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Ra conté
à
Juli ette
Juliette, Darwin et la sélection clonale
M.C. Béné*
T
u auras remarqué, Juliette, que,
dans ce dossier un peu particulier,
le biologiste britannique Charles
Darwin est omniprésent.
C’est parce que Mel Greaves a revisité
depuis quelques années l’origine et
l’évolution des maladies onco-hématologiques et suggéré que les cellules
tumorales se comportent de la même
manière que ce que Darwin a décrit à
la fin du XIXe siècle pour les espèces.
Un peu d’histoire des sciences est donc
à l’ordre du jour, qui sera complétée
par ta lecture des articles envisageant
l’application de ces théories dans divers
types de maladies hématologiques
malignes.
* Laboratoire
d’hématologie,
CHU de Nantes.
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Au cours d’études un peu compliquées,
de médecine en Écosse puis de théologie à Cambridge − mais qui ne le
conduisirent à devenir ni médecin ni
pasteur −, l’Anglais Charles Darwin avait
rapidement montré un goût éclectique
pour l’observation de la nature, l’anatomie des invertébrés marins, les spores,
l’entomologie et la géologie.
En 1831, son mentor, John Stevens
Henslow, le recommande donc pour participer au voyage exploratoire du navire
de la Royal Navy, le HMS Beagle, avec
Robert FitzRoy. De ce périple de 5 ans,
il rapporte un monceau de notes et une
collection exceptionnelle de spécimens
divers et variés.
Le récit de ce voyage, publié en 1839,
fut un grand succès. Mais, surtout, l’esprit observateur de Darwin − nourri
de lectures telles que les théories de
Charles Lyell sur l’évolution géologique − lui fait poser dès 1844 les
bases d’une théorie de l’évolution
des espèces. Il a en particulier noté
la stabilité des populations dans les
environnements limités comme les îles,
en dépit d’un taux de reproduction
élevé. Il en conclut que les individus les moins adaptés sont éliminés
et avance même que les survivants,
ayant développé des caractéristiques
leur conférant cet avantage de survie, sont capables de les transmettre
à leurs descendants. C’est l’idée très
novatrice de la transmission des caractères acquis. Il étaye cette hypothèse
par l’observation des éleveurs ou des
agriculteurs, qui réalisent effectivement
des modifications génétiques par la
sélection artificielle d’individus “modifiés” par les croisements mendéliens,
qu’ils pérennisent. Darwin pense que la
nature peut faire de même toute seule,
et développe sa théorie de la sélection
naturelle.
Ne croyant pas à “l’individu parfait”,
il compare plutôt cette sélection (en
prenant bien garde de ne pas parler
d’évolution) au tissu industriel qui
développe pour chaque tâche des spécialistes, différents les uns des autres.
Ainsi, la compétition entre des individus ayant développé ou non une
particularité avantageuse permettrait
de pérenniser les évolutions les mieux
adaptées à une situation donnée.
Pour étayer ses théories, Darwin élève
des pigeons et en fait venir chez lui
de toute l’Angleterre. Il démontre ainsi
que bien qu’étant issus d’un ancêtre
commun, tous ces pigeons différents
sont des preuves de l’évolution de
l’espèce. Il publie alors un des premiers arbres généalogiques de l’évolution des espèces (figure 1) [1]. On peut
remarquer que ces observations ont été
récemment confirmées par l’analyse de
l’ADN des pigeons (figure 2) [2].
Il observe également minutieusement
les spécimens qu’il a rapportés de son
voyage à bord du HMS Beagle, s’interroge, notamment, sur les similitudes
et les différences entre les tortues
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
Juliette, Darwin et la sélection clonale
des multiples îles de l’archipel des
Galapagos, par définition isolées les
unes des autres.
Il reste prudent, s’éloigne peu à peu
des théories de Lamarck, peaufine son
manuscrit, et manque de se faire griller au poteau par un jeune naturaliste, Alfred Russell Wallace, de 24 ans
son cadet, qui développe une théorie
proche. Wallace pense plus à la pression sélective de l’environnement qu’à
la compétition entre individus mieux
adaptés, mais la ligne de pensée est
nouvelle et similaire. Wallace, en fait,
est considéré par certains comme un
des premiers écologistes, déjà attentif
aux interactions bidirectionnelles entre
l’homme et son environnement.
Figure 1. Arbre généalogique de l’évolution des pigeons par C. Darwin.
Pour revenir à l’histoire, après plusieurs
échanges et médiations, les 2 biologistes
(philosophes des sciences ?) finissent par
publier conjointement, en juillet 1858,
devant la Linnean Society, 2 articles
lus par Sir Charles Lyell et Sir John
Hooker, en leur double absence, celle
de Darwin étant due à la rougeole à
laquelle venait de succomber son fils
(démonstration peut-être d’un manque
d’adaptation à l’environnement microbien ?). Cette double publication commune s’intitule “On the Tendency of
Species to form Varieties; and on the
Perpetuation of Varieties and Species
by Natural Means of Selection”. Ce rapport passe à peu près inaperçu, mais, en
1859, enfin, Charles Darwin publie Of the
Origin of Species, dont les 1 250 exemplaires sont vendus en 1 jour.
naturelle. En raison du principe dominant de l’hérédité, toute variété ainsi
choisie aura tendance à se multiplier
sous sa forme nouvelle et modifiée.”
L’introduction résume tout :
“Comme il naît beaucoup plus d’individus de chaque espèce qu’il n’en peut
survivre, et que, par conséquent, il se
produit souvent une lutte pour la vie, il
s’ensuit que tout être, s’il varie, même
légèrement, d’une manière qui lui est
profitable, dans les conditions complexes et quelquefois variables de la vie,
aura une meilleure chance pour survivre
et ainsi se retrouvera choisi d’une façon
L’irruption de Darwin en onco-hématologie, comme mentionné plus haut,
revient à Mel Greaves, qui travaille sur
ce concept depuis une quinzaine d’années. À la base de cette théorie, comme
cela a déjà été rapporté dans un précédent numéro des Correspondances
en Onco-Hématologie, 3 observations
importantes ont interpellé Mel Greaves.
La première est l’apparition d’une leucémie aiguë lymphoblastique (LAL) chez
cr
Figure 2. Confirmation génomique de la théorie de C. Darwin sur la filiation des pigeons (d’après 2).
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
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de Guthrie, de la translocation t(1;19),
présente dans certaines LAL de l’enfant,
qu’il retrouve dans la population toutvenant, à un taux 100 fois supérieur à
l’incidence des LAL. Enfin, l’étude de
sang de cordon congelé corrobore cette
hypothèse (3).
Viser l
Les cellules leucémiques, issues d’un
ancêtre commun, évolueraient donc
au fil des multiplications cellulaires,
qui entraînent, en se trompant dans la
copie de l’ADN, des mutations pouvant
être délétères ou conférer un avantage
de survie. On estime à 1 mutation par
division les modifications des cellules
souches hématopoïétiques, conduisant
soit à la mort de la cellule mutée, soit
à sa survie et à la perpétuation de cette
mutation.
Figure 3. Première esquisse de la théorie de l’évolution
par C. Darwin.
un individu ayant un jumeau indemne
chez qui il est pourtant possible de
trouver quelques cellules portant une
anomalie cytogénétique existant dans
les cellules leucémiques du propositus.
L’autre est la mise en évidence, par
l’analyse patiente d’ADN extrait de tests
Les articles de ce dossier montrent
comment cela a pu être corroboré dans
différentes pathologies. Ils montrent
aussi comment les modifications de
l’environnement de ces cellules, par la
pression de sélection du système immunitaire ou par les altérations induites
par les traitements, peuvent influer sur
la population dominante à un instant t.
C’est un domaine en pleine expansion, Juliette, qui nous rend tous très
humbles face au pouvoir d’adaptation
de la nature.
Mais cela est sans doute une autre
histoire…
■
Références
1. Darwin C. The variation of animals and plants under
2. Shapiro MD, Kronenberg Z, Li C et al. Genomic diversity
3. Greaves M. Darwin and evolutionary tales in leukemia. ASH
domestication. 1868.
and evolution of the head crest in the rock pigeon. Science
2013;339(6123):1063-7.
Education Book 2009;2009(1):3-12.
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Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
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