CNRS Éditions - Revue germanique num. 9 - - 17 x 24 - 27/5/2009 - 11 : 17 - page 177
I:
Die Angst vor dem Pharisäertum
[l’angoisse d’être un pharisien]
ou Comment être un Juif et (néanmoins !) un être humain
Avec la destruction d’un État juif indépendant et l’émergence des sociétés
cosmopolites impériales, cadre dans lequel les figures-clé de la philosophie juive
classique et médiévale ont généralement rédigé leurs œuvres, une question centrale
intéressant de nombreux philosophes juifs versés dans le canon philosophique de
ladite civilisation cosmopolite fut : comment un peuple éduqué et raisonné peut-il
embrasser les affirmations que les textes juifs semblent avancer ? Il était absolument
inévitable que ne se crée une tension entre les conceptions enracinées dans l’histoire
et la tradition juives et ce que les philosophes non-juifs voyaient et présentaient
typiquement comme des vérités universelles. Les affirmations juives concernant
l’humanité-dans-le-monde sont-elles compatibles, et même déductibles, des principes
et affirmations de la raison universelle, telles qu’articulées, disons, par la tradition
philosophique gréco-latine ? [...] Oui, prétendit Mendelssohn, la vie et la pensée
juives sont compatibles avec la raison universelle 4.
Cette citation, extraite de l’entrée « Contemporary Jewish Philosophy »dela
prestigieuse Routledge Encyclopedia of Philosophy, illustre un des topoi centraux
de la philosophie juive moderne : comment le judaïsme peut-il rencontrer les
exigences de la raison universelle ou, dans les termes des auteurs cités ci-dessus :
« comment un peuple éduqué et raisonné peut-il embrasser les affirmations que
les textes juifs semblent avancer ? » Il n’est pas difficile de repérer dans ces lignes
des sous-entendus fortement apologétiques, mais à mon avis, ce qui est en jeu
dépasse la sphère des apologétiques religieuses traditionnelles. Selon les auteurs,
la raison exige des explications non de la religion ou de la révélation en tant que
telle, mais plutôt en particulier de ceux qui reçoivent en leur créance les textes
juifs. Mais pourquoi traiter à part les textes juifs dans ce contexte ? Les croyances
traditionnelles juives sont-elles plus irrationnelles que, disons, leurs équivalents
chrétiens ou islamiques ? Et pourquoi « la vie et la pensée juives » devraient-elles
être moins compatibles avec la raison, de quelque manière que ce soit ? Cela
revient à demander : quel est, de cette dernière question, le hava amina [litt.
« J’aurais dit », expression qui désigne dans le Talmud une hypothèse de départ
abandonnée par la suite] ?
Les lecteurs de Kant, Hegel et autres auteurs protestants des XVIIIeet
XIXesiècles doivent avoir été familiers de la conception d’un judaïsme obnubilé
par sa singularité et opposé à l’universalité du christianisme 5. J’hésite à qualifier
cette conception d’antisémite parce qu’en un sens, il est légitime de voir dans sa
propre religion (ou sa morale) celle qui est la plus universelle (et effectivement, à
l’exception de Juda Hallévi, les auteurs juifs n’ont jamais renoncé à l’exigence
4. Henry S. Levinson et Jonathan W. Malino, « Contemporary Jewish Philosophy », in The
Routledge Encyclopedia of Philosophy, Londres et New York, Routledge, 1998. Souligné par moi.
5. Voir Kant, La religion dans les limites de la simple raison (Ak. t. VI, p. 127 ; trad. fr. Paris,
Vrin, 1983, p. 151), Hegel, Vorlesungen : Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, éd. Walter
Jaeschke, Hambourg, 1985, vol. 4a, p. 335 (trad. fr. Leçons sur la philosophie de la religion, II-2,
Paris, Vrin, 1972, p. 69).
177Salomon Maimon