Revue des sciences religieuses
87/1 | 2013
Varia
La question de l’autorité dans le traditionalisme
catholique
Luc Perrin
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1306
DOI : 10.4000/rsr.1306
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2013
Pagination : 61-76
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Luc Perrin, « La question de l’autorité dans le traditionalisme catholique », Revue des sciences
religieuses [En ligne], 87/1 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL :
http://rsr.revues.org/1306 ; DOI : 10.4000/rsr.1306
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© RSR
LA QUESTION DE L’AUTORITÉ
DANS LE TRADITIONALISME CATHOLIQUE
C’est une dimension fondamentale de la question traditionaliste
qui, sur ce point, présente des analogies avec le mouvement janséniste
qui s’est étendu sur au moins deux siècles (XVIIe-XVIIIe) : une contes-
tation doctrinale et pastorale, l’implication forte de clercs tant régu-
liers que séculiers et à tous les niveaux de la hiérarchie, l’opposition
entre une Tradition dite «vivante» – une terme du XXesiècle – au nom
d’une Tradition antécédente, un centre français et une diffusion inter-
nationale lente mais réelle et même une petite fraction entrée en un
schisme complet (l’Église d’Utrecht), sans oublier une dimension
politique quand le pouvoir royal prend partie pour le camp opposé.
Une petite partie des lointains héritiers des ultramontains, les adver-
saires des jansénistes, sont entrés à leur tour dans une démarche de
contestation de l’autorité au sein de l’Église tout en se revendiquant
catholiques de la même manière que les jansénistes. Cette sensibilité
dissidente s’est manifestée au grand jour à l’occasion du concile
VaticanII (1962-1965) et depuis. Nous nous proposons d’examiner
succinctement les différentes facettes de ce problème de l’autorité
dans ce secteur de l’Église catholique romaine.
I.DES «PAPISTES CONTRE LES PAPES »
Cette paraphrase du titre de l’ouvrage d’Alain de Penanster1met
l’accent sur deux éléments fondamentaux. La contestation traditiona-
liste prolonge le courant dit intégriste qui procède au début du
XXesiècle par un appel à Rome contre les déviations doctrinales et
pastorales observées sous le pontificat de PieX et souvent rassem-
blées par leurs contempteurs sous le vocable de modernisme. Les
premiers intégristes, autour de Mgr Benigni, soupçonnent les hiérar-
chies locales et diverses institutions catholiques de ne pas traquer
1. Un papiste contre les papes, Paris, La Table ronde-Edijac, 1988.
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avec l’énergie requise les adeptes avoués ou souvent plus discrets des
idées modernistes2solennellement condamnées par l’autorité
romaine. Toutefois, dès cette époque, le sentiment d’une autorité
pontificale trop faible dans la répression est courant parmi les inté-
gristes de la Société saint Pie V (Sodalitium pianum) et ses divers
relais dans plusieurs pays. Mgr Benigni (1862-1934) surnomme ainsi
le secrétaire d’État, le cardinal Merry del Val, «la Peur». Le 1er juillet
1921, Mgr Baudrillart reçoit un Mgr Begnini déjà marginalisé sous le
règne de BenoîtXV et l’attitude de ce «revenant » évoque celle de
Mgr Lefebvre cinquante ans plus tard :
J’ai reçu la visite d’un revenant, Mgr Benigni, de passage à Paris,
retour de Vichy; il était accompagné de l’abbé Boulin (Roger Duguet).
Il est le type du disgracié et du mécontent; il se cache à demi. Il consi-
dère que Gasparri et BenoîtXV mènent l’Église aux abîmes; tout le
scandalise et l’irrite. (…) Il estime que le pape lâchera tout au gouver-
nement. Il pense que nous allons à pire qu’une révolution sociale et
religieuse;que pense-t-il? Une apostasie ? Un abandon de la vérité par
les chefs de l’Église? Mystère3!
Si on ne majore pas l’épisode tumultueux vécu par les catholiques
maurrassiens4lors de la crise de l’Action française sous PieXI entre
2. Cf. É. POULAT, Catholicisme, démocratie et socialisme. Le mouvement catho-
lique et Mgr Benigni de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Paris,
Casterman, 1977; P. COLIN, L’Audace et le soupçon. La crise moderniste dans le
catholicisme français (1893-1914), Paris, Desclée de Brouwer, 1997; F.LAPLANCHE,
I. BIAGIOLI et C. LANGLOIS (dir.), Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans
après.Turnhout, Brepols, 2007. Il s’agit du «modernisme» au sens théologique
condamné par PieX par le décret Lamentabili et l’encyclique Pascendi Domini gregis
(1907). Le relativisme qu’introduisaient l’exégète A.Loisy et ses disciples sapait à la
fois l’autorité du dogme et celle de l’Église hiérarchique comme seule interprète
qualifiée des Écritures. Deux affirmations condamnées par le Décret en donnent une
idée : «LVIII.– La vérité n’est pas plus immuable que l’homme lui-même, car elle
évolue avec lui, en lui et par lui. LIX.– Le Christ n’a pas enseigné un corps déter-
miné de doctrine, applicable à tous les temps et à tous les hommes, mais il a plutôt
inauguré un certain mouvement religieux adapté ou qui doit être adapté à la diversité
des temps et des lieux». Un serment antimoderniste est exigé, hors Allemagne, de
tout prêtre entre 1910 et 1967; une profession de foi et serment de fidélité en reprend
la substance en 1989 mais ne concerne que les enseignants en théologie catholique.
3. P. CHRISTOPHE (éditeur), Les Carnets du cardinal Baudrillart (1919-1921),
Paris, Cerf, 2000, p.841.
4. F.MICHEL, avec d’autres comme Henri Tincq, est tenté par une réduction du
catholicisme intégriste au maurrassisme dans son étude «L’Action française et l’inté-
grisme catholique : les paradoxes d’un antiromanisme ultraromain» parue dans l’ou-
vrage cosigné avec B. SESBOUË, De Mgr Lefebvre à Mgr Williamson, Paris,
Lethielleux-DDB, 2009 et radicalise son point de vue dans sa postface à Ph.
BÉGUERIE, Vers Écône. Mgr Lefebvre et les Pères du Saint-Esprit, Paris, Desclée de
Brouwer, 2010 : « C’est refuser d’employer l’une des grilles les plus naturelles et
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1926 et 1939, on observe dans les années 1945-1960 un regain des
tensions internes entre catholiques progressistes – au sens cette fois de
la recherche d’une alliance avec les forces communistes – et des
catholiques intégristes. Ces tensions sont fortes dans l’Église de
France avec l’héritage des divisions pendant la seconde guerre
mondiale et elles sont maintenues à vif dans le contexte de la guerre
froide et de la guerre d’Algérie. Des réseaux se constituent comme le
mouvement de Jean Ousset – jamais pleinement rallié à titre
personnel au traditionalisme dans sa forme d’opposition à Rome –, La
Cité catholique, que Mgr Lefebvre a soutenu dès son épiscopat daka-
rois; après La Pensée catholique (1946), des revues comme Itiné-
raires (1956, Jean Madiran) apparaissent dans la seconde moitié des
années cinquante, plus modeste la Lettre à mes amis de l’abbé de
Nantes qui devient plus tard la Contre-Réforme catholique au
XXesiècle. Un phénomène similaire est observé au sein de l’Église
brésilienne dans les années qui précèdent le coup d’État militaire de
1964 autour de «Tradition, Famille, Propriété». Ces multiples petits
groupes et publications à tirage réduit, dans lesquels figurent des
personnalités se rattachant à la pensée maurrassienne, ce qui a
contribué à l’amalgame, sont en place et servent de support à la
contestation traditionaliste quand celle-ci émerge à l’occasion de
VaticanII. Sur le plan doctrinal, le contournement ou la minoration de
évidentes d’interprétation du phénomène» (p. 474). Il annexe un peu vite, dans son
premier article, É. Poulat à sa thèse tout en le citant p.46 qui émet l’hypothèse inverse
dans un texte déjà ancien de 1985 : « Je ne sais pas dans quelle mesure l’ensemble des
traditionalistes sont eux-mêmes maurrassiens». Il ne fait aucun doute aujourd’hui que
les catholiques maurrassiens sont une très petite minorité au sein du mouvement
traditionaliste et F.Michel l’écrit lui-même : «Les affaires franco-françaises ne sont
plus seules à l’horizon. C’est un argument sérieux, sans compter que le séminaire
d’Écône est en Suisse et que le mouvement lefebvriste fera des émules dans des
contrées – les États-Unis par exemple – où les charmes de Maurras et de l’Action
française ne pouvaient guère opérer.» (p. 35). A fortiori aux Philippines, en Afrique
du Sud, en Inde ou en Australie, pays où la Fraternité sacerdotale saint Pie X
(F.S.S.P. X) est aussi implantée. Ajoutons qu’être catholique traditionaliste d’in-
fluence maurrassienne n’implique pas une position uniforme quant à la question de
l’autorité dans l’Église : Jean Madiran (Présent) et Yves Chiron (Bulletin Charles
Maurras, Maurrassiana) ont opté pour la communion romaine tandis que Mgr Tissier
de Mallerais est l’un des quatre évêques sacrés le 30juin 1988 en dehors d’un mandat
pontifical. L’abbé Georges de Nantes (1924-2010), mieux défini comme maurrassien
catholique, était l’un des opposants français les plus précoces à VaticanII (dès 1963-
1964) et il est sanctionné par son évêque, pourtant proche de Mgr Lefebvre, dès
1966; il s’est néanmoins cantonné dans une dissidence autonome sans rallier le
courant «lefebvriste» ni parvenir à une pleine communion avec Rome (cf. notice
dans J.-P.CHANTIN, Les marges du christianisme, «sectes», dissidences, ésotérisme,
Paris, Beauchesne, 2001). On le savait, il convient de se méfier des grilles par trop
«naturelles et évidentes», elles n’expliquent pas tout.
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la synthèse néo-scolastique par des théologiens qui sont appelés à
jouer au Concile un rôle de premier plan (les Pères dominicains
Chenu et Congar, le Jésuite K.Rahner, l’école jésuite dite de Four-
vière autour du Père de Lubac), l’influence de néo-thomistes hors de
l’école romaine (ex. l’abbé puis cardinal Journet, J. Maritain), tout
cela a ravivé des inquiétudes à partir de 1946, la querelle de la
« nouvelle théologie », et suscité l’encyclique Humani
generis (1950) : l’idée d’une résurgence du modernisme revient dans
le débat ecclésial. La mouvance intégriste est très sensible à cette
question et entend dénoncer tout à la fois les courants qu’elle assimile
au modernisme du début du siècle et les compagnons de route du
communisme soviétique. Le concile VaticanII est vécu comme une
revanche de ses adversaires puisque, outre le triomphe de théologiens
qu’elle combattait, la Minorité des pères conciliaires, tout en pesant
sur le cours de l’assemblée et en voyant une petite partie de ses
requêtes prise en compte – cf.Nota praevia explicativa en 1964, les
retouches introduites dans le schéma qui devient Gaudium et spes en
rappel des condamnations antérieures du communisme, dans celui sur
l’œcuménisme etc. –, ne parvient pas à faire prévaloir l’esprit des
schémas préparatoires qui lui convenait (cf.le débat acharné sur la
liberté religieuse, la révision tempérée du rapport aux autres reli-
gions). Toutefois, comme l’indique Philippe J.Roy dans sa thèse, «en
partie à cause du Coetus, bien des textes de VaticanII sont des docu-
ments de compromis qu’il est possible encore aujourd’hui d’inter-
préter parfois de plusieurs façons5».
Pendant les années 1962-1965, les critiques sont dures de part et
d’autre et les espoirs d’une reprise en main par la Curie dans l’immé-
diat après-Concile sont peu à peu déçus même si quelques actes
majeurs de Paul VI (célibat sacerdotal 1967, Humanae vitae et le
Credo du peuple de Dieu en 1968) sont accueillis avec faveur. Il
n’empêche, à l’automne 1968, Mgr Lefebvre (1905-1991) démis-
sionne du supériorat général des Spiritains et il est marginalisé
pendant la première session du chapitre général6de sa congrégation.
En 1969, il ouvre le convict de Fribourg, première étape qui débouche
en 1970 sur la fondation du séminaire international d’Écône (Suisse)
5. «Le Coetus Internationalis Patrum, un groupe d’opposants au sein du concile
Vatican II», thèse de doctorat d’histoire (Université Laval, Québec ; Université
LyonIII), 2011, tomeV, p.1395. Voir aussi Revue thomiste, «L’herméneutique de
VaticanII», janvier-mars 2010 et dans le tome suivantavril-juin 2010, en particulier
la contribution du P.B-D.de La Soujeole, op.
6. L.PERRIN, «Mgr Lefebvre, d’une élection à une démission (1962-1968)» dans
P. C OULON (dir.), Histoire et missions chrétiennes, n°10, juin 2009, p.139-172. Sur
la vie de l’archevêque rebelle, B.TISSIER DE MALLERAIS, Marcel Lefebvre, une vie,
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