique. C’est le sens qu’ils donnent aux mesures et l’utilisation qu’ils en font qui est respectueuse ou non de l’éthique professionnelle. Dans cette perspective, nous insistons sur la nécessité d’une connaissance approfondie des instruments et de leurs propriétés métriques par tous les praticiens. Mots clés : mesure, test, validité, fidélité, normes, éthique. Is a psychometric approach compatible with an ethical approach ? Abstract Psychometrics involves the measurement of mental characteristics in humans. Does this approach agree with the ethical principles of our profession, whose main goal is to respect the patient and improve his/her well-being. In this article, I argue that tests, and the measures they produce, are only tools in the hands of practitioners who have the responsibility to use them in an ethical manner. It is the meaning they give to these measures and the way they use them which make this approach respectful or not of professional ethical principles. From this viewpoint, we emphasize the need of an in-depth knowledge of instruments and their psychometric properties for all practitioners. Key Words : measurement, tests, validity, reliability, norms, ethics. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 33 texte 247 20/09/11 17:13 Page 34 Jacques GRÉGOIRE Docteur en psychologie Professeur à l’Université catholique de Louvain Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education Place du Cardinal Mercier 10 B - 1348 Louvain-la-Neuve Courriel : jacques.gré[email protected] L a psychométrie a pour objet la mesure des caractéristiques mentales de l’être humain. Ces mesures respectent-elles les principes de l’éthique professionnelle, qui visent au respect et au bien-être du patient et sont à la base des codes de déontologie ? La réponse à cette question est l’objet de ce texte. Lorsque l’on parle de mesurer des caractéristiques mentales, de nombreuses personnes réagissent de manière négative, ayant l’idée que les étalonnages que nous utilisons dans les tests et par rapport auxquels nous évaluons nos mesures viseraient à normaliser le sujet en le comparant à un standard de comportement. Plus profondément encore, certaines personnes rejettent toute mesure, opposant de manière radicale l’approche quantitative et l’approche qualitative du sujet. Elles considèrent qu’en mesurant nous réduisons le sujet à une certaine quantité, alors que l’essence même du sujet devrait être saisie de façon qualitative. Le point de vue que je vais développer ici est que les tests et les mesures ne sont jamais que des outils au service des praticiens et que ce sont ces derniers qui ont la responsabilité de les utiliser de manière éthique. En d’autres termes, par nature, les mesures que nous récoltons sont neutres du point de vue éthique. C’est le sens que vous allez leur donner, l’utilisation que vous allez en faire qui va avoir valeur ou non du point de vue éthique. Mesurer en soi n’est pas réducteur. J’entendais dans une émission une personne célèbre affirmer que l’amour ne se mesure pas. Ce n’est pas vrai ! En fait l’amour se mesure très bien et tout le monde le fait. Dès le moment où vous dites : « Je préfère Julie à Marie », vous définissez un ordre (l’une est numéro 1 et l’autre numéro 2). Vous êtes déjà en train de mesurer, mais vous n’en avez pas nécessairement conscience. Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous mesurons sans le savoir. Les mesures sont des informations parmi d’autres qui vont prendre sens par rapport à ce que ce que nous allons en faire comme praticien. Mesurer, 34 texte 247 20/09/11 17:13 Page 35 comme catégoriser, est une activité fondamentale de l’esprit humain. C’est en mesurant et en catégorisant que nous essayons de mettre de l’ordre dans le monde et que nous essayons de lui donner sens. Une typologie classique des mesures a été proposée par Stevens en 1946. Il distingue quatre types d’échelles de mesure. La première est l’échelle nominale basée sur l’égalité entre les membres d’une même catégorie. Elle est à la base des classements. Si je reprends l’exemple de l’amour, on peut classer les brunes, les blondes sans nécessairement les ordonner. On peut évidemment aller plus loin et les ordonner si l’on préfère les brunes aux blondes. Dans ce cas, nous aurons une échelle ordinale. On peut aller encore un pas plus loin en essayant d’avoir des intervalles constants entre les catégories ordonnées. Nous aurons alors une échelle d’intervalles. Enfin, nous pouvons définir une échelle proportionnelle qui possède un zéro absolu. Ce n’est pas une situation que nous rencontrons dans le domaine de l’orthophonie ou de la psychologie où nous n’avons jamais d’échelle avec un zéro absolu. Dès lors, nos mesures sont toujours, par essence, des mesures relatives. Nous reviendrons sur ce point plus loin dans le texte. Dès le moment où l’on considère que mesurer est une activité fondamentale de la pratique professionnelle, les aspects éthiques de ces mesures sont de notre responsabilité. J’identifie plusieurs responsabilités éthiques à l’égard de ces mesures. Parmi celles-ci, je n’en aborderai ici qu’un nombre restreint, me concentrant sur celles qui me semblent essentielles. La première est la compréhension des propriétés des instruments que nous utilisons. Dans ma pratique professionnelle, je constate très souvent une méconnaissance de ces propriétés. La seconde responsabilité éthique est la capacité d’utiliser des instruments adaptés aux sujets examinés, dans un but légitime et de manière appropriée. Un certain nombre de praticiens utilisent des instruments simplement parce qu’ils sont là, sans se poser la question de savoir si cela a vraiment du sens. Est-ce utile d’appliquer cet instrument ? De recueillir cette information ? Est-ce légitime ? Est-ce que ça ne va pas avoir des effets secondaires non souhaités ? Cette dernière question fait référence à la notion proposée par un chercheur américain (Messick, 1989) qui parle de la « validité de conséquence ». La validité n’implique pas seulement de vérifier si notre instrument mesure bien ce qu’il prétend mesurer, mais aussi de contrôler que la mesure n’a pas un impact non souhaité plus important que l’effet positif attendu. C’est l’exemple typique de la mesure de l’intelligence. Lorsque je mesure l’intelligence de quelqu’un et que je lui fournis cette information, quelles sont les répercussions de cette mesure sur le sujet lui-même ? L’impact que peut avoir cette mesure 35 texte 247 20/09/11 17:13 Page 36 n’est parfois pas du tout celui que nous aurions imaginé. Cet impact peut être négatif pour le sujet, mais aussi pour son entourage familial et pour ses enseignants. Je reviens sur l’importance d’apprécier la validité des mesures obtenues et d’en connaître les limites. Les mesures ne parlent pas d’elles-mêmes et n’ont pas de sens en elles-mêmes. C’est le praticien qui donne du sens et apporte ainsi sa valeur ajoutée au testing. Il y a aujourd’hui de plus en plus de tests informatisés et certains d’entre eux ne se limitent pas à la passation, ni à la cotation, mais produisent aussi des rapports narratifs comprenant une « interprétation » des résultats. Ce type de rapport est potentiellement dangereux parce que le praticien peut alors oublier que les résultats ne prennent véritablement leur sens que dans une approche globale du sujet et dans un contexte donné. Une seule personne peut faire ce travail interprétatif, celle qui a fait passer le test, connaît le contexte et peut apprécier la valeur réelle des mesures récoltées. Trop souvent, on utilise les scores de manière automatique. Sur la base du score obtenu par le sujet, le praticien regarde dans le manuel et détermine sans trop réfléchir s’il y a pathologie ou non. A ce moment-là, quelle est la valeur ajoutée du praticien ? Quelle est sa prise de responsabilité dans l’usage des mesures ? Il y a là un véritable problème éthique. Un autre aspect éthique sur lequel je voudrais insister concerne la communication des résultats au sujet et à son entourage. Je vois parfois des rapports d’examen qui sont des litanies de chiffres. Le praticien cite des listes de résultats que la personne ne peut pas s’approprier. C’est une vraie responsabilité éthique du praticien de pouvoir donner du sens aux scores et d’aider la personne à s’approprier les mesures la concernant. Cela prend du temps et demande un travail de communication qui n’est pas évident. J’ai connu des patients qui avaient reçu les conclusions et le rapport d’examen par la poste. D’un point de vue éthique, cette pratique est condamnable parce que le patient n’a pas les moyens de pouvoir interpréter correctement les résultats. C’est le travail du praticien que d’aider la personne à comprendre et à intégrer les résultats de l’examen. Je vais à présent zoomer sur cette question de la compréhension des mesures et m’arrêter sur trois caractéristiques importantes de ces dernières : la validité, la fidélité et les normes. J’ai souligné plus haut que la première responsabilité du praticien est de s’interroger : « Est-ce que je sais pourquoi j’ai choisi un instrument particulier ? Est-ce que je comprends les qualités métriques propres à cet instrument ? Suis-je capable d’apprécier les limites et les forces de cet instrument ? ». Il est parfois surprenant de constater ce que certains praticiens pensent de leurs outils. A titre d’exemple, voici une petite anecdote 36 texte 247 20/09/11 17:13 Page 37 que j’ai vécue dans un milieu clinique universitaire. Je venais de collaborer à l’adaptation française et à l’étalonnage du test d’intelligence WISC-III. Un collègue travaillant à l’université me dit : « Qu’est-ce que c’est que ces nouvelles normes ? Les résultats des enfants sont moins bons avec le nouveau test. Du coup, j’ai mis le WISC-III dans mon armoire et j’ai repris l’ancienne version ». Il y a là une mécompréhension profonde de certains effets classiques du réétalonnage des tests, en particulier de l’effet Flynn (voir plus bas). Cela veut dire qu’il y a, dès le choix même de l’instrument, une non-compréhension de ce que l’on est en train de faire. Après, il ne faut pas s’étonner que les conséquences du testing sur les sujets soient parfois dramatiques. Regardons plus en détail la question de la validité. Nous avons souvent tendance à confondre la réalité visée et les scores observés. En réalité, les scores obtenus à l’aide d’un test ne sont jamais qu’un écho déformé de la réalité qui est visée par les instruments de mesure. Ce que nous visons, ce sont toujours des caractéristiques latentes que nous ne voyons pas. Nous n’en percevons que des indices. Si je m’intéresse, par exemple, à l’attention, à la mémoire ou à l’intelligence, je ne vois pas directement l’attention, la mémoire ou l’intelligence. Je n’en vois que des manifestations. Lorsque j’utilise un test, je cherche à évaluer des caractéristiques latentes au travers d’un révélateur qui est l’instrument de mesure, exactement comme le chimiste qui utilise des produits qui servent de révélateur et mettent en évidence un certain nombre de propriétés de l’élément chimique étudié. Toutefois, je pourrais avoir le meilleur test du monde (le meilleur révélateur), cet instrument sera toujours utilisé dans un contexte donné et dans le cadre d’une relation particulière. Ce contexte et cette relation peuvent modifier le phénomène étudié et brouiller l’information enregistrée. Par exemple, il m’est déjà arrivé d’avoir en face de moi des personnes tellement paniquées à l’idée d’être évaluées qu’elles gâchaient leurs performances et obtenaient des résultats tout à fait inférieurs à ceux qu’elles auraient pu produire dans des conditions optimales. La mesure obtenue n’est dès lors qu’une estimation de ce qui est visé. Si nous prenons les scores comme étant la réalité, nous sommes à côté de la plaque. Notre travail consiste à faire le travail d’interprétation des scores observés. Quelle est la valeur réelle de cette mesure que j’ai enregistrée ? Cette interprétation est une véritable responsabilité éthique. Mais encore faut-il qu’on nous laisse le temps de l’assumer, car la pression institutionnelle par rapport aux examens est souvent forte (il faut aller vite). Lorsque l’on regarde les propriétés métriques des instruments, beaucoup d’idées fausses circulent... Ainsi, on dit souvent qu’un instrument est valide ou ne l’est pas. En réalité un instrument n’est pas en soi valide ; ce qui est valide ce sont les inférences que l’on fait à partir des scores. Ces inférences peuvent 37 texte 247 20/09/11 17:13 Page 38 être très variées. On peut faire passer le même instrument à une personne de 20 ans et à une personne de 60 ans. Les scores que nous allons obtenir pour la personne de 20 ans pourront être des mesures valides qui nous permettent de faire certaines prédictions, alors que ce ne sera pas le cas pour les scores de la personne de 60 ans. En fonction des prédictions que l’on va faire (de ce que l’on va pouvoir « raconter » à partir des scores), nous pouvons posséder des preuves qu’elles sont correctes, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres inférences. Les preuves de validité des inférences faites sur la base des scores s’accumulent tout au long de la vie d’un test. La responsabilité du praticien est de s’interroger à propos de l’existence de preuves de validité des inférences qu’il souhaite faire à partir des scores. Je ne vais pas entrer ici dans une description de toutes les catégories de preuves auxquelles nous pouvons faire référence. Je souhaite seulement souligner que ces preuves se complètent. Il ne suffit pas de se référer à la validité du modèle théorique sur la base duquel est bâti le test ou à la validité du contenu des items. Tous les aspects du test sont importants et doivent être pris en considération : les consignes, les modalités de présentation des stimuli, les modalités de réponse, les contraintes de temps... Toutes ces caractéristiques contribuent à la validité. Aujourd’hui, on dispose d’instruments informatisés qui sont réputés valides, car les instruments originaux l’étaient. En réalité nous n’avons souvent pas la preuve que l’instrument informatisé fonctionne de la même manière que l’instrument original. La personne qui passait un test papier-crayon, si vous la mettez face à un écran, est-ce que cela représente réellement la même tâche ? Même si le contenu n’a pas changé, la simple modification de la modalité de présentation peut faire que l’instrument mesure tout autre chose. Un travail rigoureux et continu de validation des instruments de mesure est dès lors indispensable. Malheureusement, trop peu d’études de ce type sont réalisées en langue française. La plupart des études dont nous disposons figurent dans les manuels de test et bien peu de chercheurs se soucient de rassembler de nouvelles informations sur la validité des inférences faites à partir des scores. La seconde propriété métrique sur laquelle je voudrais attirer l’attention est la fidélité. Ce terme désigne le degré de précision des mesures dont nous disposons. Il existe plusieurs modèles de la mesure. Je me bornerai ici au modèle qui sous-tend la plupart des tests que vous utilisez, qui sont basés sur la théorie du « score vrai ». Selon cette théorie, le score observé est la somme du score vrai (la mesure sans erreur du trait visé) et d’une erreur aléatoire, qui peut être positive ou négative. Très souvent, quand on parle d’erreur, on a le sentiment qu’elle est nécessairement négative, comme ces étudiants qui viennent me trouver en affirmant : « il y a une erreur dans la note de mon examen ». Ils vien- 38 texte 247 20/09/11 17:13 Page 39 nent toujours parce qu’ils pensent qu’ils n’ont pas obtenu assez de points par rapport à leur compétence réelle (leur score vrai). Mais aucun étudiant ne vient me dire : « vous m’avez donné trop de points », alors que ce type d’erreur est tout aussi fréquent. Les erreurs proviennent du praticien et du sujet lui-même. Les variations de sens et d’amplitude des erreurs d’une passation et d’une cotation à l’autre sont aléatoires. Les erreurs peuvent favoriser ou défavoriser le sujet, un petit peu ou beaucoup. En fait, les erreurs se distribuent normalement autour du score vrai du sujet. L’information à propos du degré d’erreur d’un instrument nous est fournie par le coefficient de fidélité. Certains instruments utilisés aujourd’hui ont un coefficient de fidélité trop bas. Pour avoir bien conscience du problème, il faut comprendre que si le coefficient de fidélité d’un test est 0,60, cela veut dire que seulement 60 % des différences entre les sujets sont déterminées par la variable visée (le score vrai) et que 40 % des différences sont déterminées par d’autres variables dont vous n’avez pas d’idée précise (l’erreur de mesure). On considère que le coefficient de fidélité minimum devrait être de 0,80, ce qui permet malgré tout que 20% des différences soient déterminées par d’autres variables que celle visée par le test. Prendre en compte l’imprécision des mesures est une question éthique. Le praticien doit avoir conscience qu’il mesure toujours avec de l’imprécision. Ce n’est pas évident de travailler sur de l’aléatoire et du probable ; ce n’est pas ce que l’esprit humain apprécie. Il aime au contraire les certitudes et parfois même les fabrique parce que cela l’arrange bien. Nous devons avoir conscience que, quand le degré de fidélité d’un test est trop faible, nos mesures ne peuvent pas, par essence, être valides. Quand le praticien examine un instrument de mesure, c’est de sa responsabilité de vérifier que le test possède un degré de précision suffisant pour qu’il puisse faire des inférences raisonnablement solides à partir des scores à ce test. Si le test a un degré de fidélité trop faible, le praticien risque de raconter n’importe quoi sur la base des scores, car ceux-ci contiennent trop d’erreurs. Il perd alors son temps, même si le modèle théorique qui sous-tend l’instrument est excellent. C’est un problème rédhibitoire : si le score n’est pas fidèle, il est ipso facto inutilisable. Toujours à propos de la fidélité des scores, je défends vigoureusement une pratique qui a des répercussions sur le plan éthique : l’usage de l’intervalle de confiance. L’intervalle de confiance est une zone dans laquelle le score vrai du sujet a une certaine probabilité de se trouver. Actuellement, de plus en plus d’éditeurs de tests proposent des normes qui mentionnent un intervalle de confiance pour chaque score. Malheureusement, les administrations ne vous 39 texte 247 20/09/11 17:13 Page 40 demandent jamais les intervalles de confiance des scores que nous leur communiquons. Ces administrations prennent en effet les scores observés comme s’il s’agissait de scores vrais, sans la moindre erreur. Si les scores sont inférieurs, ne fusse que d’un point, à un seuil déterminé, alors le sujet est reconnu handicapé. Et l’inverse, lorsque les scores sont supérieurs au seuil. Pourtant, nous venons de voir que la réalité est toujours plus complexe. Du fait des erreurs de mesure, le score d’une personne à un test peut en effet fluctuer d’une passation de test à l’autre, alors que la réalité mesurée n’a pas changé. Raisonner sur la base d’un intervalle de confiance, c’est parler d’une zone dans laquelle le score vrai du sujet a une probabilité donnée de se trouver. C’est abandonner la confusion entre le score observé et le score vrai, et juger en termes de risque et de degré de certitude. Pour construire l’intervalle de confiance, on utilise une valeur dérivée du coefficient de fidélité : l’erreur type de mesure. L’intervalle de confiance est déterminé en plaçant un multiple de l’erreur type de part et d’autre du score observé. On construit ainsi l’intervalle de confiance en fonction du degré de risque que l’on souhaite prendre. C’est notre responsabilité éthique de raisonner en termes de prise de risque et de minimiser le risque de se tromper lorsque l’on réalise une évaluation. Le risque zéro n’existe pas, mais on peut le réduire jusqu’à un degré raisonnable. Si vous avez en tête le degré d’imprécision des mesures que vous récoltez, vous pouvez estimer quand le moment est venu de prendre une décision ou, au contraire, si la récolte d’informations complémentaires est nécessaire. Vous pouvez ainsi identifier jusqu’où renforcer vos mesures pour atteindre un seuil de précision qui vous paraisse acceptable. Je voudrais à présent attirer l’attention sur une troisième caractéristique des mesures : les normes. La plupart des instruments que nous utilisons n’ont pas de zéro absolu, à la différence de la mesure de la taille où nous disposons d’un vrai zéro, c’est-a-dire d’un zéro qui représente bien l’absence de la caractéristique mesurée. Par exemple, une échelle d’intelligence n’a pas de zéro absolu. Que représente en fait un score de 0 à un test d’intelligence ? Certainement pas l’absence d’intelligence, car on peut toujours imaginer qu’il existe une tâche plus simple que le sujet aurait pu réussir. Quelle est la tâche ultime en-dessous de laquelle nous ne pouvons pas descendre ? Aucune réponse satisfaisante ne peut être donnée à cette question. Comme nous ne disposons pas d’un zéro absolu dans nos échelles de mesure, nous sommes obligés d’utiliser une autre référence que le zéro pour déterminer le point de départ des graduations : la moyenne de la population de référence. Nous partons de la moyenne et nous construisons nos graduations de part et d’autre de cette moyenne. Dès lors, nous avons impérativement besoin d’un étalonnage pour graduer nos échelles de 40 texte 247 20/09/11 17:13 Page 41 mesure, ce qui va entraîner que, par essence, nos mesures sont relatives puisqu’un score n’a de valeur que par rapport à celui des autres individus de la population. En conséquence, nos mesures sont nécessairement relatives à l’espace et au temps. Pour bien comprendre cette relativité, prenons l’analogie des performances des athlètes aux jeux olympiques d’Athènes en 1896. Si nous regardons les performances des athlètes arrivés premiers aux jeux de 1896, elles ne leur permettraient même pas d’être sélectionnés pour les jeux olympiques de Londres en 2012. En d’autres termes, la valeur des performances des athlètes dépend de celle des autres athlètes auxquels on les compare. Ce constat rejoint ce que je disais plus haut à propos de ce collègue qui avait rangé son nouveau test d’intelligence dans l’armoire, ignorant l’effet Flynn. Cet effet porte le nom d’un chercheur néo-zélandais qui, le premier, a observé systématiquement un phénomène assez courant que l’on constate chaque fois que l’on réalise un nouvel étalonnage d’un test ancien. Ce phénomène a été observé par Flynn à propos des tests d’intelligence. Chaque fois que l’on fait un nouvel étalonnage d’un test d’intelligence (dont le contenu ne change pas, comme celui des Matrices de Raven), on s’aperçoit que la performance moyenne dans la population ne cesse d’augmenter depuis les années 30. Contrairement à une idée répandue, les populations des pays industrialisés deviennent en effet de plus en plus intelligentes. Ceci a des implications évidentes du point de vue de l’identification du handicap. Le handicap se définit en effet par rapport aux autres et aux exigences fixées par la société. Dans une société où l’essentiel de ce que l’on attend de vous est de la force physique, les performances intellectuelles n’avaient pas la même place que dans la société contemporaine qui est une société de l’information. Dans l’usine d’aujourd’hui, l’ouvrier doit pouvoir utiliser des terminaux informatiques pour commander des machines complexes. Il y a 50 ans d’ici, il fallait faire la lessive à la force de ses bras. Aujourd’hui la première chose nécessaire pour faire la lessive est de comprendre le mode d’emploi de la lessiveuse, lequel est souvent complexe... Quelles sont les conséquences pratiques de l’effet Flynn ? La première conséquence est que les normes ont, par essence, une durée de vie limitée. Quand je vois des praticiens utiliser des tests dont les normes ont 20 ou 30 ans, c’est inacceptable d’un point de vue éthique. C’est exactement comme si un entraîneur sportif, qui prépare un jeune athlète d’aujourd’hui pour les jeux olympiques de Londres, lui disait que ses performances sont très bonnes au regard des performances des jeux de Mexico en 1968. Ce serait absurde et trompeur. Or, c’est exactement ce que nous faisons lorsque nous utilisons des instruments dont les normes sont dépassées. Nous sommes alors irresponsables et nous ne respectons pas la personne examinée. Nous lui racontons quelque chose 41 texte 247 20/09/11 17:13 Page 42 à propos de son adaptation à une société qui n’existe plus, alors qu’en réalité, il doit vivre dans la société actuelle avec ses exigences. Il y a un autre danger d’utiliser des normes anciennes. Prenons l’exemple des tests d’intelligence. Si nous utilisons les mêmes normes pendant une longue période, comme la moyenne de la population augmente mais que les normes restent identiques, nous allons détecter de moins en moins de handicapés mentaux. C’est effectivement ce qui a été observé aux États-Unis avec les normes du WISC-III utilisées sur une période de plus de dix ans. Les normes ne sont pas seulement relatives au temps, elles sont également relatives à l’espace et à la culture. Les normes sont en effet toujours déterminées à partir d’un échantillon de sujets d’un lieu et d’une culture donnés. Croire qu’il existerait des tests universels, en tout cas dans les domaines qui nous intéressent, qui ne soient pas marqués par l’éducation et la culture est une vue de l’esprit. Par conséquent, les normes de nos instruments ne sont valides que pour les sujets qui appartiennent à la population dans laquelle nous avons étalonné les tests. Dès lors, la première chose à regarder quand nous évaluons un sujet est son degré d’acculturation. Possède-t-il à un degré suffisant les caractéristiques de la culture dans laquelle il vit aujourd’hui pour que nous puissions lui appliquer nos instruments ? Dans de grandes villes comme Paris ou Bruxelles, vous rencontrez des enfants de milieux immigrés qui ne sont pas du tout acculturés, qui se retrouvent en consultation et doivent être évalués. Malheureusement, nous ne disposons pas d’instruments pour les évaluer correctement. Les instruments disponibles ne sont pas du tout adaptés. Une option est alors de les tester avec des instruments normés dans leur culture d’origine, lorsque cela est possible. La pire situation est celle des sujets qui sont dans une situation de marginalisation. Ils n’appartiennent réellement à aucune culture. Ils ne maîtrisent ni leur culture d’origine, ni la culture d’accueil. On est là face à un problème d’évaluation majeur. Le dernier point que j’aborderai concerne le problème des scores seuil. Un des usages fréquent des mesures est la détermination de ce qui est de l’ordre de la pathologie et de la santé. Pour ce faire, un score seuil est souvent utilisé. Par exemple, on considère qu’un score en-dessous du percentile 10, 15 ou 20, ou inférieur de deux ou trois écarts types à la moyenne est l’indicateur d’une pathologie. Cette procédure consiste à transformer des mesures et une réalité continues en des caractéristiques discontinues (la santé d’un côté et la pathologie de l’autre). Or, il n’y a pas de discontinuité réelle entre la santé et la pathologie. Ce ne sont pas des états radicalement différents, mais les deux extrémités d’un continuum. Il y a un vrai danger à transformer du continu en discontinu sur la base de limites arbitraires. Prenons l’exemple suivant : nous demandons à 42 texte 247 20/09/11 17:13 Page 43 toutes les personnes en bonne santé qui lisent cet article de courir entre la Concorde et l’Arc de Triomphe. Je les attends à l’Arc de Triomphe et je note leur ordre d’arrivée. Il y aura forcément des personnes qui se trouveront au percentile 5 et à moins de 2 écarts types de la moyenne. Vais-je tirer comme conclusion automatique que toutes ces personnes souffrent d’une pathologie ? Bien sûr que non ! Malheureusement, c’est ce que font trop souvent les praticiens en utilisant, sans trop réfléchir, des scores seuils. C’est pourtant leur responsabilité de relativiser le caractère arbitraire de ces valeurs de référence. Lorsqu’un score est en-dessous d’une certaine limite, est-on nécessairement dans le domaine de la pathologie ? Est-on en droit de parler automatiquement de trouble ? Certainement pas ! Les chiffres ne doivent pas parler à notre place ! C’est nous qui parlons et c’est nous qui devons donner du sens aux valeurs récoltées. C’est notre responsabilité ! C’est une question éthique fondamentale. Mais pour pouvoir donner sens aux mesures, il faut que nous les comprenions. Le problème est que, dès qu’on parle de statistiques et de psychométrie à des étudiants ou des praticiens, beaucoup sont effrayés comme des faisans face aux phares d’une voiture sur une route d’hiver. Ils se figent sur place et sont écrasés par la voiture. C’est une vraie responsabilité que nous avons de comprendre ce que cela signifie de raisonner en termes de probabilité, et ce que représentent les mesures et leurs propriétés telles que la validité, la fidélité ou les normes. C’est la condition sine qua non pour pouvoir donner un sens correct aux mesures obtenues dans nos examens. En fin de parcours, ce ne sont pas les valeurs numériques qui sont responsables d’un mauvais diagnostic ou d’une mauvaise décision. C’est vous ! REFERENCES FLYNN, J.R. (1987). Massive IQ gains in 14 nations : what IQ tests really measure. Psychological Bulletin, 101, 171-191. GREGOIRE, J. (2009). L’examen clinique de l’intelligence de l’enfant (2e édition revue et complétée). Liège : Mardaga. LAVEAULT, D. & GREGOIRE, J. (2002). Introduction aux théories des tests en psychologie et en éducation. Bruxelles : De Boeck. MESSICK, S. (1989). Validity. In R.L. Linn (Ed.), Educational measurement. Washington : American Council on Education/McMillan. STEVENS, S.S. (1946). On the theory of scales of measurement. Science, 103, 677-680. 43 texte 247 20/09/11 17:13 Page 44 texte 247 20/09/11 17:13 Page 45 Déontologie professionnelle en orthophonie Philippe Bétrancourt Résumé Bien souvent les domaines de l’éthique et de la déontologie sont confondus par le non-initié. L’éthique fait appel à une large réflexion sur les valeurs morales et implique un libre questionnement sur les principes moraux sous-tendant le comportement du soignant face à une situation donnée ; elle renvoie à un système de valeurs personnelles. La déontologie est constituée d’un ensemble de règles, intangibles et s’imposant au soignant sous peine de sanctions. Notre propos traite de la déontologie et a pour ambition de présenter le cadre législatif et réglementaire auquel doit se référer le plus fréquemment l’orthophoniste. Nous souhaitons également faire le point sur des règles professionnelles que les orthophonistes ont euxmêmes élaborées, qu’ils appliquent en partie dans leur quotidien ; ces règles ont été conçues grâce à une communauté d’esprit qui témoigne de la volonté des orthophonistes de voir enfin paraître un code de déontologie répondant à leurs attentes dans le Code de la Santé Publique. Mots clés : déontologie, code de déontologie, textes législatifs et réglementaires, droits et devoirs. Professional ethical rules in speech and language therapy Abstract Very often the fields of ethics and of professional ethics are confused by the lay person. Ethics involves a broad reflection on moral values and implies free questioning on moral principles underlying the behaviors of healthcare professionals faced with a given situation; it refers to a system of personal values. Professional ethics is made of a set of rules, intangible and imposed upon the professional who may be submitted to sanctions if he does not respect them. Our article deals with professional ethics and the legal and statutory framework to which the speech and language therapist should refer most of the time. We also want to review professional ethical rules specifically developed by speech and language therapists, which they partially apply in their daily professional practice. We owe these rules to a community of spirit reflecting the will of speech and language therapists to bring about the inclusion of a specific code of professional ethics in the Public Health code. Key Words : professional ethics, code of professional ethics, legal and statutory texts, rights and obligations. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 45 texte 247 20/09/11 17:13 Page 46 Philippe BÉTRANCOURT Orthophoniste Responsable du service juridique de la FNO 18 boulevard Léon Bourgeois 81100 Castres Couriel : [email protected] o Ethique et déontologie, deux concepts distincts A border le droit dans une revue consacrée à l’éthique pourrait entretenir une confusion longtemps faite et que les travaux de la commission éthique de la Fédération Nationale des Orthophonistes aideront sans doute à dissiper au fil des réflexions et publications. Le seul texte d’intention ayant fait l’objet de publication est celui du Comité Permanent de Liaison des Orthophonistes-Logopèdes européens (CPLOL). Ce texte, adopté par l’assemblée générale de Turin en octobre 2009, est lui-même un mélange de considérations éthiques et de dispositions déontologiques. Intitulé « cadre d’exercice éthique en orthophonie », son intention est de fournir « des orientations éthiques [qui] ont pour but de fournir une base pour la rédaction et la mise à jour des codes éthiques nationaux, et accompagner toutes les réflexions du domaine ». Son existence est importante car elle traduit la volonté des orthophonistes de l’ensemble de l’Union européenne de se doter de règles qui finalement constituent surtout la base rédactionnelle des codes de déontologie tenant compte des spécificités d’exercice professionnel dans chaque Etat membre. Malheureusement, en ce sens, il participe à l’entretien de l’assimilation de l’éthique à la déontologie. Si l’éthique permet une réflexion philosophique et morale sur sa pratique professionnelle face à des exemples concrets, le droit est fait pour être appliqué dans sa rigidité et dans sa froideur. La seule question à se poser est celle de son respect. Notre propos se situera donc dans l’unique domaine du droit encadrant l’exercice de l’orthophonie et nous tenterons de cerner le périmètre du droit opposable aux orthophonistes. Les textes législatifs et réglementaires sont essentiellement des textes généraux et transversaux, ne s’appliquant pas spécifiquement à l’exercice de l’orthophonie. Il s’agit essentiellement des codes civil, pénal, de la santé publique, du travail, de la fonction publique. En ce qui concerne l’exercice libéral, il conviendra d’ajouter la convention organisant les rapports entre les orthophonistes et les caisses d’assurance maladie. 46 texte 247 20/09/11 17:13 Page 47 L’éthique précède-t-elle le droit ? S’il est bien difficile de répondre à cette question dans l’absolu, nous pouvons constater qu’en matière d’orthophonie, en l’absence de règles professionnelles, le droit spécifique n’existant pas encore ne peut que lui succéder. Les orthophonistes ne disposent pas d’une réglementation particulière à l’instar de certaines professions, la plupart médicales, à l’exception de celle qui concerne la profession d’infirmier, insérée au code de la santé publique suite au décret n°93-221 du 16 février 1993 relatif aux règles professionnelles des infirmiers et des infirmières. Parue bien avant la récente création de l’Ordre des infirmiers, ce texte comporte quelque 50 articles pour lesquels l’Ordre vient de proposer une refonte au sein d’un projet de code de déontologie de la profession d’infirmier contenant 95 articles. Nul doute que les tout aussi récents Ordres des masseurskinésithérapeutes et pédicures-podologues agiront de même. o Un encadrement réglementaire incomplet Quelles règles professionnelles pour les orthophonistes ? Aucune. Cependant, depuis janvier 2007, la loi n°2007-127 du 30 janvier 2007 ratifiant l’ordonnance no 2005-1040 du 26 août 2005 relative à l’organisation de certaines professions de santé et à la répression de l’usurpation de titres et de l’exercice illégal a également inséré, dans le code de la santé publique, un article L. 4343-2 ainsi rédigé : « Art. L. 4343-2. Les orthophonistes et les orthoptistes inscrits sur les listes départementales ou exécutant en France un acte professionnel, tel que prévu respectivement aux articles L. 4341-1 et L. 4342-1, sont tenus de respecter les règles professionnelles fixées par décret en Conseil d’Etat ». Pour mieux comprendre la satisfaction des orthophonistes à la lecture de cet article, il convient de rappeler quelques éléments jalonnant l’histoire du syndicalisme orthophonique. Las, le décret ne paraîtra que lorsque le ministère de tutelle aura bien voulu étudier le projet transmis par la profession. Dès 1959, donc bien avant la création du statut légal des orthophonistes, Madame Borel-Maisonny, alors présidente du Syndicat National des Orthophonistes, avait réclamé pour la profession, des règles professionnelles spécifiques. Ensuite, malgré les demandes de la FNO, malgré le travail engagé avec le ministère de la Santé depuis 1985, qui a abouti à la rédaction d’un projet de loi (N° 1230, accepté par le Conseil des Ministres le 11 avril 1990) ainsi que des décrets d’application spécifiques à la profession 47 texte 247 20/09/11 17:13 Page 48 d’orthophoniste, aucun texte réglementaire n’est paru jusqu’à ce jour de janvier 2007. Et depuis ? La FNO a mis à jour sa proposition de code de déontologie et l’a transmise au ministère de la santé en charge du dossier ; aucune réponse à ce jour. En attente de ces règles, la profession fortement unie au sein d’une fédération largement représentative a, dans une communauté d’esprit, élaboré une doctrine de fait, assumant la responsabilité d’auteur d’une déontologie consensuelle, et de promoteur d’une réflexion sur l’éthique formalisée en mai 2007 à La Rochelle. Avant de détailler la forme de ce que pourrait être le code de déontologie des orthophonistes, revenons sur les principaux textes qui encadrent directement l’exercice professionnel quel que soit le mode d’exercice. Le code civil édicte les règles générales de protection du citoyen, de responsabilité, d’engagements contractuels. Le code pénal énonce notamment les dispositions concernant le secret professionnel, la protection de l’intégrité de la personne, précise le niveau des peines encourues pour l’exercice illégal et l’usurpation du titre. Le code de la santé publique définit la profession, les qualifications requises autorisant son exercice, les missions, le rôle et le champ de compétence, la protection du titre et de l’exercice. Il énumère aussi les droits des patients, notamment celui de son information et de l’accès à son dossier. Cette liste n’est pas limitative car selon le mode d’exercice professionnel, l’orthophoniste devra se référer aussi à la réglementation traitant de la sécurité sociale, des baux professionnels, du travail… Un code de déontologie est essentiellement destiné à la protection des patients. Il contient à ce titre un grand nombre de dispositions transversales applicables à tout professionnel quel que soit son mode d’exercice. Néanmoins, les spécificités de l’exercice libéral d’une part, de l’exercice salarié d’autre part, nécessitent des dispositions propres à chaque secteur. Le considérant no 43 de la directive à la reconnaissance des qualifications professionnelles (n°2005/36/CE) définit la profession libérale comme « toute profession exercée sur la base de qualifications professionnelles appropriées, à titre personnel, sous sa propre responsabilité et de façon professionnellement indépendante, en offrant des services intellectuels et conceptuels dans l’intérêt du client et du public. L’exercice de la profession peut être soumis dans les États membres, en conformité avec le traité, à des obligations juridiques spécifiques, 48 texte 247 20/09/11 17:13 Page 49 basées sur la législation nationale et la réglementation établie dans ce cadre de manière autonome par l’organe professionnel représentatif compétent, qui garantissent et améliorent le professionnalisme, la qualité du service et la confidentialité des relations avec le client ». Nous ne pouvons que déplorer la vacuité du code de la santé publique en matière de règles professionnelles pour les orthophonistes dans notre pays. En matière de devoirs envers les patients, le code de la santé publique contient néanmoins depuis la loi du 4 mars 2002, des dispositions en faveur des patients, applicables à tous les professionnels et établissements de santé. Elles méritent une attention toute particulière, notamment pour les articles traitant du droit des personnes malades et usagers du système de santé. Les articles 1111-2 à 1111-9 énoncent diverses dispositions concernant ces droits et tout particulièrement celui à l’information. Ils sont complétés d’un décret en Conseil d’Etat fixant leurs conditions d’application et un arrêté du ministre de la santé vient homologuer « les modalités d’accès aux informations concernant la santé d’une personne, et notamment l’accompagnement de cet accès ». C’est la Haute Autorité de Santé qui a été chargée de rédiger les recommandations de bonnes pratiques sur ce sujet. L’arrêté du 5 mars 2004 portant homologation des recommandations de bonnes pratiques relatives à l’accès aux informations concernant la santé d’une personne, et notamment l’accompagnement de cet accès a été publié au Journal Officiel n°65 du 17 mars 2004. Outre les codes cités, la seule réglementation spécifiquement opposable aux orthophonistes libéraux et destinée à garantir une protection minimale des patients réside dans le respect d’engagements contractuels à travers la convention nationale organisant les rapports entre les caisses d’assurance maladie et la profession. o La convention contient des principes essentiels figurant habituellement dans un code de déontologie. En l’absence d’un tel code, c’est un des rares textes à valeur réglementaire encadrant l’exercice professionnel libéral conventionné. - Le libre choix du professionnel par le patient est d’emblée affiché. Cette disposition de l’article 2 §1 est spécifique à notre système de distribution des soins. Le texte conventionnel est important mais ne grave pas ce principe fondamental dans le marbre de la réglementation. Ce libre choix a d’ailleurs des limites aussitôt énoncées au §2, « Si l’assuré fait appel, sans motif justifié, à un orthophoniste qui n’exerce pas dans la même aggloméra- 49 texte 247 20/09/11 17:13 Page 50 tion ou, à défaut, dans l’agglomération la plus proche, les Caisses ne participent pas aux dépenses supplémentaires qui peuvent résulter de ce choix ». - La transparence des honoraires figure à l’article 3, §2 « L’orthophoniste est tenu d’inscrire, sur la feuille de soins ou le document de facturation, l’intégralité du montant des honoraires qu’il a perçus et en donne l’acquit par une signature portée dans une colonne spéciale prévue à cet effet ». - L’interdiction de l’usage de la publicité est inscrite au troisième alinéa du paragraphe 1 de l’article 6 ; là encore, l’importance de cette disposition mérite son inscription dans un texte législatif ou réglementaire d’un autre niveau. Le titre III de la convention traite de la qualité des soins en orthophonie. Il énonce deux dispositions fondamentales. - La première est celle qui définit la qualité des soins qui doivent rester « suivis, consciencieux, éclairés, attentifs et prudents, conformes aux données actuelles de la science ». Cette exigence de qualité est assortie, pour certains professionnels s’engageant dans un contrat optionnel, d’une obligation d’évaluation de sa pratique professionnelle à travers sa participation à des actions de formation continue conventionnelle. Rappelons que la loi a depuis rendu obligatoire pour tous, cette évaluation dans le cadre du développement professionnel continu. - La seconde affirme la toute relative indépendance professionnelle de l’orthophoniste dans le choix des outils thérapeutiques puisque « L’orthophoniste, dans la limite de sa compétence et sous réserve de respecter la réglementation en vigueur et les dispositions de la nomenclature générale des actes professionnels, demeure libre du choix de la technique employée. Celle-ci ne peut donner lieu à une cotation supérieure ou à un dépassement tarifaire ». o Des règles professionnelles pour les orthophonistes A ce stade de notre réflexion, il nous paraît important de présenter et commenter les grandes lignes des règles professionnelles choisies par la profession pour l’élaboration de son code de déontologie. Les règles professionnelles organisent l’ensemble des situations les plus fréquentes auxquelles sont confrontés les professionnels dans leur exercice quotidien. L’organisation de ces règles répond à une architecture semblable à celle des autres codes déontologiques de même type. 50 texte 247 20/09/11 17:13 Page 51 Des dispositions communes déterminent la qualité des personnes auxquelles elles s’appliquent, par exemple tout orthophoniste quel que soit son mode d’exercice. Les règles édictent des devoirs généraux. Ces devoirs énumèrent les grands principes de respect de la dignité et de l’intimité du patient, des principes de moralité, du secret professionnel. Dans ce chapitre, figurent également l’indépendance professionnelle, l’interdiction de salarier un autre orthophoniste, d’être salarié d’un autre professionnel de santé, exercer la responsabilité, l’exigence de formation continue tout au long de la vie professionnelle, la publicité, la plaque professionnelle, la concurrence, la réglementation des lieux d’exercice. Les devoirs envers les patients font l’objet d’un chapitre particulier qui organise les conditions d’accueil des patients, leur information, le dossier de soins, les attestations et certificats, les principes de respect du libre choix, les conditions de la continuité des soins, l’interdiction de charlatanisme et de dispense de soins relevant de procédés rééducatifs illusoires ou insuffisamment éprouvés, la transparence des honoraires. Les devoirs envers les confrères sont régis par un chapitre spécifique. Les rapports de bonne confraternité excluent certains comportements ou pratiques, tels que la calomnie, la médisance, le détournement de clientèle, la mise en gérance de sa clientèle. Les modalités spécifiques d’exercice, comme la collaboration et le remplacement en partie organisés par la loi pour l’un, par la convention pour l’autre, doivent être précisément définies dans les règles. Les modes d’exercices, libéral ou salarié, sont regroupés dans la plupart des chapitres. Chacun a cependant une spécificité qui nécessite des dispositions particulières. En ce qui concerne la collaboration et le remplacement, les règles prévoient leur mise en œuvre de manière détaillée, et bien entendu dans le respect des textes législatifs existants. Un chapitre spécifique à l’exercice salarié rappelle les droits à l’indépendance professionnelle. Les lieux d’exercice méritent également une attention toute particulière et une réglementation adaptée. Les règles professionnelles des orthophonistes seront fixées en Conseil d’Etat mais un accord professionnel fort sur ce sujet permet à la profession d’en proposer le projet. Cependant, nous ne pouvons préjuger aujourd’hui de l’accord final qui résultera d’une ultime négociation et de la volonté du ministère. 51 texte 247 20/09/11 17:13 Page 52 Une structure disciplinaire à créer Les règles professionnelles nécessitent une structure pour leur application et leur évolution Si tout orthophoniste sera tenu de respecter les règles dès lors qu’elles seront inscrites au code de la Santé publique, il convient de s’interroger sur l’existence d’une juridiction habilitée à juger de leur respect. Il n’existe, aujourd’hui, aucune instance dédiée au contrôle de leur application. En matière disciplinaire, la loi a abrogé le Conseil de certaines professions paramédicales. La FNO a choisi de ne pas demander la création d’un Ordre tout en soutenant la création d’une instance juridictionnelle légère et adaptée aux besoins de la profession. Cette instance existait. Créée par la loi du 4 mars 2002, ses décrets d’application n’ont pu être publiés et elle n’a jamais fonctionné, un changement de majorité politique privilégiant la création d’Ordres professionnels. La FNO avait pourtant largement contribué à son élaboration. Elle prévoyait une instance disciplinaire légère, juridiction indispensable à la mise œuvre d’une déontologie. Restons pragmatiques, avançons à petit pas sans créer de structure inadaptée aux besoins de la profession, en respectant la volonté de la majorité des orthophonistes, en laissant mûrir parallèlement une indispensable réflexion sur l’éthique professionnelle et, pour partie, en intégrant sa traduction lorsque cela est possible, dans un code de déontologie tenant compte de l’évolution de la société et du cadre et des modes d’exercice professionnel de l’orthophoniste. REFERENCES Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, Journal Officiel numéro 54 du 5 mars 2002 Décret n° 2002-637 du 29 avril 2002 relatif à l’accès aux informations personnelles détenues par les professionnels et les établissements de santé, Journal Officiel numéro 101 du 30 Avril 2002 Code de la santé publique, articles L4341-1 et suivants, articles R4341-1 et suivants, Code pénal articles 223-6, 226-13. 226-14, 434-1, Article 434-3, Code civil articles 1382, 1383 Convention Nationale destinée à organiser les rapports entre les orthophonistes et les Caisses d’Assurance Maladie, Journal Officiel numéro 67, 19 mars 2004, pp 5328-5350 BETRANCOURT, PH. Secret professionnel et orthophonie, l’Orthophoniste, 212, 19-26 BETRANCOURT, PH. Compétence, ce qui change, l’Orthophoniste, 219, 3-5 BETRANCOURT, PH. Refonte conventionnelle, l’Orthophoniste, 235, 3-7 BETRANCOURT, PH. Secret professionnel et orthophonie, l’Orthophoniste, 212, 19-26 MAREL, L. BETRANCOURT PH. Collaborateur libéral, un mode d’exercice à part entière, l’Orthophoniste, 283, 5-8 52 texte 247 20/09/11 17:13 Page 53 L’accompagnement, promesses et paradoxes Maela Paul Résumé Bien que mis en œuvre depuis plus de vingt années maintenant, l’accompagnement continue de susciter bien des interrogations. A quoi nous nous référons lorsqu’on évoque ces formes intemporelles du lien à l’autre que sont les formes d’accompagnement ? En quoi sontelles susceptibles de proposer, pour les problématiques sociétales actuelles, des réponses appropriées ? Peu de professions en lien avec autrui restent à l’écart de la notion d’accompagnement. Le thérapeute des pathologies de la communication et du langage est donc à ce titre concerné. Cette posture, jusqu’alors peu identifiée, assimilée à un « cela va de soi » dans la manière d’être avec l’autre, a semblée assez « naturelle » pour oublier de réfléchir à ce qu’elle engage. Cette réflexion explorera donc les éléments de contexte qui permettent d’appréhender ce qu’accompagner veut dire aujourd’hui. On tentera d’identifier les paradoxes et tensions nées des concepts dont il se leste : autonomie et responsabilité, notamment - et de montrer que, bien que chargé de menaces, l’accompagnement n’est pas déterminé. Son orientation dépend en grande partie de la posture des professionnels et ce qu’ils mettent en jeu dans la relation qu’ils instaurent. Mots clés : accompagnement, posture professionnelle, autonomie, responsabilité, éthique, dialogue. Maela Paul est auteur de : « L’accompagnement, une posture professionnelle spécifique », L’Harmattan : 2004 Formatrice – Consultante auprès des professionnels de l’accompagnement Membre associé du CREN (Centre de Recherche en Education de l’Université de Nantes) Dernier ouvrage : La Petite Colère, Roman, L’Harmattan : 2010, collection « Ecritures » Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 53 texte 247 20/09/11 17:13 Page 54 The notion of “support”: promises and paradoxes Abstract Although the practice of “support” has been implemented over the last twenty years, it continues to raise many questions. What do we mean by these timeless forms of relationships which are reflected in the various existing forms of support? How are they likely to provide appropriate responses to current social issues? Few professions that involve contact with others exclude the notion of support. The therapist who deals with pathologies of communication and language is highly concerned with this notion. The supportive posture, which was poorly identified until then and considered to be an “obvious” way of being with other persons, seemed so “natural” that we forgot to think about what it entails. This article will thus explore the contextual elements that contribute to the understanding of the contemporary meaning of “support”. We attempt to identify the paradoxes and tensions arising from related concepts, including autonomy and responsibility, and to show that, although charged with threats, support is not a predetermined concept. Its direction depends largely on the posture taken by professionals and on the type of relationship they establish with the person. Key Words : support, professional posture, autonomy, responsibility, ethics, dialogue. 54 texte 247 20/09/11 17:13 Page 55 Maela PAUL Docteur en Sciences de l’Education Tir Na Moë 56130 Nivillac Courriel : [email protected] L ’accompagnement tel qu’il se met en place dans tous les secteurs depuis une vingtaine d’années doit sans doute sa popularité au fait qu’il résulte d’un mixte de problématiques et de logiques imbriquées (Paul 2004). C’est ce qui lui permet l’ajustement à toute situation. Mais des jeux antinomiques en résultent qui le travaillent de toute part : faut-il dire ou retenir, proposer ou imposer, soutenir ou confronter, inciter ou se tenir en retrait ? Dans les professions du soin, accompagner et rééduquer constituent une mise en tension souvent banalisée. Or l’accompagnement positionne autrement le professionnel dans sa relation à autrui. L’accompagnement tend ainsi à se constituer comme un espace d’oppositions et de contradictions, voire d’ambiguïtés et d’ambivalences qui placent les professionnels qui l’exercent « sous tension ». Par ailleurs, si l’accompagnement présente un caractère de nouveauté, notamment dans le champ professionnel et dans sa mise en œuvre sous forme de dispositifs, chacun sait qu’il réactive avec lui un imaginaire traditionnel, à commencer par celui du compagnonnage. Comment concevoir que des valeurs traditionnelles trouvent quelque audience dans un monde qui, justement, est en rupture avec lesdites valeurs ? Ne convient-il pas d’exercer un œil critique sur l’envolée d’un concept qu’investissent tant les politiques publiques que les professionnels du terrain ? A quelle place est mis et quelle posture doit prendre le professionnel dans l’accompagnement ? Bien que traversé par des logiques contradictoires concourant à placer les professionnels dans une posture inconfortable, l’accompagnement n’est cependant pas sans promesses ni enjeux. On pose ici que, alors qu’il véhicule avec lui des valeurs d’un autre temps, l’accompagnement participe paradoxalement d’un « penser autrement » : penser autrement sa posture vis à vis de celui qu’on accompagne enclenchant un renouvellement de sa pratique professionnelle. Parce qu’il réinterroge nos manières d’être en relation, notamment en situation professionnelle, que ce changement postural inaugure la possibilité de relation d’un « autre type », l’accompagnement est porteur d’une interrogation éthique. Toutefois, il ne s’agit pas ici de poser une définition (qui serait rassurante) de « ce qu’accompagner veut dire en vérité ». Car il n’existe nulle part 55 texte 247 20/09/11 17:13 Page 56 une définition de l’accompagnement qu’il n’y aurait qu’à mettre en œuvre. Et c’est sans doute mieux ainsi. L’accompagnement ne peut résulter que d’un questionnement individuel impliquant la mise au travail de la représentation de ce qu’accompagner veut dire, du type de relation qu’il met en œuvre, à partir de repères collectivement partagés. Construction collective nécessairement provisoire, dans le sens où la pratique conduira inévitablement à revenir collectivement et individuellement la réinterroger. La question n’est donc pas « qu’est-ce qu’accompagner en vérité », mais bien : « quand nous disons accompagner, que faisons-nous au juste ? ». C’est formuler ainsi la question qui ne cesse d’orienter l’accompagnement plutôt que de le figer dans une conception déterminée. C’est prendre le parti d’une orientation éthique. Qu’est-ce qui fonde notre pratique ? En quoi sommes-nous légitimes pour accompagner ? Qui suis-je en relation à autrui 1 ? Qui est-il pour moi ? Pour qui je me prends et pour qui je le prends ? A quel type de relation je contribue ? De quelle situation relationnelle sommes-nous l’un et l’autre pris et partie prenante ? Et pour quel monde je travaille ? Telle est l’orientation. o Comment en est-on arrivé à cette tendance forte à recourir à l’accompagnement sous ses différentes formes Une nouvelle politique sociale En fait, c’est au cours des années 1990 que s’est propagée la notion d’accompagnement dans tous les secteurs de la relation à autrui (travail social, éducation, insertion, orientation…) - mais aussi dans les secteurs de la relation marchande comme ceux des banques qui sont « toujours là pour vous accompagner ». L’accompagnement désigne un ensemble hétéroclite de pratiques au service d’objectifs les plus divers voire opposés : quand la visée d’un accompagnement dans le monde éducatif est d’autonomiser, il est de fidéliser pour le secteur économique ! Bien que doté ici ou là de définition, il est mis en place sur la base de conceptions approximatives, rarement interrogées ou construites collectivement. On se trouve alors dans un contexte de crise marqué, ni plus ni moins, par le passage d’une société traditionnelle - dans laquelle les repères étaient donnés 1. Même si l'exposé fait référence à une dyade, l'accompagnement est concevable au-delà de ce minimum requis (être deux) pour qu'il y ait relation 56 texte 247 20/09/11 17:13 Page 57 et stables - à une société moderne dans laquelle les repères ne sont plus donnés collectivement mais construits individuellement. Les anciennes modalités de « faire collectif » sont notamment mises à mal. Les institutions qui ont fait jusqu’alors office de « grands intégrateurs » telles que la famille, l’école, la religion, le travail ou l’Etat, sont de moins en moins « contenants ». Leur mise en faillite est corollaire d’un mouvement irrépressible de l’individu s’émancipant des collectifs. Ce n’est pas l’individu qui devient plus individualiste, comme on se plait à le dire, mais bien le mode de fonctionnement ou de régulation de la société qui individualise. La notion d’individu, et plus largement d’autonomie, est en effet éminemment politique. Il faut bien voir que c’est un choix sociétal que de faire peser sur chacun la responsabilité de ce qu’il est. C’est dans ce contexte où le fait d’être fils d’agriculteur n’oblige plus à « reprendre la ferme » et à devenir soi-même agriculteur, c’est dans ce contexte où nous sommes moins déterminés par notre naissance, qu’il appartient désormais à chacun de se déterminer, autrement dit de dire ce qu’il veut faire de sa vie. Chacun doit effectivement « faire quelque chose de sa vie ». Il en est responsable. Chacun doit : c’est de l’ordre du devoir. La liberté d’être capable d’infléchir le cours de sa vie est une injonction. Il faut bien voir que « faire quelque chose de sa vie » n’est pas une chose ni aisée ni personnelle : c’est une règle collective. Ce n’est plus le choix de la maturation : c’est la nouvelle norme. C’est ainsi que l’accompagnement s’inscrit ainsi dans une nouvelle logique sociale (Astier 2007), à dimension pédagogique forte, consistant à agir au plus près de la personne, à se tenir à côté pour cheminer avec elle. Accompagner risque donc, à tout instant, et à forte dose d’empathie, d’être le meilleur moyen de « faire vouloir » à chacun ce à quoi il est en fait contraint. Car cette nouvelle politique, focalisée sur l’individu, est caractérisée par le fait de promouvoir l’autonomisation non plus comme fruit de la maturation mais comme injonction sociale, et donc comme nouvelle norme d’exclusion. D’une part, l’accompagnement semble contribuer à passer de l’aveu de faiblesse lié au fait de devoir être accompagné à la reconnaissance d’une certaine normalité à être aujourd’hui désorienté ou désemparé et à relever d’un dispositif d’accompagnement. De l’autre, cette logique de promotion du sujet et de son autonomie tend à une incitation voire à une injonction de changement : à un changement de posture qui n’est pas l’exclusivité des professionnels mais concerne tout un chacun. L’accompagnement contribuerait en fait à promouvoir un « individu acteur », autrement dit « actif », capable de se prendre en main – et non plus de peser sur la collectivité - c’est-à-dire capable d’initiative, capa- 57 texte 247 20/09/11 17:13 Page 58 ble de choix et de prise de décision. Toutes les pratiques d’accompagnement conjuguent des processus de changement avec des processus de décision. Et c’est la configuration relationnelle qui devrait faire office de catalyseur des influences pour opérer en ce sens. On imagine alors la réticence possible des professionnels à croire participer à une telle logique. Et pourtant... L’accompagnement comme dispositif Pour comprendre le jeu dans lequel les acteurs professionnels peuvent être pris, il faut s’arrêter sur le fait que l’accompagnement, autrefois donnée de la vie « ordinaire », aujourd’hui inscrite sur la scène professionnelle, est mis en place au sein de dispositifs. Mais qu’est-ce qu’un dispositif ? Comme le montrait Michel Foucault (Agamben 2007), une société met en place des dispositifs pour lutter contre ce qui, pour elle, fait problème. On ne s’étonnera pas alors de constater à quel public les dispositifs d’accompagnement sont dédiés ni de l’ampleur du phénomène en une vingtaine d’années. Si l’usage abusif d’un mot renvoie à une réalité qui fait problème, pour une société, à un moment donné, on peut comprendre qu’il soit affecté au décrochage scolaire, à l’autonomisation des jeunes, à la sécurisation des parcours, à la précarisation d’une grande diversité de population autant qu’à l’accompagnement de la fin de vie. L’accompagnement aujourd’hui est donc une commande sociale – et non un retour d’humanisme - chargé de produire dans le corps social « un certain effet », selon Foucault, entre normalité et anormalité. Les lignes de démarcation entre normalité / anormalité sans cesse déplacées montrent aujourd’hui la porosité de cette frontière. Dans une société du risque (selon Ulrich Beck) les contrôles au titre de la prévention se multiplient mais peuvent à tout moment être instrumentalisés en dispositifs de surveillance. Double injonction : obligation pour les professionnels à la mise en œuvre de dispositifs d’accompagnement et obligation pour des catégories cibles de la population d’être accompagnées. L’accompagnement est mis en place pour des raisons politiques, à dominante économique. L’individu autonome, conçu comme porteur d’une intentionnalité propre, apparaît comme la figure centrale du dispositif. Cette mise en place de l’accompagnement comporte inévitablement son lot de tensions : - entre différentes rôles pour un même professionnel : soigner et/ou accompagner, prévenir et/ou intervenir… - entre une obligation de résultats / et une démarche caractérisée par une non-prédiction ; - nées d’une commande qui contraint à faire au plus vite / tout en suggérant de s’adapter au rythme de la personne ; 58 texte 247 20/09/11 17:13 Page 59 - entre un dispositif conçu a priori / mais sollicitant les professionnels à du « sur mesure »… Bref : entre surveillance et bienveillance, comment le professionnel doitil penser sa posture ? Dans ce contexte, se mettent en place des conceptions politiques, sociales et morales, qui tendent à privilégier les droits, les intérêts et la valeur de l’individu par rapport à ceux du groupe et de la communauté. Mais la promotion de « la personne » à laquelle participe grandement l’accompagnement, ne doit pas tromper : il s’agit de la personne au sens juridique du terme, et non point éthique. La centration sur l’individu est liée au fait qu’il représente la seule entité sur laquelle peut se mesurer la valeur morale d’une action : elle permet d’exercer un pouvoir responsabilisant. Il s’agit donc moins de reconnaître la dignité inhérente à sa dimension humaine que de pouvoir l’imputer d’une responsabilité. La logique juridique réduit la personne à une dimension abstraite, à un statut et à un rôle, celui d’acteur dans un système. Elle méconnaît le lien existentiel autant que la relation humaine (seul compte le rapport : à la loi, aux règles et aux règlements) et esquive la dimension de l’intersubjectivité. Dans tout face à face institutionnalisé plane le risque d’une logique juridique, contractuelle, qui absente la personne dans la dignité et la singularité de sa dimension existentielle – et qui finalement dépersonnalise. En tant qu’accompagnant, l’enjeu est de comprendre que toute existence est à la croisée des deux mouvements : juridique et éthique. Si l’accompagnement est mis en place pour des raisons juridiques, si la relation d’accompagnement est inscrite dans un contexte institutionnalisé qui lui fournit un cadre la justifiant, c’est aux professionnels de créer les conditions instituantes pour se risquer à la rencontre d’un autre. De la même façon, il est prudent de noter que, si chacun est maintenant accompagné dans un devenir autonome, c’est moins à une autonomie éducative, émancipatrice, à laquelle nous sommes conviés qu’à une autonomie juridique, responsabilisante. Mais c’est en valorisant la dimension éthique, existentielle de la personne, en contribuant à créer les conditions d’une autonomie émancipatrice que le juridique s’en trouvera promu. Ainsi l’accompagnement peut-il être le lieu d’un retournement : relevant certes d’une commande sociale, il peut être le lieu où, de visée (avec toute la pression que cela suppose), l’autonomie est retournée et mobilisée en ressource. Car c’est par un renoncement à toute imposition ou prescription d’autonomisation ou de responsabilisation que celles-ci peuvent advenir : au lieu de forcer, on crée les conditions qui laissent le champ libre à leur avènement. L’autonomie 59 texte 247 20/09/11 17:13 Page 60 n’est pas de l’ordre de la prescription : du « je veux » encore moins du « je veux que tu veuilles ». L’effet recherché procède en son temps : d’une relation au sein de laquelle on a fait l’expérience d’être considéré comme capable d’autonomie et de responsabilité. Il appartient donc aux professionnels qui en reçoivent la fonction et en choisissent la posture (Paul 2004) de saisir l’accompagnement comme une opportunité pour contribuer à l’instauration de relation d’un autre genre : à savoir des relations qui ne perpétuent pas les modèles dans lesquels celui qu’on accompagne est étiqueté, disqualifié, infantilisé, stigmatisé, réduit à être le symptôme qu’une société souhaiterait éradiquer – mais un interlocuteur, un partenaire dans les échanges et un porteur de parole dans le dialogue. C’est ainsi, par exemple, que l’accompagnement de la personne dans le soin se substitue à la prise en charge des troubles du langage ! Lorsqu’on n’en reste pas à un effet de vocabulaire, le déplacement est conséquent puisqu’il engage la personne ellemême dans une démarche qui tend à lui octroyer une place de sujet (et non plus objet de soins). On échange et dialogue avec une personne quand on traite et résorbe des problèmes de langage. On ne peut donc réduire l’accompagnement à une fonction – liée à une commande sociale, à une mission institutionnelle – ou à une démarche avec ses étapes balisées, ses techniques et ses outils. Car tout un pan de l’accompagnement échappe – et c’est peut-être fort heureux : il constitue en fait la marge de manœuvre d’un professionnel, ce par quoi il réhabilite la pratique d’accompagnement : celui de la posture choisie par lui pour instaurer un certain type de relation. Quelles modélisations des comportements, quels comportements relationnels, quelles conduites sociales sont donc initiées au travers de l’accompagnement ? o Autonomie et responsabilité Il convient donc de s’arrêter sur le paradoxe que pose cette injonction nouvelle sous cette forme - à l’autonomie et à la responsabilité. On repérera très vite la double contrainte dans laquelle place le « sois autonome » ou le « on veut que vous soyez autonome ». D’une part, se donner l’autonomie comme objectif est considérer autrui comme en étant dépourvu. C’est poser sur lui un regard qui l’aliène davantage qu’il ne le libère. C’est enfin perpétuer à son occasion des logiques réparatrices qui ne relèvent plus, à proprement parler, de l’accompagnement. De l’autre, on se trouve à exercer une pression vers ce à quoi on souhaite qu’il arrive tout en prônant la patience autour du discours sur le fait d’avancer « à son rythme ». On n’accorde finale- 60 texte 247 20/09/11 17:13 Page 61 ment aucune confiance à cet individu autonome : il faut lui indiquer le chemin de la vie, lui prescrire un certain nombre d’attitudes comme étant celles qu’il doit acquérir. Le sujet s’en trouve ainsi dépossédé de sa capacité à s’autodéterminer moralement. Il en est de même pour la responsabilité qui s’impose aujourd’hui comme paradoxe, en liant à la fois la liberté et le devoir. Paradoxe : celui de signifier une obligation (d’être responsable de soi, de ses actes et de leurs conséquences…) - « tout en laissant l’individu libre au sein d’un espace de normes variables et plurielles » (Genard 2006). Mais, si l’on justifie l’accompagnement par l’incapacité de l’autre, alors les pratiques d’accompagnement ne peuvent que constituer un espace paradoxal. Le premier paradoxe consiste à devoir préserver l’autonomie de la personne accompagnée, considérée comme l’auteur de son parcours - tout en la considérant comme incapable d’assumer seule la construction de son projet. Le second concerne le professionnel qui doit à la fois se poser en personne-ressources tout en s’impliquant dans une situation de dialogue avec autrui. Or cette possibilité de dialogue est mise à mal dès lors que l’on considère l’accompagnement justifié par une incapacité de l’autre. Or, si être autonome, c’est effectivement être capable de décider seul, face à une situation donnée, cette aptitude à prendre des décisions ne signifie pas la négation de l’autre. Etre autonome, c’est être capable d’analyser la situation, d’inventorier les obstacles, d’envisager des solutions, de repérer des moyens et de faire des choix d’action, avec et en présence d’un autre. Il en est de même pour la responsabilité : c’est en relation qu’elle s’exerce. S’il y a enjeu à la mise en œuvre d’une relation d’accompagnement, ce n’est donc pas parce que la personne accompagnée est incapable de faire seule. Car, s’il s’agit de se joindre à elle, c’est que la présence de l’un à l’autre et la parole qu’ils échangent sont incitatives à la mise en mouvement. Car : - en relation, celui qui est accompagné peut s’entendre dire à un autre ce qu’il a besoin de se dire à lui-même. Cela suppose donc une relation d’interpellation et d’interlocution qui sollicite et incite à se dire. - c’est parce qu’il ne pourra reconnaître qu’il vaut quelque chose qu’en ayant expérimenté, au sein d’une relation, que ce qu’il a à dire vaut la peine d’être écouté. - cette reconnaissance de soi par l’autre donnant accès à la reconnaissance qu’il peut avoir de lui-même de valoir, est nécessaire pour qu’il puisse tenter de faire valoir ce qu’il vaut au niveau social. 61 texte 247 20/09/11 17:13 Page 62 Chaque opportunité d’accompagnement est ainsi le lieu d’un apprentissage réciproque du dialogue et de la co-construction, de la mobilisation des ressources : de la mise en situation d’acteurs, inventoriant les ressources d’un territoire. De même que dans tout discours managérial, on mesure également le poids de la responsabilisation dans le discours pédagogique où la valeur de l’autonomie est présentée comme objectif et exigence. Quand le discours pédagogique s’exprime en « l’élève sera capable de… » : c’est bien à une formation des capacités que l’on vise. C’est ainsi que le vocabulaire de la responsabilité (projet, contrat, autonomie, réflexivité…) fleurit dans le travail d’accompagnement quel qu’il soit (thérapeutique, pédagogique ou social). Projet et contrat sont les outils de la responsabilisation généralisée. Les dispositifs d’accompagnement sont en fait des dispositifs de responsabilisation, autrement dit : dispositifs de capacitation, visant à la meilleure exploitation et au bon usage de ses capacités sociales (Genard 2006). Comment procède-t-on ? A travers le dialogue questionnant, la personne est sollicitée dans sa subjectivité et dans son rapport au réel : c’est la condition de son implication. Comme on se trouve dans une logique d’action volontaire, cela présuppose la capacité de se désigner à la première personne, comme un JE. On ne se contentera pas de considérer autrui comme sujet : on créera, à son intention, des conditions pour lesquelles la narrativité comme récit de soi, la réflexivité comme retour sur soi, l’explicitation comme conscientisation de soi, constituent les outils appropriés de sa responsabilisation. C’est bien « l’homme capable » (Ricoeur 2004) qui est au cœur des discours et des pratiques d’accompagnement : capable de dire, d’agir, de raconter et imputable. A travers ces quatre capacités, « l’accent se déplace d’un pôle à première vue moralement neutre (dire) à un pôle explicitement moral où le sujet capable s’atteste comme sujet responsable » - au sens où il est capable de s’attribuer une part des conséquences de l’action. Le paradoxe inhérent à ces capacités, c’est qu’à première vue elles relèvent d’une conviction intime mais, parce que ces capacités s’exercent avec d’autres, « l’implication d’autrui dans la certitude privée de pouvoir faire » (id) requiert, pour accéder véritablement à leur reconnaissance, la réciprocité et la mutualité. C’est donc là qu’il faut chercher en quoi l’accompagnement comme relation peut offrir une opportunité pour les problématiques d’aujourd’hui. 62 texte 247 20/09/11 17:13 Page 63 C’est ainsi que les politiques sociales sont maintenant des politiques d’accompagnement qui s’appuient sur des logiques de contrat ou de projet (Nicolas – Le Strat 1996) dans lesquelles tout bénéficiaire d’une aide doit aussi en être l’acteur. Bien des pratiques vont alors se fonder sur l’implication, l’engagement, c’est-à-dire la responsabilité des acteurs. Notre époque ne risque-t-elle pas de renvoyer finalement chacun à lui-même ? Paradoxalement, c’est dans un contexte où l’empilement des crises a conduit massivement des individus à une crise du pouvoir d’agir, autrement dit des conditions permettant à une personne de participer concrètement en s’engageant comme individu responsable, c’est dans un contexte où le pouvoir d’agir est devenu problématique, entravé sous une avalanche de règles, de déclarations d’intention dans les moindres détails, de référentiels volumineux de procédures, de documents à renseigner sur l’action, de contrôles et de défiances en tout genre - c’est dans ce contexte où le pouvoir d’agir de chacun est aujourd’hui fragilisé qu’on soumet les uns et les autres à une injonction de démonstration de celui-ci. Ce contexte s’en trouve lesté d’un univers sémantique qui devrait éveiller notre critique : autonomie, responsabilité, motivation, implication, engagement, intention, réflexivité… Tous ces termes sont déviés. On y lit un fléchissement théorique voire éthique parce qu’ils sont susceptibles à tout moment d’instrumentaliser des relations et d’être des outils d’imposition autant dire de domination. Mais l’enjeu est conséquent puisqu’il s’agit, pour faire vivre les valeurs d’autonomie et de responsabilisation, pour créer les conditions où la subjectivité est impliquée, de savoir engager la discussion et la négociation, de proposer la coopération, de privilégier l’instauration d’un rapport d’égalité. o Paradoxes et enjeux inhérents à la posture d’accompagnement Le lieu d’exercice de l’accompagnement est donc loin d’être dépourvu de tensions, d’ambiguïtés et de paradoxes : faut-il dire ou retenir, proposer ou imposer, soutenir ou confronter, inciter ou se tenir en retrait ? - Entre une posture qui persisterait dans la toute-puissance d’un vouloir sur l’autre - voire d’un vouloir pour l’autre - posture volontariste, directive (se traduisant par la formulation de conseils, de prescriptions, préconisations ou recommandations, d’une impulsivité à trouver et donner la solution à ce qui fait problème) 2. Prize Kluge, 2005, « Paul Ricoeur : Devenir Capable, être reconnu », Revue Esprit, N°7, juillet 2005 63 texte 247 20/09/11 17:13 Page 64 - et une attitude où le professionnel, respectueux de « la personne sujet acteur autonome et responsable », opte pour une posture contemplative, totalement non directive et béate du développement toujours possible d’un potentiel (se traduisant par un « tu es seul à savoir ce que - de toutes façons – tu dois choisir »), ces deux attitudes extrêmes sont probablement aussi irresponsables l’une que l’autre car aussi déresponsabilisantes l’une que l’autre. Mais entre un volontarisme autoritaire (qui croit qu’il suffit de décider pour l’autre pour que « le problème soit réglé ») - et un spontanéisme béat (qui refuse d’imposer quoi que ce soit au nom de la liberté de l’autre), ces deux attitudes « balisent » en quelque sorte le champ possible d’une posture d’accompagnement. Car ces deux attitudes bien que contradictoires sont en fait nécessaires l’une à l’autre : chacune est là pour faire barrage aux débordements de l’autre. Loin de se figer sur une conception arrêtée a priori de ce qui est conforme – conformité qui n’est que relative à l’idée que l’on s’en fait - ces deux attitudes laissent à la posture toute latitude d’être en prise avec ce qui se joue, au moment où cela se joue. C’est l’absence de « bords » qui est traduite par cette question qui hante les professionnels de l’accompagnement : « accompagner, oui – mais jusqu’où ? ». La relation elle-même doit être « bordée » : - bordée par un cadre qui la protège autant qu’il la contraint, - bordée dans le temps et par un objectif : qui permet à la relation de se nouer et de se dénouer. Rappelons que la posture est éminemment paradoxale. Elle émane de la personne, comme fruit de son histoire et de ses expériences mais elle ne peut se définir qu’en situation, en relation à autrui dans un contexte et un moment donné. Elle relève essentiellement d’une élaboration singulière mais doit prendre en compte, pour sa justesse, l’altérité et la résonance énigmatique de l’autre en soi. Entre ces deux attitudes, et parce qu’il se sait capable de l’une comme de l’autre – cela en est la condition - le professionnel accompagnant peut aussi bien s’engager que se retirer, être prompt que de durer. C’est la situation relationnelle qui dicte la conduite « à propos ». Il évolue « au gré », c’est-à-dire avec le cours des choses. Parce qu’il se sait capable des deux extrêmes – et seulement par ce qu’il s’en reconnaît capable – il ne se cantonne pas dans la modération. Parce qu’il ne détermine rien a priori, qu’il ne privilégie rien qu’il veuille à tout prix respecter, qu’il s’abstient d’avoir un plan, d’avoir « son idée sur la question », encore 64 texte 247 20/09/11 17:13 Page 65 moins une solution aux problèmes, parce qu’il ne donne aucune leçon, ne formule aucun jugement ni conseils ni solution, il laisse la réflexion ouverte et, paradoxalement, se trouve en mesure de répondre à ce qu’exige la situation : à l’encontre de toute immobilisation, il se soumet à la logique du réel et à ce qui se passe au moment où cela se passe. C’est ainsi qu’il garde ouverts les possibles. Sans position, explorant la plasticité de sa posture en adéquation avec ce qui se passe, le professionnel expérimente la seule exigence qui vaille : la disponibilité. Etre en disponibilité, c’est être à l’écoute, être en veille, et évoluer avec le moment (Jullien 1995, 1989, 2009). La disponibilité vient de l’absence d’idée ou de position arrêtée. Elle est au fondement de la compréhension : au lieu d’être rivé à son propre point de vue, elle permet de rencontrer l’autre dans ses propres points de vue. La disponibilité est ainsi la condition de l’opportunité : elle conduit à la capacité d’accueillir tout moment comme opportun. Elle est donc la condition pour établir un autre rapport au temps : entre un attentisme béat (basé sur la foi qu’il se passera sûrement quelque chose un jour) et la pression urgentiste (qui consiste à imprimer dans la réalité ce qu’on a déterminé qui devrait y être, à privilégier ce qu’on a décidé au mépris de ce qui est), tout moment est alors accueilli comme opportun. Chaque moment est décisif. Paradoxe : être sans position, s’adapter aux circonstances, accueillir ce qui se présente, n’est pas se laisser entraîner et être sans consistance. La disponibilité suppose au contraire une rigueur intérieure, suppose d’être doté de fermeté. Ce n’est être ni passif ni faible. C’est être consistant. Or on prétend souvent être consistant alors que l’on se contente d’être résistant. La consistance vient d’être en pouvoir – sans prendre le pouvoir. Pour que la relation ne se situe ni dans l’assistance ni dans le pouvoir, elle le doit à la fermeté des formants de la relation. Cette fermeté résulte de la capacité à montrer de manière explicite les valeurs qui sont nôtres et à reconnaître celles d’un autre. La consistance provient de personnes interpellées mutuellement dans leur consistance propre. Cette consistance de chacun est en quelque sorte une manière d’être en autorité, littéralement : d’assumer une position d’auteur vis à vis de ses pensées ou actes. Du côté de l’accompagnant, cette autorité, comme on l’a vu, doit son efficience à son ouverture, non manipulable. Etrangère à toute forme de domination, elle participe au dégagement d’autrui des rapports qui l’aliènent et consomment sa puissance. L’autorité dont on parle ici (et qui ne se confond pas avec la domination) (Paul 2009) suppose un rapport intime de chacun avec ce 65 texte 247 20/09/11 17:13 Page 66 qui le fonde : elle naît du dedans, et augmente dans l’interaction avec l’autre. C’est une influence positive et libératrice, qui vise à susciter en l’autre (et non pas à agir sur) : ce n’est pas une volonté qui s’impose mais une volonté qui s’allie, une influence temporaire qui travaille à sa propre éclipse (Prairat 2006). Elle est donc émancipatrice. Alors que tout est réuni pour que l’accompagnement participe d’une nouvelle violence, tout est également réuni pour que l’accompagnement, par les modalités de travail qu’il met en œuvre, participe d’un apprentissage collectif du dialogue, de la coopération. Cet enjeu est cependant lié à un point de vigilance : il suppose de voir que l’individualisation en soi est une impasse si elle ne se conçoit pas dans la perspective de collectifs d’un autre genre (Boltanski 2009). o Conclusion : les enjeux d’une dimension éthique On mesure la portée de ce qui est en jeu au travers de l’accompagnement alors même qu’il porte toutes les menaces. L’enjeu est de retourner le rapport en lien, autrement dit l’aliénation en émancipation. Car l’émancipation est un processus collectif qui ne se réalise qu’avec les autres : il faut au moins être deux pour créer des liens. Nous ne nous émancipons pas seuls. Un lien réciproque, instituant, s’établit dès lors que l’attention, la confiance, l’écoute sont partagés qui contrebalancent le rapport institué. Sinon nous ne pouvons rester en relation que par des rapports, des contrats, des échanges et du respect. Et à la suite : renverser le rapport technique / éthique : l’éthique doit commander à la technique, les règles de l’enjeu doivent commander aux règles du jeu. Il ne s’agit pas de banaliser la dimension technique mais ne plus aller de la technique à l’éthique. Mettre l’éthique aux commandes suppose que l’éthique dont on se recommande soit explicite. Car seule l’éthique, au lieu d’interdire et de condamner, en posant l’hypothèse d’autres manières de faire, me permet de prendre position dans une situation, m’oriente et m’aide à décider comment agir. D’où procède d’un autre renversement : retourner la connaissance de l’autre en reconnaissance. Ce renversement suppose d’adosser la personne éthique, la personne en son humanité, existante, à la fois passion et action, à la personne juridique, de passer d’une responsabilité culpabilisante à une responsabilité émancipatrice car créatrice. Ces dispositifs d’accompagnement pourraient ainsi s’apparenter à ce que Judith Butler nomme « des pratiques habilitantes », c’est-à-dire des pratiques qui augmentent notre pouvoir d’agir. 66 texte 247 20/09/11 17:13 Page 67 REFERENCES AGAMBEN Giorgio (2007), Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris : Payot ASTIER Isabelle (2007), Les nouvelles règles du social, Paris : PUF BOLTANSKI Luc (2009), De la Critique – Précis de sociologie de l’émancipation, Paris : Gallimard BUTLER Judith (2004), Le pouvoir des mots - Politique du performatif, éd. 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Fabre (M), Billouet (P), Paris : L’Harmattan Dernière parution : PAUL Maela, 2010, La Petite Colère, Roman, Paris, L’Harmattan, Littérature, collection « Ecritures » 67 texte 247 20/09/11 17:13 Page 68 texte 247 20/09/11 17:13 Page 69 Les violences ou/et le racisme institutionnel dans un cadre psychopédagogique assimilationniste Francine Rosenbaum 1 Résumé L’article porte sur la clinique du réel traumatique et les interrogations relatives aux limites imposées par le cadre institutionnel assimilationniste dans la prise en charge des enfants exilés et leurs familles victimes de la violence d’état : le rôle du clinicien, les modèles interprétatifs de la demande, les modifications de la gestion du premier accueil et leur impact sur une possible diversification de la prise en charge. L’élaboration théorique naît de l’histoire des changements que l’auteur introduit dans la pratique du tissage du lien thérapeutique avec l’une de ces familles, un lien qui sollicite le thérapeute au niveau émotionnel, pragmatique, théorique, institutionnel, politique et éthique. Mots clés : racisme institutionnel, familles migrantes, langue maternelle. Violence and/or institutional racism within an assimilation-oriented psycho-educational framework Abstract This article describes a clinical approach to traumatic life experiences. It focuses on issues concerning the limits imposed by an assimilation-oriented institutional framework for exiled children and their families, victims of state violence : the role of the clinician, interpretative models of families’ needs and requests, changes in the management of initial “hosting” and their impact on possible diversification of care. Our theoretical development was anchored in the history of changes introduced by the author in his practice of building a therapeutic relationship with one of these families, a relationship which mobilizes the therapist at emotional, pragmatic, theoretical, institutional, political and ethical levels. Key Words : institutional racism, migrant families, maternal language. 1. Francine Rosenbaum est l’auteur d’Approche transculturelle du langage et de la communication, publié en 1997 chez Masson et de Les humiliations de l’exil. Les pathologies de la honte chez les enfants migrants, publié chez Fabert en 2010. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 69 texte 247 20/09/11 17:13 Page 70 Francine ROSENBAUM Orthophoniste Ethnoclinicienne Via Orelli 20 CH - 6612 Ascona Courriel : [email protected] Je voudrais partager avec vous qui êtes concernés par la clinique du réel traumatique, quelques-unes de mes interrogations relatives aux limites imposées par le cadre institutionnel assimilationniste dans la prise en charge des enfants exilés et leurs familles victimes de la violence d’état. Je construirai mon propos à travers l’histoire des changements que j’introduis dans la pratique du tissage du lien thérapeutique entre l’une de ces familles et moi-même, un lien qui sollicite le thérapeute au niveau émotionnel, pragmatique, théorique, institutionnel, politique et éthique. D ans nos cursus formatifs et professionnels nous nous questionnons rarement sur le cadre politique et institutionnel dans lequel nous travaillons, sur l’histoire de notre discipline et de nos pratiques et sur leur pertinence actuelle. Pourtant, le modèle de gestion néolibéral de notre société (Todorov2 le définit même totalitaire) est le contenant idéologique des modèles épistémologiques de nos formations de soignants et détermine largement nos pratiques de soin. Dans ce modèle, la diversité est considérée comme un phénomène nuisible à la cohésion sociale et favorisant l’émergence de préjugés et de discrimination. On en voit le remède dans la croyance que la diversité en général, et linguistique en particulier doit être supprimée et remplacée par un usage culturel et linguistique standardisé et homogène pour optimiser le partage des espaces et la compréhension réciproque. On arriverait à ce consensus à travers l’absorption ou/et la fusion du groupe minoritaire (les migrants) dans le groupe dominant par une adéquation aux normes de ce dernier de façon à garantir l’homogénéité sociale. Le « melting pot », qui a produit le modèle culturel et linguistique « américain » des années 50 correspond au modèle assimilationiste3 et constitue encore aujourd’hui le modèle de référence pour la Suisse et, je pense aussi, pour la France. Cela signifie que, indépendamment de la réalité des pays d’origine, on exige que le migrant adopte les modèles culturels du pays d’accueil, modèle pour lequel toutes et tous sont considérés égaux par les services institutionnels (sociaux, école, santé, justice, etc.). 2. Tzvetan Todorov, 2003, Le nouveau désordre mondial. Réflexion d’un européen. Paris, Robert Laffont 3. C. Perregaux, T. Ogay, Y. Leanza, P. Dasen, 2001, Intégrations et migrations, Paris, l’Harmattan. 70 texte 247 20/09/11 17:13 Page 71 o Le rôle du clinicien Dans ce cadre politique et institutionnel, il est parfois bien difficile et déstabilisant de se demander quel rôle notre système de soin nous demande de jouer avec des patients venus d’ailleurs qui présentent des manifestations de mal-être et de mal-vivre. Nous devrions tous lire et relire Foucault4 pour ne jamais oublier que la façon dont nous avons été professionnellement fabriqués dépend du contexte historique dans lequel se sont constituées nos disciplines. Depuis plus de 40 ans que je travaille avec des familles migrantes, cette question s’impose à moi de façon toujours plus incontournable. C’est peut-être aussi l’âge qui m’offre la hauteur nécessaire pour observer, évaluer et surtout questionner aujourd’hui mon rôle de clinicienne dans mon espace social. Bien souvent nous activons de façon inconsciente des pratiques assimilationnistes, et en particulier le modèle assimilationniste lié aux langues. Il me semble nécessaire de voir les limites du cadre institutionnel de l’accueil des patients qui est caractérisé par une asymétrie relationnelle totale : nous sommes les maîtres du lieu et de ses règles relationnelles et nous maîtrisons tous les mots, ceux de la langue et ceux qui définissent la souffrance. Or, l’analyse de nos pratiques nous permet d’avoir recours à notre créativité pour essayer de changer ou de contourner les moins équitables d’entre-elles et continuer à être ce que nous pensons être, des thérapeutes de la communication. Réfléchir à la rencontre entre les cultures comporte en effet la nécessité et l’obligation de multiplier les points de vue en inventant des pratiques de formation et de relations éthiques qui le permettent, en imaginant de nouvelles compétences professionnelles ou en recréant celles qui existent déjà. Quand j’arrive à offrir les conditions pour une communication digne, à savoir que chacun des interlocuteurs ait un accès sans entraves à la verbalisation de son monde intérieur, alors je ne me sens ni humiliante, ni humiliée, mais compétente. Comme je le fais d’habitude, c’est à travers une histoire clinique que je souhaite partager ma réflexion avec vous sur l’arbitraire de nos modèles interprétatifs bio-médicaux, sur la violence de nos diagnostics, sur l’inadaptation fréquente des soins et surtout sur la relation asymétrique humiliante entre les patients et les soignants. Histoire de Lucien K. K. Un couple de togolais me téléphone pour me consulter au sujet de leur enfant. En quelques mots, M. K. me résume que leur benjamin de 3 ans et demi ne s’exprime que par des cris, fuit le contact visuel et est ingé4. Michel Foucault, 1963, Naissance de la clinique, Paris, PUF. 71 texte 247 20/09/11 17:13 Page 72 rable dans la consultation de la pédiatre qui estime que les parents sont incapables de poser des limites. Elle fait l’hypothèse d’un trouble envahissant du développement, ou d’une psychose, ou d’un syndrome autistique préexistant à son arrivée en Suisse. Elle les a adressés à une neuropédiatre chez laquelle un examen est en cours pour confirmer l’origine génétique des troubles. Ils ne comprennent pas ces diagnostics yovos, c’est-à-dire de blancs européens, et sont très angoissés car ils craignent que leur enfant leur soit enlevé pour être placé dans une institution pour enfants psychiquement gravement atteints. Ils souhaiteraient un autre avis sur l’arrêt du développement langagier de Lucien, survenu peu après son arrivée en Suisse. D’autres parents d’Afrique de l’Ouest qui fréquentent leur église pentecôtiste leur ont suggéré de s’adresser à moi car « j’avais bu l’eau de leurs marigots… » o Le modèle d’interprétation de la demande Ces brèves informations téléphoniques me permettent déjà de faire deux observations au sujet de notre modèle épistémologique : - La première est que les parents me disent que les médecins yovos (pédiatre et neuropédiatre) ont posé un diagnostic de maladie mentale dont eux, les parents jugés éducativement incompétents, seraient partiellement ou totalement responsables. Dans tout ce qui touche au domaine de l’éducation et de la santé, la méconnaissance de l’Autre nous induit trop souvent à penser ceux qui nous échappent comme non compétents et à considérer la différence comme un déficit. - La deuxième observation est que les parents savent que dans notre système de soins, ce diagnostic entraîne une prise en charge spécialisée en institution ou en hôpital de jour, dans des groupes d’enfants souffrant de syndromes semblables. Ce mode de prise en charge n’inclut pas les parents dans les soins, ils sont généralement conviés à des réunions de synthèse où les spécialistes communiquent des bilans d’évolution et décident entre eux des interventions prioritaires pour la poursuite des traitements. Ils cherchent donc à sauvegarder leurs droits de parents togolais confrontés à un projet thérapeutique européen qui implique la séparation de l’enfant de sa famille. o Le questionnement du modèle interprétatif Nous, les professionnels qui travaillons dans les domaines de la psychopédagogie et des soins, sommes souvent confrontés à l’inanité de nos moyens et 72 texte 247 20/09/11 17:13 Page 73 de nos pratiques européennes de remédiation des manifestations de souffrance sociale et psychique des personnes qui vivent dans une précarité pathogène et ont d’autres visions du monde et des relations que les nôtres. Dans les équipes on observe un malaise, un sentiment d’étrangeté, d’inefficacité et d’épuisement dans le travail chez beaucoup d’entre nous qui exprimons cependant le désir de dépasser cet état émotionnel qui paralyse les projets de transformation, également au niveau personnel et humain. Ce sont surtout les familles qui viennent d’ailleurs qui nous poussent ainsi à nous5 poser au moins trois questions relatives à l’évolution de nos savoirs professionnels : 1. Comment complexifier notre pensée sur nos pratiques et sur leurs fondements, comment élaborer de nouvelles connaissances pour sortir de nos certitudes enfermantes et devenir créatifs ? 2. Comment réduire l’écart entre les savoirs académiques sur les sociétés et les cultures et les connaissances partagées dans les services où les professionnels n’arrivent pas à penser la rencontre avec l’Autre en partant d’eux-mêmes car il n’y a pas de lieux qui soutiennent ce genre de production de la connaissance ? 3. Comment accueillir les personnes qui migrent pour survivre et dont les groupes et les familles sont structurés autrement que les nôtres ? La suite du travail avec Lucien K. K. et sa famille voudrait illustrer comment ces questions traversent et modifient la relation thérapeutique entre les soignants yovos (blancs) et les consultants mèwis (noirs et non européens par extension). o Le premier accueil La modification majeure que je propose dans le travail avec les familles venant d’ailleurs concerne le premier accueil6 auquel j’attribue une très grande importance dans ma pratique clinique. En effet, le cadre et le protocole d’accueil constituent le contenant idéologique de toutes les paroles qui seront prononcées. Il se caractérise généralement par une asymétrie radicale entre les usagers et les professionnels qui sont les maîtres des lieux, des représentations des rôles professionnels et de toutes les paroles relatives à la parentalité, à la maladie et aux soins. Toutes ces paroles qui seront exprimées dans une langue qui 5. Équipe d’ethnocliniciens CRONOS dirigée par Maria Grazia Soldati. Cf. Interazioni in rete. Costruire spazi interculturali e legami intergenerazionali, i Quid n. 9, Prospettive sociali e sanitarie, 2010. 6. Cf. Edouard Collot, 2011, L’alliance thérapeutique, Paris, Dunod. 73 texte 247 20/09/11 17:13 Page 74 n’est pas celle des usagers, une langue qui nomme le monde différemment qu’eux, car les référents contextuels de son apparition sont différents. Je prétends que cette asymétrie radicale est humiliante aussi bien pour les professionnels que pour les patients. Mais pour ces derniers elle a bien souvent des conséquences néfastes. Les questions qui se posent au moment de ce premier accueil sont : 1. Comment soigner des patients allophones avec la parole et à travers la parole ? 2. Comment créer le lien thérapeutique lorsque nous ne partageons pas la langue et la culture ? 3. Que deviennent nos savoirs avec les patients migrants ? o La construction de l’alliance thérapeutique Ces trois questions m’aident à construire une alliance thérapeutique significative. Les patients et les familles ont besoin de savoir qui est leur interlocuteur. Le rôle professionnel n’est pas suffisant pour créer un lien thérapeutique : il n’a généralement pas de représentation dans les autres cultures : l’assistant social, le volontaire, le psychologue, l’orthophoniste… sont vides de sens et donc dangereux, d’autant plus qu’ils s’expriment dans un langage codé qu’eux seuls comprennent. Pour les 3/4 du monde les soignants ont une formation traditionnelle transmise par la famille. Nous pouvons donc imaginer de revoir et de pratiquer notre travail de façon différente. Nous pouvons aussi migrer dans les disciplines selon le contexte. Dans le nôtre, nous pensons que la présentation institutionnelle suffit à nous qualifier comme compétents. Mais pour la majorité des migrants, la compétence est une question d’âge, de genre, de place générationnelle et de rôle. Tous ces éléments doivent faire partie de ma présentation personnelle. Dans les sociétés traditionnelles les transformations adviennent souvent dans des moments socialisés publics. Les rôles se reconnaissent dans les passages, les passages nous inscrivent dans les rôles, par ex. la maternité. Si je suis passée par cette expérience, j’ai acquis un savoir initiatique : je peux alors recevoir et donner certaines paroles de façon crédible pour des personnes qui viennent de loin. o La présentation personnelle comme outil de lien Je prends donc le temps de me présenter aussi bien personnellement que professionnellement. Il est légitime que des éléments autobiographiques résonnent en tant qu’expérience des cycles de vie : cela amorce le désir de partager, 74 texte 247 20/09/11 17:13 Page 75 même si nous sommes conscients que le vécu de nos passages respectifs est différent. Cette implication personnelle est souvent déstabilisante pour les orthophonistes, les travailleurs sociaux et les psychologues qui ont été formés à se positionner comme miroir ou écran opaque qui renvoie les fragments épars, comme dirait Lacan. Dans son beau roman L’ombre des choses à venir (Paris, Seuil, 2011), Kossi Efoui dit : J’ai vu que ce que je prenais pour un manque de compassion était la distance thérapeutique du médecin qui n’a pas recours aux sentiments quand il est question de son savoir. Après tant d’années de travail avec les familles migrantes, je voudrais affirmer que cette présentation personnelle est le point de départ de la coconstruction créative d’une relation thérapeutique non humiliante. Dans la première phase de la rencontre c’est à nous, les thérapeutes, qu’incombe l’ouverture de la porte en offrant d’entrée ce que Godelier7 appelle des paroles précieuses, celles qui possèdent la marque de la relation, qui signalent nos parcours, nos valeurs et l’importance que je vais accorder à la reconnaissance des appartenances de l’Autre. Dans notre monde traversé par un discours démagogique disqualifiant sur la migration, ces paroles précieuses ont une fonction réparatrice immédiate car elles interrompent d’entrée les mécanismes défensifs et autodestructeurs que Kossi Efoui exprime à nouveau sans détours : « Il faut nous déshabituer de nous-mêmes avant de poursuivre le chemin, perdre l’habitude de dire notre propre nom, d’évoquer notre naissance, la date, le lieu, le nom glorieux du pays d’origine, notre lignage, tous ces signes que nous avons appris à montrer, tous nos aspects extérieurs qui constituent notre image, ces possessifs à oublier... » o L’émergence de la réciprocité Ces paroles précieuses deviennent alors les prémices de l’émergence de la réciprocité. Cela s’est aussi passé ainsi avec la famille de Lucien. La narration de M. et Mme K. a pris le relais de la mienne : M. K. raconte qu’il est le fils d’un chef traditionnel Ewé, opposant public au régime car candidat député avant sa fuite. Il a dû partir du pays 3 mois avant la naissance de son fils. Il a obtenu l’asile mais, comme le veut le système de non-reconnaissance des pratiques institutionnelles étrangères en Suisse, ni son mariage traditionnel, ni ses titres universitaires togolais n’ont été reconnus, il n’a pas trouvé de travail et dépend de l’aide sociale. Il a donc recommencé un cursus universitaire socio-ethno et entrepris les 7. Maurice Godelier, 1997, L’énigme du don, Paris, Fayard. 75 texte 247 20/09/11 17:13 Page 76 longues démarches pour légaliser son mariage et obtenir le regroupement familial. Mme K. est Mina : à Lomé elle dirigeait une école de coiffure. Elle n’a pu rejoindre son mari avec 2 de ses 3 enfants que deux ans plus tard, lorsque Lucien K. avait environ 1 an et demi. Les autorités suisses n’ont pas accordé le droit au regroupement familial à son fils aîné, enfant d’une première union. Elle a dû le laisser dans la grande cour de sa famille élargie, sous la garde de sa sœur. Nous en arrivons maintenant au traumatisme de l’arrivée dans l’Eldorado fantasmé : Malgré le visa et le statut de réfugié de son mari, Mme K. a été envoyée avec les deux enfants, sans son mari, dans un centre de premier accueil où elle a été interrogée pendant 10 jours. Cette ségrégation incompréhensible et les interrogatoires humiliants l’ont terriblement effrayée. Son mari a finalement obtenu d’y être interné avec elle et les enfants pendant un mois, jusqu’à ce que la validité des papiers ait été prouvée. Pendant l’internement, pour montrer aux assistants sociaux et aux médecins qu’elle savait s’occuper de ses enfants à l’européenne, elle a sevré Lucien, elle a abandonné le portage sur le dos et s‘est mise à parler en français avec eux. Le développement langagier qui avait commencé en Éwé s’est éteint. Maintenant les professionnels lui donnent des conseils qui ne marchent pas. Ils disent qu’elle ne sait pas cadrer son enfant qui est psychiquement atteint. Elle est convaincue que ce n’est pas vrai mais ne sait plus quoi faire. Elle est épuisée et désespérée. Bien entendu, la famille au Togo n’est pas au courant du blocage langagier ni des autres difficultés de la famille en Suisse. o La contextualisation des symptômes Après ma présentation personnelle à laquelle a fait écho la narration du couple, la contextualisation des symptômes constitue une nouvelle étape dans la construction de l’alliance thérapeutique : en effet, cette première narration de leur histoire ne ressemble pas aux réponses données aux habituels protocoles d’anamnèse. Elle naît du lien thérapeutique tissé dans le temps de l’accueil, le temps nécessaire au premier apprivoisement entre deux étrangers, comme l’explique si bien le Renard au Petit Prince. Dans ce raccourci d’histoire de vie, nous pouvons comprendre de manière saisissante les traumatismes provoqués par les pertes successives des enveloppes 76 texte 247 20/09/11 17:13 Page 77 nécessaires à la structuration de l’identité d’un enfant, les Moi-Peau au sens d’Anzieu. C’est donc de ma place générationnelle de grand’mère, qui est par ailleurs une spécialiste du développement langagier, que je restitue aux parents que leur arrivée a été traumatisante. Lucien a souffert de plusieurs pertes : 1. La perte de l’enveloppe visuelle et affective familiale et groupale qui s’est déchirée : la fratrie, la famille élargie, le carré coutumier ont disparu. Autour de lui il n’y a que des visages blancs aux gestes et aux mimiques effrayantes qui angoissent sa mère. 2. La perte des enveloppes sonores, celle de la Langue Maternelle, dans laquelle la mère nommait le monde à son enfant, où chaque mot résonnait et était confirmé par le bruit relationnel qui l’entourait : dès son arrivée, l’enfant est plongé dans une cacophonie incompréhensible où il ne distingue même plus les mots de sa mère. 3. Jusqu’à son arrivée, il était allaité au sein et bercé par le portage sur le dos. Dans le nouvel environnement effrayant et menaçant, il est brusquement et incompréhensiblement privé de l’enveloppe corporelle maternelle rassurante et apaisante : il doit boire au biberon et marcher à côté de sa mère. o Le recadrage Cette restitution signifie que nous ébauchons ensemble un premier recadrage des manifestations d’angoisse de Lucien et de sa mère dans l’histoire fracassée des membres de cette famille successivement exilés dans un lieu où la suppression des différences constitue la condition de l’accueil. Ce recadrage nous permet de faire une lecture alternative des symptômes de Lucien : le corps médical les a interprétés comme autistiques et envisage un placement institutionnel, c’est-à-dire l’arrachement de la dernière peau maternelle pouvant encore le contenir. Pour les familles migrantes cela équivaut à un vol d’enfants qui rappelle d’autres vols institutionnels d’enfants tristement célèbres, ceux qui ont été enlevés à leur mère et à leur famille au nom de la préservation de la morale et de l’ordre des nantis. Notre lecture contextuelle, selon Boszormeny-Nagy, ou ethnoclinique, selon Tobie Nathan et Claude Mesmin, propose de s’écarter de l’explication psychologique traditionnelle qui cherche la cause des symptômes dans le dysfonctionnement organique ou familial. Nous pensons que la grande majorité des troubles du langage et du comportement des enfants de migrants sont dus aux avatars de l’exil et des maltraitances inhérentes à nos modèles d’accueil et de gestion de la socialité. Cette lecture ouvre également aux parents la possibilité d’ajouter l’interprétation traditionnelle de la sin- 77 texte 247 20/09/11 17:13 Page 78 gularité de l’enfant, qui est due soit à une attaque du monde extérieur contre la famille, soit à une attaque du monde des invisibles. o La modélisation des lectures Ce recadrage resitue les symptômes manifestés par Lucien dans leurs modèles respectifs : 1. Le modèle bio-médical, qui diagnostique un trouble envahissant du développement, un déficit d’attention, un retard de parole, un retard de langage, une dysphasie. Ces diagnostics très stigmatisants pour les enfants et très culpabilisants pour les parents, sont le sésame nécessaire à l’obtention des subsides pour les prises en charge thérapeutiques et psychopédagogiques. Pour obtenir les dits subsides, je n’ai pas d’autre choix que d’inscrire dans le dossier médical que l’enfant est « porteur de handicap ». 2. Le modèle ethnoclinique qui intègre la lecture contextuelle des symptômes, où l’environnement social pathogène est largement concerné, à l’explication traditionnelle qui dit que l’enfant ou/et sa famille sont les messagers du monde des invisibles et des ancêtres ou les victimes d’attaques externes. Le rôle de Lucien était-il de renouer la parole entre ici et là-bas ? Et de permettre aux parents de se ressourcer dans la tradition pour avancer ici ? Ensemble nous avons donc attribué à Lucien un double rôle de messager qui émet un premier signal de détresse indiquant que la communication entre ses parents et la société environnante est gravement pathogène et un deuxième signal de détresse indiquant que la communication entre la famille d’origine et la famille exilée est quasiment inexistante. o La diversification et complexification des soins La multiplication des lectures a pour conséquence la diversification et la complexification des soins. En effet, la mise en lumière et le partage des diagnostics et des hypothèses concernant les troubles de Lucien entre le couple parental déraciné et les représentants institutionnels ont permis aux professionnels interpellés de sortir du tracé thérapeutique à sens unique que permettait la seule lecture bio-médicale des symptômes. Le questionnement de nos pratiques a ouvert une voie de changement : 1. Le premier changement a été que les médecins ont pu modifier leur prescription de prise en charge en remplaçant l’option de placement en 78 texte 247 20/09/11 17:13 Page 79 hôpital par une guidance psychopédagogique et langagière apte à revivifier et soutenir les compétences parentales précédemment disqualifiées et paralysées ; 2. Le deuxième changement a été que la reconnaissance des traumatismes dus aux conditions dégradantes de l’accueil et au déni des différences dans l’accomplissement de la parentalité a permis aux parents – et surtout à la mère – de réactiver leurs compétences de parents togolais : accompagnée et soutenue, la mère a d’abord retrouvé les gestes du portage, du massage et du bercement traditionnels, puis elle a progressivement appris à nommer pour son fils tout le monde environnant en Ewé. Croyant bien faire pour qu’il s’intègre tout de suite, elle lui avait parlé en français, la langue de la colonisation qui est restée celle l’administration et des apprentissages scolaires des petits Togolais, pas celle de l’intimité familiale traditionnelle où les paroles circulent entre les enfants d’âge proximal, mais peu entre enfants et parents qui se bornent aux permissions et aux interdits. Comme tant de mères migrantes, Mme K. a dû faire l’apprentissage du mode de communication intergénérationnel des familles nucléaires européennes isolées dans de petits appartements. Une fois par semaine, pendant plus d’une année, je l’ai encouragée et accompagnée dans la découverte des mots à dire en langue maternelle à son petit garçon pour réapprendre le monde à petites doses, pas de manière violente, incompréhensible et aliénante. Comme un contenant primordial, ce Moi-Peau d’Anzieu que j’ai mentionné, les mots de la mère ont permis à Lucien de renaître et d’accéder à l’apprivoisement de lui-même et de la société des hommes, si injuste et maltraitante à l’égard de très nombreux enfants de migrants : c’est sur ces paroles de mère et d’enfant échangées en Éwé que Lucien est devenu un locuteur bilingue compétent et fier de l’être. 3. La troisième nouveauté a été que nous avons pris conscience de la nécessité, pour Lucien et ses parents, de renouer une communication complexe avec la famille d’origine pour en activer les ressources dans le but de nourrir le savoir-faire et le savoir-être togolais en exil. C’est en effet dans la mesure où l’axe de la filiation est activement protégé et affirmé que les parents et les enfants de migrants peuvent intégrer dans leur structuration identitaire tous les apports de leur nouveau lieu de vie sans craindre le démantèlement de leurs appartenances d’origine. Ma propre initiation dans la proche tradition béninoise a pallié l’absence d’une médiatrice ethnoclinicienne togolaise et ouvert un espace de partage d’implicites culturels suffisamment fiables pour que Mme K. s’au- 79 texte 247 20/09/11 17:13 Page 80 torise à pleurer l’arrachement brutal de l’exil, la séparation de son fils aîné, la culpabilité et l’angoisse dues aux symptômes de Lucien qui lui ont par ailleurs permis de se ressourcer dans son monde d’origine tout en acceptant une aide de soignants respectueux. o Conclusion Je voudrais croire que bien d’autres nouveautés peuvent surgir malgré les carcans institutionnels ! Le début de cette histoire clinique ressemble certainement beaucoup à celles qui émaillent nos pratiques quotidiennes. Je pense que si nous, les soignants, avons le sentiment que les modèles qui régissent nos pratiques deviennent persécuteurs pour nos patients et ne nous permettent pas d’établir une solide alliance thérapeutique avec les parents des enfants multiculturels, cela signifie peut-être que le moment de mettre en discussion nos modes opératoires est arrivé. Dans un contexte gravement discriminant à l’égard des enfants de migrants, nous sommes amenés à nous poser la question de la trahison des théories et des pratiques professionnelles issues de l’histoire ethnocentrique de nos disciplines. REFERENCES ANZIEU D., 1985, Le Moi-peau, Paris, Dunod BOSZORMENYI-NAGY I., KRASNER B.R., 1986, Between Give and Take, A Clinical Guide to Contextual Therapy, New York, Brunner/Mazel COLLOT E., 2011, L’alliance thérapeutique, Paris, Dunod EFOUI K., 2011, L’ombre des choses à venir, Paris, Seuil FOUCAULT M., 1963, Naissance de la clinique, Paris, PUF GODELIER M., 1997, L’énigme du don, Paris, Fayard MESMIN C., 2001 La prise en charge ethnoclinique de l’enfant de migrants, Paris, Dunod NATHAN T., 1986, La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, Paris, Dunod PERREGAUX C., OGAY T., LEANZA Y, DASEN P., 2001, Intégrations et migrations, Paris, l’Harmattan ROSENBAUM F., 1997, Approche transculturelle du langage et de la communication, Paris, Masson ROSENBAUM F., 2010, Les humiliations de l’exil. Les pathologies de la honte chez les enfants migrants, Paris, Fabert SOLDATI M., 2010, Interazioni in rete. Costruire spazi interculturali e legami intergenerazionali, i Quid n. 9, Prospettive sociali e sanitarie TODOROV T., 2003, Le nouveau désordre mondial. Réflexion d’un européen. Paris, Robert Laffont 80 texte 247 20/09/11 17:13 Page 81 L’éthique narrative et la démarche thérapeutique Isabelle Vendeuvre-Bauters Résumé La relation de soin qui s’instaure dans la thérapie du langage repose sur un projet de rétablissement de la personne dans un mieux-être. Lorsqu’il se raconte, le patient met en évidence une construction personnelle de sa vie, de ses troubles et de ses manques à travers les histoires où il se met en scène. Le récit appartient au champ de l’éthique car il fait primer le sujet sur l’action. Mots clés : récit, éthique narrative, responsabilité, temporalité. Narrative ethics and derived therapeutic approaches Abstract The therapeutic relationship that is established in speech and language therapy is based on the project to restore well-being in the person. When the patient provides self-narratives, he/she brings out a personal construction of his life, of his/her disorders and shortcomings through the stories he narrates. The story belongs to the field of ethics because it gives priority to the subject over action. Key Words : narrative, narrative ethics, responsibility, temporality. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 81 texte 247 20/09/11 17:13 Page 82 Isabelle VENDEUVRE-BAUTERS Orthophoniste Docteur en philosophie 19 avenue du Bois Guimier 94100 Saint Maur des Fossés Courriel : [email protected] P orter attention au langage c’est porter attention au récit du patient, à l’enchevêtrement de ses histoires et à la manière de les raconter. Dans la démarche de soins le langage revêt une importance capitale car les mots choisis à un moment précis ne le seront que pour cette circonstance. Le récit a le pouvoir de sortir de la chronologie pour proposer une relecture et un renouvellement de l’expérience temporelle. Dans les histoires de vie, le trouble ou le handicap échappe aux schèmes de la science et offre au thérapeute un savoir susceptible d’orienter la démarche thérapeutique. o La place du langage dans la démarche thérapeutique La demande de rééducation orthophonique - thérapie du langage - s’inscrit dans le cadre de la rencontre singulière entre un patient et un thérapeute et inaugure un cheminement inédit. La plainte est toujours relative à ce qui permet à chacun d’entrer en relation avec l’autre, de la fêlure de la voix à l’audition défaillante, de la langue orale chaotique à la langue écrite perturbée, des accrocs du discours à son empêchement, de la conscience de soi balbutiante à une déchirure de l’être. La relation de soin s’instaure progressivement. Le thérapeute met en œuvre des qualités d’écoute et favorise le dialogue. Ce faisant son attitude d’empathie permet au consultant d’être accueilli. Le symptôme n’est pas seulement nommé. Il s’ancre dans un récit qui lui donne sa mesure : « ma grandmère dit que je suis dyslexique comme maman » dit M., sept ans, au cours du premier entretien. Repérage dans une filiation, identification à la mère, utilisation d’une terminologie obscure pour l’enfant, les premiers mots rendent compte de l’endroit où il se trouve et d’où il se met à parler. La perception d’un mal-être engage le thérapeute au niveau de la promesse d’aide qu’il formule et qui scelle la relation. C’est par le langage que prend forme la dimension éthique de la demande de soins car l’alliance thérapeutique repose sur la promesse du thérapeute. Le temps de la démarche rationnelle est alors indispensable pour que le praticien confronte ses observations aux connaissances et aux modèles théoriques que sa formation et son expérience lui ont permis d’acquérir. C’est l’étape 82 texte 247 20/09/11 17:13 Page 83 de l’évaluation en situation ou à l’aide d’outils, étape qui oriente vers un diagnostic. Dans ce contexte la démarche thérapeutique personnalisée est un projet de rétablissement de la personne dans un mieux-être où elle pourra intégrer l’événement qui l’entrave dans son histoire personnelle. Au cours des soins, de la rééducation, la sollicitude pour l’autre s’exprime dans un mouvement dissymétrique de bienveillance provoqué par la souffrance dont le thérapeute est le témoin. Dans la visée éthique de la sollicitude envers celui qui requiert une aide, le soi fait l’expérience de sa singularité. Au niveau du discours, l’échange des pronoms personnels « je » et « tu » ne montre que la réversibilité possible des rôles car les personnes elles-mêmes sont insubstituables. o L’engagement moral ou l’exercice de la sagesse pratique La responsabilité du thérapeute est à l’oeuvre dans la réponse qu’il adresse à celui qui le consulte. Répondre à l’autre c’est lui formuler une promesse, s’engager pour lui, se porter garant devant la communauté humaine. En attestant de sa présence le thérapeute est à une place unique que nul autre ne peut occuper. L’exercice de la responsabilité réintroduit la question du lien là où la plainte masque souvent une souffrance plus profonde. La responsabilité naît dans l’instant où l’on est affecté par la fragilité de l’autre et cette affectation rend l’être humain responsable malgré lui. Pour E. Lévinas, il n’est pas question d’être responsable mais de répondre, ce qui ne peut se déléguer à d’autres personnes. Cette responsabilité est donnée comme charge à celui qui accepte de se laisser surprendre par la découverte d’une personne différente de lui-même. Il n’y a pas à prendre de responsabilité pour l’autre. Celle-ci incombe à celui qui est touché par la vulnérabilité de son interlocuteur. Cet engagement moral par lequel l’être humain se constitue comme sujet préexiste à toute forme de contrat social et d’obligation déontologique. L’échange instauré dans un rapport d’altérité suppose que chacun soit reconnu en tant que personne. C’est dans la structure même du langage que se fonde le rapport d’altérité : en s’adressant à l’autre, l’être humain ne peut ni le globaliser ni le totaliser. La structure dialogique dans laquelle deux personnes échangent repose sur le principe de fidélité à la promesse. P. Ricoeur, dans un rappel des théories des actes du discours, accorde une place particulière aux verbes performatifs : leur énonciation équivaut à l’accomplissement de ce qui est annoncé. Ainsi l’expression « je promets » est d’emblée « je te promets », le « je » s’engageant à faire pour l’autre ce qu’il lui promet. L’acte de langage confirme le lien entre les deux interlocuteurs tout en rattachant l’auteur à ce qu’il a promis par le biais de l’énonciation « je te promets que ». La fidélité à la parole donnée diffère de 83 texte 247 20/09/11 17:13 Page 84 l’intention ferme ou du vœu. Elle est une obligation morale qui n’a de sens que si elle se réfère constamment à la demande de l’autre sans la trahir. Pour P. Ricoeur, la notion du maintien de soi dans la tenue de la promesse est l’expression la plus haute de l’identité. Elle implique une permanence dans le temps avec le risque de vivre des conflits entre le respect pour la règle et le respect des personnes. La fidélité à l’attente de l’autre consiste à répondre en application de la règle mais parfois en exception à la règle tout en la transgressant le moins possible. C’est ce que P. Ricoeur appelle l’exercice de la sagesse pratique. o La construction de l’identité narrative Invité à se raconter, le patient met en évidence la construction narrative de sa vie et à travers elle la construction toujours renouvelée de son identité. Le sujet raconte les histoires imbriquées au cœur de sa vie mêlant parfois la réalité à la fiction : cette re-figuration de la vie fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées : « Je me sens pas malade, une hippocampe qui se nourrit de ma cervelle, j’en ai vu des vivants, des chevaux de mer » dit M. D., qui banalise ses difficultés de mémoire tout en racontant « en boucle » les atrocités d’une guerre d’où il est revenu blessé dans son physique et son psychisme. Le récit met en forme la vie en empruntant aux fictions et aux mythes d’une culture donnée des schèmes propres à rendre compte de la banalité d’une vie tout en lui attribuant un sens qui enrichit la connaissance de soi. A l’image du travail psychanalytique l’histoire d’une vie se caractérise par des aménagements successifs, des rectifications, de l’incohérence ou de l’inintelligibilité, passage obligé d’un sujet en quête de son moi. C’est pour cette raison que l’identité narrative d’un individu, quand elle est soumise au doute et à l’instabilité, n’épuise jamais la question du sujet. Le récit appartient au champ de l’éthique car il permet la construction de l’identité narrative et fait primer le sujet sur l’action. P. Ricoeur distingue l’axe paradigmatique du récit où les particularités de l’action en termes de moyens, de fins ou de circonstances sont réversibles de l’axe syntagmatique du discours caractérisé par l’irréversibilité de l’histoire racontée. L’intrigue s’inscrit dans le passage de l’ordre paradigmatique de l’action à l’ordre syntagmatique du récit qui l’actualise. La transposition d’une action en récit est possible grâce aux médiations symboliques qui fournissent un contexte de descriptions à l’intérieur duquel les actes et les gestes peuvent être interprétés comme signifiants. Une structure prénarrative de l’expérience perçoit des enchaînements d’actions ou d’épisodes de la vie avant même que l’histoire n’ait été racontée. Il existerait un arrière-plan où toutes les histoires vécues seraient enchevêtrées les 84 texte 247 20/09/11 17:13 Page 85 unes aux autres. La capacité à raconter et à comprendre des histoires repose sur les dispositions de l’esprit humain à identifier une pré-histoire de l’histoire racontée par celui qui en choisit le commencement. Toute personne en capacité d’écoute possède les paradigmes de forme et de genre qui structurent son attente et facilitent sa reconnaissance du genre et de la forme exemplifiés par le récit. o Penser le temps pour se ré-approprier son histoire La transmission des héritages emprunte au langage les systèmes symboliques présents dans le groupe social et requiert le partage de normes communes pour leur déchiffrage. Penser le présent implique de penser le passé et le futur au risque de ne voir le présent qu’entouré de néant. Penser le futur comprenant l’irreprésentable de la mort n’est possible qu’avec des représentations fragmentaires variant selon les expériences individuelles. L’idée de la permanence du temps serait la condition de la permanence de quelque chose dans le temps et en premier lieu du soi. C’est le sens intérieur qui est donné à l’activité qui affecte le soi et qui fait de cette auto-affectation la mesure probable du temps. La recherche des moyens par lesquels les individus construisent leur identité narrative singulière pourrait mener à une meilleure compréhension de l’intériorisation du temps. Le temps de la rééducation n’est pas le temps scolaire ni celui de l’entreprise. C’est le temps qu’il faut à chacun pour se ré-approprier sa propre histoire et y intégrer les manques révélés par les troubles ou le handicap. P. Ricœur fait de l’intrigue l’innovation principale du récit dans la mesure où elle rassemble dans une même unité temporelle les buts, les causes et les hasards d’une action. Des événements dispersés sont ainsi intégrés dans une histoire complète qui prend une signification intelligible. Comprendre l’intrigue c’est appréhender l’opération qui s’appuie sur la familiarité avec la pratique langagière et unifie les éléments constitutifs d’une action. C’est parce qu’il possède une fonction mimétique de compréhension de l’agir humain que le récit serait le moyen utilisé par les hommes pour re-configurer leur expérience temporelle informe. Le récit offre un système de références propre à exprimer l’expérience humaine de la temporalité. Le langage précise le déroulement du temps dans des catégories qui semblent le capturer : les expressions comme « passer le temps » ou « des espaces de temps » ou comme l’exprime Mme M. « je suis toujours en train de regarder l’heure, comment voulez-vous que ça passe ? » témoignent d’une conception de la spatialité et de la réification du temps tout en maintenant l’énigme qu’il constitue. Les hommes ont toujours mesuré l’impression laissée par l’écoulement du temps en fonction de leurs états d’âme. Par son surgissement dans le récit, l’événement fait avancer l’histoire tout en la modi- 85 texte 247 20/09/11 17:13 Page 86 fiant. Inattendu, l’événement ne prend son sens dans le récit qu’à partir du réagencement des faits qui contribue à la compréhension de l’histoire une fois l’épisode passé. C’est ainsi que le récit prend sa dimension temporelle. Au moment où il se produit l’événement affecte l’individu qui en conserve l’empreinte reliée à l’analyse qu’en fait son esprit. Le récit viendrait atténuer par sa forme l’expérience de la temporalité lorsqu’elle est confrontée à la discordance du temps. La perte de la signification du temps est une source d’inspiration pour les romanciers, les poètes et les historiens qui pourraient être tentés de niveler les écarts par la peur du chaos ou par la nostalgie de l’ordre. Ils reconnaissent cependant le paradoxe du temps en écrivant. La trace écrite du texte est une tentative de remise en ordre. Le passage obligé par le code de la langue apporte un cadre pour penser les expériences vécues. L’expérience humaine de la temporalité se situe dans l’intervalle entre naître et mourir, dimension qui exige une cohésion au niveau de l’écoulement de la vie au risque de ne voir dans la vie que les deux extrêmes qui la bornent. Le commencement et la fin reçoivent leur signification dans une conception les englobant à l’existence, elle-même irréductible à l’intervalle qui les sépare. o A l’écoute des mots de la démence Les personnes souffrant de démence racontent leur histoire sous forme de répétitions, d’amalgames entre le passé et le présent, de confusions entre les générations, de souvenirs plus ou moins idéalisés. Le temps du vieillir, quand la pathologie le bouscule, devient un temps de retour aux origines parfois aux confins des conduites archaïques. La réduction du langage est la conséquence d’une perte de contrôle des exigences lexicales et syntaxiques de la langue. Les fonctions du langage n’en sont pas pour autant supprimées. Le discours véhicule des éléments en faveur du maintien de la fonction poétique du langage même si les fonctions cognitives s’estompent progressivement. Le parler des personnes qui paraissent perdues constitue une forme de savoir sur les modifications de leur rapport au monde et aux autres. Pourtant la circularité des discours les assimile davantage à des radotages qui épuisent l’entourage par leur reprise incessante. Il n’est parfois plus possible d’y percevoir une reconstruction de leur existence. Le déroulement du fil conducteur d’une vie se brise sur ces tentatives infructueuses de remise en ordre auxquelles seul un observateur attentif est capable de donner du sens. Le mal-être provoqué par l’irruption d’idées inhabituelles et parfois inavouables les contraint à se cacher des autres. La peur de dire des bêtises, peutêtre parce qu’on le leur reproche souvent, provoque des sentiments allant de la 86 texte 247 20/09/11 17:13 Page 87 contrariété à la panique. La perte des points de repères entraîne une dévalorisation de soi qui ne fait qu’aggraver la propension au repli. C’est parfois dans un chaos de sonorités, de mots écorchés, de phrases déconstruites qu’il faut se hasarder pour décoder un message. Ce déficit exige davantage d’effort chez l’interlocuteur. Les personnes se plaignent de ne plus pouvoir se raconter parce que la confusion submerge toute velléité de structuration : « je ne sais pas où je suis ni qui je suis… à qui je m’adresse pour savoir qui je suis ? ». Elles ont l’impression d’être face à quelqu’un d’inconnu comme si elles occupaient un rôle de remplaçant dans un monde hostile. L’écoute des personnes souffrant de difficultés de langage et de mémoire permet de découvrir l’étrangeté de certains messages constitués de rapprochements insolites. Les métaphores puisées dans les registres du monde animal – « je vais sortir quand de ma niche ? » - ou dans celui des objets – « je suis un vieux morceau de ferraille rouillée » - fournissent à l’interlocuteur l’occasion de s’interroger sur les problématiques de la permanence de l’identité. La tension portée par la comparaison entre être et n’être pas fournit l’occasion de se questionner sur l’identité du sujet, un je chimère d’humain et d’inhumain qui parvient à dire qu’il n’est plus sans pouvoir dire qui il est. Dans ce contexte le travail du thérapeute consiste à rassembler ce qui est épars et à tenir ensemble ce qui est fragmenté dans les savoirs. Les interrogations sur la démence se heurtent au déficit de réflexion sur la nature humaine : se représenter la vacuité de l’esprit comme expérience constitutive de l’humanité implique de pouvoir accueillir les paroles qui tentent de la circonscrire à partir des trous, du vide, du rien, des lambeaux que les récits portent à la connaissance des interlocuteurs. o Conclusion Le soin est indissociable de la relation de soin. Soigner c’est soulager l’âme et le corps mais aussi réconforter et consoler. La relation psychique, linguistique et symbolique du soin s’enrichit par l’écoute et le récit. Le soin est dès le départ un souci moral et une construction technique humaine visant à résoudre les maux concrets et moraux de l’humanité, les souffrances, les injustices. La souffrance engendrée par la maladie et le handicap est une crise du sens de la vie. L’activité clinique et thérapeutique peut ainsi être comprise comme une reprise de ce qui est possible à vivre car elle ne se contente pas de prévoir un retour à la norme physiologique. Elle se concentre également sur la capacité de la personne elle-même à retrouver de nouveaux repères. Le thérapeute poursuit avec le patient la tâche reconstructive à l’aide du langage, l’attention étant portée sur la manière dont le trouble ou la maladie affecte l’identité de la personne 87 texte 247 20/09/11 17:13 Page 88 qui le sollicite. L’exploration des registres narratifs à travers lesquels s’exprime le mal-être permet d’observer comment la personne, adulte ou enfant, se situe en tant que sujet de sa propre histoire. La confrontation à la souffrance est d’abord une expérience de la solitude lorsque l’existence se déstructure. La parole introduit de la distance entre soi et l’autre. Le décryptage des paroles fonde la compréhension de l’expérience vécue par l’autre et celle des capacités en péril qu’il s’agit d’aider à préserver ou à restaurer, là où se trouve l’interlocuteur dans son rapport à la santé, à la normalité. On ne peut évaluer quoi que ce soit du mal-être de l’autre en se passant de son expérience subjective. Les symptômes mis en mots font partie à part entière du récit qui rend compte de l’atteinte de l’intégrité. Le récit des maux qui affectent le sens de son existence permet à chacun d’accéder à une certaine cohérence à partir de la trame narrative. C’est dans l’histoire perturbée du sujet que s’inscrit la démarche de soin et de rééducation qui offre de nouvelles possibilités de vivre lorsque la souffrance a modifié l’accès au monde en le rétrécissant. REFERENCES AUSTIN, J. L., 1971, How to do things with words, Oxford, Oxford University Press BUTLER, J. , 2007, Le récit de soi, Paris, PUF LEVINAS, E., 1982, Ethique et Infini, Paris, Le Livre de Poche LEVINAS, E., 1990, Totalité et Infini, Paris, Le Livre de Poche RICOEUR, P., 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil RICOEUR, P., 1983, Temps et récit, tome 1, Paris, Seuil VERGELY, B., 1997, La souffrance, Paris, Gallimard VENDEUVRE BAUTERS I. , 2007, A l’écoute des mots de la démence, Lyon, Chronique Sociale WITTGENSTEIN, L., 1997, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard 88 texte 247 20/09/11 17:13 Page 89 Loi et éthique en orthophonie palliative et accompagnement en fin de vie Didier Lerond Résumé La pratique orthophonique en général et auprès de malades en soins palliatifs en particulier requiert une analyse où morale, loi, déontologie et éthique peuvent permettre d’apporter des éclairages voire des solutions à des problèmes spécifiques. Il est évident que face à une problématique thérapeutique pour laquelle le patient est le centre du questionnement, l’orthophoniste pourra au sein d’une interdisciplinarité apporter son analyse et son expertise dans le champ qui est le sien mais également alimenter la réflexion et la prise de décision. Mots clés : éthique, loi, principes, décision, soins palliatifs, accompagnement. Law and ethics in palliative speech and language therapy and end of life care Abstract Speech therapy practice in general, and with patients in palliative care in particular, requires an analysis in which morality, law, professional conduct and ethics can help shed light on, or even find solutions to, specific problems. It is clear that when faced with a therapeutic issue which directly concerns the patient, the speech and language therapist may, within an interdisciplinary framework, provide his/her analysis and expertise in the field, and also fuel reflection and decision making. Key Words : ethics, law, principles, decision, palliative care, support. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 89 texte 247 20/09/11 17:13 Page 90 Didier LEROND Orthophoniste DIU Soins Palliatifs et Accompagnement Orthophoniste chercheur titulaire au LUrco Chargé d’enseignement 146 avenue des 2 Fontaines 57140 Woippy Courriel : [email protected] L a pratique médicale et paramédicale auprès de malades en soins palliatifs ne peut se concevoir sans recours permanents à la loi, à la déontologie, à la morale et à l’éthique. En effet, les soins palliatifs sont des soins actifs délivrés dans une approche globale de la personne (enfant, adulte, personne âgée) atteinte d’une maladie évolutive ou terminale. L’objectif de ces soins est de soulager les douleurs physiques et les autres symptômes, mais aussi de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle. Les soins et l’accompagnement considèrent le malade comme un être vivant ; ils sont focalisés sur la qualité de vie. Ceux qui les dispensent cherchent à éviter les investigations et les traitements déraisonnables. (Autrement appelé acharnement thérapeutique). Ils se refusent à provoquer intentionnellement la mort la considérant comme un processus naturel. Les soins palliatifs et l’accompagnement de fin de vie sont interdisciplinaires. Ils s’adressent au malade en tant que personne, à sa famille et à ses proches, à domicile ou en institution. La formation et le soutien des soignants et des bénévoles font partie de cette démarche. Ils s’efforcent de préserver la meilleure qualité de vie possible jusqu’au décès et proposent un soutien aux proches en deuil. Ils s’emploient par leur pratique clinique, leur enseignement et leurs travaux de recherche, à ce que ces principes puissent être appliqués. (1) Le développement en France des Soins Palliatifs n’a pu se réaliser sans plan ni lois. En effet avec les lois du 9 juin 1999, 4 mars 2002 et 22 avril 2005, les différentes circulaires qui se sont succédé et le plan de soins palliatifs 90 texte 247 20/09/11 17:13 Page 91 2008/2012, les malades ont vu l’accessibilité des soins palliatifs fortement améliorée et renforcée. (2) « Ce n’est pas parce qu’une chose est possible qu’elle est permise ou non interdite. Ce n’est pas parce qu’une chose est légale ou dépénalisée qu’elle est morale ou déontologique ». o Que dit la loi ? Certains articles sont bien connus des orthophonistes et se placent dans l’optique de l’accession de chacun au soin palliatif et à la reconnaissance du droit du malade. Désormais, si la place du malade est mieux reconnue, il en est également de même pour le conjoint qui accompagne. La loi du 9 juin 1999 (Loi Neuwirth) précise notamment : - Toute personne dont l’état de santé le nécessite peut accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement que ce soit à l’hôpital, en institution ou à domicile par des professionnels de santé au sein d’une équipe pluridisciplinaire. - Définition de la possibilité de refus de la part du patient d’investigations (examens complémentaires) ou thérapeutiques (traitements) - La reconnaissance des bénévoles par la définition de leur place et leur rôle via des conventions - Pour le proche, le congé d’accompagnement d’une personne en fin de vie. La loi du 4 mars 2002 (Loi Kouchner), relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, concerne tous les malades qu’ils soient ou non en soins palliatifs ou en fin de vie. - Cette loi garantit à toute personne l’accès aux soins nécessaires en fonction de son état de santé ainsi que la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire. - Elle reconnaît aussi que la personne malade est en droit d’être informée sur son état de santé, qu’elle aura l’accès direct à son dossier médical et qu’elle peut se faire assister d’un représentant légal pour l’aider à la participation et la prise de décision en ce qui concerne son état de santé. - C’est l’apparition de la personne de confiance dans les textes de loi. - Reconnaissance du droit de la personne de recevoir des soins visant à soulager la douleur en étant en toute circonstance prévenue, évaluée, prise en compte et traitée. 91 texte 247 20/09/11 17:13 Page 92 La loi du 22 avril 2005 (dite loi Léonetti) est relative au droit des malades et à la fin de vie. Cette loi, dans un contexte émotionnel particulier avec ce qu’on a appelé « l’affaire Humbert », donne encore plus de droits à TOUS les malades et précise certains actes pour les malades en fin de vie. Il y a renforcement des droits du malade sur les décisions à prendre suivant son état de santé. Principes généraux pour tous les malades : - Article 1 : « Des actes médicaux ne doivent pas faire l’objet d’une obstination déraisonnable, quand ils sont inutiles et disproportionnés ». - Article 2 : « Le médecin est dans l’obligation d’informer le malade en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable que le traitement qu’il lui propose pour soulager sa douleur peut avoir un effet secondaire, celui d’abréger sa vie s’il lui est administré ». La tâche du médecin et de l’équipe soignante est donc d’expliquer que certains médicaments et traitements peuvent provoquer la mort même si le but essentiel est de soulager la douleur. (4) - Article 3 : « Correction du terme « un traitement » en « tout traitement » » Il s’agit là d’un élargissement de la notion de traitement. La question de l’alimentation artificielle par perfusion qui est un traitement et non un soin de confort. La volonté du patient conscient devra être respectée par le médecin ; dans le cas d’incapacité de la personne d’exprimer sa volonté, le médecin devra consulter ses confrères ainsi que l’avis de la personne de confiance ou de la famille ou à défaut des proches. - Article 4 : « En sachant qu’un malade a le droit de refuser un traitement ou la poursuite d’un traitement, le médecin doit tout faire pour informer et convaincre le malade surtout si ce refus peut mettre sa vie en danger. Le médecin peut faire appel à un autre membre du corps médical ». Si le patient est dans la demande d’arrêter et de refuser un traitement qui lui est proposé, le médecin doit le mettre en garde sur les conséquences de sa décision. Cet arrêt de traitement inclut le soin orthophonique. - Article 5 : « Quand une personne n’est plus capable d’exprimer sa volonté, le médecin qui proposerait la limitation ou l’arrêt de traitement, devra avoir respecté la procédure collégiale et avoir consulté la personne de confiance désignée par le malade ou la famille, ou, à défaut, un de ses proches ». La présence de la personne de confiance revêt là une importance fondamentale, notamment quand le malade n’est plus conscient ou qu’il est dans l’impossibilité de communiquer. Le médecin doit consulter ses collègues et autres membres de l’équipe ainsi que la personne de confiance 92 texte 247 20/09/11 17:13 Page 93 avant de procéder à toute limitation ou arrêt de traitement jugé déraisonnable ou inutile. - Article 6 : « Lorsqu’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, décide de limiter ou d’arrêter tout traitement, le médecin respecte sa volonté après l’avoir informée des conséquences de son choix ». Un malade peut prendre par rapport au(x) traitement(s) qu’on lui propose la décision de l’arrêter ou de le refuser ; cette décision doit être respectée par le médecin qui, avant cela, aura bien expliqué ce qui pourrait arriver. Le malade est alors seul décisionnaire. - Article 7 : « Toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées, c’est à dire l’indication de ses volontés relatives à sa fin de vie concernant les conditions de la limitation ou l’arrêt de traitement pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Elles sont révocables à tout moment. A condition qu’elles aient été établies moins de trois ans avant l’état d’inconscience de la personne, le médecin en tient compte pour toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement la concernant ». Le malade qui n’a pas toujours été un malade peut indiquer par écrit ses volontés par rapport au(x) traitement(s) qui peuvent lui être proposés (assistance respiratoire, …) Une commission d’évaluation de la loi dite « Léonetti » a eu lieu en 2008. Elle a fait le constat que cette loi n’était pas connue de la population en général, public et professionnels de santé. L’information au sujet de cette loi est primordiale si l’on souhaite mettre en œuvre les éléments de celle-ci. (3) o Les valeurs fondamentales Les soins palliatifs ne sont pas des lieux où l’on prépare la mort même si on sait qu’elle constitue le processus inéluctable de la vie et de l’évolution de la maladie. La pratique palliative est porteuse de valeurs fondamentales : - La promotion de la qualité de la vie jusqu’au bout. Cela suppose des pratiques et des traitements adaptés visant cet objectif avec notamment l’évolution et l’attention particulière de la prise en charge de la douleur, pas seulement physique mais aussi des souffrances morales, psychologiques et spirituelles. 93 texte 247 20/09/11 17:13 Page 94 - Une philosophie du soin avec comme élément incontournable, une interdisciplinarité au service du malade. Cela suppose une communication loyale et vraie entre tous les acteurs de soins dont les cultures sont parfois différentes et où la parole de l’autre doit être entendue et respectée. - Un esprit de solidarité dans l’accompagnement du malade et de ses proches porté par les soignants et les aidants ou autre bénévole d’accompagnement. - Une démarche éthique axée sur l’éthique de la vie visant à respecter la dignité de l’Autre en le considérant dans sa globalité d’être humain. o Et l’éthique dans tout ça ? L’éthique a un objet : la sauvegarde de l’espèce humaine. Dans la clinique, elle concernera les décisions et choix thérapeutiques à prendre, les incertitudes, doutes voire conflits qui pourront survenir lors d’une prise en charge. Les principes et considérations éthiques émaillent de manière permanente les pratiques soignantes auprès des malades en soins palliatifs. Les réflexions sur les soins pratiqués se renforcent dès lors que la maladie progresse et que s’instaure un accompagnement de fin de vie. Parmi tous les principes éthiques, nous ne développerons que certains d’entre eux qui nous paraissent plus pertinents notamment dans la pratique orthophonique. - Principes de bienfaisance et de non-malfaisance : primum non nocere. (« d’abord, ne pas nuire »). Les compétences de chaque professionnel de santé doivent être orientées pour faire le bien d’autrui donc ne pas nuire au patient. - Principe d’autonomie : l’individu décide de ce qui concerne sa santé : renforcé par la loi, ce principe met en avant l’autonomie du patient face aux décisions qui concernent sa santé. Chaque personne a le droit de prendre les décisions à condition que son choix soit éclairé. Cela suppose et impose une communication et une information adaptées qui permettront au patient d’accepter ou de refuser tout traitement qu’il jugera utile, inutile ou futile. Dans la culture européenne, ce principe se décline en termes de consentement aux soins ou consentement éclairé. - Principe de justice : c’est un principe qui affirme le lien social proche de nos vertus républicaines d’égalité et de solidarité, d’universalité. Tout soin doit être dispensé en visant l’égalité d’accès et l’équité aux soins. Il 94 texte 247 20/09/11 17:13 Page 95 affirme également le respect du droit à la différence dans la mesure où celle-ci n’est pas l’expression d’une instrumentalisation. - Principe d’humanité : la dignité de l’individu tient à sa nature humaine, non à ses actes. Les soignants se trouvent placés entre des obligations de soins, d’accompagnement, de respect du droit des malades et des interdits fondamentaux, tels que l’interdiction de tuer, d’instrumentaliser, de mentir... - Principe de proportionnalité du soin : aucun traitement disproportionné ne sera dispensé sans que ses effets bénéfiques et nocifs aient été pris en compte. La balance entre ces effets doit pencher du côté d’un traitement apportant des bénéfices. La qualité de la vie reste prépondérante. - Principe de futilité : pas d’acte dénué de bénéfice pour le sujet. Dès lors qu’un soin, une thérapeutique n’apporte aucun bénéfice au patient, ils sont considérés comme inutiles et se doivent de ne pas être entrepris ou d’être arrêtés. Nous ne citerons pas tous les principes susceptibles d’être mis en avant tels que le principe du double effet, le principe de soulagement, le principe de souveraineté... (6) Ces quelques principes et quelques éléments complémentaires tels que l’information du patient et le consentement éclairé doivent aider les soignants au sein de l’équipe médicale lors des prises de décision difficiles. o Alors comment peut-on aborder une question éthique ? L’exigence éthique se situe avant et non après la décision. - La première étape est de répondre à une question qui se pose pour laquelle la bonne réponse n’est pas simple et évidente. Même la question n’est parfois pas facile à identifier et à énoncer tant ce qui pose problème peut être confus. - La seconde étape est de proposer un raisonnement avec des repères, des principes de références. On pourra établir un inventaire des données techniques et scientifiques, des données cliniques et des ressources humaines concernant le malade et sa famille, les acteurs de soins ainsi que le cadre déontologique et légal. L’équipe de soins pourra étudier chaque scénario en examinant l’ensemble des conséquences prévisibles et les valeurs et principes moraux privilégiés. (6) - Enfin l’étape ultime est une approche de réflexion interdisciplinaire qui permettra d’arriver à une décision qui deviendra la réponse unique multidisciplinaire. 95 texte 247 20/09/11 17:13 Page 96 Si le malade est en capacité de communiquer, donc en capacité d’exprimer sa volonté, à condition qu’elle soit éclairée, sa volonté sera au centre de la discussion et de la décision. Il conviendra de respecter sa décision, celle-ci étant inscrite dans le dossier médical. Si le malade est dans l’impossibilité de s’exprimer verbalement ou non, la procédure collégiale avec la personne de confiance sera mise en place et débouchera sur une décision visant à respecter la personne. C’est un temps organisé, voulu, durant lequel l’objectif est d’avoir la vision la plus large possible de la situation et des réponses possibles. Ce temps sera un temps de parole vraie entre les différents acteurs (soignants, malade, familles, bénévoles…) en respectant l’intégrité des partenaires sans manipulation ni mensonge. (6) De cette maturation débouchera une décision sous l’autorité d’un référent qui permettra à cet acte de devenir consensuel et universel. Il devra être explicité et son annonce sera organisée auprès du malade. Même si la décision n’est pas la « bonne solution », cette solution sera celle qui apparaîtra comme la plus adaptée à un moment, à un malade, à une équipe. Bien sûr toute décision devra être réévaluée afin de vérifier les effets obtenus et à apporter d’éventuelles modifications. o Et l’orthophoniste ? Professionnel de santé intégré dans une équipe thérapeutique pluriprofessionnelle, il a toute sa place dans les discussions éthiques sur l’arrêt ou la modification d’un soin. Il nous est arrivé d’être questionné sur des problèmes qui dépassent nos compétences directes, notamment en matière de traitement de la douleur et des autres symptômes gênants (nausées, constipation, confusion et anxiété, troubles du sommeil, escarres…), mais aussi dans des demandes plus complexes telles que celles relatives à la mort et à l’euthanasie. Mais le soin d’orthophonie, tant en général qu’en particulier, peut faire l’objet lui-même d’un questionnement. En effet à quel moment le soin orthophonique peut-il être, doit-il être considéré comme utile, futile voire inutile ? A quel moment peut-on juger que notre traitement n’est pas déraisonnable, voire semblable à un certain acharnement ? Dans le cas particulier de l’alimentation, quels sont le moment et les conditions dans lesquels l’arrêt de l’alimentation per os et le recours à une alimentation artificielle seront préconisés ? Cette dernière fera également l’objet d’un ques- 96 texte 247 20/09/11 17:13 Page 97 tionnement éthique : l’alimentation et l’hydratation artificielle sont-elles considérées chez le malade en fin de vie comme un soin ou un traitement ? Le maintien de la communication orale et la mise en place de communications alternatives vont fréquemment faire l’objet de questionnement notamment lorsque l’état de la personne malade s’aggrave, lorsque la demande du patient n’est plus en adéquation avec notre plan de soins et lorsque l’entourage exerce certaines influences sur notre pratique. La relation et l’implication de la famille, si elles sont souhaitables, peuvent influer sur nos soins orthophoniques. (5) o Que reste-t-il à faire ? A l’instar des autres professions médicales et paramédicales, il nous semble utile de promouvoir, dans le cadre de la formation initiale des orthophonistes en liaison avec l’instauration du LMD, - des modules d’enseignement sur l’éthique, les règles légales et les principes moraux en vue de prendre en compte les valeurs de la personne malade dans sa globalité. Ainsi, cela permettra de mieux distinguer et analyser les dilemmes ainsi que les questionnements qui peuvent survenir lors de notre pratique et de nos soins, tant de manière individuelle que pluridisciplinaire. - de développer la connaissance, le cadre et les limites de la pratique palliative. Cette formation, au-delà de la formation initiale, pourra concerner la formation continue. o En conclusion Si à l’heure actuelle, la pratique orthophonique auprès de malades en soins palliatifs et lors de l’accompagnement de fin de vie est encore peu connue des orthophonistes et des autres professions de santé, nous continuerons à nous employer pour montrer que l’orthophonie a toute sa place dans la prise en charge de ces patients. Par notre écoute, notre disponibilité et notre spécificité de professionnel de la communication, nous avons une place privilégiée dans cette période si particulière tant à l’encontre des familles que des autres professionnels. Continuer de faire évaluer nos pratiques par une analyse et une adaptation, développer l’interdisciplinarité, continuer de mettre le patient au cœur du soin, sont autant de challenges que notre profession d’orthophoniste doit relever en respectant les contraintes légales, déontologiques, morales et éthiques. 97 texte 247 20/09/11 17:13 Page 98 REFERENCES (1). S.F.A.P (Société française de soins palliatifs et d’accompagnement). www.sfap.org (2). Programme de développement des soins palliatifs 2008 – 2012. www.sante.gouv.fr (3). BLANCHET, V. BRABANT, A. (2009). Les soins palliatifs : des soins de vie. Editions Springer (4). LEROND, D. BRABANT, A. (2007). Orthophoniste en soins palliatifs : quelles prises en charge ? L’orthophoniste, 272, 19-26. (5). LEROND, D. Orthophonie en Soins palliatifs : une prise en charge à trois ». Semaine médicale de Paris, Actes Entretiens de Bichat, Paris, 25 septembre 2010. (6). PERRIER, M. FONDRAS, JC. (2004). Soins Palliatifs. Editions Doin, Rueil Malmaison 98 texte 247 20/09/11 17:13 Page 99 Pour une orthophonie compréhensive au moment crucial du bilan. Introspection professionnelle ou positionnement éthique ? Agnès Witko Résumé Afin de pointer la composante éthique des actes professionnels d’évaluation orthophonique, le présent propos présente une réflexion en trois parties : (1) une affiliation avec des principes retenus dans la pratique médicale des médecins, (2) une inscription dans les récentes évolutions du monde du handicap, (3) enfin, une démarche spécifique au domaine du soin langagier, basée sur les principes d’intérêt et d’autonomie des patients suivis. Professionnel du soin et thérapeute, l’orthophoniste travaille de manière éthique par son regard porté sur autrui, par sa prise de responsabilité partagée avec les autres soignants, et par les valeurs qu’elle défend dans la société. Une introspection professionnelle au service de l’altérité sociale ouvre ainsi la voie à une conception de l’éthique assumée dès la mise en œuvre d’un bilan de langage. Mots clés : différence, vulnérabilité, responsabilité, droits, devoirs, solidarité. Promoting an ethical practice of speech and language therapy at the crucial stage of assessment Professional introspection or ethical positioning ? Abstract In order to focus on the ethical component of assessment practices in speech and language pathology, this article addresses three main issues: (1) an affiliation with the principles adopted by physicians in their medical practice, (2) a reference to recent developments in the field of disability, (3) finally, a specific approach to language therapy, based on principles of working in the interest of patients and of improving their autonomy. The speech pathologist is both a caregiver and therapist who works in an ethical manner through his/her unique perception of others, by taking shared responsibility with over caregivers and by the specific values he/she stands for in society. Professional introspection to the service of recognizing social “otherness” paves the way for a conception of ethics which is implemented from the early stages of language assessment. Key Words : difference, vulnerability, responsibility, rights, obligations, solidarity. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 99 texte 247 20/09/11 17:13 Page 100 Agnès WITKO Orthophoniste Docteur en Sciences du langage Responsable des travaux de recherche et chargée de cours à l’Université Claude Bernard Lyon1, ISTR Formation Orthophonie Courriel : [email protected] Q uelle profession singulière que l’orthophonie-logopédie, une double dénomination aujourd’hui disponible pour définir le vaste domaine de la Santé, du Handicap et du Langage dans l’espace européen ! On commence par un bilan, alors que cette pratique relève d’une démarche cognitive qui peut aussi consister à clore ou terminer une activité. On parle à des gens qui sont en difficulté ou même dans l’impossibilité de le faire. En effet, le moyen de communication le plus spontané et le plus habituel pour un être humain reste l’usage du langage verbal. Enfin, le langage n’appartient à personne, et l’orthophoniste se donne l’objectif insensé d’en faire son objet de travail, d’une part en visant un mieux-être chez toute personne atteinte d’un trouble de langage (pour cela il faudra être « patient » !), et d’autre part en cherchant une place dans le monde du soin et dans la société civile par la pratique de cette discipline. Profession aux prises avec les paradoxes, métier impossible, art ou science, un dilemme souligné notamment par Nespoulous (2009b, p. 9). C’est la mission démesurée de l’orthophoniste face à l’objet épistémique « Langage » qui nous interroge. Nous considèrerons ce terme comme un hyperonyme inclusif qui condense trois notions : le Langage proprement dit, la Communication, et la langue, système « LCl » par la suite. L’arrière-plan épistémologique et théorique du soin langagier reste complexe, pour le moins obscur sur certains plans. C’est pourquoi l’esprit critique et le libre arbitre, autrement dit l’analyse réflexive des cliniciens seront dorénavant convoqués pour approfondir un questionnement sur les pratiques de soin. Orthophonie compréhensive ? Positionnement éthique ? Rigueur disciplinaire ? Dans une volonté de placer le sujet soigné au cœur du dispositif thérapeutique, ces questions touchent les différents niveaux d’action listés en mai 1993 par le Comité Permanent de Liaison des Orthophonistes-Logopèdes de l’Union Européenne (CPLOL) : prévention et dépistage, évaluation intégrant bilan et pose d’un diagnostic, suivi orthophonique sur la base d’un projet thérapeutique coélaboré avec l’intéressé et son environnement, et enfin recherche sur les troubles du langage. Le présent propos cible le domaine central de l’évaluation et sera orienté sur les questions suivantes : à quels titres une réflexion éthique peut-elle 100 texte 247 20/09/11 17:13 Page 101 enrichir ce domaine et creuser des principes « de bon sens » déjà appliqués en clinique ? Comment pointer la composante éthique des actes professionnels dans une évaluation orthophonique ? Et plus pragmatiquement, comment l’orthophoniste se rend-il ou se rend-elle utile auprès des patients d’abord, et au sein de la société ensuite ? Si l’on considère l’éthique, provisoirement et très simplement, dans sa dimension d’attention à accorder aux personnes en général, et plus particulièrement à celles qui ne seraient plus en mesure de conduire leur propre vie, l’idée de « communauté éthique » se développe aujourd’hui à côté d’autres modèles, religieux et spirituels entre autres. L’orthophoniste fait partie des soignants qui reçoivent des personnes en difficultés et/ou en souffrance. Suite à une anomalie de développement, à une maladie ou à un accident, un individu va devoir réagir et s’adapter, seul, aidé par ses proches ou pris en charge par des structures de santé publique. Aujourd’hui, les circonstances de l’évaluation orthophonique se diversifient de manière déconcertante : le contexte de la naissance et du diagnostic périnatal n’a rien à voir avec celui d’un trouble des apprentissages, d’une maladie, d’une anomalie génétique, d’un défaut de développement, d’un accident brutal, d’un traumatisme affectif, ou du maintien d’acquis chez des personnes en fin de vie. Quelle que soit la problématique de soin, chaque clinicien devra développer une conception de la personne pour réguler son action autour de valeurs qui touchent au respect des êtres humains, dans des contextes extrêmement diversifiés tels que la participation au travail pluridisciplinaire d’annonce d’un handicap, le partage de questionnement sur l’intimité d’une personne déficiente mentale, la décision d’exclusion d’un collectif dans le cas d’adolescents présentant des troubles du comportement, la recherche de la meilleure solution possible en cas de perte d’autonomie et de dépendance d’adultes atteints de démence. Si l’héritage médical reste un ancrage majeur dans les disciplines paramédicales, les évolutions dans le champ du handicap contribuent largement à orienter les concepts et les pratiques du soin langagier. C’est pourquoi, nous présenterons d’abord des points d’appui issus de la filiation médicale, puis des retombées de l’évolution du monde du handicap, avant de développer un questionnement éthique focalisé sur le bilan et le diagnostic. o Le monde de la santé : une prise de responsabilité motivée par le devoir Avec le développement rapide des biotechnologies dans les années 70, l’émergence de la bioéthique a engendré des débats sur une prise de responsabilité nécessaire à propos de questions relatives au corps, à la vie, à la mort. Dans 101 texte 247 20/09/11 17:13 Page 102 l’extension de ces questionnements à la pratique médicale et à la médecine du quotidien, quatre notions sont apparues au premier plan des réflexions : la dignité de la personne, son autonomie, son intégrité et sa vulnérabilité1. Dans ses travaux sur les implications éthiques d’une démarche évaluative appliquée au domaine médical2, Aymé (2007) retient cinq principes : la bénéficience, la non-nuisance, l’autonomie, la justice et la fidélité. Principe focalisé sur le patient, la notion d’autonomie se différencie des quatre autres, orientés sur le médecin légitimé pour prodiguer de bons soins, encouragé à minimiser les désagréments, à traiter équitablement tous ses patients en veillant à partager les ressources de santé publique, et enfin à respecter ses engagements au prix de n’abandonner aucun de ses patients. A quelles conditions ces concepts et ces principes, porteurs d’une éthique de responsabilité, peuvent-ils être appliqués à l’exercice de l’orthophonie-logopédie ? Selon la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS, 1946)3, la notion même de santé est définie comme « un état de complet bien-être physique, moral, et social ne consistant pas seulement en l’absence d’infirmité ou de maladie ». Dans ses travaux, Canguilhem (2002, p. 89) la conçoit comme « une unité ordonnée des conditions d’exercice de la vie », avec ses risques d’insuccès dont la maladie. Malgré un bien-être vital, la vie d’un individu peut devenir insatisfaisante, problématique, difficile, insupportable, comme si le désordre prenait l’ascendant sur l’ordre naturel de la « normalité ». C’est ce qui peut se produire quand une personne, de sa propre initiative ou accompagnée par un proche, éprouve le besoin de comprendre ce qui ne va pas sur le plan langagier, et surtout de trouver des solutions pour remédier à ce problème. Une telle situation pourra concerner des enfants ou des adolescents incités à venir en consultation. Sur prescription d’un médecin, l’orthophoniste procède alors à un bilan. Complémentaire d’un diagnostic médical, le diagnostic orthophonique repose sur un avis clinique porté sur la plainte et l’état d’un sujet dont le comportement nécessite d’évaluer ses potentialités, ses difficultés, ses besoins et ses attentes sur le plan du langage, de la communication et de la maîtrise de la langue socialement dominante dans la société où cette personne évolue. Quelle est la visée de l’orthophoniste vis à vis d’un patient frappé d’un trouble langagier et atteint dans son capital symbolique, dans ses moyens de transmettre et de com1. Pour une synthèse, voir Mouillie, Lefève & Visier (2007), chapitre « De la morale et de la déontologie à l'éthique médicale », pp. 115-253. 2. En lien avec l'avis 57 du 20 mars 1998 du Comité Consultatif National d'Ethique intitulé : « Progrès techniques, santé et modèles de société : la dimension éthique des choix collectifs ». 3. Définition adoptée par la conférence internationale sur la santé, New York, 19-22 juin 1946, signée le 22 juillet 1946, entrée en vigueur le 7 avril 1948. 102 texte 247 20/09/11 17:13 Page 103 muniquer sa pensée, ses émotions, ses savoirs, et dans la partie de son identité personnelle inscrite dans sa langue maternelle ? Le langage donne de la matière et de l’assurance à la pensée ; il instaure une relation et une force au « soi pensant », qui peut alors dignement se mesurer à l’autrui généralisé (Mead, 1963), et cela en maîtrisant un ou des codes linguistiques partagés par des communautés socioculturelles. Afin de décondenser les phénomènes langagiers, pluridimensionnels dans leur essence, la tripartition « Langage, Communication, langue » est un premier palier descriptif pour mettre en avant trois axes de description et d’interprétation inter-reliés qui sont la neurologie, la psychologie et la linguistique, mais ce débat d’ordre épistémologique n’est pas l’objet du présent travail. Des travaux de recherche clinique répondent à des questions d’ordre scientifique et technique sur le bilan en orthophonie-logopédie (Coquet 2000 ; Estienne & Piérart, 2006 ; de Weck & Marro, 2010). Dans cette démarche d’investigation, quatre objectifs s’imposent : (1) affirmer la réalité du dysfonctionnement langagier par le regroupement de signes et de symptômes incluant une estimation du degré de sévérité, (2) faire une hypothèse diagnostique (ou la confirmer) par une description détaillée des signes cliniques et des symptômes en programmant des examens complémentaires si nécessaire, (3) orienter le projet thérapeutique et fixer des objectifs langagiers si besoin, (4) programmer une planification du suivi orthophonique. Selon ce point de vue, on ne traite pas explicitement la question suivante : quelle responsabilité est engagée quand l’orthophoniste réalise et restitue un bilan ? Celle de donner du sens à la plainte d’un patient ou à l’incompréhension de ses proches ? De préciser à quelle catégorie appartient le trouble de langage ? Ou de rechercher des explications sur le dysfonctionnement pour construire la meilleure prise en charge possible ? Souvent délaissée au profit de synthèses parfois « fourre-tout », force est de constater que l’interprétation orthophonique est loin d’être légitimée. La révolution médicale du XXIème siècle apporte des assurances dont il s’agit de faire bon usage, y compris dans des professions intermédiaires de santé telles que l’ostéopathie ou l’orthophonie. La rigueur et la complexité des évaluations logopédiques y trouvent des références solides afin de caractériser une anomalie langagière sous ses différentes facettes, guidant ces professionnels du paramédical vers une praxis évaluative qui pourrait s’envisager sur trois axes : une sémiopathologie du langage qui décrirait le statut pluriel du signe clinique, une comparaison des différentes formes de classifications pour investiguer les tableaux langagiers, et enfin une réflexion sur la notion d’« état de normalité » en ce qui concerne le langage, la communication et la langue (LCl). 103 texte 247 20/09/11 17:13 Page 104 Question de sémiologie : trouble du langage ou langage troublé ? Pierron (2011) expose deux types de modélisation médicale dont les cadres d’analyse répartiraient les troubles ainsi : celle des références à des catégories définies par des faisceaux de signes unifiés sous forme de tableaux cliniques (nosographies, classifications, sémiologie médicale, dictionnaires), et celle d’une approche individuelle centrée sur le sujet parlant, ses manifestations et ses modes d’extériorisation par le corps et par la parole (sémantique d’un discours du patient, témoignage, récit, plainte oralisée, narration d’un être au monde « différent »). Il s’en suit une possibilité d’interprétation des troubles du langage selon deux points de vue : d’un côté, une explication plutôt rationnelle, ancrée dans les savoirs biopsychosociaux des maladies et des troubles, où le signe indicateur de l’evidence-based medicine pourrait expliquer le dysfonctionnement biologique par une approche orientée sur la preuve scientifique (Matillon & Maisonneuve, 2007), et d’un autre côté une compréhension basée sur l’expression ambiguë et l’équivoque préservée où le signe indicatif emprunté aux préceptes hippocratiques permet de comprendre la singularité biologique et ce que le trouble fait vivre. Une vision mécaniste de la maladie et une médecine explicative centrée sur le « cure » s’opposerait ainsi à un art de comprendre et à une médecine compréhensive, orientée sur le « care ». Répondre à la question « qu’est-ce qui est malade ? » ou « quel trouble du langage est identifiable ? » relève de la démarche explicative alors qu’apporter une réponse aux deux interrogations « qui est malade ? » ou « comment qualifier ce langage troublé ? » contribue à le comprendre. Ce raisonnement conduit à une question de fond : l’orthophonie est-elle basée sur un processus hypothético-déductif ou sur une interprétation ? A l’évidence un équilibre s’établit entre ce que l’on peut mesurer ET décrire, comptabiliser ET qualifier, déduire ET interpréter. La pratique orthophonique s’inscrit ainsi dans une dialectique qui consiste à exposer précisément les dysfonctionnements tout en interprétant les défaillances du langage troublé dans ses répercussions sur la qualité de vie : intégration sociale, vie affective, mise en projet, réalisation professionnelle, etc. La recherche des causes n’est pas la priorité de l’orthophoniste. En revanche, le thérapeute du langage s’intéresse à l’homme vulnérable dans le sens où ce dernier peut être rejeté, exclu, oublié, laissé pour compte. Positionné clairement du côté du « care » et du « prendre soin », il s’agira d’exploiter les ressources de l’explication avec sa dose de positivisme et de rationalisme en l’orientant vers une compréhension ancrée inéluctablement dans des raisonnements constructivistes et relativistes. Prendre d’abord le temps de l’explication pour objectiver et comprendre ensuite un trouble décelé dans l’entièreté d’un questionnement diagnostique relève d’un compromis profitable à la fois au professionnel du soin et au 104 texte 247 20/09/11 17:13 Page 105 patient, dans la mesure où l’orthophoniste-interprète pourra accéder, dès le diagnostic, à des moyens d’action complémentaires destinés à une approche globale de la personne suivie. Un diagnostic orthophonique basé sur des nosographies et des symptômes idiosyncrasiques En retenant du grec la notion de « signe distinctif », le diagnostic médical est défini comme « l’acte par lequel un médecin, groupant les symptômes morbides qu’offre un patient, les rattache à une maladie ayant sa place dans le cadre nosologique » (dictionnaire Garnier Delamare, 2009, p. 245). Suit toute une liste de qualificatifs : diagnostic principal, relié, associé, étiologique, différentiel, ce dernier format est d’ailleurs largement appliqué en orthophonie, afin d’éliminer par le raisonnement des troubles voisins de celui que l’on cherche à identifier. Dès le début d’une investigation, la visée diagnostique serait ainsi amenée à préciser un « verdict » communiqué au patient. Dans le dictionnaire de la pensée médicale de Lecourt (2004, p. 328), on prend acte qu’une réalité est alors créée « en attachant un nom au faisceau de symptômes dont le patient cherche à se défaire ». Ici commencent le paradoxe et la possible prise de pouvoir du clinicien autorisé à placer le sujet soigné dans une catégorie pathologique. Cette opération de classification est à double tranchant car elle lie ce dernier à d’autres « cas » présentant ou ayant présenté les mêmes troubles. On sait que cet étiquetage peut aider à obtenir des droits ou une aide reconnue par la société, mais elle génère aussi des formes de stigmatisation. Selon Canguilhem, l’homme sain est silencieux, et « la santé n’est pas seulement la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux » (2002, p. 60). Comment rester discret si l’on est atteint d’un trouble du langage, si l’on perd ses fonctions d’expression et de communication, si l’on ne parvient pas à acquérir ou à maintenir certains apprentissages fondamentaux en langage oral ou écrit ? On cherche alors à connaître les raisons, à comprendre les conséquences, à trouver des solutions et des compromis pour développer son potentiel, augmenter ou conserver son autonomie, et malgré les nombreux obstacles, à assumer sa différence. Les conséquences sociales et culturelles d’un diagnostic sont aussi profondes que celles de ses connaissances biologiques et cognitives. Par conséquent, le rapport aux classifications demeure une question de société. Si l’on poursuit la comparaison avec le diagnostic médical, deux solutions coexistent : la première consiste à relever des manifestations essentielles partagées par les patients atteints d’une même maladie. Ce qui conduit à compiler les signes révélateurs dont la présence est requise pour affirmer un trouble et 105 texte 247 20/09/11 17:13 Page 106 poser un diagnostic. Dans ce cas précis, si l’on s’inspire de la démarche épidémiologique, on cherche implicitement à intégrer cette personne dans une population pathologique afin de suivre la progression de la maladie ou du trouble. Par ailleurs, on s’intéresse prioritairement à la réactivité au traitement et aux propositions de soin mises en œuvre, premièrement pour évaluer la perte de potentiel, et secondairement pour soulager la souffrance, l’angoisse, les désagréments, l’inconfort, etc. L’autre solution consiste à comprendre comment un individu répond à l’agression d’une maladie ou d’une transformation de son autonomie mentale, notamment dans le cas d’un dysfonctionnement langagier. On s’intéresse alors aux symptômes idiosyncrasiques, en relation avec la construction physique et psychologique du patient. On prend en compte la personnalité et la vie de la personne qui va se renfermer ou au contraire manquer d’inhibition, qui va se dévaloriser ou se poser des questions existentielles, qui va croire en l’avenir malgré tout ou transformer sa déception en désespoir solitaire. Conduisant à deux postures complémentaires, ces deux types d’investigations devraient concourir au même objectif : identifier le trouble dans une nosographie internationale ET dans une classification clinique pour mieux le soigner. Depuis des siècles, le modèle cartésien de la relation de cause à effet tient une place prépondérante dans le raisonnement clinique. Pour autant, l’activité dramatisée du sujet (Le Guillant, 1952, p. 92)4 cité par Clot (2000, p. 139) interpelle forcément l’orthophoniste qui s’aventure sur le terrain complexe des erreurs, des symptômes et des ressentis en lien avec une insécurité cognitive et psychique. Les catégories des taxonomies internationales (DSM-IV, Cim-10) reposent en grande partie sur des variables biologiques même si elles sont croisées avec des facteurs sociaux et culturels. En complémentarité, les classifications cliniques (Rapin & Allen, 1983 ; Chevrie-Muller & Narbona, 1996 ; Rondal & Seron, 1999) tentent de répondre à la question : quelle catégorie correspond le mieux aux symptômes décrits par le patient ? Selon Lecourt (2004, p. 333), l’expérience du sujet augmente de façon significative l’enquête menée par le clinicien dans son verdict et dans sa quête « du bon/de l’utile » versus « le mauvais/l’inutile ». La complémentarité entre la recherche de causalité et des propositions issues d’approches cliniques ont permis de jeter les bases de connaissances en neuropsychologie notamment (Van der Linden & Ceschi, 2008 ; Lacroix, Joannette & Bois, 1994). Dans cette deuxième logique, il s’agit de rester vigilant au fait que des caractères sociaux tels que le sexe, l’âge, et la classe sociale, ainsi que des paramètres psychologiques peuvent laisser la place à des préjugés ou à des arrière-pensées. 4. Le Guillant, L. (1952). La psychologie au travail, La Raison, 4. 106 texte 247 20/09/11 17:13 Page 107 Selon Lecourt (2004, p. 332), « chaque étape diagnostique révèle un aspect précis du patient et du processus pathologique », en témoigne la méthodologie de parcours diagnostique orthophonique mise en œuvre dans le test EVALO 2-6 par Coquet, Ferrand et Roustit (2009a). La recherche de compréhension et de certitude passe par les tests qui ont l’avantage de formuler clairement les objectifs et les mesures effectuées, avec la possibilité d’analyser et de discuter les résultats chiffrés. Les tests informatisés apportent en plus une fiabilité dans la collecte et le traitement des données. Il n’empêche que les outils technologiques décrivent une réalité partielle ; de plus ils sont tributaires des décisions et des imperfections du raisonnement humain qui les a conçus. L’ordinateur n’est pas là pour remplacer le clinicien, mais pour l’épauler dans le recueil de données, le traitement numérique et une synthèse de résultats sous forme de profil5. Ces éléments nous amènent à conclure à la nécessité d’une méthode diagnostique diversifiée et critique. Des questions soulevées en orthophonie par la réflexion éthique sur le diagnostic médical La réflexion médicale sur le diagnostic a la spécificité d’être relative à des maladies ou des troubles précis, présentés sous forme de tableaux sémiologiques. Cependant, Lecourt (2004) apporte des éléments d’une méthodologie diagnostique plus générale et soulève trois questions. La première est liée à la veille sanitaire concernant l’évolution des maladies : dès qu’une population à soigner augmente, un risque de dérive existe sur l’intrication de facteurs culturels et sociaux en lien structurel avec l’évolution de la société. Il est connu que la pratique médicale contribue à produire les troubles qu’elle dépiste et qu’elle est supposée soigner. Des pratiques qui s’étendent doivent poser question, y compris dans une discipline paramédicale telle que l’orthophonie soumise à la régulation d’instances publiques telles que l’Assurance maladie, la Haute Autorité de Santé, ou la Direction Générale de l’Offre de Soin. La deuxième question souligne le repérage de « populations à risque » en fonction de critères biologiques, sociaux et culturels. On admet que la lutte contre des anomalies génétiques, sources de déficiences sévères, est la raison d’une vigilance accrue dans le suivi prénatal. Pour autant, que penser des raisonnements sur des indicateurs de risques systématiquement établis par les instances de santé publique et repris sous différentes formulations dans l’information diffusée au sein d’associations ? Ces indicateurs prennent le statut de 5. Pour exemple, consulter les tests Exalang 11-15 ans (2009), Phonolec (2011). 107 texte 247 20/09/11 17:13 Page 108 « signes d’alerte »6 et deviennent de nouveaux repères de décision. Afin de les intégrer, deux conditions s’imposent aux professionnels de première ligne que sont les orthophonistes : s’assurer de la fiabilité des sources et croiser les analyses sur l’application de telles préconisations. Selon Aymé (2007), une pluralité de discours (éthiques, prophétiques, narratifs et institutionnels) contribue à brouiller les pistes et à entretenir des contradictions. Par exemple, les objectifs de bénéficience et de justice du médecin ne sont pas forcément en phase avec le droit d’autonomie des personnes soignées ; de même que la fidélité d’un praticien à ses patients peut être en contradiction avec les principes d’équité et de justice. Enfin, la question de la restitution du diagnostic se pose de façon prégnante. Dans la médecine hippocratique, le réconfort et la protection du malade passaient par l’entretien de l’espoir de guérison, et la non-révélation des signes cliniques négatifs, avec l’argument que l’avenir de la maladie n’était en aucun cas accessible, et que l’on ne pouvait pas prédire son évolution. Les temps ont changé. L’évolution des mœurs et des mentalités a abouti, dans les années 1960, à une toute autre posture : celle d’une franchise qui favoriserait la confiance à l’opposé du mensonge qui isolerait le patient et le laisserait seul face à son problème. Néanmoins, l’imprécision et l’incertitude non assumées par les cliniciens lors de l’explication du diagnostic questionnent sur les limites et la transparence de l’information « éclairée » destinée au patient, paradoxalement peu éclairante et peu lisible dans certains cas. Une vigilance particulière doit exister à ce niveau afin de limiter l’errance thérapeutique de patients qui ne saisissent pas ce qui se passe, de familles qui ne comprennent pas comment on soigne leur enfant ou leur parent, ou bien pourquoi ces derniers ne sont pas suivis. Afin d’éviter les deux excès de surmédicalisation ou de banalisation, et dans le but de prévenir la démotivation ou le désinvestissement d’enfants en échec à l’école, d’adolescents en rupture de lien social et d’adultes dépossédés de leurs projets et de leurs rêves, l’orthophoniste pourrait faire preuve d’une « sagesse pratique », ou phronesis, notion empruntée par Benaroyo (2011) à Aristote et définie comme « une disposition pratique, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour être un être humain »7. La solution n’est jamais prête à l’emploi, elle est souvent complexe. Le clinicien doit réinventer ce qu’il faut faire sans maîtriser forcément la situation. Toute proportion gardée avec la prise de décision médicale, il existera toujours une part de doute et d’inconfort à respecter les normes des référentiels d’évaluation et ce que 6. Rapport d'expertise Inserm sur la dyslexie (2008) ; plan ministériel Autisme (2008-2010), et dans de nombreuses fiches d'information concernant les maladies rares. 7. Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1979, VI, 5, 1140, B, 20. 108 texte 247 20/09/11 17:13 Page 109 donne à voir tel ou tel patient, souvent très progressivement et très subtilement. Si l’envergure éthique de cette vertu est repensée en lien avec nos pratiques, elle pourrait contribuer à ouvrir des nouveaux chemins vers la clairvoyance en orthophonie. C’est précisément ce que les personnes « anormales », limitées, décalées, en retard, et socialement reconnues « handicapées » nous apprennent dans nos suivis thérapeutiques : ouvrir les yeux et regarder la société dans la diversité des êtres humains qui la composent. o Le monde du handicap : la défense des droits de l’homme et du citoyen Partant du postulat selon lequel « il n’y a pas deux mondes, celui des valides et celui des handicapés », les travaux de Fougeyrollas et al. (1998) ont contribué d’abord à refléter le caractère dynamique et continu du concept de handicap, et parallèlement, à dépasser le paradoxe suivant : comment être citoyen en exerçant ses droits et ses devoirs, alors que la vie impose une situation d’infériorité, source d’injustice ? L’évolution des normes internationales, des représentations sociales du handicap et de la représentation politique des personnes handicapées va aller dans le sens d’une prise en compte de la différence en termes de vulnérabilité et de limitation d’activité. Vulnérabilité et protection des personnes handicapées Depuis les années 1970, les droits de l’homme reviennent en force, notamment dans les règles de l’égalisation des chances des handicapés qui datent seulement de 1983. Partant du constat de grande vulnérabilité, relative à des causes biologiques, sociales ou culturelles la Déclaration d’Helsinski (1975) avait déjà mis en avant l’idée d’être particulièrement attentif aux personnes qui ne peuvent se protéger elles-mêmes du fait de leurs maladies, troubles, déficiences, et autres fragilités existentielles qui touchent profondément l’être au monde. En référence aux travaux de Rioux (1997), l’approche individuelle, biomédicale et fonctionnelle du handicapé laisse progressivement la place à une théorisation d’un modèle social du handicap qui ne va cesser de se développer avec deux variantes : (1) une approche environnementale avec un contrôle accru de la personne handicapée sur les services et soutiens que la société apporte ; (2) une approche politique non discriminative et non ségrégative des droits pour donner accès à une pleine citoyenneté aux individus les plus démunis et les plus vulnérables de la société. Les concepts orientés sur soi, tels que l’autonomie et la dépendance sont désormais appréhendés de l’extérieur par le regard de la société elle-même, en termes de dignité et d’intégrité physique et mentale. Selon ces principes, une « cohérence de vie » se dessine dans une histoire ins- 109 texte 247 20/09/11 17:13 Page 110 crite dans des environnements sociaux qui évoluent et qui peuvent s’adapter aux besoins et attentes des plus faibles et des plus démunis. Le souci et l’attention du spécialiste de la communication vis à vis de son patient pourrait alors se déployer dans deux directions : d’une part mobiliser la relation établie avec ce patient-là pour que la thérapie langagière s’inscrive dans l’histoire de vie du patient (Gayon, 2000), et d’autre part tenir compte des rapports subis par les personnes atteintes de troubles du langage au sein de la société. L’objectif est de s’attacher à expliquer les contraintes inhérentes aux troubles langagiers : prendre le temps de défendre la pratique d’une langue maternelle pour développer la compréhension au-delà des mots, insister sur l’incidence vicieuse de la surcharge cognitive, en cas de troubles structurels du langage chez un enfant qui sera en grande difficulté pour comprendre et retenir des consignes touchant à la vie courante, argumenter sur le maintien d’une personne dans un lieu de vie pour conserver des repères de communication dans des situations routinières du quotidien, participer au soutien des proches et des aidants pour préserver les relations affectives et sociales d’un adulte aphasique. Les histoires de vie atypiques sont toutes plus poignantes les unes que les autres, d’autant plus quand des soucis de santé vont surprendre tout un chacun. Partir des ressources et des contraintes environnementales et considérer sur un même plan une maladie ou un trouble sont deux axes développés dans la Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF, 2002). Limitation d’activité, participation et rôles de l’environnement Sous l’égide de l’Organisation Mondiale de la Santé, la Classification Internationale des Maladies (CIM), la Classification Internationale des Handicaps (CIH) et la Classification Internationale du Fonctionnement (CIFHS) sont devenues des canevas de références incontournables pour l’orthophoniste qui s’intéresse aux impacts psychosociaux des déficits cognitifs dans le quotidien de situations de vie (Witko, 2008). La 10ème version de la CIM (CIM 10, 19461990) fait référence à des listes de signes disponibles et explicites, avec l’idée que l’on a affaire à des formes stables, figées pour un temps donné. Pour remédier à l’insuffisance de ces inventaires, les outils d’analyse des symptômes ont évolué et un nouveau cadre nosographique a donné naissance à la Classification Internationale des Handicaps (Wood, CIH-1, 1980)8 qui différencie la maladie ou le trouble, de la déficience (impairment), de l’incapacité (disability), et du désavantage (handicap), rendant compte ainsi de trois niveaux d’expérience du 8. La CIH devient ensuite la ICIDH = International Classification of Impairment, Disabilities and Handicaps, ou CIDIH, Classification Internationale des Déficiences, des Incapacités et des Handicaps. 110 texte 247 20/09/11 17:13 Page 111 handicap. Quant à la CIFHS (2002)9, elle s’intègre dans une vision systémique des causes : des facteurs de risque vont attaquer un système organique qui va subir une altération de structures ou de fonctions (déficiences), réduisant ses capacités ou générant une incapacité, produisant une situation de handicap, augmentée ou atténuée par des facteurs environnementaux, entre autres par les habitudes de vie de la personne et par ses exigences. Ce qui a pour conséquence de mettre au premier plan un corps « en fonction » par son activité et sa participation dans différentes situations de la vie. Complété par des informations contextuelles et diagnostiques, un questionnaire clinique conduit à une évaluation à visée écologique dans quatre domaines : activité dans un environnement standard, avec et sans aucune assistance ; participation dans une situation de la vie réelle et dans son cadre de vie habituel, avec et sans aucune assistance. Dans ces situations singulières, les signes cliniques sont hiérarchisés et conçus comme des cascades d’événements qui vont découler les uns des autres et se déterminer les uns vers les autres (Wirotius, 2006). Cette conception des évènements en système hiérarchique dynamique participe à une approche éthologique de la communication et rejoint par certains aspects des concepts d’une approche phénoménologique et herméneutique telle que Kemp (2011) l’expose. Cet auteur oppose les lois et les régularités des Sciences de la Vie et de la Nature (SVN) aux histoires singulières qui ne se répètent pas et qui seraient davantage prises en compte en Sciences Humaines et Sociales (SHS). Appliquées à ces dernières, les méthodes empiriques des SVN se donnent l’objectif de visiter des tableaux cliniques afin de mieux expliquer leurs causes, et corrélativement de mieux comprendre les effets sur le patient, avec l’idée de « réintégrer le diagnostic et le traitement médical dans une compréhension totale de ce qui est en jeu pour le malade, pour sa vie non seulement biologique, mais personnelle et sociale » (Kemp, 2011, p. 22). Autrement dit, il s’agira de se soucier de la personne malade, et non pas de la considérer comme un robot, ou un humanoïde, ou pire encore comme un objet d’expérimentation, mais comme un être vivant en chair et en os, reconnu dans la relation de symbolisme, d’affectivité et de réciprocité inhérente à toute vie humaine sociale. « Un corps humain peut agir et souffrir. Et ni l’action, ni la souffrance ne peuvent être comprises comme des processus matériels ou des fonctions techniques » (ibid., p. 25). L’action, de même que la souffrance ou la détresse, sont des processus ou des incidents temporels vécus de l’intérieur par quelqu’un. La seule explication par des causes qu’on peut observer, enregistrer et déterminer de l’extérieur ne suffit 9. La CIFHS est souvent abrégée CIF. 111 texte 247 20/09/11 17:13 Page 112 pas. En orthophonie, le véritable défi d’un bilan consiste alors à mieux décrire les manifestations des troubles pour proposer des actions thérapeutiques adaptées au problème à traiter. Même si des arborescences sont aujourd’hui disponibles dans des parcours diagnostiques (Coquet, Ferrand et Roustit, 2009a), un vaste champ de recherche clinique est ouvert pour mieux relier l’action diagnostique à une hiérarchisation des objectifs de soin. Si la morale spontanée de l’homme d’action tend vers le bien, un questionnement sur les moyens d’action au service du « devoir soigner » s’impose : quels rapports établir entre des principes communs à disposition dans la société et dictés par divers cadres (politique, déontologique, scientifique), et des valeurs morales qui guideraient l’agir orthophonique au titre d’« intérêts supérieurs » ? o Des principes éthiques nés du regard porté sur autrui Les préoccupations éthiques sont toujours réparties entre des choix collectifs et des adaptations singulières en fonction des individus et des contextes. Extraites d’une charte établie par le CPLOL et d’un texte produit par le Comité National des Références Déontologiques pour les pratiques sociales (CNRD), des références intra- et extra professionnelles répondront au premier objectif. En complément, des problématiques particulières seront traitées pour mettre en évidence la complexité des choix et des démarches personnelles qui incombent à l’orthophoniste, professionnel du soin10 et thérapeute. Un professionnel du soin langagier responsabilisé Des valeurs soulignées en interne par les instances professionnelles Dans la Charte éthique professionnelle établie en mai 199311 par le CPLOL, deux principes sont mis en exergue afin de préserver les droits du patient et de respecter le secret professionnel : d’une part la responsabilité personnelle et celle qui est dédiée aux patients, collègues et public ; d’autre part, la confidentialité qui implique une posture de précaution et de vigilance dans l’utilisation des renseignements médicaux à titre de recherche. Dans ce texte, la responsabilité se conçoit sur la base d’une qualification, d’un niveau de compétences et d’une continuelle progression des connaissances qui devraient garantir le meilleur soin possible en termes de qualité et d’efficacité. Comment proposer le maximum et le meilleur pour aider un patient à lutter contre une maladie, contre 10. Un compromis de traduction/transposition qui renvoie au terme anglais « caregiver », impossible à traduire. 11. Dans la commission prévention du CPLOL du 21 octobre 2000 sont précisés les principes de consentement, de respect des droits humains et de la vie privée afin d'améliorer la qualité de vie et de faire suivre les actions de dépistage ou de prévention de moyens adaptés en termes de diagnostic et de prise en charge. 112 texte 247 20/09/11 17:13 Page 113 les effets d’un accident, les conséquences d’un handicap, pour rétablir et faire évoluer favorablement vers un « mieux »-ressentir, -être, -comprendre, -s’exprimer, -apprendre tout au long de la vie ? A chaque prise en charge, le soignant devra réunir le maximum de connaissances et d’expériences récupérées par ses actions auprès d’autres sujets, appliquées et adaptées au cas présent. La connaissance de la bonne solution sera prouvée par les résultats dans la réalité de la relation soignant/soigné. La conduite professionnelle du thérapeute devra tenir compte des principes moraux, légaux et sociaux de la société dans lequel il exerce, mais il devra surtout faire preuve d’une intégrité et d’une indépendance morale et financière, au-delà de toute compromission pouvant l’impliquer dans une orthophonie « marchande », dans le sens où des intérêts autres que ceux des patients suivis seraient publiquement dénoncés. En veillant à éliminer tout critère de discrimination et toute dérive vers des relations personnelles, la responsabilité envers les patients s’engage sur l’objectif de leur produire un bienêtre à long terme, en exerçant personnellement les actes de soin ou, à défaut (et en accord avec la déontologie professionnelle), en organisant une supervision appropriée en cas de délégation de soin à un collaborateur, à un remplaçant ou à un étudiant. La responsabilité envers des collègues s’organise autour de trois pôles : relais, partage et solidarité, l’ensemble des orthophonistes servant la même cause, celle d’une meilleure légitimité professionnelle au service d’un « bien faire » auprès des patients et d’une crédibilité accrue de notre discipline. Enfin, la responsabilité auprès du public repose sur les multiples partenariats que les orthophonistes mettent en place aujourd’hui au cœur même de la société civile. La qualité des sources d’information et des circuits de communication sont les deux clés de la fiabilité de l’information transmise et relayée auprès d’instances de santé publique ou de collectifs (associations, fondations, laboratoires de recherche, etc.). En se confrontant en permanence à l’intimité du patient et de sa famille12, dans une pratique libérale ou au sein d’une équipe thérapeutique, l’orthophoniste a ainsi connaissance de faits et de paroles de nature privée et confidentielle. Quel que soit le contexte, le secret professionnel13 répond à deux nécessités : (1) ne pas nuire au malade en divulguant des éléments de sa vie personnelle ; (2) rendre possible la confiance que doit avoir le patient envers son thérapeute. Cette confiance, et les propos qu’elle peut entraîner, constituent la base de la relation médicale ainsi qu’un gage d’une meilleure qualité de travail. 12. Stipulé dans le livret réglementaire diffusé par la Fédération Nationale des Orthophoniste à l'adresse : http://www.orthophonistes.fr/upload/060220062213Livret.pdf. 13. Régi en France par l'article 226-13 du Code Pénal. 113 texte 247 20/09/11 17:13 Page 114 Quant aux directives éthiques pour la recherche14, elles reposent sur des textes officiels. Elles impliquent d’une part une information explicite et transparente, et d’autre part le consentement éclairé du patient ou de son représentant légal, avec accord écrit de préférence et possibilité d’interrompre la collaboration et l’engagement à tout moment. A ce propos, Sicard (2006) met en garde sur les documents passe-partout, les objectifs flous, les protocoles peu explicites, d’autant que le consentement rendu « obligatoire » interroge sur le « véritable » vouloir du patient ! Le manque de précision et d’individualisation semble contrarier l’impératif de clarté et de personnalisation des informations, soumises à d’autres contraintes et d’autres diktats institutionnels dans les services de soin. Des valeurs prescrites en externe dans des cadrages du médico-social Le CNRD propose un texte qui s’appuie sur le principe de solidarité centré sur l’intérêt des usagers et basé sur l’engagement des acteurs de l’action sociale. Ces derniers sont évalués sur leurs capacités de collaboration et de prise de responsabilités mutuelles qu’ils sauront développer. A partir de ces grands axes, la déontologie institue un rapport à la loi, dans le sens où celle-ci garantit une mission de service public relayée par le secteur associatif, concrètement réalisée sous forme d’une charte d’association. Les acteurs de l’action sociale, ils s’engagent de manière résolue à respecter l’histoire et l’autonomie des usagers, sans se substituer à eux, dans le profond respect de leur intégration physique et de leur dignité. Leur action principale concerne l’apport d’informations sur les droits et recours, provoquant parfois une dilution des pratiques de soin dans les objectifs éducatifs. Ils sont tenus d’évaluer leur activité dans un souci de qualité du service rendu, et en assurant des compétences sans cesse renouvelées pour interroger en permanence le sens et le bien fondé de leur action en termes de respect du secret professionnel, d’obligation de discrétion dans le traitement des informations, et cela d’autant plus que les nouvelles techniques d’information/communication via Internet sont mobilisées. Un devoir de vigilance supplémentaire est requis afin de surveiller si les enjeux, les logiques, les outils et les modalités de mise en œuvre des moyens obéissent aux règles déontologiques et aux valeurs éthiques associatives, dans une prise en compte de la continuité du projet de vie et dans l’intérêt supérieur de l’usager. Dans cet esprit et dans une optique de management au service de la solidarité collective expérimentée dans le social et le médico-social, Nillès (2001) 14. Loi du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés. 114 texte 247 20/09/11 17:13 Page 115 assimile l’éthique à « une réflexion qui vise à déterminer le bien-agir en tenant compte de contraintes relatives à des situations déterminées »15. Il développe deux objectifs : d’une part la volonté de bien faire, et d’autre part l’analyse du processus de décision dans des situations qui posent problème. Cette approche retient cinq vertus comme « dispositions à agir » : la justice, le courage, l’altruisme, la prudence et la tempérance. Basée sur la technique des scénarios et sur des principes d’autoévaluation, cette démarche d’analyse de l’éthique professionnelle se projette dans les processus d’aide à la décision. En partant de situations-problèmes, comment l’éthique intervient-elle positivement dans le partage de valeurs communes au sein d’un collectif de travail, et plus particulièrement dans la gestion de crises ? Que penser et que faire devant cette prolifération de normes, de conseils et même de techniques destinés à la promotion de pratiques professionnelles éthiquement correctes ? Une posture de vigilance éthique fondée sur le point de vue du patient Selon Aymé (2007), tout choix clinique est à relier à un contexte : type d’institution, modes de financement, compétitivité et légitimité des champs professionnels, moyens technologiques, motivation du patient et de sa famille, etc. Ces éléments pèsent sur les choix cliniques et éthiques. Dans l’idée d’adopter une position de « vigilance éthique » (Bonjour & Corvazier, 2008), nous relaterons simplement des pratiques sociales qui questionnent des présupposés, des conditions ou des arrangements institutionnels et qui renvoient inexorablement aux émotions humaines impliquées dans ces situations. Premier contexte : celui des adolescents qui n’ont pas la possibilité de poursuivre leur scolarité en collège et qui doivent accepter une orientation en Institut Thérapeutique, Educatif et Pédagogique16. C’est le cas de Flavien, âgé de 14 ans et demi quand il rentre en ITEP. Lors de la restitution du bilan orthophonique, motivé par sa lenteur en classe et l’échec scolaire, son père fait la remarque suivante : « Il a eu de l’orthophonie en CE2, mais cela n’a servi à rien. Vous voyez où il en est ». Agé de 12 ans lors de son admission, Mohamed ne sait pas lire et vit très mal cet échec. Afin de mieux cerner ses difficultés et ses potentialités, il est reçu en bilan. Lors d’un échec à une passation de test, il s’énerve violemment et menace l’orthophoniste en s’écriant : « Vous devez 15. document consulté sur le site socrate http://www.socratesonline.com, le 26/07/11 . 16. Décret n°2005-11 du 6 janvier 2005 qui définit les ITEP - Circulaire interministérielle n°2007-194 du 14 mai 2007 relative aux instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques et à la prise en charge des enfants accueillis. 115 texte 247 20/09/11 17:13 Page 116 m’apprendre à lire ! ». Agée de 13 ans, Jeannette est déscolarisée quand elle est accueillie à l’ITEP. Un bilan orthophonique lui est proposé pour évaluer ses capacités d’accès à l’écrit. Elle vient à un rendez-vous sur trois et met en échec le cadre de l’évaluation, alors qu’elle se montre tout à fait engagée quand elle honore le rendez-vous et profite pleinement de la passation de tests. Dans ce contexte particulier, quel sens donnera l’orthophoniste au bilan et au diagnostic ? S’agit-il d’accepter la détresse des adolescents au détriment des tâches formatées pour mesurer leurs capacités et incapacités ? Ou au contraire de conduire une évaluation structurée sur des tâches cognitives ? Comment le rapport interpersonnel adulte/adolescent va-t-il se nouer pour faire ressortir les potentialités et les points d’appuis ? Une éthique qui se perdrait dans les méandres de la détection et des mesures d’inaptitudes ou d’incapacités, autrement dit qui pose implicitement des conditions sur le rendement humain et la productivité, serait limitée à rattraper un niveau et à combler des lacunes. Sans négliger l’importance des mesures et des résultats quantitatifs, il sera plus judicieux de développer des équilibres entre une pratique d’évaluation rationnelle et une orthophonie compréhensive qui tiendra compte de la trajectoire de ce jeune meurtri dans ses premiers espoirs pour prouver sa valeur aux yeux de ses pairs et de ses parents. Dans ce cas particulier, c’est le dialogue qui se joue lors du premier contact entre l’orthophoniste et le jeune qui est fondateur du lien à venir et qui fait naître l’engagement mutuel. Deuxième contexte : celui d’un adulte atteint d’une aphasie due à un accident vasculaire cérébral. Benaroyo (2011) démontre comment la maladie perturbe gravement la continuité de vie de cette personne et contrarie son histoire. Transformer son cadre de vie l’aidera à s’adapter à sa nouvelle condition d’être au monde. L’anamnèse sera alors un moment privilégié pour approfondir les thématiques suivantes : le style de vie du patient, ses projets, les conflits et tensions dans son existence, l’engagement de son corps et de son mental dans ce combat, l’aménagement du temps et de l’espace vital à l’occasion de cette maladie, la mise en jeu de son existence à travers ce trouble, la modification du réseau de relations sociales, etc. C’est la proposition clinique de Kerlan (2010) qui considère comme un soin, l’anamnèse co-construite par le patient et l’orthophoniste. Au cours du dialogue qui s’installe lors du premier contact, le soignant devra d’une part assumer le moment de déséquilibre instauré par sa double posture de thérapeute et de sujet, et d’autre part exploiter le récit du trouble. Accueillir la vérité et la liberté du patient en lui demandant d’expliciter sa vision et sa demande du soin tout en se donnant des objectifs met en avant la double capacité du soignant : celle de mettre en scène une histoire qui fait sens pour le patient, et celle de SE mettre en scène pour que ce dernier vive la réédu- 116 texte 247 20/09/11 17:13 Page 117 cation comme une partie de son histoire de sujet qui rencontre un jour, un ou une orthophoniste. L’histoire sociale dans laquelle chaque praticien est inscrit rencontre alors celle de son patient (Lewik-Deraison, 2010). Une démarche diagnostique intégrative consiste à articuler trois points de vue : une analyse neurocognitive du langage, une approche psychologique de la communication et une description linguistique de la langue. Selon notre conception de l’évaluation et du bilan éclairée par une vision herméneutique (Benaroyo, 2011), et afin de comprendre les multiples facettes du langage défaillant, la place donnée au « trouble » est définie dans un jugement orthophonique circonstancié (le moment du bilan), narrativisé (l’histoire du sujet), et technicisé (les tests et autres outils d’évaluation dépouillés minutieusement par l’orthophoniste). L’objectif est d’élaborer un projet de soin orthophonique, dans un double registre technique et narratif : technique pour compenser et aménager la perte ou le manque d’apprentissages, et narratif pour maintenir ou rétablir un flux temporel orienté vers le futur. Tout cela pour que le patient et sa famille gardent ou reprennent confiance en eux, en la vie et dans le monde du soin qui les entoure. La question des finalités complexes du soin orthophonique doit être tournée vers l’avenir de son patient, à court, moyen ou long terme, selon les cas. Ce qui impose une posture d’ouverture, propice aux transformations, mutations, et autres restaurations « d’une présence au monde confiante orientée vers un nouvel état de santé » (ibid, p. 190). Par des choix cliniques, on répond à des questions-clés : quelle conception de l’humain veut-on défendre dans une évaluation ? Quelles valeurs cherche-t-on à reconnaître et à faire valoir ? En quoi ce choix va-t-il guider l’action thérapeutique ? A la suite de Sicard (2007), et dès le moment déterminant du bilan, concevoir une pratique de soin orthophonique dans une démarche éthique suppose de se centrer sur le point de vue du patient en termes d’intérêt et d’autonomie : quel est l’intérêt propre à ce patient-là ? Quelles contraintes peut-il supporter ? Que recherche cette personne pour aller mieux, se sentir bien, vouloir progresser, se sentir moins dévalorisé, moins utilisé, être plus autonome ? Prendre en compte la réalité du patient passée, présente et future devient une priorité. Quant à l’autonomie, elle sera appréciée différemment par le patient et le thérapeute qui n’en ont ni la même vision, ni la même expérience. Penser l’autonomie pour autrui sans lui conférer de place ou de marge de décision relève d’un pseudo-objectif soignant limité dans ses intentions et dans ses effets. Dans ces conditions de respect des intérêts et de l’autonomie propre à tout être humain, comment aider un patient à dépasser son statut d’infériorité et sa perte de confiance ? Comment tenir compte de sa culpabilité secondaire à 117 texte 247 20/09/11 17:13 Page 118 une perte de moyens cognitifs ? Quels moyens se donner pour l’aider à repousser la tentation de ne plus penser pour oublier son vécu d’humiliation, d’annulation, de condescendance, de pitié, et sa condition de patient devant accepter les limitations de sa capacité à agir ? Avec Canguilhem (2002), nous pensons que le sujet est apte à réagir et même à produire des « normes » différentes de celles de ses évaluateurs habilités par la société. Qu’il s’agisse de l’orthophoniste ou de tout autre praticien, un acte éthique d’évaluation revient à exercer pleinement sa responsabilité de soignant. Au lieu de déléguer à des instances supérieures, chaque soignant est à même de penser par lui-même ses prises de décision, le moteur de l’acte soignant. A lui ou à elle de mutualiser la lourdeur des questionnements qui touchent à l’intimité des patients au sein de divers collectifs : formations, lieux d’enseignements, séminaires de recherche ou de supervision, commissions de travail des syndicats professionnels, etc. Ces lieux permettent de débattre et de tricoter un maillage professionnel, autrement dit des filets conceptuels et notionnels aux mailles plus fines, plus serrées et plus solides, pour remettre en cause et concevoir des pratiques de soin langagier renouvelées. Limites de l’engouement pour l’éthique Médiatisés, légalisés et recommandés, les principes s’usent avant d’être pratiqués. Le tumulte éthique doit nous interpeler, la pluralité des discours sur le « bien soigner », « bien accompagner » aussi. Une logique de la bonne conscience, focalisée impérativement sur la « bonne » décision ou le « bien » agir pourrait décevoir. L’éthique n’est pas un nouveau militantisme, mais une nouvelle forme d’introspection professionnelle et interprofessionnelle. Dans le cadre du bilan orthophonique comme dans d’autres contextes d’évaluation, si l’intérêt propre du patient prime sur tout autre critère, ne peuton pas s’interroger sur certaines dérives ? Le testing exagéré que subissent certains patients, et notamment les enfants, renvoie à des pratiques d’évaluation invasives et intrusives, détournées de leur objectif initial. La participation à des protocoles de recherche sans aucune restitution aux familles est souvent relatée par des parents d’enfants dyslexiques ou dysphasiques. Pourquoi l’équation administrative « bénéfices/coût/risques » n’est-elle pas appliquée de manière personnalisée alors que ces familles font alliance avec les professionnels de santé ? Par ailleurs, faut-il négliger les fréquentes non-réponses des services de santé aux familles et aux parents paniqués face à la prise en charge au quotidien d’un enfant autiste ? Faut-il ignorer ou minimiser la détresse d’un conjoint perdu devant les réactions d’une personne aphasique ou encore le désespoir d’enseignants ou d’éducateurs, impuissants dans leurs pratiques devant des symptômes spectaculaires ou provocants ? A différents 118 texte 247 20/09/11 17:13 Page 119 niveaux, ces personnes vivent l’angoisse, l’échec, le stress, la désillusion, autant de sentiments négatifs qui n’évoluent favorablement, et à l’avantage des personnes suivies, que si des équipes de soin s’engagent dans l’explication et l’aide à la compréhension des processus défaillants. Puisque les faits engagent inévitablement des valeurs, une approche introspective et éthique en quête du bien et du meilleur devra aborder des questions qui dérangent, bousculent les certitudes et stimulent l’auto-évaluation : quels sont les risques acceptables en situation d’accompagnement orthophonique ? Les choix regrettables ? Les responsabilités difficiles à assumer ? Comment évaluer les effets secondaires négatifs d’une rééducation ? Sans se contenter d’une neutralité bienveillante ou tomber dans une révolte passionnée, l’exaltation éthique rapportée par Sicard (2006) provoque des prises de conscience. A l’aube du XXIème siècle, l’expertise médicale se caractérise par un certain éparpillement de l’humain soigné par fragment, un accès au soin de plus en plus problématique, et un discours contradictoire sur des choix de société. En dénonçant des contradictions et des effets méconnus d’une bioéthique inscrite dans les déclarations d’intention, dans des lois et des normes malgré tout discutables, Sicard propose une conception de l’éthique basée sur « une résistance à l’indifférence et à la routine ». Il attire notre attention sur une dignité ontologique et incite à un changement de regard sur autrui : « soyons simplement des humains ayant simplement le sentiment que la bioéthique est la conscience de la vulnérabilité de l’autre, et que cette vulnérabilité nous oblige, simplement parce qu’elle est à la source d’un sentiment de responsabilité pour celui qui la constate » (2006, p. 35). Dans ce cas, quel peut être l’intérêt de s’interroger sur « la potentialité de l’homme » ? Comment cette question en particulier peut-elle répondre à des ambitions éthiques ? Plus concrètement, la cause des enfants à haut potentiel intellectuel, plus communément dénommés « surdoués », a-t-elle plus d’importance que celle des enfants déscolarisés et exclus du système scolaire en raison de troubles du comportement ? Comme l’ont démontré des anthropologues, et notamment Vernant (1996), la problématique du droit rejoint celle de la justice et peut apporter des réponses aux troubles des conduites sociales. Comment récupérer un esprit de vengeance qui survient lorsque les droits ne semblent pas respectés et que le sentiment d’injustice prend le pas sur celui de fraternité ? Ces questions existentielles nous interpellent sur la dimension sociale de l’acte de soin : dans quelles mesures sommes-nous égaux devant les soins ? Un raisonnement linéaire qui consisterait à penser que les instances de santé publique ne produisent que de bonnes recommandations, prémisses à de bonnes actions, serait une simplification de processus d’évaluation et de déci- 119 texte 247 20/09/11 17:13 Page 120 sion éminemment plus complexes quand il s’agit de soigner. Il poserait en parallèle la question de la liberté d’action du clinicien : tout serait écrit d’avance dans la recommandation de bonne pratique n°..., dans la charte de l’association, dans le tableau de bord du directeur, dans le référentiel qualité de l’institution ? Dans cet esprit, nous adhérons à l’argumentation vivifiante développée par Pierron (2011, p. 15) selon laquelle « le soignant, acteur d’une organisation de soins, n’est pas qu’un ‘idiot rationnel’ mu par le seul souci de l’optimisation de ses intérêts reposant sur des indicateurs fiables. Il y a là aussi un exercice de volonté, une part des sentiments (la joie, le dépassement, l’estime, l’honneur,...), un sens de la gratuité, un travail de l’imagination pratique qui complète l’incertain des signes indicatifs par une capacité d’innovation qui fait la dignité des acteurs, et qu’il s’agit aussi de prendre en compte ». L’engagement personnel né de telles convictions tournerait court sans le relais des collectifs de soin. Inscrit dans une chaîne d’évaluation, le bilan orthophonique engage les professionnels dans une tension entre le besoin d’indépendance et la nécessité de collaboration. Il est vrai que les orthophonistes n’ont ni le monopole du langage, ni celui du soin. Ce raisonnement vaut d’ailleurs pour d’autres disciplines. Médicaliser, « orthophoniser » ou « psychologiser » reviendrait d’une part à prétendre qu’un cadre domine l’autre et gomme les dimensions multiples qui fondent tout être humain, et d’autre part à déléguer la responsabilité à un corps professionnel au lieu de préférer une approche globale de la personne (Vuille, Rey, Fussinger & Cresson, 2006). o Perspectives Aujourd’hui, l’orthophoniste occupe une place stratégique dans la société pour participer activement à la prise en considération de situations de vulnérabilité telles que l’illettrisme, l’analphabétisme, les handicaps, les déficiences. Cette position lui confère un engagement fort dans la lutte contre l’exclusion sociale. Elle pourrait aussi conduire à davantage de discernement sur des problématiques d’abandon familial ou de démission parentale. A l’opposé d’une exploration de la pathologie comme d’un monde de l’étrangeté, de la marginalité, voire de la précarité, des conduites soignantes humanisées pourront s’ancrer dans des visées cliniques guidées par la compréhension, le soutien et la protection des personnes accompagnées. Axé sur une synergie entre responsabilité individuelle et solidarité collective, chaque orthophoniste pourra chercher honnêtement sa vérité sur des questions aussi fondamentales que le rapport à la vie et au vivant, les raisons d’être et d’avoir, la justice et la liberté. Ainsi, une philosophie d’une thérapeutique du langage orientée vers le « bien » et le « mieux » être des patients participera activement à des choix de société. 120 texte 247 20/09/11 17:13 Page 121 Néanmoins, une éthique comme rapport au « meilleur » ne consiste pas à justifier des conduites professionnelles ou à hiérarchiser des cadres d’expérience, mais à reconnaître une pluralité de référentiels tels que la déontologie, les lois en vigueur, la science, le politique, les religions, et autres espaces mentaux d’interprétation des croyances et des convictions. C’est un moyen parmi d’autres de gérer la complexité de l’objet « Langage » et de la partager. En quoi les neurosciences et la psychanalyse peuvent-elles se compléter pour interroger cet objet ? Comment la vérité biomédicale peut-elle accueillir les croyances anthropologiques sur la communication ? Par quels cheminements peut-on relier la biologie programmée du vivant et les discontinuités de la contingence sociale afin d’expliquer le traitement des multiples informations que nous recevons ? L’orthophonie saura trouver ses lettres de noblesse en construisant des références qui exploitent des savoirs diversifiés, ouverts sur la connaissance et sur la compréhension de l’humain. Enfin, si la dignité humaine repose sur des droits fondamentaux, dont le droit à la parole, l’orthophoniste a son mot à dire pour faire vivre et développer ce principe avec et pour les patients qui lui sont confiés. L’acte éthique orthophonique s’affirmera dans la problématisation et la mutualisation d’expériences de soin, source d’un positionnement critique constructif sur les références en santé publique, sur les travaux scientifiques et la recherche clinique des praticiens. Le mélange des genres et l’interpénétration des multiples référentiels ne devront pas éloigner le thérapeute du langage de son objectif premier : faire en sorte que chaque patient puisse exercer sa liberté de parole, conditionnée par un travail technique tridimensionnel autour de sa forme pluri- et intermodale, de ses contenus (cognitifs, esthétiques, linguistiques, etc.) et de sa motivation à « penser-communiquer-parler » dans les espaces sociaux qu’il investit. La dimension humaniste de l’orthophonie repose en partie sur ses responsabilités sociales et éthiques. REFERENCES AYME, S. (2007). Les implications éthiques de la démarche évaluative. In Y. MATILLON & P. DURIEUX (Dir.), L’évaluation en santé. De la pratique aux résultats (2ème éd.), pp. 35-41, Paris : Flammarion. BENAROYO, L. (2011). Anthropologie clinique et herméneutique du soin : pour une éthique de la responsabilité. In J.P. 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An ethical approach to our relationship with language Abstract Over the last few years, an ethical approach to Speech Therapy has started to develop. This article proposes an ethical perspective on one’s relationship with language based on Edgar Morin’s philosophical work to ground the clinician’s ethical commitment; and on Paul Ricœur’s work to discuss the role of language in the construction of one’s personal identity. The synthesis of this discussion is that the choice to remediate language certainly involves speech therapists in a unique way, compared with other healthcare professionals, with regard to their ethical conduct. Key Words : ethics, language, communication, personal identity, power, remediation practice. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 125 texte 247 20/09/11 17:13 Page 126 Gilles LELOUP Orthophoniste Docteur en Sciences du Langage Centre Hospitalier Courbevoie-NeuillyPuteaux Service de Pédiatrie et de Néonatologie Unité de dépistage des troubles des apprentissages Courriel : [email protected] D ans l’esprit des Grecs anciens, la notion d’éthique provient d’éthos qui signifie à l’origine les mœurs, la manière d’être habituelle caractérisant un homme et, plus précisément, les rapports qu’un homme entretient avec soi-même et avec les hommes qui l’entourent. La vertu, principe de bienfaisance, est la disposition constante qu’aurait l’homme, à faire le bien et à éviter le mal. Aristote décrit deux espèces de vertus, l’une, intellectuelle qui résulte d’un « enseignement auquel elle doit son origine et ses développements » d’où le besoin de temps et d’expérience pour la développer ; l’autre morale, qui « nait particulièrement de l’habitude et des mœurs » c’est-à-dire sous l’influence de la culture. En remédiation orthophonique, la vertu intellectuelle représenterait les connaissances apprises par le clinicien sur les pathologies (sémiologie et causes explicatives) et celles acquises par l’expérience (pratique et techniques de rééducation), tandis que la vertu morale illustrerait ses valeurs (les courants de pensées théoriques, rééducatifs) et ses croyances (religieuses, politiques, philosophiques,…). Mais ces distinctions ne sont pas formelles car il y a un va-etvient entre la vertu intellectuelle et la vertu morale. Ethique et morale se croisent, même si l’éthique de par sa volonté de remonter à la source se distingue et détient une primauté par rapport à la morale. Ces liens entre morale et éthique permettent au clinicien de maintenir une tension réflexive sur la valeur des actes rééducatifs qu’il prodigue. Cette tension est illustrée par ce qu’Eleanor Steward (2007), orthophoniste canadienne, nomme par « être désemparé », c’est-à-dire les moments où le clinicien s’interroge sur sa compétence ou son rôle dans le traitement de la pathologie langagière d’un patient. On pourrait modaliser cet essai de réflexion éthique par deux approches. La première approche serait de s’interroger sur le principe de bienfaisance : « Comment faire le bien, faire au mieux ? », « Quel est le meilleur soin pour le patient et comment lui expliquer ce choix ? » et en quoi ce principe de bienfaisance interviendrait dans la conduite rééducative. Le principe de bienfai- 126 texte 247 20/09/11 17:13 Page 127 sance, selon Edgar Morin (20041) relève d’une exigence subjective c’est-à-dire que « l’éthique se manifeste à nous, de façon impérative, comme exigence morale ». L’individu ressent en son esprit l’injonction d’un devoir, ici de soin, issu de sa connaissance, de sa culture, de ses croyances, des normes d’une communauté. Mais pour bien répondre à ce devoir, il doit s’affirmer comme sujet. Paradoxe, pour aider l’autre, le clinicien doit s’auto-affirmer comme étant au centre de son monde, comme le souligne Morin (2004)2 tout « regard sur l’éthique doit reconnaître le caractère vital de l’égocentrisme ainsi que la potentialité fondamentale de l’altruisme ». La seconde approche engagerait la réflexion d’une éthique du rapport au langage (Castillo, 2007) et à la communication et serait plus spécifique à la profession. Le langage est signe, mais il n’est pas seulement un instrument de communication, il constitue l’homme en tant que sujet (Benveniste, 19583) et par le langage s’effectue le processus d’identification (Jacques, 1982). Ces auteurs avancent que la construction de l’identité personnelle est indissociable du langage. C’est également la thèse de Ricœur (1985) qui par le concept d’« identité narrative » démontre en quoi le récit de la vie du sujet serait une médiation privilégiée de la connaissance de soi et de la reconnaissance par l’autre de sa différence. L’identité personnelle qui peut se traduire selon Socrate par le « souci de soi-même », autrement dit du « connais-toi toi-même », a toujours été l’objet de nombreuses confrontations dans le champ de la philosophie et aujourd’hui dans le champ des neurosciences et de la cognition. C’est l’éternel débat du rapport entre le corps (le cerveau) et l’esprit (la pensée) dont il faut selon Vezeanu (2004) se dégager car il revient en fait à toujours exclure l’un par rapport à l’autre. Alors que le « symbole le plus riche, le plus universel, le plus complet du rapport corps-esprit, l’expression même du « moi » consiste dans le langage »4. Dans cette réflexion éthique autour du rapport au langage, il ne s’agit pas de prendre seulement en compte les aspects formels, pragmatiques, communicationnels et adaptatifs du sujet à communiquer, il faut aussi tenir compte de la place du langage dans le processus d’identification personnelle et de son rôle dans ces rapports entre corps et esprit. Le clinicien peut ainsi envisager qu’une perte (suite à un accident vasculaire cérébral), un retard de développement (un trouble sévère du langage) des fonctions langagières auront des conséquences 1. Egard Morin (2004). La méthode 6. Ethique, p.16 2. Idem Morin, p.17. 3. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », in Problèmes de linguistique générale, 1, p. 258-266. 4. Vezeanu (2004), p.105. 127 texte 247 20/09/11 17:13 Page 128 sur l’organisation cérébrale du patient et sur son identité. Contrairement au principe de bienfaisance, il ne s’agit plus ici de réfléchir sur la conscience de soi, mais de « moi-même comme un autre » (Vezeanu, 2004). Cette question de l’identité personnelle appelle à évoquer également le concept d’intersubjectivité. Ce concept développe l’idée que les hommes sont des sujets pensants capables de prendre en considération la pensée d’autrui dans leur jugement propre. A la suite, on peut s’interroger du pouvoir du langage dans la communication selon qu’on oppose le parler d’autrui (parler de l’autre) à celui du parler à autrui (parler de soi). De plus, le langage n’est pas qu’un outil de vérité, ni de pureté, il véhicule aussi le mensonge, la manipulation. Si le concept d’intersubjectivité en clinique s’applique dans la prise en compte des états mentaux du patient, elle n’exclut pas le fait que cette compétence du clinicien et son habileté à manipuler le langage peuvent être utilisés comme des moyens d’action pouvant rendre dépendant le sujet traité. L’objectif de cet article est, à partir de la pensée éthique d’Edgard Morin et du concept « d’identité narrative » de Paul Ricœur avec l’aide des philosophes Ion Vezeanu, Monique Castillo et Francis Jacques, de développer quelques aspects d’une réflexion éthique orthophonique du rapport au langage. D’abord en décrivant l’engagement éthique du clinicien (le concept de bienfaisance et son paradoxe), puis en abordant le rôle du langage dans la constitution de l’identité personnelle du patient mais aussi du clinicien, et enfin la question du pouvoir de langage. o Une pensée éthique Selon Morin, l’éthique se manifeste de manière impérative, comme une exigence morale. Cet impératif naît de trois sources : une source intérieure, de l’être même, de l’individu qui ressent en son esprit l’injonction d’un devoir, une source extérieure constituée de la culture, les croyances et les normes sociales, et une troisième source, la source biologique. Cette dernière peut apparaître comme moins évidente, toutefois l’homme a besoin d’éthique parce que celle-ci participe aux règles de la vie sociale, mais aussi parce que la fonction éthique est ultimement une fonction adaptative (Kirsch, 1993). En effet, les fondements de l’éthique sont la manière dont les humains ont organisé les modalités de leur existence afin d’assurer leur survie et celle de la communauté en apprenant à cohabiter selon des règles. Tout en étant singulier, l’individu d’une communauté porte en lui un héritage génétique, une empreinte imposée par la culture familiale, sociale qui se maintient tout au long de la vie adulte (ce que Morin appelle « l’imprinting ») et une norme d’une culture définie ici comme un capital cog- 128 texte 247 20/09/11 17:13 Page 129 nitif, technique et mythologique non inné. Le sujet est donc à la fois 100% biologique et 100% culturel. C’est au final la source individuelle qui amène le sujet par la reliance à cet impératif de l’éthique : « tout regard sur l’éthique doit percevoir que l’acte moral est un acte individuel de reliance : reliance avec autrui,… avec une communauté,… avec une société…. et, à la limite, …. avec l’espèce humaine » (Morin)5. Cependant, si le sujet ressent ce besoin impératif de faire du bien, il doit pour exister en tant que sujet s’auto-affirmer en se situant au centre de son monde, l’égocentrisme faisant ici place à l’altruisme : « tout regard sur l’éthique doit reconnaître le caractère vital de l’égocentrisme ainsi que la potentialité fondamentale du développement de l’altruisme » (Morin)6. Ainsi l’auto-affirmation du sujet passe par un « principe d’exclusion qui signifie que nul autre que soi ne peut occuper le site égocentrique où nous nous exprimons par notre Je » (Morin)7. Au contraire, le principe d’inclusion qui se manifeste à la naissance par l’attachement, permet d’inclure son « Je dans un Nous » (la communauté familiale, sociale). Chaque sujet serait donc doté d’un double logiciel : l’un commandant le « pour soi » et l’autre le « pour nous ou pour autrui ». Le premier est l’expression de l’égoïsme, le second de l’altruisme, l’individu en fonction des situations passant d’un logiciel à l’autre. Les individus ne pourraient donc avoir des comportements éthiques que s’ils surmontent leur égoïsme. En ce sens « le sentiment de communauté est et sera source de responsabilité et de solidarité, elles-mêmes sources de l’éthique » (Morin)8 et c’est le langage qui rend explicites les règles éthiques de communauté. La société est une entité où il y a des interactions finalitaires ou conflictuelles et où l’ordre est maintenu par la loi et la force, la communauté est un ensemble d’individus « liés affectivement par un sentiment d’appartenance à un Nous » (Morin)9 comme par exemple la famille, un groupe professionnel, la nation. Les sociétés historiques et contemporaines qui sont des mixtes entre société/communauté, ont engendré le développement des concurrences, des rivalités, des antagonismes tant individuels que collectifs. Elles ont également crée un sentiment d’appartenance communautaire dans l’amplification par exemple de la notion de patrie. Cependant plus les sociétés sont complexes, moins les contraintes qui pèsent sur l’individu sont pesantes. D’après Morin, la 5. Idem Morin, p.19 6. Idem Morin, p.17 7. Idem Morin, p.16 8. Idem Morin, p.18 9. Idem Morin, p.186 129 texte 247 20/09/11 17:13 Page 130 seule sauvegarde pour éviter que cet équilibre entre société et communauté se dissolve, est dans la solidarité et une auto-éthique individuelle élaborée par le langage qui serait à la fois une vertu individuelle et une vertu sociale. Une auto-éthique individuelle dans le cadre de l’orthophonie pourrait réfléchir à d’autres bouleversements introduits par cette autonomie individuelle comme sur les fondements de la science moderne qui « s’est fondée sur la disjonction entre jugement de fait et jugement de valeur d’une part, l’éthique de l’autre » (Morin)10 et qui amène l’individu à morceler et à diluer sa responsabilité et sa solidarité. o Le langage et l’identité personnelle Il ne peut y avoir de conscience de soi sans que le langage intervienne (Vezeanu, 2004), le langage serait une condition sine qua non pour étudier l’esprit (Maturana et Varela, 1994) et il jouerait un rôle décisif dans la constitution de l’identité personnelle. L’homme se constitue comme sujet par le langage, et c’est dans la condition de dialogue qu’il constitue son identité personnelle. Le dialogue implique en réciprocité que le sujet devienne « Tu » dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par « Je ». Pour Ricœur (1996) « il faut qu’il y ait d’abord et fondamentalement un sujet capable de dire « je » pour faire l’épreuve de la confrontation avec l’autre ». C’est dans ce contexte langagier que ce philosophe propose le concept d’ « identité narrative », fonction constitutive de la personne. La connaissance de soi est une interprétation qui trouve dans le récit de sa vie une médiation privilégiée. Un récit autobiographique emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction « faisant de l’histoire d’une vie une histoire fictive, ou, si l’on préfère, une fiction historique, comparable à ces biographies des grands hommes où se mêlent l’histoire et la fiction » (Ricœur, 1985). La constitution de soi-même passe par l’interprétation de soi exprimée sous la forme d’un récit, l’identité du personnage se développe dans la dynamique du récit. Cette « identification narrative » est à la fois un processus constitutif et cognitif de la personne, processus perpétuel, car jamais achevé. Ricœur, contrairement à la philosophie de Platon, a le souci de hisser le récit à la dignité de concepts philosophiques, en ce sens une vie ne vaut que si elle est racontée. Le paradigme de l’identité selon Ricœur (1985) consiste à penser dialectiquement la permanence de soi et les changements adaptatifs nécessaires à la continuation du soi. L’identité personnelle recouvre deux aspects distincts : l’ipséité ou l’identité-ipse (l’identité de la personne, identité de soi) et la mêmeté 10. Idem Morin, p.23 130 texte 247 20/09/11 17:13 Page 131 ou l’identité-idem (l’identité des choses qui persistent inchangées à travers le temps, le caractère psychologique, le patrimoine génétique, les empreintes psychologiques et sociales). Très schématiquement, la mêmeté est immuable dans le temps, elle est le caractère de la personne, c’est-à-dire les signes distinctifs selon lesquels nous reconnaissons une personne comme étant la même. L’ipséité, c’est le maintien de soi, dans la fidélité envers quelque chose de stable. Ce maintien de soi est illustré par la promesse tenue qui « peut se définir comme la parole donnée à autrui qui agit conjointement sur l’autre et sur soimême dans le sens de leur maintien et continuité à travers le temps » (Vezeanu, 2004)11. La permanence du caractère s’oppose à la persévérance de la parole tenue à travers le temps. En dépit de ce qui peut arriver (je suis malade, je suis absent, je vieillis, je change de caractère), je persévère dans le maintien de mes paroles. Mais pour pouvoir le faire, il faut que je puisse parler et agir. Le maintien de soi dépend de mon attachement à une même parole, lorsqu’il n’y a pas ce maintien, je ne suis plus fidèle à la parole donnée, il y a abandon et dissolution de soi-même et perte du « souci de soi ». Pour Jacques, le processus d’identification se réalise aussi par la parole/le langage, mais ce processus d’identification est long et complexe. Pour parvenir à construire empiriquement l’identité du moi, il faut en avoir les moyens : cognitif, psychologique et social. L’individu doit également intégrer trois pôles d’acte de communication « moi – toi – lui » et qu’il opère un recouvrement de ces trois pôles : je parle en disant « moi », les autres me parlent en disant « toi » ou ils parlent de moi en disant « lui ». Ce processus de constitution de la personne est soumis à de nombreux aléas tels que les possibilités du sujet (un dysfonctionnement langagier…), son caractère (arrogant, timide, autocentré…), les interactions familiales (une écoute, un interdit de parole, parler à la place de,…) et les échecs communicationnels. L’acquisition des compétences communicatives confère à l’individu humain le statut de personne, pour cela le dialogue doit être « authentique », et dans cet espace « ….les interlocuteurs se constituent comme personne et parviennent à construire une connaissance mutuelle et établissent de concert un rapport au monde » (Vernant, 1997)12. o Langage, communication et pouvoir Parler13, c’est d’abord parler à/de soi avant de parler aux autres. Le langage est « au cœur de la relation éthique dont il constitue la mobilité vivante et 11. Vezeanu, version Web, p.10 12. Cité par Nadeau 13. Parler sous-entend également écouter 131 texte 247 20/09/11 17:13 Page 132 pensante, le lieu d’une pratique qui se vit comme épreuve, rencontre, engagement, influence, union… » (Castillo, 2007)14. Cette place est due au langage parce qu’il est l’instrument le plus intelligent pour traiter du mensonge, de la trahison, de l’imposture, de la méconnaissance de soi ou des autres. L’usage du langage n’est pas que source de recherche de vérité : « La fragilité éthique constitutive de la prise de parole et du langage lui-même en tant que système de signes : parler vrai et mentir … avec les mêmes mots » (Castillo, 2007)15. Depuis les travaux princeps de Gibbs (1999)16 et ceux qui ont suivi en linguistique-pragmatique, il est acquis que la communication verbale est à la fois un processus codique, au plan formel (phonologie et prosodie, syntaxe et sémantique) d’une séquence appropriée et un processus inférentiel. Le traitement des actes de langage indirects, ce qui n’est pas dit mais suggéré : « ferme la fenêtre ! » /pour dire qu’il fait froid/, ne repose pas toujours sur un processus codique. Ici l’interprétation directe se heurte au contexte et impose une révision et une interprétation du sens indirect. Le sens de l’énoncé est sous-spécifié linguistiquement, en d’autres termes, l’usage d’une phrase en contexte, à savoir un énoncé, communique plus que la phrase elle-même. La compréhension des énoncés passe par la sélection des bonnes hypothèses contextuelles dont certaines sont de nature culturelle, donc invisibles et par la transmission de l’état mental approprié à l’acte de communication (Moeschler, 2008). La communication verbale nécessite que le sujet dialoguant accepte de prendre en considération la pensée d’autrui. Cette reconnaissance que soi et l’autre sont des personnes distinctes ayant des intentions et des désirs différents, recouvre le concept d’intersubjectivité initialement développé en philosophie par Emmanuel Kant et repris par la suite dans le champ de la psychanalyse. On pourrait décrire schématiquement différentes manières de se parler : Parler d’autrui c’est nommer quelqu’un, parler de lui, parler en son absence. C’est le discours le plus commun, dans lequel nous prétendons à un savoir sur autrui. Le parler d’autrui peut devenir bavardage, source de rumeur et aboutir parfois à ce qu’on appelle un « lynchage médiatique ». Parler avec autrui s’inscrit dans un dialogue dont une des fonctions est de progresser vers l’autre. Mais il s’agit d’un discours rationnel qui ne s’adresse pas obligatoirement au sujet et qui n’est pas absent de séduction, flatterie, mensonge ou déni de l’échange, protégeant sa parole. Au contraire, Parler à autrui, c’est parler à l’autre en s’adressant à lui, en ne l’ignorant pas en tant que sujet. Cela ne veut pas dire que je 14. Castillo, version Web, p.2 15. Idem, Castillo, p.3 16. Cité dans Moeschler, 2008. 132 texte 247 21/09/11 14:49 Page 133 ménage mon interlocuteur, que je tente de rendre agréable mes propos, que je ne m’oppose pas. Je médis non lorsque je dis du mal d’autrui, mais lorsque je ne m’adresse qu’à moi. Nous avons vu que le langage est constitutif de l’identité personnelle et qu’il permet de « pouvoir dire et se dire, pouvoir agir et déterminer le monde, pouvoir raconter et interpréter … » (Nadeau, 200017), autant de compétences de base nécessaires à l’élaboration du sujet mais aussi de son pouvoir sur les autres. Le pouvoir est défini par Friedberg (1993)18 comme une « capacité de structurer l’échange négocié de comportements en sa faveur […] comme l’échange déséquilibré de possibilités d’action, c’est-à-dire de comportements entre un ensemble d’acteurs individuels et/ou collectifs ». Le pouvoir apparait le plus souvent comme un problème (le pouvoir des uns sur les autres, domination d’un groupe sur un autre groupe). Cependant, il faut distinguer pouvoir et force, Foucault (1986)19 souligne que « le trait distinctif du pouvoir, c’est que certains hommes peuvent plus ou moins entièrement déterminer la conduite d’autres hommes – mais jamais de manière exhaustive et coercitive ». Le pouvoir du langage peut-être aussi envisagé comme le pouvoir de, le pouvoir d’agir, le pouvoir de se déterminer, capacité de liberté, d’autonomie et pas uniquement le pouvoir exercé sur l’autre. Lorsque je n’ai plus le pouvoir de parler ou de bien parler, j’ai une perte de pouvoir à la fois d’autonomie individuelle et de pouvoir sur l’autre. Que penser de la position d’un orthophoniste qui a pour mission de développer, réhabiliter, maintenir le langage du patient, alors qu’il a l’intégrité de ce pouvoir de langage ? o Une éthique orthophonique autour de la parole Je commencerai ma réflexion sur la posture éthique du clinicien par ce qui amène un individu à devenir un professionnel du soin et particulièrement des troubles du langage et de la communication. Au commencement cela peutêtre un hasard de parcours, souvent un désir. De toute les manières poursuivre cette profession nécessite un « minimum » d’éthique. Une éthique qui intègre le rôle du langage dans les rapports avec soi-même et avec les autres car le langage est le vecteur de mon action à la fois sur moi et sur les autres. Cette éthique est portée par le principe de bienfaisance que je considère ici comme l’injonction première, mais pas la principale, du devoir de soin. J’ai ce désir de faire 17. Nadeau (2000), « Enchevêtrés dans des histoires de pouvoir », p.6. 18. Friedberg, Erhard (1993). Le pouvoir et la règle. Paris : seuil, p.113 ; cité dans Nadeau, Idem. 19. Foucault, Michel (1986). « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique », Le débat, 41, p.34. Cité dans Nadeau, Idem. 133 texte 247 20/09/11 17:13 Page 134 du bien à l’autre, toutefois pour maintenir cet impératif éthique, il faut que je me fasse du bien à moi. Tout regard sur l’éthique doit reconnaître le caractère vital de l’égocentrisme qui permet d’exprimer la potentialité de l’altruisme. Le clinicien est donc dans un paradoxe, exister (lui) et faire exister (l’autre)20 . De par ses choix méthodologiques (sa connaissance) et de par ses valeurs et croyances (sa pratique clinique : voir Mireille Kerlan, 2008), l’orthophoniste va orienter sa rééducation et répondre au devoir qu’il s’est donné de bien faire à la fois pour lui (égocentrisme) et à la fois pour l’autre (altruisme). Cette construction n’est pas un équilibre entre égocentrisme et altruisme. Chez certains thérapeutes le désir d’auto-affirmation de soi orientera leur investissement de remédiation vers la recherche, la validation de méthodes de soin, l’enseignement, la formation alors que d’autres auront un désir de dévouement au patient parfois dans l’excessivité souvent justifié par le fait qu’ils sont indispensables. Les frontières entre égocentrisme et altruisme sont poreuses ; le thérapeute est doté d’un double logiciel, l’un commandant le « pour soi » et l’autre le « pour autrui » (Morin, 2004) lui permettant en fonction des situations de passer de l’un à l’autre. L’intensité du devoir est fonction de l’exigence morale du clinicien ; il dépend aussi de ses réussites et de ses échecs et de sa capacité à les rationnaliser. La réussite d’une rééducation est un formidable renforcement du « sentiment de soi », les échecs mêmes s’ils sont plus douloureux, rappellent les limites de chacun et l’obligation d’avoir le « souci de soi ». La détresse morale (Stewart, 2005 et 2007) engendrée par le doute, est certainement une des expressions de ce « souci de soi ». Cette détresse morale s’exprime par le besoin de communiquer et d’échanger entre confrères sur la pathologie de son patient. Si elle est inhérente à toutes les professions de santé, elle semble renforcée en orthophonie par l’objet de soin qui est le langage. En effet, en orthophonie, je constate que les interrogations portant les doutes du clinicien, s’écartent rapidement de la pathologie, de ses causes, du système dysfonctionnel qu’elle engendre, et s’intéressent plus à la souffrance du patient, aux conséquences de la perte du langage. A l’inverse, les certitudes sont certainement une des expressions du « sentiment de soi », elles sont schématiquement divisibles, sans être opposables, entre les connaissances scientifiques actuelles sur le langage aussi bien dans ses caractéristiques formelles (phonétique, phonologie, lexique, syntaxe, mémoire, attention) que pragmatiques et les connaissances empiriques et expérientielles (Kerlan, 2008). 20. L’autre comme le patient mais aussi son entourage (famille, amis, collègues…) 134 texte 247 21/09/11 14:49 Page 135 Ainsi, sans affirmer que l’exigence subjective qui amène une personne à devenir orthophoniste soit plus différente de celle qui amène quiconque à une profession de soin, je pense que le langage entre ses aspects matériels (le substrat neurologique, les articulateurs du langage, le corps…) et immatériels (la pensée, la communication, le caractère physique de la parole…) accentuent la part d’égocentrisme et la part d’altruisme de l’orthophoniste. Selon le caractère (au sens philosophique) de chacun : j’étayerai mes certitudes et je rationnaliserai mes échecs selon mes connaissances et mes valeurs, avec parfois l’obligation de nier mes échecs ou de relativiser mes réussites afin de ne pas fragiliser le maintien de mon investissement thérapeutique. Car je ne peux pas oublier que le principal outil de rééducation c’est ma parole, mon langage que j’investis dans l’acte de soin. J’engage donc aussi mon identité personnelle. Il y aurait donc bien une éthique orthophonique du fait du statut particulier du langage. Je continuerai ma réflexion avec le patient. Le langage est une condition sine qua non pour étudier l’esprit. Par le langage, l’homme se constitue comme sujet et le langage est gage d’altérité. La connaissance de soi trouve dans le récit de notre vie une médiation privilégiée. L’orthophoniste est donc celui qui d’une part, techniquement, aide à restaurer les compétences langagières et cognitives du patient, à les maintenir dans le cadre des maladies neurodégénératives ou à soutenir leurs développements dans le cas des pathologies développementales. D’autre part, grâce à ce travail rééducatif et de par les échanges, le clinicien participe à la constitution ou au maintien de l’identité personnelle du patient. Cependant, la construction de cette identité et son maintien ne reposent pas que sur la maîtrise du langage, ce langage doit agir conjointement sur l’autre (cf.13) et sur moi-même, ce que Ricœur nomme la promesse tenue ou ce que nous avons appelé le Parler à autrui. Il y a donc un engagement commun dans une relation thérapeutique entre la construction du langage et son utilisation par le patient dans son désir de communiquer. Cela renvoie aux travaux princeps de Damasio (1995) sur le patient Gage et la question entre la permanence du caractère et l’absence ou l’impossibilité de persévérance de sa parole dans le maintien de soi. Pour que le langage puisse permettre d’exprimer ses états mentaux, il faut que le patient et le clinicien se parlent, c’est-à-dire dans un échange véritable qui d’un côté n’est pas qu’une plainte et de l’autre côté qu’une réassurance. La construction ou l’étayage des identités doit admettre les tensions. Comme le signifiait Ricœur (1989)21 « il y a moralité parce qu’il y a violenc ». 21. Cité par Nadeau, 13. Paul RICOEUR, « Les structures téléologique et déontologique de l’action : Aristote et/ou Kant ? », Dans J.-G. NADEAU (Ed), L’interprétation, un défi de l’action pastorale. Montréal, Fides, 1989, p. 22. 135 texte 247 21/09/11 14:49 Page 136 Enfin, le pouvoir de parler ou ne pas parler peut avoir des conséquences dans les rapports de pouvoir entre le patient et le clinicien. Je dois réfléchir à une posture éthique, du fait de mon pouvoir de parler et de rééduquer le langage de celui qui ne parle pas bien sans qu’il ne devienne victime de mon action : c’est-à-dire que je formalise son langage et sa communication selon des règles formelles de production du langage ou en référence à mon niveau de compétence verbale. Au même titre, le dysfonctionnement du langage peut placer le patient dans une position de pouvoir vis-à-vis du clinicien : le patient peut vouloir maintenir des liens de dépendance, placer le clinicien comme traducteur de son langage vers les autres ou le culpabiliser sur la faible amélioration de ses capacités langagières… Parler vrai, c’est garder à l’esprit que la rééducation a pour objectif l’autonomie du sujet et sa possibilité d’affirmer son altérité par le langage. Parler vrai, c’est aussi reconnaitre au clinicien et au patient son altérité. o En conclusion Cet article est une réflexion personnelle sur un sujet qui depuis quelques années suscite un intérêt grandissant dans la profession. Elle a été nourrie en partie par les discussions au sein de la commission éthique, mise en place par Sylviane Lewik-Deraison et la Fédération Nationale des Orthophonistes. Mon choix a été de l’aborder sous l’angle philosophique, toutefois bien que j’aie appuyé ma démonstration sur les concepts d’Edgar Morin et de Paul Ricœur avec l’aide d’autres philosophes, je n’ai pas la prétention de connaitre leurs écrits et de les maitriser. J’ai jugé que certains éléments développés par ces auteurs pouvaient soutenir cet essai. Bien que cette démarche doit tout autant aux avancées de la linguistique-pragmatique, j’ai choisi de ne pas la développer et de rapporter seulement l’intérêt qu’elle porte à la transmission des états mentaux appropriés à l’acte de communication. Car une réflexion éthique du rapport au langage doit s’intéresser en plus des aspects formels, pragmatiques, communicationnels et adaptatifs du sujet à communiquer (intersubjectivité), à la place spécifique du langage dans le processus d’identification personnelle. Parler vrai, Parler bien, c’est Parler à autrui en reconnaissant son altérité, et cela est autant vrai pour l’orthophoniste que pour le patient. Cependant, l’orthophoniste qui a fait le choix de traiter le langage sait implicitement qu’il a une position de pouvoir du langage qui interfèrera sur son identité propre, et jouera sur la dualité entre son désir de reconnaissance professionnelle et son dévouement au soin. L’éthique peut toujours être réfléchie comme une aspiration au bien et une répugnance au mal, mais en fait 136 texte 247 21/09/11 14:49 Page 137 elle n’a d’autre fondement qu’elle-même et que « c’est en l’individu que se situe la décision éthique : c’est à lui d’élire ses valeurs et ses finalités » (Morin, 2004)22. REFERENCES BENVENISTE, E. (1996). Problèmes de linguistique générale, 1. Paris : Gallimard. CASTILLO, M. (2007). Présentation : éthique et relations langagières. In M. Castillo (Ed) « Ethique du rapport au langage » (pp. 5-11). 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Idem Morin, p.29. 137 texte 247 20/09/11 17:13 Page 138 texte 247 20/09/11 17:13 Page 139 L’interpellation éthique et la clinique Alain Kerlan Résumé L’orthophonie, pratique clinique, n’avait pas besoin de la vogue de l’éthique pour interroger ses propres fondements et enjeux éthiques. La préoccupation éthique, même si elle n’est pas toujours explicitement formulée comme telle, accompagne toute clinique digne de ce nom. Peut-on alors définir l’interpellation éthique spécifique à laquelle se trouve confrontée la pratique orthophonique comme pratique spécifique ? Cette contribution s’efforce de montrer comment la philosophie contemporaine, et plus particulièrement l’œuvre du philosophe canadien Charles Taylor, ainsi que celle de Paul Ricoeur, parce qu’elles prennent en considération la pluralité des biens et donnent à la délibération éthique sa pleine dimension, peuvent y aider. Mots clés : éthique, normes, clinique, vie, récit. Ethical issues and clinical practice Abstract Speech therapy, as a specific form of clinical practice, did not need the popularity of ethics to question its own foundations and raise ethical issues. Ethical concerns, although they are not always explicitly stated as such, exist in any clinical practice. Can we define the specific ethical issues to which the practice of speech therapy is faced as a specific practice? This article attempts to show how contemporary philosophy, more specifically the work of the Canadian philosopher Charles Taylor as well as that of Paul Ricoeur, can contribute to our understanding of these issues because they take into account the plurality of goods and give its full dimension to the ethical debate. Key Words : ethics, norms, clinical practice, life, narrative. Rééducation Orthophonique - N° 247 - septembre 2011 139 texte 247 20/09/11 17:13 Page 140 Alain KERLAN Docteur en philosophie Professeur des universités Directeur de l’Institut des Sciences et des Pratiques d’Education et de Formation (ISPEF) Université Lumière Lyon2 Equipe d’Accueil Mixte « Education Culture et Politiques » Lyon2/IFE/ENS ISPEF 86 rue Pasteur 69365 Lyon Cedex 07 Courriel : [email protected] C ommençons par en prendre acte : au sein des sociétés occidentales, comme si elles étaient revenues de la foi en un avenir maîtrisé par les pouvoirs que leur confère le développement des sciences et des techniques, le recours éthique n’a cessé de croître, et de gagner un nombre sans cesse grandissant de domaines. Pas un secteur qui ne semble pouvoir échapper à l’exigence éthique, à cette emprise du « tout éthique ». Au point qu’on peut en arriver à se demander si les considérations éthiques ne sont pas en passe de devenir un mode de gouvernance, un substitut au politique, et peut-être un symptôme de ses défaillances et de son impuissance. L’orthophonie, à son tour, s’inscrit dans ce mouvement de société, et affiche ses préoccupations « éthiques ». Comment en serait-il d’ailleurs autrement ? Mais cette « évidence » fait peut-être écran à une interrogation pourtant nécessaire ; l’orthophonie, pratique clinique, avait-elle besoin de cette vogue de l’éthique pour interroger ses propres fondements et enjeux éthiques ? Nous ne le croyons pas ; nous pensons même que la posture éthique est, à bien des égards, inhérente à la pratique orthophonique, et que la préoccupation éthique, même si elle n’est pas toujours explicitement formulée comme telle, accompagne toute clinique digne de ce nom. Si l’on peut se réjouir de la faveur dont jouit aujourd’hui l’éthique, la nécessité, pour l’orthophonie, d’une réflexion sur ses propres fondations éthiques la précède et n’en dépend pas. La philosophie offre alors un précieux « compagnonnage », que cette contribution se propose d’initier. Sur cette voie, un double mouvement réflexif semble nécessaire. Le premier vise à prendre la mesure de la signification, des enjeux et des limites de ce « tout éthique » aujourd’hui en vogue. Sans cette salutaire mise en perspective, 140 texte 247 20/09/11 17:13 Page 141 l’éthique elle-même se perd dans une molle idéologie, caractéristique de la fin des « grands récits ». Le second voudrait saisir ce que nous pourrions nommer le « noyau dur » de l’éthique orthophonique, la spécificité éthique de l’orthophonie, si du moins cette éthique existe autrement que comme un cas particulier de l’éthique générale dont relève toute relation humaine, autrement que comme secteur de l’étique médicale, voire même de l’éthique (ré)éducative. Peut-on alors définir l’interpellation éthique spécifique à laquelle se trouve confrontée la pratique orthophonique comme pratique spécifique ? Nous le croyons, nous en trouvons dans ce numéro de Rééducation orthophonique de convaincants témoignages et démonstrations. Les lignes qui suivent n’ont d’autre ambition que de leur faire écho. o Le recours éthique en perspective Parce que les questions éthiques que l’orthophonie est conduite à se poser ne peuvent être isolées du mouvement général qui a vu l’éthique, naguère reléguée au dernier rang de la réflexion philosophique, revenir au tout premier plan, parce que nulle pratique sociale ne peut être coupée des idées et des mouvements qui animent la société où elle s’exerce, il est nécessaire dans un premier temps de s’arrêter sur les raisons les plus généralement invoquées pour expliquer le « tournant éthique » : les progrès scientifiques, la fin des grands récits, etc. Certes, l’orthophonie et l’orthophoniste peuvent être concernés par ces facteurs. Mais ni plus ni moins que tout un chacun. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il convient de chercher ce noyau dur de l’interpellation éthique en orthophonie que nous souhaitons cerner. Néanmoins, nous convenons que ces éléments ravivent l’exigence éthique dans la conception et l’exercice du travail orthophonique Dans le texte qui ouvrait le numéro que la revue Education permanente consacrait à l’éthique en 1994, Jean-Michel Baudoin, pour tenter de comprendre la montée en puissance de l’éthique contemporaine, avançait deux hypothèses souvent invoquées. Son analyse garde sa pertinence. La première hypothèse renvoie « au développement conjugué des sciences et des techniques1 ». Il s’agit d’une problématique prométhéenne : le progrès scientifique et technique aurait doté l’humanité de pouvoirs sans précédents, bousculant de manière vitale ses conditions d’existence, ses fondements et ses hiérarchies axiologiques, ouvrant des possibilités d’action que ne guident aucune table des lois, aucune jurisprudence préétablie. L’environnement et la génétique fournissent les exemples les 1. Jean-Michel Baudoin, « La réflexion éthique contemporaine », in Questionnement éthique, revue Education Permanente, 121/1994-4, p.15. 141 texte 247 20/09/11 17:13 Page 142 plus spectaculaires d’un agir humain désormais « confronté à un changement qualitatif par l’échelle même des phénomènes en jeu2 ». Le développement de l’éthique médicale est indissociable de cette « mutation fondamentale de l’agir humain », selon la formule de Jean-Michel Baudouin, comme l’illustrent la plupart des cas discutés dans ce domaine. Le cas discuté par Jean-Paul Amann dans la plaquette publiée par le Centre d’éthique clinique de l’Hôpital Cochin en constitue un bon exemple. Le motif de la consultation éthique est « une interrogation sur le risque important pour l’enfant à naître d’être atteint d’une maladie grave », l’insuffisance rénale chronique. Les parents désirent cet enfant malgré le risque élevé, les techniques médicales le permettent, faut-il accéder à leur demande ? Dans sa discussion, Jean-Paul Amann s’attache à dégager les valeurs sous-jacentes à cette interrogation. Le conflit potentiel n’oppose pas seulement deux valeurs, le respect du choix des parents et le bien de l’enfant à venir. Il bouscule des notions solidement établies. Quel statut d’existence accorder à un sujet humain regardé comme « patient potentiel », « puisqu’on s’interroge sur ses intérêts en anténatal3 » ? Au-delà des intérêts individuels, comment ne pas prendre en considération les responsabilités que ce choix engage à l’égard de la société, voire de l’espèce humaine ? Ces interrogations de proche en proche conduisent à « une remise en question des normes de la médecine elle-même4 ». On accordera que l’orthophonie n’est pas exposée au même genre d’interrogations, du moins de façon directe ; sa dépendance à l’égard des progrès de la médecine n’est pas dans une relation immédiate. Par contre, l’existence même de ce type de débat éthique ne peut être dissociée du processus social et culturel qui accompagne et même à certains égards autorise la mobilisation des progrès scientifiques : la pluralité des biens et des conceptions du bien qui caractérise les sociétés démocratiques. A cet égard, l’orthophonie est sans doute l’une des pratiques cliniques les plus exposées à cette pluralité. Au carrefour du soin et de la rééducation, des troubles individuels et des pathologies sociales, au croisement des normes de la santé et de normes sociales particulièrement investies dans la langue et son ordre symbolique, comment ce pluralisme et cette pluralité ne seraient-elles pas d’une certaine manière le lot quotidien de l’orthophoniste ? La seconde hypothèse retenue par Jean-Michel Baudoin touche aux évolutions de la vie intellectuelle, du moins de cette vie intellectuelle dans laquelle puisent nos convictions et nos pratiques, nos manières de comprendre et d’agir. 2. Ibid., p. 16. 3. Jean-Paul Amann, « Quelle philosophie pour l’éthique clinique ? », in Regards croisés sur l’éthique clinique, Assistance Publique Hôpitaux de Paris, 1994, p. 29. 4. Idem. 142 texte 247 20/09/11 17:13 Page 143 La vogue de l’éthique en effet, historiquement, coïncide avec « l’essoufflement des courants de pensée qui exercèrent une forte hégémonie lors des décennies précédentes, …tels la psychanalyse, le marxisme ou le structuralisme5 ». Ces grands systèmes conceptuels, dans leur ambition à « une explication totalisante et exclusive du fait humain6 », ont exercé depuis les années soixante jusqu’à l’aube des années quatre-vingt-dix une considérable influence dans la plupart des champs. Rares sont les disciplines ou les pratiques qui n’y aient cédé peu ou prou. Pourtant, à ma connaissance, l’orthophonie est demeurée largement étrangère à ces sirènes, contrairement, par exemple, à la psychologie clinique. Il n’y a pas lieu, à mon sens, de s’en étonner outre mesure. Cet éloignement est la conséquence même d’une sagesse pragmatique, inscrite dans la clinique même, d’une sagesse que l’on pourrait qualifier de « prudentielle », pour emprunter ici au vocabulaire de l’éthique aristotélicienne. Chacune des disciplines qui tenaient le haut du pavé en ces années-là avait bien pour point commun avec les autres leur prétention à l’explication intégrale du sujet, en appui sur la conception d’un sujet intégralement déterminé : par les lois de l’inconscient, par l’ordre symbolique du langage, par les rapports de classe. Ce sujet-là, du moins dans les formes ordinaires sous lesquelles se diffusaient les grands récits de l’inconscient, de l’ordre symbolique ou des rapports de classe, n’offrait guère de prise aux considérations éthiques, dès lors que l’idée d’éthique suppose l’existence d’un sujet engagé dans la pluralité complexe de l’agir qui lui est propre. Comme l’écrit avec force Jean-Michel Baudouin, « la possibilité même de l’hypothèse éthique, a fortiori son effectuation, est en contradiction absolue et de fait avec la conception d’un sujet intégralement déterminé, que ce soit par les ordres distincts ou conjugués du langage, des rapports sociaux, des instances instrapsychiques, voire des règles de parenté 7 ». L’orthophoniste peut aisément faire sien(ne) cette réflexion ; il/elle est particulièrement bien placé(e) pour cela. Aux croisements de tous ces ordres là, l’orthophonie est d’emblée aux prises avec ce sujet empirique complexe et pluriel, irréductible à telle ou telle de ses dimensions, et toujours dans la nécessité de peser chacun de ces facteurs dans son travail quotidien. L’orthophonie, si l’on veut bien suivre ce raisonnement, touche alors à l’éthique « par nature », dans sa clinique même. Pas d’éthique sans primat accordé à l’action, sans considération délibérée des contextes de l’agir. Pas de « retour à l’éthique », comme celui auquel nous assistons depuis deux bonnes décennies, sans « réhabilitation de l’empirie8 ». 5. Jean-Michel Baudouin, Ibid., p. 17. 6. Idem. 7. Idem. 8. Ibid., p. 21. 143 texte 247 20/09/11 17:13 Page 144 L’orthophonie, à vrai dire, n’avait nullement besoin de cette réhabilitation pour se préoccuper d’éthique. L’empirie et la délibération au sein de l’empirie sont au cœur de son exercice. Tant mieux si la vogue de l’éthique lui permet d’y (re)venir en toute conscience. S’il existe une interpellation éthique propre au travail orthophonique, c’est au cœur de sa clinique qu’elle s’enracine et se fait entendre. o La délibération éthique et la pluralité des biens Ce que nous pouvons appeler le « tournant éthique » des sociétés contemporaines aura donc eu pour conséquence la redécouverte des philosophies de l’action, et plus particulièrement de la philosophie aristotélicienne. Le terme aristotélicien de « prudence » traduit un concept renvoyant à une valeur centrale dans la pensée et la culture grecques, que résume la notion de phronesis. Terme bien difficile à traduire, dans lequel il faudrait inclure l’intelligence de l’action, une forme de « sagesse » capable de peser le pour et le contre, ainsi qu’une pesée subtile des fins et des valeurs, voire un certain courage à décider, à saisir le juste moment, le moment opportun, le kairos. Ce renouveau de l’éthique antique passe notamment par la distinction de ce qui relève de la « morale » d’un côté, et de ce qui relèverait d’une posture proprement éthique, de l’autre. Le recours aristotélicien trouve une formulation significative en philosophie de l’éducation, notamment sous la plume de Michel Fabre9, puisant dans la conception aristotélicienne de la phronesis les éléments nécessaires à une pensée de la pratique pédagogique comme pratique spécifique, non réductible à une ingénierie déduisant l’action des seuls préalables scientifiques. Plus généralement, ce débat trouve une élaboration de grande ampleur dans l’œuvre du philosophe canadien Charles Taylor. Ce débat et les œuvres qui le nourrissent peuvent inspirer une réflexion orthophoniste soucieuse de ses fondements éthiques. L’ambition philosophique de Charles Taylor, dans le champ de l’éthique et de la morale, trouve précisément son point d’ancrage dans le constat de la diversité des biens, caractéristique des sociétés démocratiques. Cette diversité et cette pluralité nous contraignent en effet à nous interroger sur les valeurs susceptibles de fonder et d’orienter nos choix. En d’autres termes, la diversité des biens renouvelle la question du raisonnement moral : « En quoi consiste le raisonnement moral, interroge Taylor, lorsque des biens (très) différents sont en 9. Michel Fabre, in Jean Houssaye et col., Manifeste pour les pédagogues, Paris, ESF, 144 texte 247 20/09/11 17:13 Page 145 jeu10 » ? Face à cette diversité, deux points de vue partagent le monde philosophique, mais aussi, me semble-t-il, chacun d’entre nous. Le premier point de vue, dont la formulation la plus aboutie peut être trouvée dans la morale kantienne, revient, au bout du compte, à refuser la réalité de cette diversité : il existe un bien, une valeur supérieure, un but unique11 et unificateur, auxquels s’ordonnent tous les autres « biens » possibles. Certes, la décision morale est alors prise en toute clarté ; mais, constate Charles Taylor, cette clarté n’a pas été atteinte « seulement par l’unification d’exigences diverses, mais aussi par l’exclusion de certaines, ou, du moins, leur relégation à un rang moral inférieur12 ». Une éthique ancrée dans la clinique – c’est-à-dire prenant en considération le sujet, le patient, dans sa totalité – peut-elle procéder d’une telle relégation ? La question, à mon sens, mérite d’être posée. Le second point de vue (qu’on peut qualifier d’ « éthique », par opposition cette fois au précédent auquel sera réservé le terme de « morale ») rassemble des conceptions développées en réaction à cet effacement de la diversité et à cette réduction de la réalité morale. Elles font de la diversité des biens et des valeurs le préalable à la réflexion et à la décision morale. La pluralité des biens est à leurs yeux la donnée irréductible de la vie morale. Certes. Mais alors, comment décider ? Comment juger ? Comment trancher ? Comme on peut le pressentir, le talon d’Achille de ce point de vue se nomme le relativisme, et l’incapacité qui en procède quand il s’agit d’évaluer : les valeurs s’avèrent « trop diverses pour qu’on puisse arbitrer entre elles13 ». Il faut bien à nouveau poser la question : une éthique enracinée dans la clinique peut-elle s’accommoder de cette suspension du jugement ? Ainsi, le « raisonnement moral », selon l’expression de Charles Taylor, ou si l’on préfère la délibération éthique, ne peuvent ni s’en remettre à l’exclusivité d’un principe ou d’une valeur supérieure, ni à l’inverse s’en tenir à la seule considération d’une diversité irréductible de biens. Ni pure transcendance, ni pure immanence donc. Pourquoi ? Parce que, dans le premier cas, faire dépendre la décision éthique d’une conception unitaire du bien, du postulat de l’unité du bien, aboutit nécessairement à l’exclusion de certains biens, au nom d’un bien posé comme supérieur. La décision est alors tributaire d’une norme exté10. Charles Taylor, « La conduite d’une vie et le moment du bien », Revue Esprit, mars/avril 1997, p. 156. Ce texte est l’un des neuf essais réunis dans La liberté des modernes, PUF. Le terme « moral », ici, est employé dans son sens le plus général, et non par opposition à la notion d’ « éthique ». 11. Rappelons que selon la morale kantienne, ce but unique s’exprime dans un unique critère formel : la possibilité d’universaliser la maxime de l’action. 12. Charles Taylor, Op. Cit., p. 157. 13. Idem. 145 texte 247 20/09/11 17:13 Page 146 rieure et en surplomb, et dépend dès lors non plus de la délibération et de la pesée entre les biens, mais de la nature de cette norme en surplomb, des valeurs qu’elle promeut ou bien relègue, du poids social et culturel qui est le sien, bref de la « foi morale » des acteurs. Les formulations philosophiques de cette posture se trouvent chez Kant mais aussi chez un philosophe du langage ou du « tournant linguistique » comme Habermas. Charles Taylor remarque qu’elles expriment certes notre sens de la justice, manifestent certes « un tempérament moral qui place les questions de justice et de bienveillance au-dessus de toutes les autres, au point d’en faire le tout de la « moralité » », affichent certes « une polarisation sur les obligations envers autrui » – toutes choses en effet essentielles d’un point de vue éthique – mais ajoute que cette délimitation rigoureuse du domaine de la moralité s’effectue « au prix de l’exclusion d’un certain nombre d’aspirations hors des limites de la moralité14 ». Mais le raisonnement moral ne peut non plus en rester à la pure immanence de la diversité des biens en coexistence. Pourquoi ? Parce que manquerait cette fois la possibilité d’une hiérarchisation des biens, sans laquelle aucune décision fondée ne saurait être prise ; or, chacun en conviendra, la décision ne peut relever de l’arbitraire ou des seules singularités de celui qui décide. La solution du problème moral ne peut donc être trouvée dans l’une ou l’autre de ces conceptions sans passer à côté d’une moitié du problème lui-même. « J’estime, écrit Charles Taylor, que ces positions extrêmes ignorent l’une et l’autre des traits essentiels de notre vie morale ». Le philosophe se donne alors pour tâche de « contribuer à nous rapprocher d’une conception plus plausible du raisonnement moral, une conception qui rende compte aussi bien de son inévitable diversité que de son aspiration permanente à l’unité15 ». o Le souci éthique et la « bienfaisance » Il faut donc disposer d’un critère pour décider, mais d’un critère non excluant. Un critère « immanent » donc, mais susceptible d’une fonction de transcendance. Ces considérations nous ont-elles éloignés de la clinique, d’une éthique propre à la clinique orthophonique ? Je ne le crois pas, bien au contraire. Il me semble que le souci conjoint de la diversité et de l’unité marque profondément la délibération clinique, et en manifeste précisément la dimension éthique. La pratique orthophonique ne peut ignorer la diversité des biens ; comme nous croyons l’avoir montré, elle s’y trouve par nature particulièrement exposée, et l’on peut sans forcer le propos présumer que le mouvement général 14. Ibid., p. 158. 15. Ibid., p. 157. 146 texte 247 20/09/11 17:13 Page 147 des sociétés contemporaines, qu’il s’agisse de mœurs, de brassage culturel, de mouvements migratoires, de scolarisation ou d’économie, joint aux évolutions scientifiques et techniques, ne cessera de l’y exposer. Impossible de « mener une rééducation » qui ne soit plus ou moins traversée par cela. Mais impossible de la « mener », de la « conduire » sans une orientation à partir de laquelle pourra s’opérer, même à titre provisoire, une certaine hiérarchisation des différents biens entrés dans le cabinet ou en consultation avec les singularités des patients. Et comment fixer cette orientation sans recourir, même momentanément, à une certaine vision ordonnée du travail à accomplir, des fins à lui assigner ? Comment faire en sorte que cette orientation, cette « fixation » à la fois engagent – l’orthophoniste, le patient – mais n’enferment pas ? Comment donc prendre en compte à la fois et respecter tout ensemble « l’inévitable diversité » et « l’aspiration à l’unité » ? Une clinique dont l’orientation ne dépendrait que des seules normes en vigueur – normes sociales, normes du langage, normes scientifiques, voire même normes « morales » établies – évacuerait sa dimension proprement éthique ; mais tout autant une clinique sans orientation, ou qui ne suivrait que les mouvements des biens en jeu. La clinique, comme l’éthique, ne peut éviter ce problème : « Nous sommes bel et bien confrontés à une diversité de biens, et nous devons souvent effectuer des jugements globaux sur la façon d’agir lorsque plus d’un de ces biens est en jeu16 ». Comment faire donc ? La réflexion clinique, en ce point, me semble-t-il, peut être éclairée par le tour que donnent les analyses de Charles Taylor à la réflexion éthique. S’appuyant sur l’éthique d’Aristote, notamment dans sa discussion sur la phronesis ou sagesse pratique, le philosophe canadien remarque que, à proprement parler, une décision éthique n’est jamais la conclusion d’un raisonnement que nous pourrions reconstituer ou remémorer. Autrement dit, commente Charles Taylor, « nous ne pouvons pas identifier une condition suffisante telle que ce serait le choix approprié dans ce cas, condition que nous n’aurions plus qu’à appliquer ensuite aux autres cas tombant sous la même description, mécaniquement pour ainsi dire, c’est-à-dire sans délibération ni réflexion supplémentaires17 ». Dans le langage de Charles Taylor, cela revient à dire qu’une décision éthique ne peut jamais être totalement « articulée ». Le terme sans doute frappera l’orthophoniste. Par « articulation », ici, Taylor ne désigne, pas seulement, l’articulation « logique », au sens étroit du terme, mais de façon plus générale une capacité d’articulation inhérente au logos, au langage18. C’est pourquoi Taylor peut avancer que « si la moralité 16. Charles Taylor, Op. Cit., p. 162 17. Ibid., p. 166. 18. Comme on le sait, le terme grec logos signifie à la fois raison et langage. 147 texte 247 20/09/11 17:13 Page 148 d’une action ne peut jamais être totalement « articulée » [au sens logique], il ne s’en suit pas que nous ne faisons pas appel à une capacité d’articulation19 ». Sans cette capacité d’articulation, nous ne pourrions identifier les différents « biens de vie » et juger de leur importance. En quoi consiste cette capacité d’articulation, et comment nous permet-elle de décider sur le plan moral ? La problématique de la moralité – de l’éthique si l’on préfère – est directement engagée dans ces questions. La capacité d’articulation à laquelle se réfère Charles Taylor renvoie à la vie humaine elle-même, en tant qu’elle se totalise comme expérience et se dit comme récit. Les exemples qu’en donne le philosophe peuvent surprendre : « La Peste de Camus, écrit-il, montre ce que peut être la pratique d’une certaine forme d’intégrité austère dans un monde désenchanté, d’une façon bien plus efficace que bien des écrits philosophiques sur la mort de Dieu20 ». Si la culture et particulièrement l’art sont convoqués ici comme des modalités éminentes de notre capacité d’articulation dans le domaine moral, c’est précisément parce que l’art et la culture sont les formes les plus accomplies de l’expérience humaine, de la vie humaine comme expérience21. La thèse centrale de Charles Taylor peut alors s’énoncer ainsi : « La vie en ce sens est une catégorie dont nous ne pouvons pas nous passer dans la pensée morale22 ». La vie comme unité, la vie comme totalité : la vie humaine comme expérience. Il ne s’agit pas, bien sûr, de la vie au sens biologique, même si par ailleurs le respect de la vie appartient à l’ordre moral. Le raisonnement de Taylor mérite ici d’être écouté avec la plus grande attention, tant son propos éthique pourrait être entendu tout autant sur la plan clinique. Je laisse le lecteur en juger. Comment donc s’articule une décision éthique ? Non pas tant en nous focalisant sur l’importance relative des différents biens en jeu, mais plus précisément en nous centrant sur « la façon dont ils s’accordent entre eux dans le tout d’une vie23 », et dans cet accord font sens. Le « tout d’une vie », la vie comme totalité, comme horizon de totalisation : voilà, selon Taylor, la catégorie morale immanente – elle ne vient pas d’ailleurs que de la vie elle-même – et néanmoins source de la transcendance nécessaire à la vie morale : elle ne se confond pas avec la vie, se tient « au-dessus » d’elle, l’oblige et l’oriente moralement. On en conviendra, la philosophie morale de Charles Taylor renouvelle la question des valeurs, de l’origine et de la valeur des valeurs. Qu’on y réfléchisse bien : chaque fois que nous devons prendre une décision dont nous 19. Idem 20. Ibid., p. 167. 21. C’est exactement la thèse que développait John Dewey dans son ultime grand ouvrage, Art as expérience. 22. Idem. 23. Idem. 148 texte 247 20/09/11 17:13 Page 149 pressentons la dimension éthique, mesurons-nous chaque décision, une à une, à l’aune d’une norme du juste et de l’injuste ? Non. Parce que, nous dit Charles Taylor, « en dernière instance, nous ne sommes pas là simplement pour accomplir des actes isolés, chacun étant juste, mais pour vivre une vie, ce qui veut dire être et devenir un certain type d’être humain24 ». Le tout d’une vie : n’est-ce pas aussi une catégorie essentielle pour penser la clinique ? A condition que l’expression renvoie certes à la vie du patient, qui est d’une certaine façon tout entière là dans la rééducation, mais aussi à la vie du thérapeute, lequel, lui aussi, au cours de la rééducation, est et devient « un certain type d’être humain ». Une posture éthique professionnelle authentique certes est tournée vers l’autre, le « tu », mais ne peut faire l’impasse sur celui qui la construit, le « je ». C’est pourquoi la notion de « bienfaisance », souvent mobilisée depuis quelque temps dans le champ thérapeutique et reprise en orthophonie, ne me semble pas pouvoir tenir ce qu’elle semble promettre. Elle a d’abord le défaut ou au moins l’apparence d’une centration trop exclusive sur autrui, au risque de perdre de vue la « mise en question de soi » également inhérente à la problématique éthique, et de glisser de la « bienfaisance » à la « bienpensance ». Du coup, elle peut sembler prendre le relais d’une éthique de la « charité », héritage dont une pratique paramédicale comme l’orthophonie aurait tout intérêt me semble-t-il à se démarquer. Mais surtout, faute de définir précisément le « bien » auquel se réfère le terme même, ce recours à la « bienfaisance » risque de n’être qu’une solution toute verbale. A quelle échelle, à quelle norme pourra-t-on en effet juger de la « bienfaisance » de telle ou telle décision ? Le bien du patient ? Mais quel bien ? Et comment ce « bien du patient », une fois défini – si par hypothèse cette définition était possible – serat-il mobilisé dans les cheminements concrets de la rééducation ? On voit bien que la série de ces questions incontournables demeure sans réponses claires. Comme la vie, une rééducation, une thérapie se « mènent ». La vie, remarque Charles Taylor, « est quelque chose que vous "menez", selon l’expression très parlante du langage ordinaire ». La suite de ce paragraphe vaut d’être largement citée pour approfondir le parallèle éthique/clinique que la philosophie morale de Taylor me semble particulièrement autoriser. Cette expression, « mener sa vie », si on l’entend bien, implique, selon l’auteur « à la fois l’idée que notre vie va quelque part, peut-être dans plusieurs directions simultanées, et que nous nous efforçons de guider dans une certaine mesure ce (ou ces) mouvements. La vie en ce sens … est, pourrait-on dire, un registre indispensable de [la] pensée morale. Le propre de la vie est que nous évoluons, nous chan24. Idem. 149 texte 247 20/09/11 17:13 Page 150 geons, nous nous faisons nous-mêmes, avec une temporalité irrégulière, caractérisée par des rythmes différents : Il est dans la nature même d’une vie de comprendre de tels passages, où il faut décider dans l’instant, saisir l’occasion (kairos)25 ». J’en appelle au savoir et à l’expérience du praticien, du clinicien orthophoniste : ce que décrit Charles Taylor ici, s’agissant d’une vie humaine « menée », conduite dans sa dimension éthique, n’évoque-t-il pas tout autant, et de façon frappante, le cours de la rééducation elle-même ? o Le langage et la parole au cœur de l’éthique Nous nous interrogions sur l’existence et la pertinence d’une éthique spécifique à la pratique orthophonique. Le compagnonnage philosophique qu’offre la pensée de Charles Taylor nous en a certainement rapproché. Sans nous éloigner pour autant de l’éthique ordinaire, et nous rappelant opportunément qu’une éthique spécifique ne peut qu’être ancrée dans l’éthique générale, et qu’à cet égard une thérapie « vaut » aussi ce que « valent » celles et ceux – cliniciens et patients – qui l’orientent et la conduisent ensemble. Reste que, comme en témoigne l’ensemble de ce dossier, la spécificité d’une éthique orthophonique ne peut trouver son fondement et son centre de gravité que dans ce qui est l’objet même de la pratique orthophonique : le langage. Dans le champ philosophique, les liens qui unissent l’être parlant et l’aptitude morale ont fait l’objet d’une riche réflexion26 , notamment dans la perspective du « tournant linguistique ». Le thème de « l’articulation » chez Charles Taylor en donnait un aperçu. En effet, comme on l’aura sans doute pressenti au passage, le genre d’unité que l’on vise lorsque l’on s’efforce de (bien) conduire sa vie, de mener sa vie comme « totalité », le genre d’articulation qu’on s’efforce d’y mettre, relèvent en dernier ressort de la catégorie langagière du récit. Le récit est bien la forme d’intelligibilité la plus appropriée à cette construction de l’unité dans la pluralité, au rassemblement de la diversité selon un horizon de totalisation. En ce sens, pas de vie « conduite », « menée », orientée, sans récit. Dans son grand œuvre, Sources of the Self, Charles Taylor développait explicitement cette thèse. « Ce sens du bien [nécessaire pour orienter nos vies], écrivait-il, doit se rattacher à la conception que nous avons de notre vie comme d’un récit qui se développe27. C’est énoncer une autre condition fondamentale de notre sens de nous-mêmes que de comprendre nos vies 25. Ibid., pp. 167/168. 26. On la trouverait entre autres à l’œuvre aussi bien chez un Wittgenstein que chez un Habermas. En France, l’œuvre de Paul Ricoeur l’a particulièrement illustrée 27. Le lecteur pourra ici, comme en d’autres points, je lui en laisse le soin, poursuivre le parallèle éthique/clinique. Toute rééducation n’est-elle pas « un récit qui se développe » ? 150 texte 247 20/09/11 17:13 Page 151 sous la forme d’un récit… Nos vies existent aussi dans un espace de questions auxquelles seule une narration cohérente peut apporter une réponse. Afin de nous faire une idée de celui que nous sommes, nous devons avoir quelque idée de la façon dont nous le sommes devenus et de la direction que nous prenons28 ». Le lecteur aura peut-être reconnu là une thèse fort proche des thèses développées par Paul Ricœur, notamment dans Temps et récit. Elles sont en effet fort proches, et les deux philosophes se sont lus et appréciés. Cette quasi-maxime de Charles Taylor : « nous devons inévitablement concevoir nos vies dans une forme narrative, comme une « quête »29 », pourrait bien être tout autant de la plume de Paul Ricœur. C’est en effet chez ce dernier que l’on peut lire l’une des analyses les plus approfondies et les plus stimulantes des relations entre le langage et la morale, ou plus précisément, pour Paul Ricoeur, l’éthique. Plusieurs des contributions à ce volume font référence à ce philosophe. A très juste titre : non seulement Paul Ricoeur est l’un des philosophes du langage les plus éclairants, non seulement il est l’un des rares philosophes contemporains à exercer une réelle influence dans le domaine de l’éducation30, non seulement l’interrogation éthique est au cœur de sa pensée : de surcroît, c’est au cœur même du langage et de la parole que Paul Ricoeur nous propose de situer les fondements même de l’éthique. Ce que Paul Ricœur nommait lui même sa « petite éthique » est exposée dans les études 7, 8 et 9 de Soi-même comme un autre. Un article de l’auteur paru en 1985 dans un volume de l’Encyclopedia Universalis intitulé « Les enjeux » en donne une dense et très éclairante première approche. L’article a pour titre : « Avant la loi morale, l’éthique ». Pour le philosophe en effet l’éthique vient avant la morale, « précède, dans l’ordre du fondement, la notion de loi morale, au sens formel d’obligation requérant du sujet une obéissance motivée par le pur respect de la loi elle-même31 ». La distinction qu’opère Ricoeur entre morale et éthique n’est nullement une simple commodité conceptuelle. En arrachant la problématique de la moralité au face à face du sujet et de la loi, de l’acteur et des normes, c’est tout l’engagement et la responsabilité propre à la dynamique du projet éthique32 que le geste de Paul Ricoeur libère. Avant la morale, et avant même l’éthique constituée, le propos du philosophe sera de « mettre au jour l’intention éthique », et d’en décrire et analyser 28. Charles Taylor, Les sources du moi, p. 71. 29. Ibid., p. 77. 30. Cf. Alain Kerlan et Denis Simard (dir), Paul Ricoeur et la question éducative, Québec, Presses de l’université Laval, à paraître octobre 2011. 31. Paul Ricoeur, « Avant la loi morale : l’éthique », in Encyclopédia Universalis, volume Les enjeux, 1985. 32. Paul Ricoeur explique en effet qu’il entend « souligner le caractère de projet de l’éthique et le dynamisme qui sous-tend ce dernier ». 151 texte 247 20/09/11 17:13 Page 152 la genèse, le développement et les moments. Dans cette sorte de phénoménologie de l’intention éthique, la morale, l’idée de loi morale, n’est pas exclue, elle a bien « sa place en éthique », mais elle viendra précisément à sa place : « Elle a, écrit Ricoeur, une fonction spécifique ; mais on peut montrer que celle-ci est dérivée et doit être située sur le trajet d’effectuation de l’intention éthique ». Or, c’est très précisément dans le langage, dans ce que le langage humain offre de plus spécifique, les trois pronoms personnels, le je le tu et le il, que la réflexion de Ricoeur trouve les fondations qui lui permettront de ressaisir l’intention éthique dans son jaillissement, dans son déploiement et ses moments constitutifs : « Nous définissons de cette manière un pôle je, un pôle tu, un pôle il (neutre), qui, pris ensemble, constituent le triangle de base de l’éthique ». Emile Benveniste avait déjà tiré parti de la spécificité des déictiques pour avancer la thèse philosophique de la détermination linguistique de la subjectivité. Paul Ricoeur prolonge cette thèse dans le domaine de la moralité. Tout exemple de délibération éthique, de « cas » éthique, nous éclaire là-dessus et devrait nous permettre de saisir la portée et la pertinence de cette analyse. Toute situation exigeant la délibération et la décision éthiques en passe en effet par trois interrogations. D’abord, que puis-je, que dois-je faire ? Et l’interrogation, ici, porte bien sur le je, questionne ses valeurs, son projet d’existence et ce qui le fonde : Qu’est-ce que moi je peux faire ? Le je ici n’engage pas seulement ma responsabilité à l’égard de l’autre, ou du moins cette responsabilité-là, centrale en effet, pour être pleinement comprise dans sa véritable dimension, ne doit pas masquer ce premier temps nécessaire du je, du souci et de l’accomplissement du je dans le déploiement de l’intention éthique. Ensuite bien sûr, la question qui nous semble dans le feu de l’action éthique contenir toute l’éthique : Qu’est-ce que je peux faire, qu’est-ce que je dois faire pour toi ? L’intention éthique s’est déplacée du je au tu. Mais ce tu au cœur de l’éthique s’y trouve précisément comme alter ego, autre moi. Le souci de l’autre est dans une relation de réversibilité avec le souci de soi. Je me soucie de toi comme d’un autre moi-même. C’est pourquoi Ricoeur ne postule « aucune préséance, mais une absolue réciprocité » entre ces deux moments constitutifs de l’éthique, et n’accorde pas non plus la préséance à l’interdit du « premier commandement, lequel s’énonce à la seconde personne : tu ne tueras pas ». Prenant ses distances ici avec les analyses d’Emmanuel Lévinas, Paul Ricoeur affirme que « avant de m’interdire quoi que ce soit, le visage de l’autre me requiert ; il me demande de l’aimer comme moi-même ». Et selon lui, cette réversibilité est inscrite dans la langue même : « Je suis visé comme un me à l’accusatif par celui qui dit tu au vocatif et dit je pour lui-même. Il se passe ici quelque chose de tout à fait semblable à ce que les linguistes observent concernant le fonctionnement des pronoms personnels : 152 texte 247 20/09/11 17:13 Page 153 celui qui dit « je » se sait interpellé par un autre comme « tu » et réciproquement ». Si le « tu », le souci de l’autre, sont bien au cœur de l’éthique, ils n’en sont pas le point de départ. Mais si le moment du « je » est premier phénoménologiquement, il « ne constitue pas encore l’éthique elle-même ». Il est essentiel de bien comprendre en même temps cette primauté du « je » et son incomplétude. Et pour le comprendre, une dernière considération doit être introduite, parce qu’elle concerne la source même selon Ricoeur de l’intention éthique : la liberté. La liberté, marque de la personne33. La responsabilité à l’égard de l’autre comme personne au cœur de l’éthique est une responsabilité à l’égard d’autrui comme liberté. L’intention éthique, dans son déploiement, conduit « la volonté que la liberté de l’autre soit. Je veux que ta liberté soit ». Mais il ne peut y avoir de liberté en seconde personne sans « une liberté en première personne qui se pose elle-même ». Il faut d’abord que je comprenne ce que veut dire « je », c’est-à-dire liberté qui se pose elle-même, pour savoir « que l’autre est je pour lui-même, donc liberté comme moi, liberté aussi qui se pose, croit en elle-même, cherche à s’attester ». Pour nous en convaincre a contrario, Paul Ricoeur nous invite à réfléchir aux conséquences, pour une vie humaine, de la perte de foi en sa propre liberté, en sa capacité de conduire sa vie, une vie humaine mue par le sentiment de n’être qu’un rouage d’une machine qui lui impose ses lois. « Si je cesse de croire en ma liberté, écrit-il, si je m’estimais entièrement écrasé par le déterminisme, je cesserais aussitôt de croire à la liberté de l’autre et ne voudrais pas aider cette liberté, ni être aidé par elle : je n’attendrais d’autrui aucun secours, comme l’autre ne pourrait attendre de moi aucun geste responsable. C’est tout l’échange des actes mutuels de délivrance qui s’effondrerait ». Simple fiction théorique, cet individu qui s’éprouve « entièrement écrasé par le déterminisme », et qui n’attend plus « d’autrui aucun secours » ? Certainement pas. N’est-ce pas là le portrait de certains patients, et le tout premier défi éthique que doit alors relever le travail clinique ? Ce détour par l’éthique selon Ricoeur ne nous a pas éloignés de la clinique. Pour que le patient croit à nouveau en sa liberté, et s’engage alors dans le soin, il faudra qu’il trouve et éprouve en face de lui un professionnel capable de ré-ouvrir le chemin, d’attester, dans et par son travail même, ce que Ricoeur nomme « des œuvres », qu’il est bien lui-même une liberté en première personne, qui se pose elle-même, et 33. On se remémorera ici opportunément la formulation kantienne de l’impératif catégorique, autrement dit la maxime à laquelle doit se conformer tout acte moral : « Agis toujours en sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». E. KANT, 1994 "Métaphysique des mœurs", p.198, (traduction Alain Renaut), Edition Flammarion. 153 texte 247 20/09/11 17:13 Page 154 en cela se soucie de l’autre. L’éthique est donc selon Ricoeur « une odyssée de la liberté », parce qu’elle se déploie dans le refus de la fatalité du monde : « Il y a éthique d’abord parce que, par l’acte grave de position de liberté, je m’arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins ». Le travail clinique ne présuppose-t-il pas lui aussi cet arrachement ? Mais demeure dans toute situation éthique une troisième interrogation, sur laquelle il ne sera pas inopportun de conclure. Non plus : Que dois-je faire, moi ?, non plus : Que dois-je faire pour toi ?, mais : Qu’est-il requis, qu’est-il licite de faire ? Nous voici renvoyés au troisième pôle de l’éthique selon Ricoeur, celui qui ne vient qu’après, dans l’ordre de la genèse de l’intention éthique, mais est toujours déjà-là, dans l’ordre d’une vie humaine : le pôle il. C’est le pôle des règles, des normes et des valeurs constituées, des institutions et de l’institué. L’orthophoniste, pourrait-on dire, le connaît doublement : comme tout thérapeute d’un côté, comme thérapeute du langage, d’un autre côté, puisque le déjà-là pour lui a notamment et précisément pour contenu les normes du langage en vigueur. L’intérêt majeur de la réflexion de Ricoeur en ce point est de nous rappeler que l’ensemble des normes et des règles auxquelles est nécessairement confrontée la délibération éthique ne tient pas sa valeur d’une autorité préalable et en surplomb, mais d’une capacité de valorisation dont elles sont le produit et la cristallisation, et qui leur est antérieure. Chaque projet éthique, écrit encore Ricoeur, « surgit au milieu d’une situation déjà éthiquement marquée ; des choix, des préférences, des valorisations ont déjà eu lieu, qui se sont inscrits dans des valeurs que chacun trouve en s’éveillant à la vie consciente ». Ces valeurs, l’éthique ne consiste pas à les « appliquer », mais à les relancer. A renouer avec la dynamique de valorisation qui les a produites. Et quelquefois à remettre en jeu les normes établies dans la dynamique de la valorisation. Si le triangle de l’éthique selon Ricoeur peut nous aider à cerner ce que pourrait être une éthique orthophonique spécifique, ce n’est donc pas en le réduisant à l’un quelconque de ses pôles. Ni bien entendu au pôle je, qui serait alors l’expression d’une sorte d’hybris clinique, ni au pôle il, au risque de s’en remettre au déjà-là et de confondre morale et moralisme, ni même au pôle tu, si cette orientation exclusive vers autrui rend aveugle à soi-même. L’éthique, comme la clinique, ne peut se déployer dans toutes ses dimensions que dans leur complexe interaction. 154 texte 247 20/09/11 17:13 Page 155 REFERENCES AMANN J.-P., « Quelle philosophie pour l’éthique clinique ? », in Regards croisés sur l’éthique clinique, Assistance Publique Hôpitaux de Paris, 1994 BAUDOIN J.-M., « La réflexion éthique contemporaine », in Questionnement éthique, revue Education Permanente, 121/1994-4 FABRE M., « Existe-t-il des savoirs pédagogiques ? », in Houssaye J. et col., Eloge des pédagogues, ESF, 2002 KERLAN A, SIMARD D. (dir.), Paul Ricoeur et la question éducative, Québec, Presses de l’université Laval, à paraître octobre 2011 RICOEUR P., « Avant la loi morale : l’éthique », in Encyclopédia Universalis, volume Les enjeux, 1985 RICOEUR P., Soi même comme un autre, Le Seuil, 1990 TAYLOR C., « La conduite d’une vie et le moment du bien », Revue Esprit, mars/avril 1997 TAYLOR C., Source of the Self : The Making of the Modern Identity, Harvard University Press. 1989. Traduction française Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1998 155 texte 247 20/09/11 17:13 Page 156 NOTES 156 texte 247 20/09/11 17:13 Page 157 NOTES 157 texte 247 20/09/11 17:13 Page 158 NOTES 158 texte 247 20/09/11 17:13 Page 159 NOTES 159 texte 247 20/09/11 17:13 Page 160 Aucun article ou résumé publié dans cette revue ne peut être reproduit sous forme d’imprimé, photocopie, microfilm ou par tout autre procédé sans l’autorisation expresse des auteurs et de l’éditeur. 160