Revue germanique internationale
9 | 2009
Haskala et Aufklärung
Salomon Maimon et l’échec de la philosophie juive
moderne
Yitzhak Y. Melamed
Traducteur : Nicolas Rialland
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/361
DOI : 10.4000/rgi.361
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 18 juin 2009
Pagination : 175-187
ISBN : 978-2-271-06862-0
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Yitzhak Y. Melamed, « Salomon Maimon et l’échec de la philosophie juive moderne », Revue
germanique internationale [En ligne], 9 | 2009, mis en ligne le 18 juin 2012, consulté le 30 septembre
2016. URL : http://rgi.revues.org/361 ; DOI : 10.4000/rgi.361
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Salomon Maimon et l’échec
de la philosophie juive moderne
Yitzhak Y. Melamed*
Jusqu’à une date assez récente, il était plutôt rare de voir cité le nom de
Salomon Maimon (1753-1800) dans les livres d’introduction à la philosophie juive
moderne 1. Il faut avouer que ce genre Philosophie juive moderne ou Pensée juive
moderne est truffé de bizarreries et de curiosités singulières. Des figures telles celle
du R. Yoel Teitelbaum, du R. Welwale Soloveitchik, du R. Meir Simcha Hacohen
de Dvinsk, du Steïpeler, du R. Aharon Kotler ou du R. Shimon Shkop n’y occupent
que très rarement une place importante (quand ils en ont une) dans les études
sur la pensée religieuse juive moderne 2, forçant le lecteur (ou au moins celui qui
connaît quelque chose au monde juif d’Europe de l’Est (la Yiddishkeit)àse
demander si ces figures étaient soit trop peu religieuses, soit trop peu juives, ou
peut-être trop peu « pensantes » pour avoir droit à une place dans ces manuels.
Mais dans le cas de Maimon, les auteurs de ces livres ne peuvent même pas
prétexter que cet écrivain ne serait pas un « penseur » (c’est-à-dire un des Aufklä-
rer), puisque le divin Kant – pas moins – l’a décrit comme le plus acéré de ses
* Je dois beaucoup à Zeev Harvey, David Nirenberg, Oded Schechter, Abe Socher et Neta
Stahl pour leurs critiques et leurs commentaires très utiles d’une précédente version de cet article.
1. Pour plusieurs études et anthologies influentes de la philosophie juive ignorant complète-
ment Maimon, voir par exemple Julius Guttmann, Die Philosophie des Judentums, Munich, E. Rein-
hardt, 1933 ; Simon Bernfeld, Daat Elohim, Varsovie, Achiasaf, 1899 ; Daniel Frank, Oliver Leaman
et Charles H. Manekin (dir.), The Jewish Philosophy Reader, London, Routledge, 2000. Même un
érudit consciencieux comme Shlomo Pines suggère que Maimon (tout comme Bergson, Husserl et
Chestov) n’appartient pas à l’histoire de la philosophie juive puisque telles « n’étaient pas ses inten-
tions et sa pensée serait alors extraite de son contexte naturel ». Pines n’apporte aucune référence
textuelle à l’appui de cette dernière affirmation. Étant donné que le rapport aux textes juifs et leur
connaissance sont incomparablement plus étendus et profonds chez Maimon que chez les trois autres
figures mentionnées par Pines, il est difficile de comprendre ce qui l’a amené à les mettre de manière
assez absurde sur le même plan ; Shlomo Pines in Studies in the History of Jewish Thought, Jérusalem,
Magness, 1997, p. 39.
2. Voir par exemple Arthur C. Cohen et Paul Mendes-Flohr (dir.), Contemporary Jewish
Religious Thought, New York, Scribner, 1987. Cette somme détaillée (1 160 pages et près de
140 entrées) ignore complètement tous les personnages évoqués plus haut.
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critiques 3. Certes, il est vrai que la maîtrise par Maimon de la « heilige Sprache »
de Mendelssohn et Goethe était loin d’être parfaite, mais enfin, un tel compliment
de la part du Vater de la philosophie allemande pouvait laisser espérer qu’on fasse
une exception et qu’on donne quand même une place à ce grossier Ostjude.Il
faut dire, également, que Maimon ne se préoccupait guère des questions profondes
et sérieuses comme Athènes et Jérusalem, Raison et Révélation ou la possibilité
de réconcilier la raison universelle et la singularité juive. Celles que Maimon a
abordées – la solidité de la défense kantienne de l’idéalisme transcendantal, la
nature des intellects finis et infinis, la structure politique de la société juive tradi-
tionnelle, la réalité des choses finies, la possibilité de réduire les relations tempo-
relles à des relations purement conceptuelles, le panthéisme, la valeur morale de
la connaissance – n’étaient peut-être pas aussi ardues ni aussi intellectuellement
exigeantes que la conception de Rosenzweig (exempte de tribalisme) des Juifs
comme un peuple éternel situé au-delà de l’histoire, ou même que la très originale
idée de Buber – pas du tout simpliste et qui ne doit rien non plus à Fichte ou
Hegel – selon laquelle le Ich dépend du Du. Pourtant, on s’attendrait quand même
à ce que ce mendiant de la philosophie soit considéré avec un peu de respect,
par égard au moins pour le culot avec lequel il s’est adressé au Vater de la
philosophie allemande, sans prêter attention ni aux différences de rang ni égard
à la hiérarchie culturelle propre aux Lumières.
Dans cet article, j’exposerai les linéaments d’une affirmation plutôt radicale :
Maimon serait le seul philosophe juif moderne digne de ce nom. Contrairement à
beaucoup, je ne considère pas qu’un philosophe juif est quelqu’un qui (a) est (un)
Juif et (b) un philosophe, mais je suggère plutôt d’entendre par philosophie juive
la tentative de rendre compte des pratiques et croyances religieuses et culturelles
juives de manière informée et bien argumentée. L’exigence du caractère informé
jouera un rôle central dans ce texte. De la même façon qu’un philosophe des
mathématiques a besoin d’une bonne maîtrise des mathématiques, on peut penser
qu’un érudit en philosophie juive a besoin de bien maîtriser le monde littéraire
juif. Pour autant que je sache, tel n’est pas le cas de la majorité des philosophes
juifs modernes. On peut penser que la plupart des auteurs modernes qui ont écrit
sur la Wesen des Judentums étaient ignorants des choses juives. Mais avant de
pouvoir s’atteler à cette affirmation radicale et polémique, il nous faudra discuter
deux autres caractéristiques de la philosophie juive moderne : (1) elle a intériorisé
un mode antisémite de considérer la culture juive comme une singularité opposée
à l’universalisme chrétien et (2) elle est « Bibliocentrée » c’est-à-dire qu’elle se
cristallise sur la Bible en tentant de construire une version protestante du judaïsme
imitant le luthéranisme allemand pour justifier ainsi l’accession du Juif dans la
noble société allemande.
3. Kant, Lettre à Herz, 26 Mai 1789 (Ak. t. XI, p. 49 ; trad. fr. dans Correspondance, Paris,
Gallimard, 1991, p. 362).
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I:
Die Angst vor dem Pharisäertum
[l’angoisse d’être un pharisien]
ou Comment être un Juif et (néanmoins !) un être humain
Avec la destruction d’un État juif indépendant et l’émergence des sociétés
cosmopolites impériales, cadre dans lequel les figures-clé de la philosophie juive
classique et médiévale ont généralement rédigé leurs œuvres, une question centrale
intéressant de nombreux philosophes juifs versés dans le canon philosophique de
ladite civilisation cosmopolite fut : comment un peuple éduqué et raisonné peut-il
embrasser les affirmations que les textes juifs semblent avancer ? Il était absolument
inévitable que ne se crée une tension entre les conceptions enracinées dans l’histoire
et la tradition juives et ce que les philosophes non-juifs voyaient et présentaient
typiquement comme des vérités universelles. Les affirmations juives concernant
l’humanité-dans-le-monde sont-elles compatibles, et même déductibles, des principes
et affirmations de la raison universelle, telles qu’articulées, disons, par la tradition
philosophique gréco-latine ? [...] Oui, prétendit Mendelssohn, la vie et la pensée
juives sont compatibles avec la raison universelle 4.
Cette citation, extraite de l’entrée « Contemporary Jewish Philosophy »dela
prestigieuse Routledge Encyclopedia of Philosophy, illustre un des topoi centraux
de la philosophie juive moderne : comment le judaïsme peut-il rencontrer les
exigences de la raison universelle ou, dans les termes des auteurs cités ci-dessus :
« comment un peuple éduqué et raisonné peut-il embrasser les affirmations que
les textes juifs semblent avancer ? » Il n’est pas difficile de repérer dans ces lignes
des sous-entendus fortement apologétiques, mais à mon avis, ce qui est en jeu
dépasse la sphère des apologétiques religieuses traditionnelles. Selon les auteurs,
la raison exige des explications non de la religion ou de la révélation en tant que
telle, mais plutôt en particulier de ceux qui reçoivent en leur créance les textes
juifs. Mais pourquoi traiter à part les textes juifs dans ce contexte ? Les croyances
traditionnelles juives sont-elles plus irrationnelles que, disons, leurs équivalents
chrétiens ou islamiques ? Et pourquoi « la vie et la pensée juives » devraient-elles
être moins compatibles avec la raison, de quelque manière que ce soit ? Cela
revient à demander : quel est, de cette dernière question, le hava amina [litt.
« J’aurais dit », expression qui désigne dans le Talmud une hypothèse de départ
abandonnée par la suite] ?
Les lecteurs de Kant, Hegel et autres auteurs protestants des XVIIIeet
XIXesiècles doivent avoir été familiers de la conception d’un judaïsme obnubilé
par sa singularité et opposé à l’universalité du christianisme 5. J’hésite à qualifier
cette conception d’antisémite parce qu’en un sens, il est légitime de voir dans sa
propre religion (ou sa morale) celle qui est la plus universelle (et effectivement, à
l’exception de Juda Hallévi, les auteurs juifs n’ont jamais renoncé à l’exigence
4. Henry S. Levinson et Jonathan W. Malino, « Contemporary Jewish Philosophy », in The
Routledge Encyclopedia of Philosophy, Londres et New York, Routledge, 1998. Souligné par moi.
5. Voir Kant, La religion dans les limites de la simple raison (Ak. t. VI, p. 127 ; trad. fr. Paris,
Vrin, 1983, p. 151), Hegel, Vorlesungen : Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, éd. Walter
Jaeschke, Hambourg, 1985, vol. 4a, p. 335 (trad. fr. Leçons sur la philosophie de la religion, II-2,
Paris, Vrin, 1972, p. 69).
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d’universalité). Cependant, quand les écrivains juifs adoptent eux-mêmes cette
façon chrétienne de se voir et se regardent eux-mêmes comme des êtres singuliers,
bornés, dont l’existence requiert une explication, alors on a affaire à quelque chose
de très différent.
Examinons la chose dans une perspective légèrement différente. L’impératif
« Sois un Juif dans ta tente, et un être humain dans la rue » est parfois attribué
à Moses Mendelssohn, à tort car on la trouve en fait sous la plume d’un maskil
d’Europe de l’Est du XIXesiècle : Yehuda Leib Gordon (YALAG) 6. Ce que cette
phrase implique très simplement, c’est qu’un Juif n’est pas un être humain. C’est
comme si on avait deux personnalités : à la maison, on enlève son manteau, on
met sa kippa et boum ! on est un Juif. Puis, dès qu’on sort, s’opère la transsubs-
tantiation : le Juif enlève sa kippa, enfile un habit décent et abracadabra, il se
transforme en un ... être humain à part entière (Comment a-t-on pu reprocher
aux hommes des Lumières leur critique des miracles ? ! Quel beau contre-exemple
à la règle ex nihilo nihil fit !).
Bien sûr, on pourrait voir les choses autrement : être juif serait alors une
manière (parmi bien d’autres) d’être humain. Dans ce cas, un Juif – chez lui ou
dans la rue – serait eo ipso un humain. Mais telle n’est pas la logique de la Haskala
ou de la philosophie juive moderne. L’intériorisation du schème protestant de la
singularité juive opposé à la religion de la raison universelle, c’est-à-dire au chris-
tianisme, est devenu l’un des traits caractéristiques de deux siècles de discours en
philosophie juive moderne. Cette problématique faussée témoigne pourtant plus
de l’acharnement des penseurs « juifs » modernes à enterrer dignement et bour-
geoisement le judaïsme 7, que de quoi que ce soit qui ait le moindre rapport avec
la raison ou la religion en tant que telles.
L’angoisse d’être pris pour un Juif dans sa quintessence – un pharisien qui
rejette la révélation du rédempteur universel de toute l’humanité – semble pour-
suivre le maskil où qu’il aille. De là le besoin d’expliquer comment le judaïsme
et la « raison » pourraient bien s’avérer compatibles. Cependant, seuls nous, Juifs
éclairés, notons le bien, pouvons légitimement repousser la culpabilité liée au rejet
du logos. Les pharisiens avec leurs barbes sales et leurs papillotes – ces particu-
laristes non humains, quoi ! – qu’ils restent à l’Est 8! Nous ne pouvons pas et ne
devrions pas avoir à prendre en compte leur esprit étrange, farci de fioritures
talmudiques.
6. La phrase apparaît dans le poème de Gordon daté de 1863, Hakitza Ami [Réveille toi,
Mon Peuple].
7. Beaucoup d’auteurs juifs contemporains reprochent à Kant d’avoir parlé d’« euthanasie du
judaïsme » (Conflit des Facultés, Ak. t. VII, p. 53 ; trad. fr. Paris, Vrin, 1988, p. 61), et à Schleier-
macher d’avoir décrit le judaïsme comme une religion morte dont les fidèles « se lamentent en réalité
au chevet de sa momie imputrescible » (De la religion, trad. fr. B. Reymond, Paris, Van Dieren,
2004, p. 166). Voir pourtant l’article assez convaincant de Joseph W. Pickle, dans lequel il tâche de
montrer que ces conceptions n’étaient que la reprise d’affirmations similaires avancées par les Lumiè-
res juives de Berlin dans leur critique du judaïsme traditionnel (« Schleiermacher on Judaism »
[Schleiermacher sur le judaïsme], Journal of Religion 60 (1980), pp. 115-137. Schleiermacher s’était
lié d’amitié avec des membres de la Haskala de Berlin.
8. Le rôle des Lumières dans la formation d’attitudes de domination culturelle est une question
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