Raconté à Juliette
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
212212
Juliette, Darwin et la sélection clonale
M.C. Béné*
* Laboratoire
d’hématologie,
CHU de Nantes.
T
u auras remarqué, Juliette, que,
dans ce dossier un peu particulier,
le biologiste britannique Charles
Darwin est omniprésent.
C’est parce que Mel Greaves a revisité
depuis quelques années l’origine et
l’évolution des maladies onco-héma-
tologiques et suggéré que les cellules
tumorales se comportent de la même
manière que ce que Darwin a décrit à
la n du XIX
e
siècle pour les espèces.
Un peu d’histoire des sciences est donc
à l’ordre du jour, qui sera complétée
par ta lecture des articles envisageant
l’application de ces théories dans divers
types de maladies hématologiques
malignes.
Au cours d’études un peu compliquées,
de médecine en Écosse puis de théo-
logie à Cambridge mais qui ne le
conduisirent à devenir ni médecin ni
pasteur , l’Anglais Charles Darwin avait
rapidement montré un goût éclectique
pour l’observation de la nature, l’ana-
tomie des invertébrés marins, les spores,
l’entomologie et la géologie.
En 1831, son mentor, John Stevens
Henslow, le recommande donc pour par-
ticiper au voyage exploratoire du navire
de la Royal Navy, le
HMS Beagle
, avec
Robert FitzRoy. De ce périple de 5ans,
il rapporte un monceau de notes et une
collection exceptionnelle de spécimens
divers et variés.
Le récit de ce voyage, publié en 1839,
fut un grand succès. Mais, surtout, l’es-
prit observateur de Darwin nourri
de lectures telles que les théories de
Charles Lyell sur l’évolution géolo-
gique lui fait poser dès 1844 les
bases d’une théorie de l’évolution
des espèces. Il a en particulier noté
la stabilité des populations dans les
environnements limités comme les îles,
en dépit d’un taux de reproduction
élevé. Il en conclut que les indivi-
dus les moins adaptés sont éliminés
et avance même que les survivants,
ayant développé des caractéristiques
leur conférant cet avantage de sur-
vie, sont capables de les transmettre
à leurs descendants. C’est l’idée très
novatrice de la transmission des carac-
tères acquis. Il étaye cette hypothèse
par l’observation des éleveurs ou des
agriculteurs, qui réalisent effectivement
des modi cations génétiques par la
sélection arti cielle d’individus “modi-
és par les croisements mendéliens,
qu’ils pérennisent. Darwin pense que la
nature peut faire de même toute seule,
et développe sa théorie de la sélection
naturelle.
Ne croyant pas à “l’individu parfait”,
il compare plutôt cette sélection (en
prenant bien garde de ne pas parler
d’évolution) au tissu industriel qui
développe pour chaque tâche des spé-
cialistes, différents les uns des autres.
Ainsi, la compétition entre des indi-
vidus ayant développé ou non une
particularité avantageuse permettrait
de pérenniser les évolutions les mieux
adaptées à une situation donnée.
Pour étayer ses théories, Darwin élève
des pigeons et en fait venir chez lui
de toute l’Angleterre. Il démontre ainsi
que bien qu’étant issus d’un ancêtre
commun, tous ces pigeons différents
sont des preuves de l’évolution de
l’espèce. Il publie alors un des pre-
miers arbres généalogiques de l’évolu-
tion des espèces
( gure1)
[1]
. On peut
remarquer que ces observations ont é
récemment con rmées par l’analyse de
l’ADN des pigeons
( gure2)
[2]
.
Il observe également minutieusement
les spécimens qu’il a rapportés de son
voyage à bord du
HMS
Beagle
, s’inter-
roge, notamment, sur les similitudes
et les différences entre les tortues
Juliette, Darwin et la sélection clonale
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
213213
des multiples îles de l’archipel des
Galapagos, par dé nition isolées les
unes des autres.
Il reste prudent, s’éloigne peu à peu
des théories de Lamarck, peau ne son
manuscrit, et manque de se faire gril-
ler au poteau par un jeune natura-
liste, Alfred Russell Wallace, de 24ans
son cadet, qui développe une théorie
proche. Wallace pense plus à la pres-
sion sélective de l’environnement qu’à
la compétition entre individus mieux
adaptés, mais la ligne de pensée est
nouvelle et similaire. Wallace, en fait,
est considéré par certains comme un
des premiers écologistes, déjà attentif
aux interactions bidirectionnelles entre
l’homme et son environnement.
Pour revenir à l’histoire, après plusieurs
échanges et médiations, les 2biologistes
(philosophes des sciences ?) nissent par
publier conjointement, en juillet 1858,
devant la Linnean Society,
2articles
lus par Sir Charles Lyell et SirJohn
Hooker, en leur double absence, celle
de Darwin étant due à la rougeole à
laquelle venait de succomber son ls
(démonstration peut-être d’un manque
d’adaptation à l’environnement micro-
bien ?). Cette double publication com-
mune s’intitule
On the Tendency of
Species to form Varieties; and on the
Perpetuation of Varieties and Species
by Natural Means of Selection
. Ce rap-
port passe à peu près inaperçu, mais, en
1859, en n, Charles Darwin publie
Of the
Origin of Species
, dont les 1 250exem-
plaires sont vendus en 1jour.
L’introduction résume tout :
Comme il naît beaucoup plus d’indi-
vidus de chaque espèce qu’il n’en peut
survivre, et que, par conséquent, il se
produit souvent une lutte pour la vie, il
s’ensuit que tout être, s’il varie, même
légèrement, d’une manière qui lui est
pro table, dans les conditions com-
plexes et quelquefois variables de la vie,
aura une meilleure chance pour survivre
et ainsi se retrouvera choisi d’une façon
naturelle. En raison du principe domi-
nant de l’hérédité, toute varté ainsi
choisie aura tendance à se multiplier
sous sa forme nouvelle et modi ée.
L’irruption de Darwin en onco-héma-
tologie, comme mentionné plus haut,
revient à Mel Greaves, qui travaille sur
ce concept depuis une quinzaine d’an-
es. À la base de cette théorie, comme
cela a déjà été rapporté dans un pré-
cédent numéro des
Correspondances
en Onco-Hématologie,
3observations
importantes ont interpellé Mel Greaves.
La première est l’apparition d’une leu-
cémie aiguë lymphoblastique (LAL) chez
Figure 1. Arbre généalogique de l’évolution des pigeons par C. Darwin.
Figure 2. Confi rmation génomique de la théorie de C. Darwin sur la fi liation des pigeons (d’après 2).
cr
Raconté à Juliette
Viser la rémission moléculaire
B59102_Internat Paris 210x297.indd 1B11/06/13 11:51
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
214214
un individu ayant un jumeau indemne
chez qui il est pourtant possible de
trouver quelques cellules portant une
anomalie cytogénétique existant dans
les cellules leucémiques du propositus.
L’autre est la mise en évidence, par
l’analyse patiente d’ADN extrait de tests
de Guthrie, de la translocation t(1;19),
présente dans certaines LAL de l’enfant,
qu’il retrouve dans la population tout-
venant, à un taux 100fois supérieur à
l’incidence des LAL. En n, l’étude de
sang de cordon congelé corrobore cette
hypothèse
(3)
.
Les cellules leucémiques, issues d’un
ancêtre commun, évolueraient donc
au l des multiplications cellulaires,
qui entraînent, en se trompant dans la
copie de l’ADN, des mutations pouvant
être délétères ou conférer un avantage
de survie. On estime à 1mutation par
division les modi cations des cellules
souches hématopoïétiques, conduisant
soit à la mort de la cellule mutée, soit
à sa survie et à la pertuation de cette
mutation.
Les articles de ce dossier montrent
comment cela a pu être corroboré dans
différentes pathologies. Ils montrent
aussi comment les modi cations de
l’environnement de ces cellules, par la
pression de sélection du système immu-
nitaire ou par les altérations induites
par les traitements, peuvent in uer sur
la population dominante à un instant
t
.
C’est un domaine en pleine expan-
sion, Juliette, qui nous rend tous très
humbles face au pouvoir d’adaptation
de la nature.
Mais cela est sans doute une autre
histoire…
1. Darwin C. The variation of animals and plants under
domestication. 1868.
2.
Shapiro MD, Kronenberg Z, Li C et al. Genomic diversity
and evolution of the head crest in the rock pigeon. Science
2013;339(6123):1063-7.
3.
Greaves M. Darwin and evolutionary tales in leukemia. ASH
Education Book 2009;2009(1):3-12.
Références
Figure 3. Première esquisse de la théorie de l’évolution
par C. Darwin.
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !