PDF 178k - Revue des sciences religieuses

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Revue des sciences religieuses
87/1 | 2013
Varia
La prolifération des sectes en Côte d’Ivoire :
l’expression d’une réalité sociale
Raoul Germain Blé
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1313
DOI : 10.4000/rsr.1313
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2013
Pagination : 77-92
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Raoul Germain Blé, « La prolifération des sectes en Côte d’Ivoire : l’expression d’une réalité sociale »,
Revue des sciences religieuses [En ligne], 87/1 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 30
septembre 2016. URL : http://rsr.revues.org/1313 ; DOI : 10.4000/rsr.1313
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© RSR
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Revue des sciences religieuses 87 n° 1 (2013), p. 77-92.
LA PROLIFÉRATION DES SECTES
EN CÔTE D’IVOIRE :
L’EXPRESSION D’UNE RÉALITÉ SOCIALE
Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, le christianisme est une réalité
familière, marquée par la pluralité des communautés, catholiques,
protestantes, évangéliques ou autres. Partout, dans les villes de l’intérieur et surtout dans les dix communes d’Abidjan, foisonnent les lieux
de culte. Dans la plupart des quartiers, des salles de cinéma sont transformées en maisons de prière. On peut ainsi comprendre que pour bon
nombre de chrétiens, la prière justifie la vie en montrant le chemin à
suivre si bien que tout comportement qui s’éloigne de la parole de
Dieu est désormais inadmissible.
Certaines mutations à l’intérieur de la communauté catholique, à
laquelle nous appartenons, et la prolifération des sectes sur toute
l’étendue du territoire nous ont amené à nous interroger. Le nombre
grandissant de groupements religieux fait dire à Edouard H. Levy 1 :
« en Côte d’Ivoire, on note de façon générale trois grands groupes de
croyants. Il y a d’abord les adeptes des religions traditionnelles africaines ; ensuite nous relevons ceux de la foi islamique ; enfin viennent
les chrétiens qui se composent de catholiques, de protestants et de
membres de nouveaux mouvements religieux. Il convient de signaler
ici que ces derniers sont issus dans leur majorité des églises catholiques et protestantes ».
Ainsi, en dépit d’une multitude d’Églises reconnues et organisées,
les sectes continuent, chaque année, de se multiplier au nez et à la
barbe des révérends pasteurs et prêtres. Pour le croyant inséré dans
l’une ou l’autre des Églises traditionnelles comme pour le chercheur,
il importe d’examiner pourquoi des croyants décident de rompre avec
leur propre communauté confessionnelle pour adhérer à une nouvelle
structure. Pourquoi à l’intérieur d’une même Église se forme-t-il de
nouveaux mouvements ? Par exemple, à côté des sectes, se sont
1. E.H. Lévy, cité par P. N’DRI (2000 : 24).
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constitués, à l’intérieur même de l’Église catholique, des mouvements
comme le Renouveau charismatique, la Légion de Marie, le Rosaire,
etc., dont l’importance est notable et qui se manifestent efficacement
dans toutes les paroisses.
Il nous semble que les concepts de rigidité et de souplesse, tels
qu’on peut les appliquer aux réalités institutionnelles, peuvent être des
outils pertinents pour essayer de comprendre cette prolifération des
Églises ou des mouvements de prière. Nous posons par hypothèse que
la multitude de sectes est un phénomène qui interpelle en nous
renvoyant aux contraintes nées de l’augmentation de la pauvreté,
d’une part, et, d’autre part, aux réactions à des orientations ecclésiales
perçues comme trop exigeantes et peu ouvertes aux questions sociales
et aux pratiques de notre temps. C’est ce qui explique, dans certains
cas, l’éloignement de certains croyants, gagnés par le doute dans l’interprétation et la pratique de la parole de Dieu que font les dignitaires
de leurs Églises. Le message de Jésus reconnu comme libérateur
devient alors à leurs yeux déformé et insaisissable par la faute des
seuls responsables religieux dont le sectarisme et le dogmatisme ne
permettent plus de vivre ouvertement la parole de Dieu. D’où la naissance de tendances qui s’opposent, exactement comme dans les partis
politiques, à « l’idéologie dominante ».
Pour notre recherche, nous avons rencontré des fidèles, des
pasteurs, des prêtres, des journalistes, des théologiens, des
« gourous », etc., tout en utilisant, d’autre part, la documentation
disponible sur ces questions. Enfin, bien que ce travail porte sur les
sectes, nous avons maintenu un regard sur les Églises protestantes et
catholique pour étayer notre réflexion.
I. UN ESSAI DE DÉFINITION DES MOTS-CLÉS
Il n’est pas question de se lancer dans une pesante définition des
termes et concepts utilisés dans ce travail. D’un point de vue étymologique, on peut rappeler que le mot « secte » peut être rattaché à deux
termes latins, sequi, « suivre », et de secare, « couper ». On voit là
deux caractéristiques essentielles de la création des sectes : soit elles
prennent forme par le charisme d’un leader regroupant et organisant
des adeptes sous sa coupe ; soit elles se forment à la suite d’une
rupture avec un groupe existant.
On a pu parler de « sectes » dans l’histoire pour désigner une école
philosophique, comme dans la Grèce ancienne, par exemple les épicuriens, les stoïciens, les cyniques ; des courants religieux, comme au
sein du judaïsme au temps de Jésus Christ (pharisiens, zélotes, etc.) et
enfin des courants dissidents au fil de l’évolution de l’Église.
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La première réflexion importante sur le concept de secte est
l’œuvre de Max Weber (1864-1920). Allemand de confession protestante, il s’est très tôt intéressé aux différentes problématiques sociales
d’existence des groupes chrétiens, à leur mode d’évolution dans leur
environnement propre et à leurs rapports aux dimensions politique et
économique, etc. Les résultats de son analyse se sont soldés par la
mise au point d’une typologie comparative qui prend soin de distinguer la secte de l’Église. Il n’est pas vain de noter ici que son
approche fut reprise et enrichie par la contribution d’un autre Allemand, théologien, Ernst Troeltsch (1865-1922), de culture également
protestante. On peut avancer que Weber et Troeltsch ont repris les
reproches formulés par les Réformateurs pour mieux appréhender la
nature de l’Église et montrer en quoi la secte en est différente. La
revue de la littérature sur la question montre clairement que les deux
auteurs définissent la secte par opposition à l’Église. Nous convoquons ici Xavier Ternisien 2 qui cite Max Weber et Ernst Troeltsch :
selon le premier, « l’Église est une institution de salut qui vise à
accroitre son influence, tandis que la secte est un groupe contractuel,
qui met l’accent sur l’intensité de la vie de ses membres ». Quant au
second, il avance qu’« une Église est prête à passer des compromis
avec la société, tandis que la secte se situe en retrait par rapport au
reste de la société ».
Nous retenons de ces deux auteurs que la secte est un groupe
volontaire de croyants auquel on adhère par une conversion voulue et
dont tous les membres sont en principe égaux. Y sont généralement
mis en avant l’élection divine, le refus du compromis, le charisme du
fondateur. L’enseignement y est de type doctrinaire, l’adhésion est
sélective et les lois des pays d’accueil ne sont pas toujours respectées.
C’est donc un groupe intransigeant, qui peut être en rupture avec la
société. Enfin, elle s’oppose aux Églises instituées, le plus souvent
communautés d’origine des adeptes, parce que, en quelque sorte, on
leur appartient d’office par la naissance ; et si, habituellement, les
Églises comptent en leur sein des religieux et des laïcs - au clergé, il
revient d’observer une morale exigeante et aux autres une règle de vie
plus souple –, dans la secte, tous les membres sont tenus à une même
rigueur morale.
De nos jours, « secte » renvoie également à certains nouveaux
mouvements religieux (notion introduite par les sociologues) avec
une connotation négative pour attirer l’attention sur les dangers que
représentent ces organisations pour les individus et pour la société. En
2. X. TERNISIEN, 2007 – 88.
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Côte d’Ivoire, le terme de secte n’existe pas juridiquement en raison
du principe de laïcité, mentionné dans la constitution ; cependant,
compte tenu des définitions et caractéristiques des sectes qu’on vient
de mentionner et au regard des pratiques de leurs adeptes, on constate
qu’elles y sont présentes. Mais, en l’absence de définition officielle,
l’État ivoirien continue aujourd’hui encore de signer des autorisations
pour la création de nouveaux mouvements confessionnels.
Les responsables de Moon, les pasteurs du Christianisme céleste
et des témoins de Jéhovah que nous avons rencontrés à Abidjan refusent qu’on les traite de sectaires parce qu’ils ne dépendent ni de
l’Église catholique, ni des Églises protestantes. Ils trouvent celles-ci
« rigides » et dépassées face aux mutations de la société actuelle.
D’ailleurs, en apparence, il est difficile de les distinguer des religions
établies parce que ces dernières se placent sur le même terrain et
emploient sensiblement le même vocabulaire. On se rend ainsi
compte que les religions reconnues ne sont plus les seules à proposer
des messages ou des formes de société promettant aux croyants plus
d’épanouissement intérieur car « quasi-religions » et sectes de tous
ordres se multiplient.
On peut entendre par « quasi-religions » un groupe n’ayant rien de
religieux mais qui offre tout de même à ses adeptes un environnement
identique à celui des confessions reconnues : solidarité, amour fraternel, rites d’initiation, pèlerinages, etc. Par exemple, les francsmaçons, les rosicruciens, les partis politiques et les clubs sportifs peuvent constituer, entre autres, des « quasi-religions » pour bon nombre
de leurs membres : affirmation de l’excellence du groupe par rapport
aux autres, pensée pré-digérée, observations de rites et signes de reconnaissance (bannières ou vêtements de cérémonie), etc. Il conviendrait
de mentionner également ici la distinction importante entre « religion »
(ou « quasi-religion », comme on vient de le dire) et vie spirituelle des
croyants/adeptes, celle-ci ayant un caractère plus personnel.
II. LA SITUATION JURIDIQUE EN CÔTE D’IVOIRE
Au niveau juridique, la Côte-d’Ivoire est un État laïc. Cependant
en son article 6, la constitution ivoirienne de 1960 garantit la liberté
religieuse ou le droit pour chaque individu de choisir entre l’incroyance et la croyance. Lors des évènements du 24 décembre 1999,
suite au coup d’État de la junte militaire qui mit fin au pouvoir du
président Henri Konan Bédié et de son gouvernement, cette constitution fut suspendue, mais l’article sur la liberté religieuse a été reconduit par celle du 23 juillet 2000, en son article 30, alinéas 1 et 2 qui
affirment clairement :
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Alinéa 1 : la Côte d’Ivoire est une et indivisible, laïque, démocratique
et sociale.
Alinéa 2 : la constitution assure à tous l’égalité devant la loi, sans
distinction d’origine, de race, d’ethnie, de sexe et de religion. Elle
respecte toutes les croyances.
Cet article indique donc clairement qu’en Côte d’Ivoire, nul ne
doit être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre établi par la loi. Cette réalité ivoirienne
s’inscrit exactement dans l’esprit de la déclaration des droits de
l’homme du 10 décembre 1948, en son article 18 qui dit : « toute
personne a la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit
implique la liberté de manifester sa conviction, seul ou en commun
tant en public qu’en privé, par l’enseignement des pratiques, le culte
et l’accomplissement des rites ». Paul N’dri 3 commente : « toutes les
libertés concernent aussi les sectes. Cela implique que l’égalité entre
tous les cultes résulte du principe de la liberté religieuse. Cette égalité
signifie, avant tout, l’absence de discrimination entre ceux–ci. En
d’autres termes, la liberté religieuse renvoie elle-même à un principe.
Ce concept s’identifie à l’état républicain et gouverne la loi dite de
séparation : la laïcité ».
La loi est donc sans ambiguïtés, indiquant que chaque citoyen est
libre de pratiquer une confession ou de ne pas en avoir. De plus, le
respect dû aux croyances de chacun empêche tout jugement sur le
« message » transmis. À cela, on peut ajouter une réalité propre à
l’Afrique noire : il y est difficile de parler de « sectes », de reconnaître
leur existence, parce que les communautés sont fondées sur des
cultures particulières et différenciées dès la base et la religion fait
partie intégrante de ces cultures spécifiques. Il ne viendrait donc à
l’idée de quiconque de remettre en cause la manière dont un groupe
humain gère sa relation avec son dieu.
Les documents que nous avons récemment consultés au Ministère
de l’Intérieur à Abidjan attestent que la Côte-d’Ivoire abrite plus de
120 groupements religieux reconnus, issus uniquement du protestantisme, de 1942 à nos jours. Le tout premier fut la mission protestante
méthodiste enregistrée sous le n° 2448/AP/S/A du 20 Mai 1942 et
dont le premier responsable fut le révérend Emmanuel Yando. On
note également les Assemblées de Dieu, créées sous le n° 303/1/cab
du 01/03/1960 du Ministère de l’Intérieur, les Témoins de Jéhovah
enregistrés sous le n° 1082/IN/AG du 03/069/1960 et le Christianisme
Céleste dont l’acte de reconnaissance porte le n° 352/IN/AG du
3. P. N’DRI (2000 :9).
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27/02/1973 du Ministère de l’Intérieur. Dans le même registre que ces
Assemblées de Dieu, on peut encore citer, parmi les groupes les plus
récents : Faith Tabernacle Church (sous le n° 109/INT/AT/AG/1 du
04/05/1983 Ministère de l’intérieur), l’Église Protestante Baptiste
Œuvres et Missions (n° 91/INT/AT/AGP/1 du 19/04/1984 Ministère
de l’intérieur), l’Église Universelle du Royaume de Dieu
(n° 118/INT/ATAP/AGP3 du 16/04/1996 Ministère de l’intérieur).
Même en Europe, les sociologues ont été surpris de la prolifération des sectes. C’est ce que rappellent Danièle Hervieu-Léger et
Françoise Champion 4 lorsqu’elles disent :
Il est important de rappeler à quel point l’émergence de tous ces
nouveaux groupes, qui sont devenus une véritable obsession pour les
sociologues des religions, est intervenue à un moment où l’on pensait
en avoir fini avec la question du religieux dans les sociétés modernes…
On s’est aperçu que ces mouvements ne se développaient pas uniquement dans les couches sociales les plus touchées par la crise de l’économie ou par le chômage. Ils se développaient au contraire de façon
privilégiée dans des couches sociales parfaitement intégrées à la
modernité culturelle et qui n’étaient certainement pas les premières
victimes de la crise… .
Leurs analyses soulignent également qu’il y a dans les sectes des
individus parfois fragiles mentalement et qu’ils proviennent de toutes
les couches sociales.
En Afrique noire, d’une manière générale, cette situation a fait
naitre une catégorie d’acteurs qui ne sont ni vraiment politiques, ni
vraiment économiques, ni seulement spirituels, mais qui se déterminent prioritairement en fonction de considérations morales et engagent, à partir d’une réaction de type religieux, des formes d’actions
très novatrices. Ils veulent immédiatement mettre du sens, de l’humain et apporter aux adeptes malheureux un certain équilibre et la joie
de vivre que les religions établies semblent ne pas leur offrir. En Côted’Ivoire, en particulier, l’émergence de ces groupes a fait dire au journaliste Francis Kpatindé 5 :
« Le marché de Dieu se porte bien. La prolifération des sectes est telle
que les titres de révérend ou de pasteur sont galvaudés. Des Ivoiriens,
des Béninois, des Libériens, des Nigérians se font appeler pasteur ou
révérend simplement parce qu’ils ont transformé leur demeure ou leur
arrière-cour en temples éphémères ou durables. Les sectes foisonnent :
les unes sont “africaines”, les autres sont “importées”, certaines sectes
4. D. HERVIEU-LEGER et F. CHAMPION, 1990 – 17.
5. F. KPATINDE, Jeune Afrique n° 1945, avril 1998.
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demandent aux femmes de se couvrir la tête, de ne pas porter de
boucles d’oreilles, ou de s’habiller comme les anciennes esclaves.
D’autres interdisent à leurs adeptes les soins hospitaliers. Il fut un
temps où, en bordure d’océan, sur la route d’Abidjan-Bassam existait
une mystérieuse église au nom évocateur “multipliez-vous” » !
En Côte d’Ivoire, une cinquantaine de sectes ou groupes religieux
attendent encore leurs actes de reconnaissance, à cause de la guerre
qui a longtemps paralysé l’administration. Il s’agit de celles dont les
dossiers ont été finalisés depuis 2000 et proposés à la signature du
Ministre de l’intérieur.
En lisant ce qui précède, on pourrait légitimement se demander ce
qui fait se convertir les Ivoiriens à ce rythme.
III. UN CONTEXTE FAVORABLE A LA PROLIFERATION DES SECTES
Trois conditions nous paraissent être réunies pour favoriser l’implantation et la diffusion des sectes en Afrique noire et notamment en
Côte-d’Ivoire : d’abord, il faut rappeler les circonstances de l’évangélisation en Afrique dans la période de la colonisation : les missionnaires catholiques furent des intermédiaires importants pour
l’expansion coloniale. Et de manière plus critique, on peut dire que
l’évangélisation des populations africaines a été une bonne stratégie
de conquête du continent. Nous en avons des souvenirs : quand nous
étions enfants, dans les écoles catholiques, les cours de catéchisme et
la messe du dimanche étaient obligatoires. En semaine, avant de
commencer les cours, l’instituteur et ses élèves confient leur classe au
Seigneur par le rituel d’une prière. Même avant les repas, toute
famille chrétienne digne de ce nom doit prier. Tous ces moments
constituent des lieux de socialisation fraternelle servant de repères à
la communauté. Quiconque veut « aller au paradis » doit se défaire des
traditions locales et vivre désormais selon la parole de la Bible.
Les prêtres étaient à cette époque les principaux éducateurs religieux et académiques. Mais dès les premières années de l’indépendance du pays (1960-1970), les choses ont changé avec l’émergence
de nombreux établissements scolaires publics dont les frais de scolarité sont, encore aujourd’hui, gratuits sur toute l’étendue du territoire
dans un contexte de fragilité économique. Pour de nombreux parents
déjà assez pauvres, la gratuité de l’école publique a été déterminante
pour y inscrire massivement leurs enfants. L’État laïc a ainsi fait le
pari de la formation d’un nombre important d’enfants puisque désormais le développement du pays va dépendre d’eux. Avec la laïcité,
c’est le pluralisme religieux qui peut se développer.
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Ces nouvelles écoles d’État, ayant inscrit le respect de la laïcité
dans leur gestion quotidienne, ont naturellement relégué la religion
catholique au plan privé. Danièle Hervieu-Léger et Françoise Champion, que nous avons citées plus haut, font remarquer : « dans les
sociétés modernes, les grands systèmes religieux qui pourvoyaient au
sens et fournissaient aux sociétés et aux individus des codes, de normes
et de références pour leur vie quotidienne sont dévalués et perdent leur
influence. Ils éclatent et, faute de repères fixes, l’incertitude se développe ». De tels propos méritent cependant d’être relativisés dans le cas
de la Côte-d’Ivoire. Bien que les écoles catholiques aient vu leurs effectifs se réduire, cette situation n’a ni dévalué leur influence ni leur
image, encore moins celle de l’Église catholique, car les chrétiens ayant
inscrit leur progéniture dans les établissements publics continuent de
pratiquer leur confession. Dès le départ les missionnaires catholiques
avaient compris que la formation scolaire des enfants constituait une
promesse d’éducation, de prospérité et, à la longue, de démocratie et de
paix. Aujourd’hui, les Églises protestantes ont investi dans l’enseignement mais demeurent en majorité dans la région d’Abidjan. La notoriété de l’Église catholique tient à sa présence historique sur toute
l’étendue du territoire. De ce fait, elle possède une somme d’expériences et parfois de proximité accumulées au fil des ans.
Ensuite, il faut aussi prendre en compte les évolutions économiques : à l’indépendance, le président Félix Houphouët-Boigny a
fait le choix d’une économie libérale, avec son lot de besoins croissants pour lesquels, en retour, les populations n’ont pas les moyens
d’y faire face. Cette situation a créé aujourd’hui un nouvel apartheid
économique et social dans lequel vivent des populations soumises à la
tyrannie de la misère sociale et de toutes sortes de maladies. Dans ces
conditions, « les sectes fleurissent en périodes d’insatisfaction sociale
parce qu’elles s’appuient sur les faiblesses de la société pour proposer
un monde meilleur. Elles veulent créer la société parfaite ou, tout au
moins, l’individu idéal », selon Nathalie Luca et Frédéric Lenoir 6.
Il est clair que toute religion cherche avant tout à transmettre une
doctrine religieuse ou à proposer des solutions aux préoccupations de
ses adeptes, ce qui implique leur formation, leur motivation et la préservation des traditions qui enracinent l’identité du groupe. Mais entre
Églises et sectes, face à cette vision commune et fort légitime, sont proposés des pratiques et des idéaux différents, dont certains sont contraires
aux valeurs éthiques et morales indispensables dans les sphères religieuses. Dans ce sens, les propos du pasteur Pierre-Marie Kamdem 7
6. N. LUCA et F. LENOIR, 1998 – 145.
7. P.-M. KAMDEM, www.afrik.com, site consulté le 10 avril 2009.
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sont révélateurs : « les Camerounais qui s’adonnent aux nouvelles
églises sont ceux qui veulent verser dans la facilité parce qu’ils croient
qu’en priant ou en se soumettant à certaines pratiques, tel que le jeûne
à sec pendant des jours, l’élimination de produits carnés de leur alimentation et le port obligatoire des foulards chez les femmes, ils iront droit
au paradis ». Quant au pasteur Jonas Domnou 8, il reproche à ces confréries d’abuser des individus pauvres en les détournant du droit chemin
quand elles ne font pas d’eux tout simplement leurs « esclaves ».
Nous n’hésitons pas à ajouter que les sectes manipulent leurs
adeptes à leur guise en leur proposant en échange des certitudes
factices. L’individu est déresponsabilisé, ce qui est à l’opposé du
message de l’Église catholique, par exemple. Les victimes, parce
qu’elles sont manipulées, sont généralement consentantes, d’où l’impossibilité de poursuivre les gourous en justice. De plus, les dirigeants
politiques s’en accommodent, car plus les populations embrassent ces
religions « virtuelles », moins elles ont le temps de s’intéresser à ce
qu’ils font.
Enfin les guerres successives (2002 et 2010) et la mauvaise
gouvernance en Côte-d’Ivoire ont renforcé la pauvreté et l’incivisme
dans le pays, d’où l’effritement du tissu social car il manque une sorte
de repère susceptible d’interpeller la conscience de chaque citoyen.
La prolifération des sectes s’en est trouvée favorisée et elle est donc
l’expression d’une réalité sociale dont les aspects sont multiples et
récurrents. Ici, à titre indicatif, nous en retiendrons quelques-unes,
d’ailleurs bien connues : injustice, corruption, pauvreté, chômage,
maladies, égoïsme, etc.
Ces mots/maux constituent une réalité que nous tenterons d’expliquer avec quelques exemples. Ainsi, pour l’ensemble des jeunes de
familles démunies qui représentent les trois quarts de cette tranche de
la population, l’école et les diplômes qu’elle procure sont les seules
chances d’accéder à une position sociale. Malheureusement, lors des
examens et des concours, certains, bien qu’intelligents, échouent
parce que la corruption est souvent intégrée au fonctionnement de
l’État. À l’époque des présidents Félix Houphouët-Boigny (19601993), ça s’appelait « le couloir » ; au temps de Henri Konan Bédié
(1993-1999), on désigne la corruption en ces termes : « parler bon
français » ou « fais on va faire ». Sous le règne de Laurent Gbagbo
(2000-2010), ça s’appelle « Je mange tu manges ». Aujourd’hui, avec
Alassane Dramane Ouattara, depuis 2011, ça s’appelle « yroukouyroukou ».
8. J. DOMNOU consulté à la même date sur le même site.
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Devant l’injustice et la pauvreté qui sont désormais au cœur de la
plupart des familles, un nombre important d’individus sans
ressources, ne pouvant honorer des frais de loyer, se refugient dans
des lieux communautaires de prière pour y loger gratuitement ou pour
y recevoir des soins médicaux. C’est ce qui fait dire à Nathalie Luca 9
que « les sectes nuisent à la santé publique en détournant les adeptes
des médecins attitrés au profit des promesses illusoires de guérison ».
Il arrive même que certaines organisent des séances de prière pour les
personnes qui souhaitent rencontrer une âme sœur ou passer avec
succès un examen, un concours ou même pour obtenir un emploi.
Si l’on tente de rapprocher cette problématique du champ des
sciences politiques, la secte peut être comparée à un nouvel espace
public où des individus viennent prier de manière « métisse » en
mélangeant la Bible (occident) et les danses/musiques (d’Afrique)
dans une atmosphère profane. Ici la hiérarchie est moins visible et le
fidèle, dans ce contexte, manifeste sa « citoyenneté croyante » car il y
est entré par conviction comme on adhère librement à un parti politique, par engagement idéologique.
Les différentes causes ci-dessus énumérées sont autant d’éléments
qui aident à comprendre le foisonnement de ces lieux de culte, car
plus la pauvreté augmente, plus un nombre important de « desperados » s’accroche aux « représentants » de Dieu sur la terre, dans un
sentiment naturel de survie.
IV. ESSAI D’INTERPRÉTATION : LES ÉGLISES ENTRE RIGIDITÉ ET
SOUPLESSE, L’EXPRESSION D’UNE RÉALITÉ SOCIALE
Structures rigides et structures souples sont de toutes les cultures,
de tous les continents et de toutes les époques. Elles ne sont souvent
que les expressions ambivalentes du phénomène social global. Les
mutations de tout genre que subit le monde n’épargnent également
aucune des institutions, même parmi les plus reconnues (famille,
école, armée) ; l’Église n’est pas à l’abri de la contestation. Sur ces
questions, rappelons ce qu’Alain Woodrow 10 écrivait : « menacée
aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur par les germes de la division, l’Église est en plein désarroi… Tiraillée entre les intégristes et
les progressistes, l’Église catholique se trouve impuissante face aux
ferments schismatiques qui la déchirent ». Autrement dit, le temps
n’est plus où Émile Durkheim 11 pouvait écrire sans sourciller que « le
9. N. LUCA (2004 :14).
10. A. WOODROW (rééd. 1997 :15).
11. É. DURKHEIM (1897 ; rééd.1983 : 149-159).
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catholique reçoit sa foi toute faite, sans examen. Il ne peut même pas
la soumettre à un contrôle historique, puisque les textes originaux sur
lesquels on l’instruit lui sont interdits. Tout un système hiérarchique
d’autorité est organisé, et avec un art merveilleux, pour rendre la
tradition invariable ».
Il est vrai que l’Église catholique, en certaines circonstances, a
développé (et développe encore) des formes de rigidité que personne
ne saurait nier ; mais elle n’oblige personne à les subir, car ses règles
fondamentales présupposent la liberté de pensée sans contrainte
physique ou psychique. Il est aussi vrai qu’en Afrique noire, le respect
du droit d’aînesse et de l’autorité sont des vertus inviolables. Certains
prêtres locaux les ont intégrées dans leur comportement à l’égard de
leur hiérarchie, ce qui pourrait donner, de l’extérieur, l’impression
d’une institution rigide, refusant toute initiative personnelle. Pourtant
le code de droit canonique protège les libertés afin d’éviter les excès
de la hiérarchie. Les Supérieurs doivent exercer leur responsabilité
dans le respect de la personne humaine en reconnaissant aux membres
subalternes la liberté qui leur est reconnue. La foi et l’appartenance à
l’Église ne peuvent et ne doivent être qu’une adhésion libre et volontaire.
De ce qui précède, on peut avancer que l’Église catholique est une
structure ouverte et à l’écoute de la société. Cette ouverture a favorisé
l’émergence de communautés nouvelles (le Renouveau charismatique, le Rosaire, la Légion de Marie, le Chemin de béatitude, etc.)
rassemblant des prêtres et des laïcs des deux sexes dont les activités
reposent sur la prière, le chant, l’accueil, l’évangélisation, la fraternité, les charismes envoyés par l’Esprit saint. Rappelons que le
Renouveau charismatique a été reconnu officiellement en 1975 par le
Pape VI comme « une chance pour l’Église et pour le monde ». Il faut
noter que ces mouvements à l’intérieur de l’Église catholique ne sont
nullement des sectes parce qu’ils s’enracinent dans le catholicisme et
reconnaissent définitivement l’autorité d’un magistère et d’une hiérarchie.
Quant aux sectes, bien des aspects permettent de comprendre leur
succès. On en vient à y développer deux types de communication bien
construits à fois en interne (rigidité) et en externe (souplesse). À l’extérieur de la secte, on réduit la catéchèse à un programme socio-moral
et la prédication se lance dans des croisades sociopolitiques pour
« défendre » les plus faibles de la société. Pendant ce temps, les
Églises établies sont trop prudentes à prendre position sur des problématiques urgentes qui préoccupent les populations et certains, déçus,
partent ailleurs à la recherche d’un dérivatif. Les gourous des sectes
en profitent pour les récupérer en mettant en place une machine stra-
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tégique de recrutement. Toujours en externe, les sectes s’installent
dans les carrefours et dans les rues pour évangéliser dans un comportement totalement liberticide. Elles développent des techniques de
séduction pour gagner l’estime des riverains. Se présentant comme de
nouveaux mouvements religieux, elles argumentent sur la liberté
confessionnelle pour légitimer leur existence, en traitant les Églises
reconnues comme dépassées. Dans certains quartiers populaires, les
sectes offrent des écoles maternelles, des foyers de jeunes pour attirer
des clientèles naïves grâce à une communication d’image bien menée.
Par contre, en interne, la situation est différente : les sectes proposent au contraire des structures rigides possédant leurs propres règles
d’existence, leur langage, leur culture, leur code et même leur « police »
spécifique. Elles éloignent leurs adeptes des réalités de la vie par des
techniques de manipulation, de persuasion et de marketing. Avec un
fort taux d’analphabètes en Côte d’Ivoire, leur tâche est aisée. Ensuite,
elles étouffent leur personnalité pour mieux les contraindre au format
de l’identité du groupe sectaire. Chaque fois que la victime intègre la
secte, elle s’enferme dans la dépendance parce que ses défenses naturelles sont submergées par la pensée totalitaire du gourou.
De ce qui précède, on peut comprendre que la problématique de
la rigidité et de la souplesse ne date pas d’aujourd’hui car, dans l’histoire, ce sont des périodes de rigueur qui ont engendré de nouvelles
prises de conscience et qui ont ainsi permis à l’homme de rêver à
« autre chose » et de s’organiser pour faire reculer le niveau des
contraintes jugées inconfortables. En Afrique, pour le dire en
quelques mots, d’abord les peuples face aux colons, ensuite les
progressistes africains contre les dictateurs, puis la démocratie contre
les partis uniques, et enfin la rébellion contre l’armée régulière. Décidément, l’histoire est riche d’exemples où une certaine situation
sécrète les conditions d’une autre qui permet aux individus de s’organiser de façon différente.
Les structures souples sont donc l’expression de la liberté. Elles
ne seront jamais le reflet de la stabilité, mais plutôt celui de l’adaptation continue dans un monde en pleine mutation. Tout ceci contribue
à l’idée qu’il n’y a ni modèle, ni évolution linéaire. Il y a enchevêtrement de transactions, d’interactions entre les contraintes. L’évolution
du monde est faite de résultantes entre forces opposées et de cassures
au sens du matérialisme historique de Karl Marx. Ce sont les crises
qui représentent les coupures et les cassures. En période de crise, on
réorganise, on dépose ses propres contradictions, on choisit des voies
nouvelles. Chaque organisation envisage son futur, en fonction des
informations qu’elle possède. Mais nous ajouterons que la masse des
informations disponibles privilégie fortement le présent ou le futur
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immédiat. Les structures souples ne s’enferment dans aucun déterminisme. Ce sont les crises qui permettent de chercher et d’adopter les
structures nouvelles, en fonction des contraintes et des besoins du
moment.
Le corps ecclésial établi, à l’inverse, craint l’intrusion et veille au
bon fonctionnement des mécanismes dont il a la charge, en évitant
également tous ceux qui, sans label officiel, osent se prétendre saints
ou messies. Il s’agit là d’observation des règles du fonctionnement de
l’institution. Chemin faisant, les Églises deviennent leur propre
gardien pour le maintien de la fonction qui leur a donné naissance et
qui relève de ce que, analogiquement, on pourrait nommer leur
« culture d’entreprise ». Elles affrontent là un risque de rigidité. Or
elles ont besoin de liberté pour répondre à leur nature qui est créatrice.
Pour revenir aux sectes, il arrive qu’en effaçant la signification,
c’est-à-dire le but originel, le contenant sécrète un contenu sectaire
qui lui ressemble, un contenu hiérarchisé, parfaitement adapté au
contexte de paupérisation des populations. L’institution, après avoir,
par la nature même de son fonctionnement, évacué les valeurs et les
ferveurs qu’elle est chargée d’entretenir, cherche à masquer le vide en
rationalisant son but au risque de se séculariser. C’est ce qui arrive
avec ces publicités utilisées pour recruter des adeptes auxquels on
promet une meilleure santé, la certitude de trouver un emploi, un(e)
époux(se), etc. Les sectes invitent les populations d’Abidjan à
« essayer la prière », comme dans les supermarchés où l’on pratique
les promotions sur les lieux de vente. On invite les gens à « déguster
Dieu » comme on le fait pour un bout de chocolat ou pour essayer un
nouveau parfum. On exige même des prédicateurs l’utilisation de
l’accent brésilien comme si nous étions à Rio de Janeiro ou quelque
part d’autre au Brésil. Dans les carrefours stratégiques de la ville
d’Abidjan, on peut voir des panneaux où des « révérends pasteurs »
font la publicité de leurs églises ou des « produits spirituels
nouveaux » à expérimenter. Cette technique se fonde sur ce qu’il faut
appeler un cynisme technico-marketing qui désacralise totalement le
sanctuaire. L’essentiel étant de vendre « du dieu » dans une concurrence intense, car le marché est bénéfique. Selon Alain Vivien 12,
« pour parvenir à leurs fins, les sectes ont longtemps hésité, ne proposant à leur origine que des recettes plus ou moins élaborées. Mais
vendre des recettes censées favoriser l’épanouissement de l’homme,
sans résultats rationnellement vérifiables, n’entraine pas loin. Les
12. A. VIVIEN (2003).
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sectes ont alors recentré leurs doctrines sur le religieux, acquérant
ainsi gratuitement une apparence de respectabilité ».
Conscientes de la « concurrence », certaines Églises cherchent à se
renouveler, multipliant les expériences, les recherches, les procédés
de séduction sans réussir à capter les formes nouvelles de l’authentique besoin religieux. Elles réduisent le poids des croyances et des
rites jusqu’à, parfois, les effacer. Dans un article déjà ancien, Georges
Langrod 13 a analysé le fonctionnement administratif de l’Église
catholique et montré comment les nécessités de l’administration ont
fini par triompher des réticences et scrupules d’une société ecclésiale
qui supportait mal sa dérive. « On ne peut se protéger de la bureaucratisation : c’est un phénomène que nous ne maîtrisons pas et qui gère,
selon des lois irréfragables, l’organisation générale des vivants ».
Toutes les institutions religieuses seraient ainsi vouées à subir une
mutation qui les dépasse, c’est-à-dire l’évolution irréversible du
souple vers le rigide, de la création aléatoire vers la fabrication
programmée, de l’autonomie personnelle vers la normalité et le
conformisme. La transition pour elles passe par une relecture des
enjeux sociétaux et la redéfinition de leurs objectifs pour ne pas perdre
leur signification afin de pérenniser leur utilité.
En Côte-d’Ivoire, il est difficile de cerner ce qui est religieux et ce
qui ne l’est pas. Certains concerts de zouglou, de coupé-décalé et de
mapouka (musiques des jeunes en Côte d’Ivoire) sont dionysiaques et
ce que les jeunes y cherchent, c’est avant tout un parti pris de
déraison, de déferlement, de folie collective. Une sorte de croyances
collectives partagées par tous autour de quelque chose qui les transcende et qui les dépasse. De même, avec la prolifération des lieux de
culte, on devrait tenter de mesurer le potentiel religieux qui s’accroît
avec la perte des repères. L’augmentation de la pauvreté fait fuser du
religieux partout, si bien qu’on constate un vaste transfert dont on n’a
peut-être pas assez pris conscience, un champ aux bornes incertaines
et dont l’étendue même empêche la réappropriation des valeurs par
les Églises. On assiste à un réinvestissement des statuts réservés aux
laïcs qui se manifeste jusque dans les comportements politiques où
souvent règnent une foi, un militantisme, un goût du sacrifice et une
vibration collective. C’est le cas de l’Église Universelle du Royaume
de Dieu, un groupe peu organisé, sans dogme précis, sans morale véritablement restrictive, mais qui offre des activités variées avec la participation du public, et cela dans une atmosphère de gaieté qu’aucune
entreprise professionnelle de divertissement ne réussit à atteindre.
13. G. LANGROD, 1964, p. 242.
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Les sectes existent en Côte-d’Ivoire depuis 1942 et pourtant elles
ont toujours eu mauvaise réputation. Jamais non plus l’engouement
pour elles n’a été aussi grand de la part de nombreux Ivoiriens qui
s’éloignent de plus en plus de leur religion pour les rejoindre. Fatigués
d’une société multipliant les problèmes sociaux, les Ivoiriens s’accrochent aux sectes qui leur proposent du bonheur. Pourtant le message
sectaire est réduit au strict minimum.
En ce qui nous concerne, parti au départ avec un « background »
chrétien catholique pour réaliser ce travail, nous avons bénéficié de
l’apport des sociologues de la religion. Cela ne nous donne pas la
prétention de saisir le phénomène des sectes dans son entier : celui qui
s’y intéresse doit avoir l’humilité d’accepter d’en proposer une
description partielle. Que conclure de ce parcours ? Même si les
Églises établies et les sectes ont quelques ressemblances en ce qui
concerne la place faite à Dieu, la compassion, l’amour, la solidarité,
force est de reconnaitre qu’elles diffèrent fondamentalement dans leur
fonctionnement et dans leurs pratiques. Extérieurement souples et
intérieurement rigides, les sectes font peu de cas de la liberté de leurs
adeptes. En revanche, les confessions reconnues, à l’instar de l’Église
catholique, sont des institutions structurées qui peuvent donner une
apparence rigide et peu séduisante ; mais elles sont fermement
fondées sur la liberté. On y adhère librement tout comme on en sort
librement. Même sorti librement, on peut, si on le souhaite, revenir car
la porte de l’Église demeure ouverte : le clergé n’a pas les rancunes
d’un gourou.
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Raoul Germain Blé
Sciences de l’Information et
Communication
Université de Cocody-Abidjan
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