MAGYAR AFRIKA TÁRSASÁG AFRICAN

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MAGYAR AFRIKA TÁRSASÁG
AFRICAN-HUNGARIAN UNION
AHU MAGYAR AFRIKA-TUDÁS TÁR
AHU HUNGARIAN AFRICA-KNOWLEDGE DATABASE
-----------------------------------------------------------------------------------TÓTH, Ferenc
Egypte. La double mission du Baron de Tott à la fin de l'ancien régime
Eredeti közlés /Original publication:
Africa (Roma), 2002, 57. évf., 2. szám, 147–178. old.
Elektronikus újraközlés/Electronic republication:
AHU MAGYAR AFRIKA-TUDÁS TÁR – 000.001.828
Dátum/Date: 2016. november / November 2.
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TÓTH, Ferenc: Egypte. La double mission du Baron de Tott à la fin de
l'ancien régime, AHU MATT, 2016, pp. 1–41. old., No. 000.001.828,
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Kulcsszavak/Key words
Magyar Afrika-kutatás, Baron de Tott (Tóth Ferenc) utazása Egyiptomban,
beszámoló a francia diplomáciai szolgálatban tett útról emlékiratában, a
beszámoló elemzése
African studies in Hungary, Baron de Tott’s (Ferenc Tóth) travel in Egypt,
reports on the French diplomatic service road in his memoirs, analysis of the
statements in his Egyptian report
----------------------------------------------------------------------------
2
Tóth Ferenc
AZ ELSŐ MAGYAR, SZABAD FELHASZNÁLÁSÚ, ELEKTRONIKUS,
ÁGAZATI
SZAKMAI
KÖNYV-,
TANULMÁNY-,
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Égypte. La double mission du Baron de Tott
3
ÉGYPTE. LA DOUBLE MISSION
DU BARON DE TOTT
À LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME
TÓTH, Ferenc *
(Africa (Roma), 2002, 57. évf., 2. szám, 147–178. old.)
Le rêve de la conquête égyptienne est un véritable mythe dans
l'histoire de l'Occident ancienne et moderne. La recherche des
richesses, des secrets des pharaons ou bien l'occupation d'un des
points stratégiques de la Méditerranée préoccupaient les gens de
toutes les époques. La politique française s'inscrivit profondément
dans cette historiographie de conquêtes imaginaires ou réelles. Parmi
les projets de conquêtes, celui du baron de Tott a déjà fait couler
beaucoup d'encre1. Néanmoins, on n'a pas toujours abordé tous les
aspects de sa mission réalisée en 1777–1778 dans le bassin de la
Méditerranée comme inspecteur des Échelles du Levant et de la
Barbarie. Quelques nouvelles sources et une riche documentation
récemment publiée m'ont incité à reprendre le sujet de son idée la plus
hasardeuse, certes, mais qui joua, par la suite un rôle considérable sur
la postérité convaincue de la nécessité de conquérir la plus riche
province l'Empire ottoman.
François baron de Tott naquit le 18 août 1733 à Chamigny. Il était
le second fils d'un émigré hongrois nommé András Tóth, ancien
combattant de la guerre d'indépendance hongroise (1703–1711),
ensuite officier de l'armée royale française et agent de la diplomatie
française. En 1755, il accompagna le comte de Vergennes lorsque
*
Ecole Supérieure Daniel Berzsenyi, Szombathely, Hongrie.
Charles-Roux, François, Le projet français de conquête de l'Egypte sous le
règne de Louis XVI, Le Caire, 1929; Farnaud, Christophe: Culture et
politique: la mission secrète du baron de Tott au Levant (1776–1779),
Mémoire de maîtrise préparée sous la direction de Jean Meyer, Université de
Paris, Sorbonne (Paris IV), 1988 (désormais: Farnaud); LAURENS, Henry:
Les origines intellectuelles de l'expédition d'Egypte, Paris–Istanbul, 1987.
1
4
Tóth Ferenc
celui-ci fut nommé chargé d'affaires à Constantinople. Il se vit confier
diverses missions à Neuchâtel (1766–67) et en Crimée (1767–1770)
avant de devenir un personnage-clef de la défense de la capitale
ottomane (1770) et des réformes de l'artillerie du Grand Seigneur
(1771–1775)2. Il devint le favori du jeune sultan Mustapha III et
élabora des projets de grande envergure: il envisagea par exemple le
rétablissement de l'ancien canal de Suez. La mort prématurée du
sultan mit fin au séjour du baron de Tott en Turquie et il retourna en
France en 1776. Après un long voyage maritime, le baron de Tott
arriva à Paris le 27 juin 1776. A son retour en France, il était déjà un
personnage fort bien connu. Malgré le camouflage de sa mission par le
gouvernement français, il devint un héros des armes françaises en
Orient et passa désormais pour un expert militaire dont la réputation
ne fut pas mise en doute. Ses actions d'éclat firent même oublier ses
huit ans d'absence à la Cour de Versailles. Néanmoins, la situation
politique avait considérablement changé. Le duc de Choiseul à qui il
devait ses premières missions avait été exilé sur ses terres de
Chanteloup et ne jouait plus aucun rôle politique. Le comte de
Vergennes, nommé ministre des Affaires Etrangères depuis le 21
juillet 1774, un autre ancien protecteur du baron malgré la différence
de leurs idées sur l'avenir de l'Empire ottoman, tenait désormais la clef
de la porte de la réussite de la carrière du diplomate d'origine
hongroise.
L'Égypte se trouvait depuis fort longtemps au centre des
spéculations diplomatiques européennes. Déjà le cardinal de
Richelieu, le philosophe Leibniz3 et le duc de Choiseul avaient
préconisé la nécessité géopolitique d'une forte influence française en
Egypte4. Par ailleurs, le duc de Choiseul avait intégré la question
2
TÓTH Ferenc, Un Hongrois qui a sauvé l'Empire ottoman, In: Études sur
la région méditerranéenne, Tome 7, Szeged, 1997, pp. 51–68.
3
Mémoire de Leibniz, à Louis XIV, sur la conquête de l’Égypte, edition
critique par M. de Hoffrhans, Paris, 1840.
4
Voir à ce sujet: CHARLES-ROUX, François, Les origines de I expedition
d’Égypte, Pans, 1910. (dorénavant: Charles-Roux 1910); YOUSSEF Ahmed,
La fascination de l'Egypte, du rêve au projet, Paris, 1998; MAYER, Jean –
TARRADE, Jean – Rey-GOLDZEIGUER, Annie – Thobie, Jacques,
Histoire de la France coloniale (2 vol.), Paris, 1991; DEHERAIN, Henri:
Figures coloniales françaises et étrangères, Paris, 1931; FRÉMEAUX,
Jacques, La France et l'Islam depuis 1789, Paris, 1991 etc.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
5
égyptienne dans ses instructions au comte de Saint-Priest, nouvel
ambassadeur de France à Constantinople, dès le mois de juillet 17685.
Talleyrand, un ancien membre du cercle du duc de Choiseul à
Chanteloup, fit une allusion remarquable aux projets de son ancien
maître dans sa lecture du 15 Messidor de l'an V (le 3 juillet 1797):
«M. le duc de Choiseul un des hommes de notre siècle qui a eu le
plus d'avenir dans V esprit, qui, déjà en 1769, prévoyait la séparation
de r Amérique et de l'Angleterre et craignait le partage de la Pologne,
cherchait dès cette époque à préparer par des négociations la cession
de l’Égypte à la France, pour se trouver prêt à remplacer, par les
mêmes productions et par un commerce plus étendu, les colonies
américaines le jour où elles nous échapperaient»6.
Comme ce dernier passage nous le montre bien, Pintérêt de
l'acquisition de cette province de PEmpire ottoman était non
seulement politique mais aussi économique et commerciale.
L'idée de l'occupation de l'Égypte fut reprise après la guerre russoturque de 1768–1774. Le traité de paix signé à Kütchük-Kaynardja
démontrait la faiblesse extrême de l'Empire ottomane et encourageait
les puissances européennes à tirer profit de sa désintégration
prochaine. La décadence et l'inertie de l'Empire ottoman furent
davantage perçues par les commerçants, voyageurs, et membres du
corps diplomatique se trouvant sur place. En 1774, le drogman
Charles Fonton7 caractérisa ainsi les Turcs:
5
«L'Égypte est déjà dans l'état d'une indépendance caractérisée; les Tartares
de Crimée sont bien près de secouer le joug, puisqu'il ne tient qu'au pouvoir
de destituer les khans; ces deux puissances s'établiront vraisemblablement
sur les ruines de l'empire ottoman et c'est de ce côté qu'on pourrait peut-être
porter ses vues. Le reste n'offre qu'incertitudes et confusion». Cité par
Charles-Roux, François, Le projet français... cit. p. 7.
6
Ibidem, p. 9.
7
Fonton, Charles (1725– après 1785) premier drogman et secrétaireinterprète du Roi. Issu d'une famille de drogmans au service de la France il
devint aussi orientaliste et traducteur connu. Cf. Testa, Marie de –
GAUTIER-Antoine, Les drogmans au service de la France au Levant et
Quelques dynasties de drogmans, In: Revue d'Histoire Diplomatique 105
(1991) premier semestre, Paris, pp. 5–99.
6
Tóth Ferenc
«Un peuple que les préjugés dominent, que le fanatisme aveugle,
que l'ignorance abrutit, qui ne connaît de loi que sa volonté, de règle
que sa convenance, de frein que son despotisme»8.
L'opinion sur le gouvernement ottoman du comte de Saint-Priest,
ambassadeur de France à Constantinople, était non moins sarcastique:
«Il est difficile d'exprimer l'avilissement où est tombé ce
Gouvernement. Le Grand Seigneur passe sa vie à se promener et est
reconnu incapable d'affaires. Le Jazidgi Effendy et le Grand Ecuyer,
autrefois ses valets et aujourd'hui ses favoris, ont fait ligne avec le
Grand Visir et le Keys Effendi et c'est entre ces quatre personnages
que reside toute l'autorité, les deux premiers ont les vues ordinaires
des parvenus; l'orgueil, l'avidité et l'ignorance»9.
Il ne fut donc pas surprenant que l'idée de profiter de la décadence
de l'Empire ottoman vint justement de ce milieu. Bien entendu, l'idée
de la conquête de l’Égypte fut également le résultat de cette réflexion.
Dans ses mémoires, le comte de Saint-Priest s'attribua ce projet.
L'extrait suivant nous renseigne non seulement sur la genèse, mais
également sur la suite de son plan:
«La possibilité de la chute du colosse ottoman ne me sembla pas
impossible, et je me mis à examiner lequel de ses débris pourrait
convenir à la France. Je jetai les yeux sur l'Égypte, comme le pays le
plus riche, le plus aisé à conquérir et peut-être à garder. J'observai
qu'aucune puissance ne pourrait lutter à cet égard avec la France: nous
avions sur la Méditerranée le port militaire de Toulon et une foule
considérable de vaisseaux de guerre qui, à cette distance d'Alexandrie,
pouvait aisément atteindre cette ville en quinze jours. L’Angleterre,
seule puissance maritime dont la rivalité fût redoutable, avait besoin
d'un mois pour y faire arriver son escadre, ce qui la mettait hors de
8
AN, AE Bill 270 Mémoire joint à la lettre de Charles Fonton du 3 oct. 1774
Cité par Eldhem, Edhem, Les négociants français à Istanbul au XVIIIe siècle:
d'une présence tolérée à une domination imposée, In: Crouzet, François, M.
(sous la dir.), Le négoce international XIIIe–XXe siècle, Paris (Economia),
1989, p. 182.
9
Lettre de Saint-Priest à Aiguillon (Constantinople, le 17 août 1774) CADN
série Saint-Priest 49, p. 338.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
7
mesure de soutenir cette concurrence contre nous. J'observai encore
que toutes les productions de l'Amérique y étaient cultivées,
notamment les cannes à sucre, l’Égypte seule en approvisionnait le
sénat de Constantinople. Les esclaves noirs y étaient dix fois meilleur
marché qu'en Amérique; enfin, en établissant une marine dans la mer
Rouge, la France aurait eu sur les Anglais et les autres puissances de
l'Europe un grand avantage pour le commerce de l'Inde. Je rédigeai un
mémoire sur cet objet et je l'envoyai à la Cour. Il doit se trouver au
dépôt des Affaires Étrangères. Je l'ai laissé aux archives à la date de
l'année 1770. J'ai su depuis que Bonaparte consulta mon ouvrage en
1798; mais alors la marine de France étoit trop faible pour soutenir
une aussi grande entreprise, et quoiqu'elle eût d'abord réussi contre
toute apparance par l'étourderie de l'amiral Nelson, la République
perdit cette importante conquête par l'infériorité des forces navales,
qui l'empêcha d'y amener des renforts»10.
Le projet existait donc aux archives du Ministère des Affaires
Étrangères depuis 1770. François de Tott, disciple zélé du comte de
Saint-Priest, embrassa l'ancien plan de l'occupation égyptienne et se fit
un champion de la colonisation. Comme l'historien François CharlesRoux voyait la résurrection des idées du duc de Choiseul dans les
projets du comte de Saint-Priest11, il n'est pas difficile d'attribuer
celles du baron de Tott à cette même affiliation de pensées politiques
et de voir encore une fois dans l'action du diplomate d'origine
hongroise l'influence incontestable de l'ancien ministre des Affaires
Étrangères.
A cela s'ajouta la grande vogue de l'Orient dans la littérature
française. La prose surtout bénéficiait de l'abondance des sujets
orientaux. Les Lettres persanes et De l'esprit des lois de Montesquieu,
le Za dig et l'Essai sur les moeurs de Voltaire, les Lettres chinoises du
marquis d'Argens, l’Histoire des deux Indes de Diderot n'en sont que
les exemples les plus éclatants. L'action d'un roman sur cinq se
déroulait en Orient à cette période12. Hormis les romans, les ouvrages
10
Saint-Priest, comte de: Mémoires tome I, Paris, 1929, pp. 138–139.
Charles-Roux, F., Le projet français... cit. p. 11.
12
Voir à ce sujet: CRÉPON Marc (sous la dir.), L'Orient au miroir de la
philosophie, Une anthologie, Paris, 1993; DESMET-Gregoire, Helens, Le
divan magique, L'Orient turc en France au XVIIIe siècle, Paris, 1980;
DuFRENOY, M. L., L'Orient romanesque en France, 1704–1789 (2 vol.),
11
8
Tóth Ferenc
scientifiques et les récits des voyageurs fascinaient également le
public européen13. Un des leitmotivs préférés des philosophes
politiques était l'idée du despotisme oriental. Ce dernier eut une
réception transformée à cette époque et devint une idéologie précoloniale et un jugement sévère de la politique de Vergennes14. En
effet, l'intérêt pour l'Égypte n'était pas limité au pays de Saint-Louis.
D'autres états européens, comme le Danemark, envoyèrent également
des expéditions en Egypte, sans doute dans la perspective de son
éventuelle conquête. Le grand rival de la France, l'Angleterre, avait
des visées sur cette zone du Moyen-Orient d'autant plus qu'elle en
attendait le développement de son commerce avec ses colonies
indiennes. Dès le 7 mars 1775, un traité fut conclu entre Muhammad
Bey Abu Dahab, bey d'Egypte, et Warren Hastings15,
président et gouverneur du Bengale sur la liberté de navigation
réciproque en Egypte et dans Finde avec le libre transport des
Montréal, 1946–47; – GOLDZINK Jean (sous la dir.), Voltaire – Zadig et
autres contes orientaux, Paris, 1990; GROSRICHARD, Alain, Structure du
sérail, La fiction du despotisme asiatique dans l'Occident classique, Paris,
1979; ROUILLARD, Clarence Dana, The Turk in French History, Though,
and Literature (1520–1660), Paris, s. d. (vers 1938).
13
MAILLET, Benoît de, Description de l'Égypte..., Paris, 1735. (Cf. Le
Mascrier, l'abbé, Description de l'Egypte (2 vol), LA HAYE, 1740);
MAILLET, Benoît de, Idée du gouvernement ancien et moderne dé l'Egypte
avec la description d'une nouvelle pyramide, et de nouvelles marques sur les
moeurs et usages des habitants de ce pays (2 vol.), Paris, 1743.; NIEBUHR,
Carsten, Description de l'Arabie, d'après les observations faites dans le pays
même et d'autres pays circonvoisins, Copenhague, 1772; NORDEN,
Frédérique, Voyage en Egypte et en Nubie, Copenhague, 1723, etc. Cf.
Chap. 4 de BRÉGEON, Jean-Joël, L'Égypte de Bonaparte, Toulouse
(Perrin), 1998, pp. 49–56.
14
MEYER, Jean – TARRADE, Jean – Rey-GOLDZEIGUER, Annie –
THOBIE, Jacques, Histoire de la France coloniale tome I, Paris, 1991, p.
164.
15
HASTINGS, Warren (1732–1818), administrateur colonial britannique.
Entré en 1750 au service de la Compagnie des Indes, il fut gouverneur du
Bengale (1772), puis gouverneur général de l'Inde de 1773 à 1785. Il en
assainit les finances et s'efforça de protéger la langue et la culture indiennes.
Très critiqué en Grande-Bretagne, il démissionna en 1784.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
9
marchandises anglaises de Suez au Caire16. Il en résulta bientôt l'idée
du rétablissement du canal de Suez...
Le personnage-clef du projet de conquête en France fut le premier
commis du ministère de la Marine, Saint-Didier17. Sur la demande de
son ministre, le comte de Boynes, il écrivit une note, en 1774, sur la
possibilité de tirer profit de la dégénérescence de l'Empire ottoman18.
Au moment du retour du baron de Tott, le terrain était donc déjà
bien préparé.
Avec l'accord du comte de Saint-Priest, le défenseur des
Dardanelles déposa dès 1776 aux Ministères des Affaires Étrangères
et de la Marine, un mémoire intitulé Examen de l'état physique et
politique de l'Empire ottoman et des vues qu'il détermine relativement
à la France.
Profondément blessé par l'ingratitude des Turcs, de Tott se montrait
le prophète de la prochaine destruction de l'Empire ottoman:
«Pourra-t-on ne pas voir avec certitude la destruction prochaine de
l'Empire turc en Europe? Aucun événement n'a jamais été annoncé par
des signes plus certains et n'intéressa jamais plus essentiellement les
16
CHARLES-ROUX, François, Autour d'une route, L'Angleterre, l'isthme
de Suez et l'Égypte au XVIIIe siècle, Paris, 1922, p. 48.
17
SAINT-DIDIER, Jean-Charles-Nicolas-Ame Cardin de, ne a Sisteron en
1740, eleve comme enfant de langue aux frais du roi, entra au secrétariat
d'Etat de la Marine en 1756. Il travailla longtemps sous les ordres de son
oncle, M. Legay, premier commis du bureau des consulats, auquel û succéda
en mars 1782, après avoir été pendant quelque temps consul général de
France à Naples. Il remplit deux missions en Levant pour y réformer les abus
de la caravane, et fit partie, comme commissaire-ordonnateur, de l'escadre du
prince de Bauffremont-Listenois, en mission à Tunis en 1766. Il fut mis à la
retraite en 1793.
18
«D'après tous les éclaircissements que je me suis procuré, d'après
l'expérience de presque toutes les personnes qui ont vieilli dans
l'administration des affaires du Levant et qui doivent conséyuemment avoir
sur les différentes provinces de cet Empire les connaissances les plus
étendues, d'après ma propre expérience, je crois que l'Egypte nous présente
le seul établissement que nous puissions former avec avantage, facilité et
sûreté. Dans cette supposition, je propose la conquête de l'Egypte comme un
plan éventuel, mais qui doit attirer dans ce moment toute l'attention du
Gouvernement, pour en discuter les avantages et les inconvénients et en
préparer les moyens, si on reconnaît la commodité et la convenance de cette
entreprise», Charles-Roux, F., Le Projet français... cit. pp. 15–16.
10
Tóth Ferenc
vues politiques de la France et l'intérêt de son commerce. Cependant il
ne se présente pour elle que deux partis à prendre: celui de garantir
l'Empire ottoman de sa chute ou celui d'en profiter»19.
La chute de l'Empire ottoman représentait de nombreux de risques
pour la France, notamment par les mesures qui pesèrent sur le
commerce du Levant. Pour éviter le désastre en résultant, le baron de
Tott constata que l’Égypte était le seul pays capable de préserver ce
domaine commercial pour la France tout en lui offrant d'autres
avantages:
«II ne faut que jeter un coup d'oeil sur la carte de l’Égypte pour
apercevoir, dans sa position relativement à l'Europe, l'Asie, l'Afrique
et les Indes, l'entrepôt d'un commerce universel. Un climat et un sol
heureux, qu'arrose le plus beau des fleuves, offrent les productions les
plus variées, les plus abondantes et les plus précieuses. Située dans
l'angle oriental de l'Afrique, elle touche l'Ethiopie et ses ports dans la
Méditerranée et la mer Rouge la font également toucher à l'Europe, à
l'Asie et aux Indes par le détroit de Bab-el-Mandeb. La France est
aussi la seule des grandes puissances à portée de former, d'alimenter et
de conserver sans contradiction un établissement qui deviendrait la
source des plus grandes richesses en joignant la mer Rouge avec le
bras du Nil, qui s'en rapproche, par un canal navigable. Mais sans
s'arrêter sur un objet d'une aussi grande valeur, les avantages de la
position actuelle de l’Égypte suffiraient au commerce de toute la
France et des chemins seulement praticables du Grand Caire à Suez
faciliteraient sufisamment l'exploitation de celui des Indes»20.
Le nouveau ministre de la Marine, le comte de Sartine21, et le
premier commis Saint-Didier accordèrent un accueil très favorable au
projet du baron de Tott, tandis que le comte de Vergennes resta
opposé à tout projet de démembrement de l'Empire ottoman. SaintDidier fut bientôt chargé de préparer un mémoire détaillé sur ce sujet.
19
Idem, p. 18.
Ibidem, pp. 19–20.
21
Sartine, Antoine-Raymond-Jean-Galbert-Gabriel comte d'Alby, né à
Barcelone en 1722, mort en 1801, lieutenant de police depuis le premier
décembre 1759, chargé le 12 décembre 1761 de l'instruction concernant les
prévarications du Canada. Lors de la Révolution, il emigra en Espagne.
20
Égypte. La double mission du Baron de Tott
11
En août 1776, il remit à Sartine un ouvrage intitulé Observations
sur l’Égypte22.
Dans cet ouvrage, publié in extenso par François Charles-Roux23,
l'auteur fit l'examen détaillé des avantages de la conquête de cette
riche province de l’Égypte. Le plus important de ces avantages
résidait indiscutablement dans la situation géographique du pays,
avantage déjà souligné par le baron de Tott:
«Qu'on jette les yeux sur la position géographique de l’Égypte.
Placée entre la Méditerranée et la mer Rouge à l'extrémité orientale de
l'Afrique où l'isthme de Suez la joint avec l'Asie, elle est également à
portée de recevoir les productions de l'Afrique, de l'Europe et de
l'Asie. Les différentes contrées de l’Afrique contribuent à enrichir le
commerce de l’Égypte; et sans parler ici des caravanes du Maroc, et
des Royaumes d'Alger, de Tunis, et de Tripoly, tout ce que l'Ethiopie
et l'Abissinie ont de plus précieux est porté en Egypte»24.
Le véritable bénéfice de l’Égypte se trouvait dans la possibilité de
raccourcir la route de l'Inde:
«Notre établissement en Egypte nous mettrait à portée d'acheter à
un prix même au dessus des Anglais les marchandises de l'Inde et de
les vendre aux peuples de l'Europe à meilleur marché qu'eux si, dans
les commencements, cet expédient était nécessaire pour obtenir la
préférence. Ouvrons le port de Suez, aux Indiens, traitons avec leurs
souverains, allons avec nos vaisseaux y chercher leurs marchandises:
bientôt les Anglais ne pourront plus soutenir notre concurrence,
bientôt ils abandonneront un pays, dont ils ne pourront plus nous
disputer le commerce. (..) On va communément des ports de
"Provence à Alexandrie en quinze ou vingt jours. Le trajet par le Nil
d'Alexandrie au Caire n'est, en été, que de trois ou quatre jours: les
chameaux qui transportent les marchandises du Caire à Suez n'en
mettent que deux à s'y rendre. On se servira de chameaux, en attendant
qu'on ait pu rouvrir l'ancien canal qui joignait le Nil à la mer
Rouge»25.
22
Charles-Roux, F., Le projet français... cit. p. 21.
Idem, pp. 23–40.
24
Ibidem, p. 24.
25
Ibidem, p. 25.
23
12
Tóth Ferenc
Ces projets ambitieux nécessitaient des explications détaillées sur
la réelle possibilité de la conquête. Les inconvénients ne manquaient
pas. D'abord, le coût de l'expédition se révéla considérable. Un danger
sérieux venait de l'Angleterre, puissance maritime qui regardait avec
beaucoup de méfiance toutes les tentatives menaçant l'équilibre
politique dans la Méditerranée. Mais le moment était peut-être idéal,
puisque l'Angleterre dut alors affronter de graves problèmes dans ses
colonies d'Amérique. Saint-Didier ne manqua pas d'attirer l'attention
de son ministre sur cette opportunité:
«Pourroit-on penser que dans cette position les Anglais oseraient
venir dans la Méditerranée? Occupés et distraits par les troubles de
leurs colonies, sans argent, et au moment de voir leur crédit s'anéantir,
pourraient-ils faire un armement de cinquante vaisseaux déguerre au
moins, sans avoir la certitude et même des espérances bien fondées de
parvenir à leur but? Où prendraient-ils les matelots nécessaires? Tout
s'opposerait à l'exécution de leurs projets, et jamais le Cabinet de
Londres ne pourrait le tenter»26.
Afin de mener à bien la conquête, Saint-Didier comptait sur l'aide
éventuelle des Espagnols, du moins le Pacte de famille devait faciliter
cette tentative. Le premier commis envisageait même de laisser aux
Espagnols Tunis ou l'île de Candie comme colonies potentielles.
D'autres inconvénients pouvaient éclore du côté de Constantinople.
Influencé par l'opinion du baron de Tott sur l'état désastreux dans
lequel l'Empire se trouvait alors, Saint-Didier prononça un avis un peu
trop simpliste:
«Maîtres de l’Égypte, les Français le seront des Turcs, et le café et
le riz mettront nécessairement les Ottomans dans leur dépendance.
"D'ailleurs il serait possible de leur procurer des dédommagements.
On pourrait s engager à leur donner des secours contre les Russes, si
ceux-ci voulaient forcer les passages du canal de la mer Noire, ou
ceux des Dardanelles. Quelques vaisseaux de guerre seraient
suffisants»27.
26
27
Ibidem, p. 30.
Ibidem, p. 32.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
13
Un autre défaut du raisonnement de Saint-Didier fut sa naïveté de
croire libérer les peuples arabes du joug ottoman. L'extrait suivant
pouvait même influencer les futurs discours des libérateurs révolutionnaires:
«Des lois simples et proportionnées aux moeurs des différents
habitants de l'Egpte, un gouvernement juste, quelques grades et
quelques récompenses aux principaux habitants du pays, la certitude et
la garantie de leurs possessions et de leurs biens, seraient des moyens
assurés pour attacher à la France ces peuples qui respireraient enfin,
après avoir gémi pendant des siècles sous la tyrannie la plus atroce.
Les richesses que la France retirerait de l’Égypte seraient la
récompense du bien qu'elle ferait à ses habitants, en les associant à la
nation et en leur arrachant les fers que des despotes avides leur ont
donnés successivement. Uhumanité réclamerait ses droits dans un
pays où elle a été méconnue pendant si longtemps; on verrait enfin
prospérer un Royaume fertile, ressource assurée pour le Trésor public
et l'objet des regrets impuissants de toutes les autres nations»28.
Ce discours pré-révolutionnaire est d'autant plus remarquable qu'il
réclame des droits pour les habitants d'une future colonie au nom des
idées politiques des Lumières. L'échec de cette idée paradoxale fut
illustré plus tard par la campagne de Napoléon Bonaparte.
L'enjeu de la conquête de l’Égypte était la sauvegarde du
commerce français au Levant au cas où l'Empire ottoman aurait
disparu. Le bruit d'un projet d'attaque de Constantinople par la flotte
russe fut à l'origine de ce plan d'occupation préventive. L'autre
nécessité de la conquête, selon Saint-Didier, venait du Nouveau
Monde. L'exemple de la révolte des colonies anglaises en Amérique
montrait qu'un jour celles de la France pourraient également se séparer
d'avec la métropole. Il continua même cette supposition dans la
perspective d'un dédommagement de la France par la conquête de
l’Égypte:
«Mais alors, combien la France ri aurait-elle pas à s'applaudir
d'avoir prévu cette révolution, et de s'être ménagé, à portée d'elle et
28
Ibidem, pp. 35–36.
14
Tóth Ferenc
même sous ses yeux, une colonie riche, qui nous fournirait du sucre et
de l'indigo et presque toutes les productions de l'Amérique»29.
L'inquiétude de Saint-Didier concernant le sort des Antilles était à
bien des égards légitime. A l'exemple des colonies anglaises en
Amérique, elles pouvaient également devenir "autonomes" ou
indépendantes, ou bien se rattacher à une nation européenne ou non
européenne, privant ainsi la France de sa principale ressource de
sucre, que les Français, avec les autres produits coloniaux comme le
café et le cacao, commençaient à consommer en grande quantité30.
L'idée de la conquête de l’Égypte fut même concertée avec le corégent Joseph, le futur Joseph II, durant son voyage en France en
1777. A cette époque, le comte de Saint-Priest, ambassadeur de
France à Constantinople, était en congé à Versailles où il rencontra le
fils célèbre de Marie-Thérèse. La rencontre fut suivie d'une
conversation de deux heures environ où ils parlèrent du projet de la
conquête française de l’Égypte31. Plus tard, en 1783, Joseph D
proposa lui-même l'occupation de la plus riche province de l'Empire
ottoman au marquis de Breteuil32. Encouragé par le consentement
tacite du saint Empire romain et germanique, le premier commis
Saint-Didier proposa au ministre de la Marine française de nommer le
baron de Tott inspecteur des Échelles du Levant33. La compétence du
baron de Tott ne fut pas mise en cause par le Gouvernement
français34. Néanmoins, des objections en provenance du Ministère des
Affaires Étrangères s'élevèrent contre sa mission au Levant. Le comte
29
Ibidem, p. 39.
TARRADE, Jean, Le commerce colonial de la trance à la fin de l Ancien
Regime: L'évolution du régime de «Exclusif» de 1763 à 1789, tome I, Paris,
1972, p. 15.
31
MURPHY, T. O., Charles Gravier... cit., pp. 319–320.
32
Idem. p. 318. Voir infra Chap. VI).
33
Charles-Roux, F., Le projet français... cit., pp. 39.
34
Dans le futur Mémoire pour servir d instructions au baron de 1 ott Ue 14
avril Un) le choix de François de Tott fut confirmé de la manière suivante:
«Sa Majesté a cru ne pouvoir faire un meilleur choix que du Sieur Baron de
Tott, Brigadier des Armées, qui a été employé longtemp en Turquie, et
mérité le suffrage de V ambassadeur de Sa Majesté a la Porte ottoman et qui
a la connoissance des usages, des meours, et de la langue du Pays. Elle luy a
confié en conséquence l'inspection generale des Etablissements français en
Levant et en Barbarie». Cité par Farnaud p. 36.
30
Égypte. La double mission du Baron de Tott
15
de Vergennes était traditionnellement hostile à l'idée d'une conquête
en Orient et d'abandon de l'Empire ottoman. D'autre part, le comte de
Saint-Priest, pourtant un des auteurs du projet, ne trouvait pas que la
personne du baron de Tott convenait à cette mission. Dans ses
mémoires, il attribua sa nomination à la mauvaise volonté du comte de
Vergennes35.
En tout état de cause, la nomination du baron de Tott ne fut guère
du goût du comte de Vergennes. Malgré leur ancienne amitié, leurs
idées politiques concernant la colonisation restèrent diamétralement
opposées. Le baron de Tott dut sa nomination au secrétaire d'État du
ministère de la Marine, le comte de Sartine, et fut ainsi nommé, de par
la grâce du roi, sous l'influence de ce dernier. La lettre patente royale
qui accordait au baron la commission d'inspecteur fut signée par Louis
XVI le 16 décembre 177636.
La mission officielle du baron, c'est-à-dire l'inspection des Échelles
du Levant et de la Barbarie, était non moins importante que sa mission
secrète. Celle-ci faisait partie du processus de réforme des Échelles et
35
«Quant à Monsieur de Vergennes, il ne tarda pas à laisser percer sa
mauvaise volonté. Il commença par engager M. de Sartine, ministre de la
Marine, à nommer inspecteur des Échelles du Levant le baron de Tott dont il
avait envie de débarrasser son département. Cet officier était revenu en
France après la paix des Turcs, qui commencèrent dès lors à le négliger.
Vergennes le connaissait de longue date, lui-même l'avait amené à
Constantinople en commençant son ambassade, et n'avait pas manqué de le
prendre en aversion; lui trouvant plus d'élan que de souplesse, il ne voulut
l'employer à rien. (...) A mon arrivée en France, je fus choqué qu'un officier
si longtemps sous mes ordres fût nommé pour aller contrôler, en quelque
sorte, mon administration au Levant relativement au commerce français;
c'était, en effet, un grand manque d'égards, nul homme, d'ailleurs, n'était
moins propre à cette commission; entièrement neuf à la partie du commerce,
dérangé dans ses affaires, de Tott était plus fait pour le désordre que pour y
remédier par des règlements économiques. Tout ce que je pus obtenir fut que
son inspection ne s' étendrait pas sur Constantinople; ayant constamment
résidé dans cette ville, je croyais n'avoir rien laissé à y réformer. J'eus cette
obligation à M. de Sartine qui ne voulut pas me donner de dégoût dans son
département. Saint-Priest, comte de, Mémoires tome II, Paris, 1929, pp. 159–
160.
36
Bibliothèque Municipale de Versailles, série Mss L. 277. (Lebaudy Mss 4°
120) Inspection générale des Échelles du Levant et de Barbarie faite de
l'ordre de Sa Majesté par Monsieur le Baron de Tott tome I (désormais:
Inspection I) fol. 2–4.
16
Tóth Ferenc
aboutit en 1781 à une ordonnance royale sur leur réorganisation. La
cause de l'envoi d'un inspecteur était complexe: la piraterie dans la
Méditerranée, les divers fléaux naturels (la peste, le tremblement de
terre à Saïda) et la guerre russo-turque avait eu des conséquences
néfastes sur les colonies françaises du Levant. Beaucoup d'Échelles
avaient accumulé des dettes énormes auprès de la Chambre de
Commerce de Marseille. Le premier pas vers la réforme fut
l'ordonnance du roi, datée du 9 décembre 1776, accompagnée de
quatre arrêts du conseil du roi.
L'ordonnance intitulée Concernant les consuls et autres officiers de
Sa Majesté, dans les Échelles du Levant et de Barbarie37 prévoyait la
division des Échelles en quatre consulats généraux, en consulats
particuliers et en vice-consulats. Quatre consulats généraux (un à
Smyrne, un en Morée, un en Syrie et en Palestine) et quatre consulats
particuliers (un à Salonique, un à la Canèe, un à Chypre et un à Alep)
furent ainsi prévus. L'ordonnance vêtit les consuls d'un uniforme.
Jusque-là, ils ne s'étaient distingués de leurs compatriotes vêtus à
l'orientale dans la plupart des Échelles, que par un costume européen.
Désormais, ils étaient obligés de porter, dans les fonctions publiques
de leur charge, visites de cérémonie, assemblées nationales etc., un
habit à la française de drap bleu roi, brodé, selon leur grade, d'un ou
de deux larges galons d'or "à la Bourgogne" et garni de boutons de
cuivre doré aux armes royales, veste de serge écarlate également
galonnée d'or, culotte de même couleur, chapeau à plumes et épée.
Cette tenue réglementaire devait mettre en valeur leur caractère
d'officiers du Roi, c'est-à-dire de fonctionnaires publics38. Le comte de
Sartine envoya aux consuls des Échelles dès le mois de décembre
1776 les échantillons nécessaires (galons et boutons) à la confection
des uniformes39. Le roi supprima tous les postes de chanceliers en
accordant leurs fonctions aux drogmans.
37
Nous avons utilisé un exemplaire imprimé attaché à la correspondance du
comte de Sartine avec le comte de Saint-Priest, pendant son séjour en
France. CADN, série Saint-Priest 110 Correspondance du comte de SaintPriest (28 oct. 1776–23 mai 1777) fol. 62–64.
38
CADN, série Saint-Priest 110 fol. 63; Charles-Roux, François, Les
Echelles de Syrie et de Palestine au XVIIIe siècle, Paris, 1928, p. 115.
(désormais: CHARLES-ROUX 1928).
39
Voici un extrait de la circulaire du ministre de la Marine aux consuls
(Versailles, le ? décembre 1776): «Vous trouverez cy joint, Monsieur le
Égypte. La double mission du Baron de Tott
17
Les arrêts concernaient particulièrement les dettes des Échelles
envers la Chambre de Commerce de Marseille. Le premier arrêt du 9
décembre 1776 ordonna la liquidation et le paiement de ce qui restait
dû aux négociants de Morée et des dettes des Échelles. Conformément
à cette résolution, le baron de Tott reçut les états détaillés de toutes les
dettes des Échelles et dut les vérifier durant son inspection40. Le
deuxième arrêt régla la question du remboursement des dettes des
Échelles en ordonnant à la Chambre de Commerce de Marseille,
d'emprunter 1.100.000 livres au dernier vingt-cinq, C'est-à-dire à 4
pour cent41. Le troisième arrêt interdit de faire payer les avanies et les
emprunts demandés à la nation française établie dans les Échelles du
Levant et de Barbarie dans l'avenir. Comme l'article premier de cet
arrêt nous le montre, la garantie de la Chambre de Commerce de
Marseille de rembourser les frais dus aux événements imprévus cessa
d'exister:
«Tous les événements, de quelqu espèce qu'ils puissent être,
comme avanies, emprunts demandés à la Nation, sacs, incendies,
révolutions, invasions, & généralement tous les autres cas & accidens
imprévus qui pourront arriver dans les Échelles du Levant & de
Barbarie, & toutes les pertes, dommages, avances, dépenses &
model du galon et des boutons qui doivent servir d'ornement a l'uniforme des
consuls et autres officiers de Sa Majesté. Vous le ferez déposer dans la
chancelerie. Sa Majesté désire que vous vous procuriez le plutôt possible le
nouvel uniforme. L'ancien est supprimé, et on ne doit plus le porter sous
aucun pretexte. Sa Majesté recommande a tous ses officiers en Levant et en
Barbarie, de ne mettre sur leur uniforme que le galon et les boutons
conformes au modèle arrêté: et elle dessein expressément que l'on employe
les calons et les boutons de l'uniforme de la marine». CADN, série SaintPriest 109, fol. 187.
40
«Le sieur Baron de Tott vérifiera, dans chaque Echelle, l'état des dettes du
corps de la Nation; & après en avoir reconnu la réalité, il en ordonnera le
payement, qui sera fait par les Préposés de la Chambre du commerce; ladite
Chambre y fera remettre à cette effet les fonds nécessaires». Troisième
article de l’Arrest du Conseil d'État du Roi, qui ordonne la liquidation & et
le payement de ce qui reste dû aux négociants de Morée & des dettes des
Échelles du Levant & de Barbarie CADN, série Saint-Priest 110, fol. 44.
41
Idem., fol. 46–47.
18
Tóth Ferenc
fournitures, ne pourront être supportés par la caisse de la Chambre du
Commerce de Marseille»42.
Désormais, les colonies françaises établies sur le territoire de
l'Empire ottoman devaient se charger du financement de toutes sortes
d'avanies et de dépenses extraordinaires et faire face très souvent à la
corruption institutionnalisée de la Turquie43. L'objectif du quatrième
arrêt fut l'abolition des caisses nationales de toutes les Échelles. En
même temps, le droit d'avarie44, la ressource des caisses nationales, fut
également supprimé. A l'avenir, il n'y aurait que la caisse de la
Chambre de Commerce de Marseille alimentée par la perception d'une
nouvelle imposition royale, nommée le Droit de Consulat, de l'ordre
de 5 pour cent45. Les changements administratifs eurent également des
conséquences sur le personnel des Échelles, notamment la suppression
des postes de chancelier entraînèrent des mutations . dans le corps
d'officiers du roi en Orient. La circulaire du mois de décembre 1776
adressée aux consuls comportait déjà des changements considérables
qui furent également enregistrés dans le document imprimé intitulé
État des officiers de Sa Majesté et autres employés en Barbarie et en
Levant joint à l'ordonnance et arrêts du 9 décembre 177646. Les
décisions ci-dessus s'inscrivirent dans la série de réformes commencée
sous le règne de Louis XVI. Ces tentatives de réorganisations avaient
pour but de renforcer le contrôle et l'intervention de l'état dans les
Echelles les plus lointaines de la Méditerranée.
Le document qui devait lui fournir des directives concernant sa
mission officielle fut rédigé au ministère de la Marine le 14 avril 1777
sous le titre de Mémoire pour servir d'instructions au baron de Tott.
Ce document signé du roi et de Sartine évoque dans une première
42
Ibidem, fol. 48.
Voir sur la corruption institutionnalisée a bmyrne: LATOUCHE,
Dominique, Le commerce Français et son environnement à Smyrne 1763–
1773 (Mémoire de maîtrise sous la direction de M. Hermann), Université de
Nantes, 1995, pp. 17-19.
44
Le droit d'avarie était prélevé sur les marchandises de sorties et d'entrées
dans les Échelles. Le droit variait selon les besoins de la nation (0,75–03%).
45
Arrest du Conseil d'État du Roi, qui réduit toutes les Impositions établies
sur le Commerce du Levant & de Babarie, au Droit unique de Cinq pour
cent, sous la dénomination de Droit de Consulat. CADN, série Saint-Priest
110, fol. 50–53.
46
Idem., fol. 54–57.
43
Égypte. La double mission du Baron de Tott
19
partie la valeur de l'ordonnance et des arrêts du 9 décembre 1776 dont
l'exécution constituait l'objectif principal de la mission officielle du
baron de Tott47. Ensuite, le mémoire mentionne les qualités du baron
de Tott, et ses capacités particulièrement propres à la réalisation de la
mission. Le document précise les conditions du débarquement et
suggère même un itinéraire tout en laissant une liberté dans son
parcours, sauf en ce qui concerne la dernière étape: les Échelles de
Barbarie. Quelques domaines de l'intervention du futur inspecteur sont
mis en relief dans la mémoire: les relations avec les Turcs, la situation
des consuls et des vice consuls, questions administratives sur les
résidents français (mariages, députés, etc.), les états des comptes et
des dettes et d'autres états à dresser et à envoyer périodiquement au
ministère de la Marine ainsi que des questions religieuses, surtout
celles qui concernaient l'avenir des ex-Jésuites48.
Le même jour, d'autres instructions concernant la mission furent
envoyées au baron de Durfort, le capitaine de vaisseau qui avait été
désigné pour le commandement de la frégate à bord de laquelle le
baron de Tott devait effectuer son voyage. Ses instructions arboraient
un caractère plutôt technique et le plaçaient presque totalement aux
ordres du baron de Tott49. Les problèmes d'autorité entre les deux
47
«Le principal objet de la mission de M. de Tott sera dé faire exécuter en
Levant les règlements que Sa Majesté a jugé à propos de rendre... M. le
baron de Tott sera également chargé de rendre à Sa Majesté un compte exact
de la situation des différentes Échelles, de faire provisoirement les
Ordonnances qu'il jugera nécessaires pour mettre des bornes aux dépenses
excessives qui ont obéré les caisses de la plupart des Échelles et fixer les
présents qu'il conviendra de faire aux puissances du pays et de proposer
ensuite les moyens qu'on pourra employer pour remédier entièrement aux
abus qui s'y sont introduits, y faire renaître l'ordre et la tranquillité et y
rétablir une administration sage et exacte, sur les principes les plus propres à
accroître et à favoriser le commerce des sujets de Sa Majesté». Cité par
CHARLES-ROUX, 1928, p. 117.
48
Farnaud, pp. 81–84; Charles-Roux, 1928, p. 116.
49
Extrait de la lettre Sartine a Durrort: «Je dots vous dire, Monsieur, que le
Roy a fort a coeur le succès de la commission dont le baron de Tott est
chargé, et qu'il sera gré a ceux qui chercheront a y concourir. (...) Sa Majesté
prescrit au Baron de Durfort de se prêter a tout ce que le Baron de Tott luy
demandera pour le service et les opérations astronomiques dont il est chargé,
sans discuter les motifs. L'intention de Sa Majesté est qu'il satisfasse même
des objets de pure curiosité». Cité par Farnaud, p. 97.
20
Tóth Ferenc
personnages se posèrent dès l'embarquement à Toulon, le 26 avril
1777, notamment en ce qui concerne le cérémonial50.
Sous le couvert de l'inspection des établissements français du
Levant et de Barbarie, le baron de Tott avait une seconde mission dont
le but avait été déterminé par le "parti interventionniste" de Versailles.
Le comte de Sartine adressa une autre lettre, toujours datée du 14 avril
1777, dans laquelle il précisait le but officieux de sa mission:
«Je suis bien aise de profiter de vos talents militaires, pour nous
procurer tous les renseignements dont nous pouvons avoir besoin dans
le cas d'une guerre avec les Princes de Barbarie, et dans toute autre
occasion, que les événements pourroient amener, et où l'on seroît
embarrassé de prendre un parti, si on riavoit pas les matériaux
suffisants pour diriger les mesures politiques que les circonstances
exigeroient. Cest un objet essentiel qui malheureusement a été
négligé, et il est prudent de profiter de la circonstance de votre
inspection pour être préparé contre tous les événements possibles. S'il
en arrivoit d'une nature à nous forcer de faire quelques établissements
dans les mers du Levant, et de nous emparer de quelque point qui nous
seroit nécessaire pour soutenir notre commerce, le protéger et servir
d'asile à nos bâtiments, il seroit avantageux d'avoir des notions exactes
sur ce qui pourroit le mieux convenir aux intérêts de la France. Vous
voudrés bien, Monsieur, Vous en occuper essentiellement et sous le
plus grand secret. (...) Il seroit interessant d'avoir également des plans
et des informations exactes sur l'isle de Chypre, les côtes de Syrie,
l’Égypte et sur celles des isles de l'Archipel dont la position pourroit
être favorable à la protection de notre commerce»51.
L'objectif consistait donc en la reconnaissance militaire de ces
territoires afin de préparer des opérations militaires éventuelles.
Comme la suite de cette lettre nous le montre, le ministre de la Marine
proposait des prétextes scientifiques afin de camoufler davantage la
mission secrète du baron52. Dans cette perspective, l'entourage de
50
CHARLES-ROUX, 1928, p. 117.
Cité par FARNAUD, pp. 86–88.
52
«Vous pourrez la masquer aux yeux des Turcs, des Barbaresques et même
des français, en annonçant que vous êtes chargé de faire des observations
astronomiques pour V Accadèmie des Sciences, des recherches sur l'histoire
naturelle, sur les coraux et autres madrépores pour le cabinet d'histoire
51
Égypte. La double mission du Baron de Tott
21
Inspecteur des Echelles fut complété par des experts d'histoire
naturelle. Premièrement le célèbre naturaliste Charles-NicolasSigisbert Sonnini de Mannoncourt53, chaleureusement recommandé
par Buffon au comte de Sartine, qui rédigea sous la Révolution
l'histoire de son voyage54. Dans son ouvrage, Sonnini de Mannoncourt
resta fort laconique sur le choix de sa propre personne par le
gouvernement de l'Ancien Régime55. A part Sonnini de Mannoncourt,
d'autres personnalités jouaient un rôle d'observateur scientifique. Deux
autres savants nommés Virli et Monthulé avaient également une
mission scientifique et contribuaient ainsi à cacher la mission secrète
de reconnaissance militaire du baron de Tott. Lors du séjour du baron
en Crète, il employa exprès la "méthode scientifique" comme il
l'écrivit au ministre de la Marine dans sa lettre du 26 juin 177756.
naturelle, et par tout autre prétexte plausible que vous pourrez trouver. On ne
saurait trop vous recommander la plus grande discrétion». Cité par
CHARLES-ROUX, 1929, p. 41.
53
Sonnini de Mannoncourt, Charles-Nicolas-Sigisbert (1751–1812), savant
et voyageur français. Après un séjour à la Guyane en 1772, il rentra en
France (1776) avec une précieuse collection ornithologique. Parti pour
l’Égypte en 1777, avec le baron de Tott, il visita la Turquie, la Grèce et les
principales îles de l'Archipel. Revenu en France (1 780), il fut, pendant la
révolution, successivement juge de paix et administrateur de la Meurthe
(1793). Nommé en 1805, principal du collège de Vienne (Isère), il partit en
1810 pour les Provinces danubiennes, où il contracta la fièvre pernicieuse
qui l'enleva peu après.
54
«Le gouvernement avoit nommé M. Tott inspecteur des échelles du Levant
et de Barbarie, et avoit ordonné l'armement d'une frégate du port de Toulon
pour l'y conduire. Je reçus l'ordre de m' embarquer sur ce bâtiment de guerre,
et d'eri suivre la destination. Mais la mienne fut changée depuis, et je quittai
l'expédition à Alexandrie, pour voyager en Egypte. Je partis de Montbard,
après avoir reçu de Buffon des voeux et des embrassemens que je regardai
comme la bénédiction du génie, ha poste me transporta rapidement à
Marseille, où je ne restai que quelques instans». Sonnini de Manoncourt,
Charles-Nicolas-Sigisbert, Voyage dans la Haute et Basse Egypte fait par
ordre de l'ancien gouvernement, et contenant des observations de tous
genres O vol.), Paris, an 7 de la République (1796–1797). (désormais:
SONNINI, Voyage).
55
Sonnini, Voyage tome I, pp. 16–17.
56
«Après avoir pris une connaissance exacte du local je me suis occupé de
celles relatives aux habitans et j'ai cru ne pouvoir les perfectionner plus
sûrement qu'en invitant M. de la Laune à faire par terre le voyage de Retino.
Je l'ai fait accompagner par M. de Sonini et MM. de Virli et Monthulé, afin
22
Tóth Ferenc
L'Inspecteur des Échelles embarqua donc le 26 avril 1777 sur la
frégate L 'Atalante, commandée par le baron de Durfort57. Parmi les
passagers, quelques nobles se trouvaient également à bord avant de
quitter la frégate à Palerme: la comtesse et le comte de Tessè58, le duc
d'Ayen et le comte de Meun ou Meung59. Pour accompagner le baron
de Tott dans sa mission il y avait un interprète, le célèbre Jean-Michel
Venture de Paradis, le futur orientaliste qui devait plus tard devenir le
guide de Napoléon Bonaparte lors de l'expédition d'Egypte60, et un
officier de la Marine, l'enseigne de vaisseau de La Laune qui était
d'ailleurs le frère du commis Saint-Didier, un des inspirateurs les plus
fervents de sa mission secrète. Bien entendu, ce dernier avait été initié
au plan secret du voyage et contribua activement à sa réalisation. Les
deux savants, Virli et Monthulé, et le secrétaire du baron, Clerc de
Rayneval, ne semblaient pas connaître les véritables enjeux de la
mission61.
La frégate L Atalante appareilla le 2 mai 1777. La première étape
du long périple de l'Inspecteur du roi fut le port de Gênes, où le bateau
de mieux couvrir le voyage du prétexte de curiosité et d'histoire naturelle».
Copie de la lettre de Tott à Sartine (Canèe, le 26 juin 1777) SHAT série MR
(Mémoires et Reconnaissances) 1677 Egypte (Reconnaissances jusqu' en
1830) pp. 89–90.
57
«Ce fut le 26 avril 1777, à dix heures du soir, que la fregate 1 Attalante
lune des plus belles de la marine française, mit à la voile de la rade de
Toulon. M. Durfort la commandoit, et elle étoit armée de près de trois cents
hommes d'équipage et de trente-deux pièces de canon». Sonnini, Voyage
tome I, p. 24.
58
Adrienne-Cathenne de Noaiues, née en 1741, manee en 1755 a Anne de
rroulay comte de Tessè, grand d'Espagne de première classe, premier écuyer
de la Reine, chevalier des ordres du Roi, lieutenant général, député du Maine
aux Etats généraux, mort le 21 janvier 1814. Elle mourut le premier février
1814.
59
Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares (4e vol.),
Maestricht (J. E. Dufour et Ph. Roux), 1786, (dorénavant: Mémoires IV) p.
2; Cf. SONNINI, Voyage tome I, pp. 24–25.
60
Venture de Paradis. Jean-Michel (1739–1799). Elève jeune de langue à
Louis-le-Grand entre 1752 et 1757 où il apprit le turc et l'arabe. Célèbre
drogman, orientaliste et professeur des jeunes de langues. En 1798, il fut
nommé premier interprète de l'expédition d'EevDte. Il mourut en 1799 lors
de la retraite de l'armée française.
61
Farnaud, p. 97.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
23
fut contraint d'attendre un temps favorable62. Après le passage
obligatoire à Palerme, où le baron de Tott laissa les Tessè, le duc
d'Ayen et le comte de Meun, la frégate fit escale à Malte. Les
voyageurs furent reçus par le Grand-Maître de l'ordre des chevaliers
de Malte, Emmanuel de Rohan63.
L’Atalante quitta Malte le 7 juin et arriva six jours plus tard au port
de la Sude en Crète. L'île de Crète constituait une étape très
importante de la Mission secrète du baron de Tott, qui laissa de La
Laune y faire sa reconnaissance militaire tandis qu'il examinait les
deux Échelles Cretoises. Par sa position stratégique, l'île de Crète,
comme on l'appelait à l'époque: l'île de Candie, intéressait
particulièrement le ministre de la Marine. Le baron de Tott lui envoya
ses premiers rapports et plans sur la rade et le fort de la Sude dès le 26
juin 1777. Dans sa lettre du même jour, de Tott décrivit les difficultés
de la reconnaissance et promit un plan d'occupation détaillé au comte
de Sartine...64.
62
Voici le témoignage d'un compagnon de route du baron de Tott: «En
partant de Toulon je vous ne niai que nôtre projet étoit de faire voile pour
Palerme; de nous arrêter quelques jours en cette ville; d'aller de là à
Syracuse; de visiter l'Etna et nous rendre ensuite à Malthe. Ces projets
étoient subordonnés au vent qui nous ayant fort contrariés à la hauteur du
Cap Corse nous à engagé à aller mouiller à Genève (sic!) et a y attendre un
tems plus favorable». Bibliothèque Municipale de Versailles Baron François
de Tott L. 299 Lebaudy MSS IN 4° 130 Voyage en Egypte et en Levant.
Voyage en Egypte et en Levant fait en 1777 et 1778 par Monsieur***
(désormais: Voyage en Egypte) p. 2.
63
Emmanuel de Rohan, grand maître de Malte (1775–1797) qui voulait
gouverner en prince éclairé. Cf. SONNINI, Voyage tome I, pp. 75–79.
64
«Depuis la guerre des Russes, tout étranger est d'autant plus suspect aux
Turcs de cette tie, qu'ils sentent leur faiblesse vis à vis des Grecs. M. de la
Laune vient de l'éprouver à Retino: il n'a pu en sortir pour en examiner les
dehors; de maniere que ne pouvant rester aucun fruit de mon voyage à
Candie, j'exposerais inutilement la frégate: mais j'ai trouvé entre les mains de
M. Dandré le plan de cette Capitale et celui de Retino, qu'un Italien a levé
avant la guerre et qu'on assure être fort exact. Je connais aussi un Port qu'on
dit être très beau à l'Est de l'île près du Cap Salomon: j'irai le visiter en allant
à Alexandrie, ou à mon retour. Ce ne sera avoir examiné ce dernier objet que
je pourrai mettre sous vos yeux le plan raisonné de la conquête de cette île,
les forces qu'il faudraity employer, les moyens de la conserver et les
avantages qui en résulteraient pour notre commerce. En parcourant la côte, je
vérifierai les notions que j'ai déjà rassemblées à cet égard et j'en rédigerai le
24
Tóth Ferenc
Le plan fut rédigé à bord de L 'Atalante sous le titre de Mémoire
sur Candie65 et fût expédié au ministère de la Marine le 18 août 1777.
Dans ce rapport, le baron de Tott insista sur les faiblesses climatiques,
économiques et politiques de la Crète et en déduisit la conclusion
suivante:
«Sur cet abrégé phisique et moral de Lisle de Candie, on apperçoit
le peu d'utilité et les difficultés de cette acquisition totale. Il n'en est
pas moins vray que la position de Vlsle offriroit à la marine du Roy un
centre de protection pour le commerce du Levant et surtout pour celui
d'Egypte, si Von pouvoit y former un établissement par V acquisition
d'un port dont la situation réponde à cet objet»66.
Après avoir terminé la mission secrète concernant l'île de Crète, le
vaisseau partit pour Alexandrie où il arriva le 3 juillet. Là-bas, de Tott
reçut des mains du consul Mure des consignes spéciales concernant sa
mission secrète sous forme d'une liste de questions auxquelles il devait
répondre67. Ensuite, l'Inspecteur des Échelles se rendit, avec une
caravane composée du vice-consul du Caire et de quelques négociants
et mamelouks, à Rosette. Si l'on en croit le naturaliste Sonnini de
Mannoncourt, le célèbre voyageur Savary68 faisait également partie de
l'expédition dont le chemin n'était pas exempt de dangers69.
précis dans un Mémoire que j'aurai l'honneur de vous donner, en attendant
que je puisse en discuter tous les détails». Copie de la lettre de Tott à Sartine
(Canèe, le 26 juin 1777) SHAT, série MR 1677 Egypte (Reconnaissances
jusqu'en 1830) p. 90.
65
Voir la copie de ce mémoire: Idem. pp. 91–95.
66
Cité par FARNAUD p. 113.
67
CHARLES-KOUX 1929, p. 53.
68
Claude-Étienne Savary (1750–1788), voyageur et orientaliste français. De
1776 à 1781, il visita l’Égypte et l'archipel grec; il utilisa ses souvenirs pour
la rédaction de ses Lettres sur l’Égypte (1788) et de ses Lettres (inachevées)
sur la Grèce (1788). On a de lui: une traduction du Coran (1783) et les
Amours d'Anas-Eloujoud et Ouardi traduit de l'arabe et une Grammaire de la
langue arabe vulgaire et littéraire, publiée par Langlès (1813).
69
«J'ai fait ce voyage plusieurs fois; la première avec l'inspecteur-général
Tott, ayant à sa suite une nombreuse compagnie, de laquelle étoit Savary.
Nous partîmes d'Alexandrie le 12 juillet 1777, à 7 heures du soir. Ce cortège,
j'ai presque dit, donna de l'humeur aux habitans; nous essuyâmes, en
traversant la ville, force injures et quelques pierres, dont l'une, trop bien
Égypte. La double mission du Baron de Tott
25
De Rosette, ils se rendirent, en remontant le Nil par les bateaux du
consulat, jusqu'au Caire70. Le pacha du Caire, nommé Ised bey, était
une ancienne connaissance du baron ce qui aplanit les difficultés des
cérémonies de l'audience. Par ailleurs, la situation politique y était
alors assez précaire71. L’Égypte, la province incontestablement la plus
riche de l'Empire ottoman, sombrait dans une anarchie politique
caractérisée par la rivalité des beys. Après la mort prématurée de
Muhammad Bey Abu Dahab, survenue en 1776, un conflit armé avait
opposé ses successeurs, Ismaú Bey, allié au pacha, contre Murad et
Ibrahim Bey associés. La guerre interne des beys multipliait les
vexations et les pertes pour les négociants français72. Le consul de
France, Mure, se montrait incapable de faire face à cette situation. Le
rôle essentiel revint à un négociant nommé Charles Magallon qui
réussit à établir des relations fort étroites avec les dignités
mamelouks73. Un conflit commença en juin 1777 autour de la
mosquée d'al-Azhar entre étudiants et Yusuf Bey. Les activités
universitaires s'arrêtèrent, et on cria et on maudit les émirs des
minarets; la populace se souleva et même quelques accrochages se
produisirent en ville74. La populace était d'ailleurs très hostile à
l'entourage européen de l'Inspecteur du roi75.
L'insécurité au Caire concernait toute la population française, y
compris le consulat de France dont le baron de Tott était en train de
faire l'inspection du 15 juillet au 8 août 1777. Entre-temps, la
révolution obligea les Français à se barricader dans le quartier de la
nation française, tandis que les partisans d'Ismail Bey assiégeaient la
citadelle. Pendant ces jours tumultueux, l'Inspecteur tint des
assemblées de la nation au cours desquelles furent étudiées les
questions de la liquidation des dettes et d'autres réforme d'organisation
lancée, vint me frapper assez rudement à la poitrine». SONNINI, Voyage
tome I, pp. 219–220.
70
Mémoires IV, p. 7.
71
Idem. pp. 11–12.
72
CHARLES-ROUX, François, Autour d'une route, L'Angleterre, l'isthme
de Suez et l’Égypte au XVIIIe siècle, Paris, 1922, p. 107.
73
LAURENS, Henry (sous la dir.), L'expédition d'Egypte 1798–1801, Paris,
1989, p. 67.
74
RAYMOND, André, Egyptiens et Français au Caire 1798–1801, Intistitut
Français d'Archéologie Orientale – Le Caire, 1998, p. 67.
75
SONNINI, Voyage tome II, pp. 348–349. Cf. Voyage en Egypte, p. 134.
26
Tóth Ferenc
administrative76. Il en résulta une décision importante: le transfert
provisoire du consulat du Caire à Alexandrie, tout en laissant des
négociants français au Caire pour représenter les intérêts de la
nation77. Après avoir liquidé les dettes de l’Échelle, le baron s'occupa
du transfert et, surtout, de sa mission secrète dont l'objet était la
reconnaissance militaire de l’Égypte. Après avoir observé le littoral
dans les environs d'Alexandrie, le baron de Tott expédia de La Laune
faire la reconnaissance de la route du Caire à Suez qu'il résuma dans
un mémoire intitulé Observations de M. de la Laune sur son voyage à
Suez, transmis par la lettre du 18 août 1777 au comte de Sartine.
Bientôt, le baron de Tott envoya par sa lettre du 20 décembre 1777
une esquisse des opérations maritimes à entreprendre pour s'emparer
de l’Égypte78. Il embarqua le 22 août pour Damiette où il ne s'arrêta
pas à cause du manque de vent et quitta l’Égypte le 26 du même mois,
en direction de la côte syrienne.
François de Tott visita les Échelles de la côte syrienne du 28 août
au 17 octobre. A Jaffa, première étape de son parcours syrien, il
rencontra le Procureur de Terre Sainte qui l'accompagna pendant une
partie de son inspection. Sa présence était d'autant plus souhaitable,
que le Roi Très Chrétien, exerçant un rôle de protecteur des
Catholiques sur le territoire de l'Empire ottoman, avait une
responsabilité financière vis-à-vis des missions catholiques des ordres
monastiques très souvent persécutés par les musulmans. Un des
objectifs de l'inspection de Tott en cette matière était de réduire les
dépenses des missions et de faire l'inventaire des biens de la Société
de Jésus dissoute depuis 1773 par le Pape. Cette dernière question
était fort délicate, puisque l'ambassadeur de France à Constantinople
refusait de faire exécuter les ordres pontificaux afin d'empêcher les
Turcs de faire main basse sur les biens des jésuites79. Le baron de Tott
étant un personnage éclairé en matière religieuse ne se contenta pas de
76
(CHARLES-ROUX, 1929, p. 59. Cf. Masson, Paul, Histoire du commerce
français dans le Levant au XVIIIe siècle, Paris, 1911, pp. 308–310.
77
Voir l'opinion du baron de Tott sur la présence française au Caire: «Le
succès des Anglais dans la navigation de la mer Rouge doit nous inviter à
suivre leur exemple. Il est un motif de plus pour ne pas abandonner
absolument nos établissements du Caire». Cité par Charles-Roux, 1929, pp.
59–60.
78
Idem. pp. 61–62.
79
Charles-Roux, François, France et Chrétiens d'Orient, Paris, 1939, p. 83.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
27
rendre un arrêt ordonnant le séquestre de tous les biens des ex-jésuites.
Il constata également une déplorable division et des querelles entre les
chrétiens de la Terre Sainte80. Influencé par les idées des Lumières, le
baron de Tott proposa plus tard une réforme portant sur la
réorganisation des ordres religieux en Orient. Il présenta un projet
visant à centraliser toutes les oeuvres catholiques dans les pays du
Levant, dans le cadre d'un ordre unique, celui des Franciscains dits de
Terre Sainte. Selon l'Inspecteur du Roi, un arrangement aurait pu être
conclu à cet effet avec la custodie de Terre Sainte, certainement
favorable à cette centralisation ecclésiastique81.
Au cours des différentes étapes de son séjour dans les Echelles de
Syrie et de Palestine, de Tott se consacra au sujet principal de son
inspection: il réunit les assemblées nationales, liquida les dettes ou
bien eut à arbitrer des différends entre résidents et consuls. Dans sa
lettre du 2 octobre 1777, écrite d'Alep au comte de Sartine, il résuma
ainsi son activité dans la région:
«J'ai soin, Monseigneur, d'établir dans chaque Echelle les principes
qui sont la base de la nouvelle administration. J'éprouve partout qu'ils
étouffent les voix qui se disposaient à réclamer contre la suppression
des abus dont on avait cru pouvoir se faire des droits; la discussion de
ces principes dans les assemblées nationales m'éclaire aussi sur tous
les objets dont le règlement général devra s'occuper, et je prépare les
matériaux de cet édifice dont il n'appartient qu'à vous d'être
l'architecte. Mais je me flatte que je ne vous laisserai rien à désirer de
ce qui peut en assurer la solidité»82.
Selon l'historien François Charles-Roux, le baron de Tott fut
presque un disciple des économistes et des philosophes de la fin du
XVIIIe siècle, et en particulier un adepte du mouvement de la liberté
économique. Il réagit vivement contre les prohibitions inutiles en
exaltant la liberté individuelle dans le commerce levantini83. Ses idées
libérales se manifestent clairement dans le passage suivant attribué au
baron par Charles Roux:
80
Mémoires IV, p. 75.
Charles-Roux, F., France et Chrétiens ... cit. p. 86.
82
Cité par Charles-Roux, 1928, p. 118.
83
Idem. pp. 118–119.
81
28
Tóth Ferenc
«Je regarde comme utiles à l'Etat les règlements qui ôtent aux
négociants la faculté de se nuire, parce que leur concurrence nuit à
l'Etat. Elle le favorise au contraire dans la vente des produits de son
industrie... Je ne crains pas de poser en principe que l'intérêt de l'Etat
finit en Levant sur le produit de son industrie et y commence sur la
matière première qu'on en emporte»84.
Le raisonnement du baron nous suggère autre chose aussi: il y
détermine le rôle de l'État qui doit encadrer un système de relations
économiques coloniales, c'est-à-dire effectuer un contrôle sur les
matières premières importées et sur les produits industriels exportés,
et favoriser ainsi le commerce libre des individus. Or, les marchés du
Levant et des états barbaresques représentaient un type de marché
colonial dans la mesure où les importations y étaient surtout
constituées de matières premières (p. ex.: le coton) et où les
exportations se limitaient presque exclusivement aux produits
manufacturés (p. ex.: les draps du Languedoc)85. Le projet de
conquête de l’Égypte et la réforme des Échelles du Levant et de
Barbarie trouvèrent ainsi une importante passerelle de communication.
Néanmoins, le commerce français du Levant connut des périodes
de crise également. L'inspection du baron en Syrie et en Palestine se
solda par la constatation d'un recul certain de l'influence économique
française, recul dont la cause était parfois la trop faible représentation
des intérêts français face aux autorités ottomanes86. Au cours de son
passage à Seyde (Saïda), vers le 7 septembre 1777, il reprocha au
consul de France, le même Pierre-Jean-François de Taules de Domecq
(1731–1820) qui fut envoyé en 1768 en Pologne, sa pusillanimité face
au pacha de Seyde, Cezzâr Ahmed87 (Pgézar ou Djezzar dans les
textes), ses encouragements à l'hostilité des résidents contre
84
Ibidem, p. 119.
BUTEL, Paul, L economie française au XVIIIe siècle, Paris, 1993.
86
Masson, P., Histoire du commerce... cit. p. 284.
87
Cezzâr Ahmed pacha était originaire de Bosnie. Il entra au service
ottoman en s'attachant à l'entourage de Hekim Oglu 'M pacha, qui devint
gouverneur d'Egypte en 1756. Il quitta l’Égypte en 1773 et entra au service
du gouverneur de Syrie, Osman pacha et devint bientôt pacha de Saïda.
Grâce à sa politique de «bras de fer» il fut nommé, en 1780, gouverneur de
Syrie. Il organisa la défense d'Acre contre l'armée de Bonaparte en 1799. Il y
mourut le 23 avril 1804.
85
Égypte. La double mission du Baron de Tott
29
l'ordonnance et les arrêts de 1776, son manque d'égards envers luimême88, l'imprudence de son "système d'intervention" entre les Druses
et le pacha etc.89 Le consul de Seyde demanda et obtint sa retraite en
janvier 177990. Toutefois, l'Inspecteur des établissements français du
Levant fit sentir au pacha de Seyde son mécontentement en regard des
vexations qu'il avait fait subir aux Français de cette Échelle. Il refusa
de le rencontrer et l'humilia pour faire de lui, dans ses mémoires, le
prototype du despote oriental91.
L'Inspecteur des Échelles visita le port de Baruth92 (92) (Beyrouth)
le 18 septembre. La reconnaissance de cette ville lui avait été
particulièrement recommandée par le comte de Sartine93. Ensuite, il se
rendit à Tripoli de Syrie d'où il passa à Lattaquié (le 24 septembre) car
on l'avait informé de l'existence d'une "petite république de capitaines"
qui s'étaient accaparé du monopole des expéditions de tabac. Après
avoir rétabli l'ordre dans cette localité il se rendit par voie de terre à
Alep où il arriva le premier octobre. Selon son enquête, la colonie
française de cette ville jouissait d'un commerce florissant que les
réformes de 1776 menaçaient de ruiner car les marchandises étaient
souvent pillées par les brigands lors des traversées des montagnes94.
88
II ne voulut par recevoir personnellement le baron de Tott et envoya son
vice-consul pour l'accueillir au port, se prétendant malade. MÉZIN, A., Les
consuls de France... cit. p. 560.
89
Charles-Roux, 1928, p. 120.
90
AMAE Personnel première série vol. 65, fol. 272–290.; MÉZIN A., Les
consuls de France... cit. p. 560.
91
Mémoires IV, pp. 81–82.
92
Baruth, Lattaquié et Alexandrette n'étaient pas des Echelles. FARNAUD,
p. 101.
93
«La ville de Baruth mérite également votre attention. Pendant la derntere
guerre des Russes et des Turcs, elle a servi d'asile à tous les bâtiments russes
et elle était le centre de leurs opérations en Syrie. On prétend qu'il est très
facile de s'en emparer et de la conserver ensuite au moyen de quelques
fortifications qu'on pourroit y ajouter». Cité par CHARLES-ROUX, 1928, p.
126.
94
Dans ses mémoires le baron attribue également ces avanies aux autorités
turques: «... mais la protection des différentes caravannes, ainsi que les
escortes particulières dont les voyageurs ont besoin, sont un moyen dont le
Pacha & les Officiers profitent toujours pour vexer le commerce & les
particuliers». Mémoires IV, p. 99.
30
Tóth Ferenc
La dernière étape de son séjour en Syrie fut le port d'Alexandrette où
il ne resta que fort peu de temps avant de partir pour l'île de Chypre95.
Après avoir visité les deux Échelles chypriotes, Larnaca et
Limassole, le baron de Tott s'attela à l'examen physique et politique de
cette île. Il nous en laissa des témoignages surtout dans ses mémoires
publiés:
«Lisle de Chypre est un appanage de Sultane; & ce Royaume
démembré des Etats Vénitiens, est gouverné aujourd'hui par un
Mussellim, qui demeure à Nicosie, ainsi que le Métropolite Grec. L
'administration de ces deux chefs, l'un temporel, l'autre spirituel, a eu
des succès si rapides, que les avantages du climat & des productions
n'ont pu leur résister, & que cette belle contrée n'offre plus que le
tableau de la solitude & de la misère. Fontaine amoureuse, Amathone
& Paphos contiennent à peine quelque malheureux habitants couverts
de haillons. Les taxes auxquels les Chypriotes sont imposés, établies
anciennement sur une plus grande population, devant être supportées
aujourd'hui par une moindre quantité d'individus, en les invitant à la
fuite, aggrave annuellement la misère de ceux qui ne peuvent
échapper à cette horrible tyrannie; mais les moyens que la nécessité
est forcée d'employer pour acquitter cette surcharge d'imposition, en
épuisant les véritables sources de la richesse, fera bientôt justice des
tyrans, & leur fera partager la misere des esclaves»96.
Par ailleurs, nous retrouvons ici la même logique qui réapparut
souvent dans le discours des membres du clan interventionniste de
Versailles. La critique de la tyrannie des Turcs ou, de façon
scientifique, celle du despotisme oriental, invita les penseurs de
l'époque à s'interroger sur les causes de la décadence de ces pays sous
l'occupation ottomane. Cette idée politique connut des changements
considérables au cours du XVIIe siècle avant d'aboutir à l'abondante
littérature précolonialiste dont les Mémoires du baron de Tott sur les
Turcs et les Tartares constituèrent un exemple caractéristique97.
L'étape suivante de l'inspection du baron fut l'île de Rhodes avant
d'arriver à Smyrne où il séjourna longtemps, du 19 novembre 1777 au
95
Idem., pp. 121–125.
Mémoires IV, p. 111.
97
LAURENS H., Les origines intellectuelles... cit. pp. 63–67.
96
Égypte. La double mission du Baron de Tott
31
25 mars 1778. Smyrne était un carrefour commercial et la principale
Échelle du Levant98. Le consulat de Smyrne disposait de quatre viceconsulats: ceux des Dardanelles, de Mételin99, de Scio100 et de
Rhodes101. Notons ici que le baron ne visita pas le vice-consulat des
Dardanelles, dont il avait fortifié le détroit pendant la guerre russoturque102. Le colonie française était nombreuse à Smyrne et pour
financer ses projets, elle avait créé une caisse nationale considérable
financée par le droit d'avarie103. Ainsi, la suppression de ce droit
souleva certainement de vives inquiétudes de la part de la population
française, représentée par le consul Claude-Charles de Peyssonnel et
une opposition contre l'Inspecteur des Echelles du Levant et de
Barbarie. Malgré ses appointements annuels non négligeables, 12.000
livres depuis 1765, le consul Peyssonnel, fort passionné pour les jeux,
accumula des dettes considérables envers les Turcs et Grecs. De plus,
il estimait avoir perdu 100.000 livres dans l'incendie de Smyrne qui
avait détruit sa maison104. Le baron de Tott lui avança quelques
17.000 livres et proposa bientôt sa retraite105. Son rappel devint
98
Voir sur ce sujet: Frangakis-Syrett, Elena, The Commerce of Smyrna in
the Eighteenth Century (1700–1820), Athens, 1992.
99
Aujourd'hui Lesbos.
100
Aujourd'hui Khios.
101
CADN, série Saint-Priest 109, fol. 188.
102
Voici un extrait de la lettre du comte de Martine a Lebas, resident trançais
a Constantinople (Versailles, le 24 novembre 1777): «Des considérations
politiques, Monsieur, ayant empêché que Monsieur le Baron de Tott se
rendit aux Dardanelles et a Constantinople pour y faire l'inspection dont il a
été chargé dans toutes les autres Échelles du Levant où nous avons des
établissements, fay compte que vous voudriez bien le suppléer et
entreprendre le même travail qui y aurait été confié aux soins de cet
inspecteur». CADN, série Saint-Priest 109, fol. 262.
103
Latouche, D., Le commerce... cit. p. 8.
104
MÉZIN, A., Les consuls de France... cit. p. 491.
105
Voir l'extrait suivant de la lettre de Sartine à Saint-Priest (Versailles, le 23
mars 1778) sur ce sujet: «Monsieur de St. Didier m'a rendu compte,
Monsieur, de l'opinion que vous avez prise de la plupart des opérations de
Monsieur le baron de Tott a Smirne, et du parti que vous avez crû devoir me
faire proposer au sujet de Monsieur de Peyssonel. Je Vay adopté en entier et
je m'empresse d'adresser des instructions conséquentes a Monsieur Guy de
Villeneuve que j'ay choisi pour la régie des affaires du consulat pendant
l'intérim. J'ay l'honneur de vous les envoyer directement, pour que vous en
preniez connoissance, et qu'en les remettant a Monsieur Guy, vous puissiez y
32
Tóth Ferenc
inévitable en janvier 1779 quand on estima ses dettes à 65.000 piastres
et les Français de Smyrne l'accusèrent de dénis de justice à leurs
dépens, et d'entretenir des relations avec le consul de Russie106. Sa
relation avec le baron de Tott se détériora par la suite et aboutit à une
âpre polémique concernant ses mémoires107. Pendant son long séjour à
Smyrne, l'Inspecteur des Échelles résolut également les problèmes
issus du refus de l'ambassadeur de France d'exécuter l'ordre pontifical
de l'abolition de la Société de Jésus (1773). Le baron éclairé fit
l'inventaire très détaillé des biens des ex- jésuites et mit un terme à
une question de brûlante nécessité108.
Hormis l'inspection de cette Echelle, il y travailla, en collaboration
avec de La Laune, à la rédaction des rapports secrets concernant la
possibilité d'occupation de l’Égypte. Le baron envoya au ministre de
la Marine dans sa lettre du 20 décembre 1777 une esquisse de plan
d'opérations maritimes en vue de l'occupation de l’Égypte. Le baron
de Tott annonça également un plan d'occupation générale qu'ils durent
préparer pendant le voyage avant de remettre au gouvernement un
mémoire définitif intitulé Compte rendu de la mission secrète du
baron de Tott daté de 1779109.
Au printemps, le baron s'embarqua pour se rendre dans la partie
européenne de l'Empire ottoman afin de visiter les Échelles grecques:
c'est-à-dire Salonique, Saint-Georges-Esquirre (l'île de Skyros)110, à
Naxie (île de Naxie), à Syra et à Naples de Romanie en Morée. A
Salonique, où il arriva le 27 avril 1778, afin d'aider le travail du consul
dans l'exécution des réformes il fit élire quatre assesseurs qui
ajouter les conseils et les ordres que vous croirez devoir luy donner pour le
guider dans l'administration des affaires de Smirne, et surtout dans la
conduite qu'il a a tenir avec Monsieur de Peyssonel, pour éviter les embarras
que ce consul pourroit nous donner, s'il étoit instruit de nos véritables
intentions a son égard». CADN série Saint-Priest 110 fol. 117.
106
MÉZIN A., Les consuls de France... cit. p. 491.
107
Voir infra (Chapitre VII).
108
CADN série Saint-Priest 110, fol. 126–130.
109
Charles-Roux, 1929, pp. 62–68.
110
On connaît de lui une Vue du Village de Saint Georges de Skyros (gravé
par Matthieu) publié dans le Voyage pittoresque de la Grèce de ChoiseulGouffier. BOPPE, Auguste: Les peintres du Bosphore au XVIIIe siècle, Paris
(ACR Édition), 1989, p. 292.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
33
travaillèrent jusqu'au mois de septembre111. Le consul Arasy proposa à
l'Inspecteur des Échelles d'établir des agents consulaires à Scopoli
(Scopélos) et dans les autres îles placées à l'entrée du golfe de
Salonique, pour surveiller les corsaires anglais et grecs. Le baron de
Tott, était du même avis, mais le ministre de la Marine refusa cette
nouvelle proposition, en objectant le défaut de commerce français
dans cette région112.
Après un bref passage à Naples de Romanie, dans la Morée
troublée par l'effervescence des Albanais, le baron quitta cette Échelle
le 19 mai 1778 pour arriver le 4 juin de nouveau à Malte. Il ne fit que
s'y arrêter et prendre ses nouveaux ordres avant de se rendre au port de
la Goulette et à Tunis113. Cette dernière étape de sa mission, où il
arriva le 19 juin 1778, était à bien des égards importante du point de
vue des intérêts politiques et économiques français. Suite à la
politique de bras de fer pratiquée par le duc de Choiseul contre les
pirates barbaresques (le bombardement de Tunis en 1770), les
relations franco-turques étaient stabilisées dans cette région114. Grâce
à la politique francophile d'Ali bey le commerce français bénéficiait,
depuis le traité de paix et de commerce de 1770, de privilèges
considérables à cette époque. Ce fut alors, d'ailleurs, qu'un envoyé
d'Ali bey, Suleiman Aga fut envoyé à la cour de France. La nation
française à Tunis occupait, à cette époque, la première place avec des
chiffres d'affaires considérables115. La reconnaissance du château de la
111
SVORONOS, N. G., Salonique & Cavalla (1686–1792), In: SAUVAGET,
J. – BAZIN, J. – BRAUDEL, F. – DENY, J. – LEMERLE, P. (sous la dir.),
Inventaire des correspondances des Consuls de France au Levant
conservées aux Archives Nationales tome I, Paris, 1951, pp. 117–119.
112
SOVRONOS, N. G., Le commerce de Salonique au XVIIIe siècle, Paris
(PUF), 1956, pp. 125; 148–149.
113
Farnaud, p. 100.
114
FRÉMEAUX, J., La France et... cit. p. 3.
115
«A Tunis seulement, grâce à l habileté de Monsieur de Satzeu, la France
occupait la première place, laissant loin derrière elle ses rivaux anglais et
l'emportait de beaucoup sur eux par la prospérité de son négoce qui se
chiffrait alors par 971,483 francs d'importations et 857,320 fr.
d'exportations». RUFFIN, Pierre, Journal de l'ambassade de Suleiman Aga,
envoyé extraordinaire du Bey de Tunis près Sa Majesté Très Chrétienne,
depuis son arrivée à Toulon, le 18 janvier 1777, jusqu'à son embarquement
dans ledit port, le 31 may de la même année (Bibl. Nat. Mss. fr. N° 13982
publié par Marthe Conor et Pierre Grandehainp), Tunis, 1917, p. V.
34
Tóth Ferenc
Goulette, une éventuelle base navale française facilitant l'occupation
de l’Égypte, fut également réalisée sous le couvert des observations
astronomiques et hydrographiques116. Malgré ses efforts réitérés,
l'Inspecteur des Échelles ne réussit pas à obtenir une concession à la
Compagnie Royale d'Afrique dans la pêche du corail117.
Finalement, après quinze mois de voyage en Mer Méditerranée, le
baron de Tott retourna en France et se consacra à la rédaction de ces
rapports officiels et secrets qui furent déterminants du point de vue de
révolution de la politique française à l'égard de l'Empire ottoman. De
Tott et de la Laune rédigèrent ensemble le mémoire intitulé Compte
rendu de la Mission secrete du baron de Tott, daté de 1779118.
Ce document, conservé dans plusieurs archives françaises, a été a
plusieurs reprises analysé par des historiens119. Après le préambule qui
résume en quelques pages l'état de l'Empire ottoman une dizaine de
pages sont consacrées à la Crète dont la reconnaissance fut d'ailleurs
un des principaux objectifs de la mission secrète du baron. Tout le
reste du texte, 105 pages sur 118, s'occupe de l’Égypte120. Cette
majorité importante accordée à ce pays n'est pas surprenante puisque
l'occupation de l’Égypte avait été au coeur de la mission secrète. Par
ailleurs, la suprématie égyptienne caractérisait également le quatrième
116
«Le Baron de Tott, chaudement recommandé par Monsieur de St Didier,
reçut toute fadlité pour transporter à terre des instruments astronomiques et
hydrographiques qui devaient lui permettre de rectifier la carte de la Régence
et il put mener ses observations en sûreté. Le Bey et son gendre
l'accueillirent avec bienveillance et lui accordèrent tous les égards et
honneurs qui pouvaient le distinguer en public et le flatter personnellement.
Idem. p. XII.
117
Voici un extrait de la réponse catégorique de Moustapha-Khodja au baron
de Tott (Tunis, le 28 juin 1778): «Mon très cher et sincère Beizadê, j'ai
l'honneur de vous écrire pour vous confirmer ce que je vous ai déjà dit au
sujet de la pèche du corail. Si dans cette pêche il est question de toutes nos
côtes, en y comprenant Tabarque, il sera compté annuellement 20,000
piastres de Tunis, et 10,000 seulement si on veut en excepter Tabarque».
Cité par Plantet, Eugène, Correspondance des Beys de Tunis et des Consuls
de France avec la Cour 1577–1830 tome III, Paris, 1899, p. 80.
118
Charles-Roux, 1929, p. 68.
119
AN série-Marine B7, 440 (utilisé par François Charles-Roux et
Christophe Farnaud) et une autre variante dans le Centre des Archives de
l'Armée de Terre: série MR (Mémoires et Reconnaissances) 1677 Égypte
(Reconnaissances jusqu'en 1830).
120
Farnaud, d. 134.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
35
livre de ses Mémoires sur les Turcs et les Tartar es121. Le rapport sur
l’Égypte traite d'abord de l'état physique et politique de cette province.
Le raisonnement interventionniste apparaît surtout dans la partie
intitulée Avantages dont l’Égypte est susceptible et ceux qui
résulteroient de sa conquête pour la France. Le sens du baron pour le
commerce, la géostratégie et l'art militaire y culmine d'une manière
spectaculaire. La structure logique de son argumentation met en
évidence pour le lecteur la contradiction opposant la richesse naturelle
du pays et le gouvernement tyrannique et insensé des Mamelouks. Il
démontre que la conquête de l’Égypte est «à la fois économiquement
rentable et humainement nécessaire» (Christophe Farnaud)122. Les
arguments bien bâtis suivent logiquement un fil qui mène le lecteur à
la constatation suivante:
«Le grand avantage de cette conquête est dans sa position: elle
assure à la France le remplacement facile de tout ce que des colonnies
éloignés ne lui procurent qu'a grands frais, elles les rapproche et
n'expatrie pas pour ainsi dire ceux qui s'y transportent, elle place
l'administration sous les yeux du Roy et de ses ministres et cette même
position garantit une possession qui suffisant a sa propre défense ne
peut plus être contrariés. Ses rapports commerciaux promettent en
même tems à la France une prépondérance d'autant plus certaine en
Europe qu'ils mettent en son pouvoir la clef des portes dont on ne
pourra plus se passer sans donner a son commerce des avantages qui
annuleroient celui des nations qui entreprendroient de suivre V
ancienne route»123.
Ensuite, l'argumentation du baron s'oriente vers les avantages
commerciaux et surtout un moyen de garder et d'augmenter la
présence économique française dans la mer Méditerranée. La réaction
éventuelle des autres puissances est également esquissée dans le
mémoire. Parmi ces États, la Russie et l'Empire ottoman inquiètent
très peu l'auteur du projet de conquête. Il constate que le fait accompli
d'une éventuelle conquête donnerait à la France le rôle d'arbitre du
Moyen-Orient et découragerait les velléités russes. L'attitude des
121
Voir à ce sujet infra (Chapitre VII).
Farnaud P., p. 146.
123
SHAT série MR 1677 Egypte (Reconnaissances jusqu'en 1830) pp. 175–
176.
122
36
Tóth Ferenc
Turcs est également examinée sous cette angle et leur consentement
pacifique se justifierait par leur souci d'assurer la sécurité sur la route
de La Mecque et celle du commerce du café124. En ce qui concerne
l'Angleterre, il envisage l'éventuel échange des colonies françaises
d'Amérique contre l’Égypte, considérée comme colonie de
remplacement:
«Quelle sera la conduite des Anglois les ennemis naturels de tout
ce qui peut assurer notre commerce et fortifier notre marine? Ce ne
sera sans doute ni sur les côtes inabordables de l’Égypte dont on ne
peut pas même approcher a la portée du canon, ni sur nos propres
côtes que leurs forces nous paroitront redoutables. Inoccupation de la
Méditerrannée ne fera aussi qu'un leger domage a notre commerce, la
petitesse des batimens qui l'exploitent éch apera facilement à des gros
vaisseaux qu'ils distinguent sans en être apperçus. Les étrangers, les
Anglois mêmes en seront les assureurs. La seule ressource qui leur
reste donc est d'aller s'emparer de nos colonies. Constamment les
auteurs et les victimes de nos querelles, devons nous les défendre? Le
pourrons nous? Et seroît-ce les abandonner aux Anglois que de laisser
à nos Américains le soin de se deffendre eux mêmes? Mais pour
déterminer nos idées sur une matière aussi importante, ne perdons pas
de vue que L’Égypte seule en remplace toutes les productions et
centuple le produit en le plaçant sous notre main. Opposons à des
possessions qui épuisent nos forces une conquête qui les réunis.
Comparons les branches éparses de notre commerce actuel avec le
tronc de l'abre et les racines qui en embrassant l'univers nous en assure
la sève, et voyons enfin le dédomagement des pertes d'hommes que les
colonies nous ont occasionnées, dans la conservation des sujets qui se
transporteroient en Egypte. On ajoutera encore qu'aucun effort n'y
aucune dépense ne sçauroient arrêter quand l'emploi actuel des forces
et de l'argent garantit la puissance et l'economie future»125.
124
«On trouvera encore dans le fanatisme des Turcs un moyen de les tenir
dans la dépendance, en s' assurant de celle de la Mecque par les besoins du
Yemen qui échange les denrées qu'il tire de l’Égypte pour sa subsistance
contre les caffés qu'il produit et dont on peut s'assurer la totalité». Idem, pp.
179–180. Cf. Charles-Roux, 1929, p. 72.
125
Ibidem, pp. 181–182. Cf. Charles-Roux, 1929, pp. 72–73.
Égypte. La double mission du Baron de Tott
37
Après le tableau détaillé des avantages que présenterait
l'occupation de l’Égypte une partie suivante traite les opérations
militaires nécessaires à la conquête. Par ailleurs, ce Plan d'opérations
pour la conquête de l’Égypte, selon François Charles-Roux, ne fait
que développer les dispositions suggérées par de La Laune126). Après
des allusions historiques à la croisade de Saint Louis, le document
présente la conquête comme une entreprise très facile contre un
adversaire pratiquement sans défense:
«Une conquête qui n'offre que de foibles ennemis à combattre et
des millions d'hommes à tranquiliser in tenesse plus l'humanité qu'elle
ne flatte le conquérant.
L'aspect de l’Égypte et l'examen des forces qui la tirannisent ne
présente en effet que l'occupation paisible d'un état sans défense plutôt
qu'une conquête a faire et l'on ne proposera que le transport des forces
qui doivent pourvoir à sa conversation après avoir consommé toutes
les opérations qui mettront l’Égypte sous le pouvoir du Roy et
l’Égypte elle même dans la jouissance de tous ses avantages»127.
Aussitôt, le baron proposa d'y employer des forces bien
déterminées: cinq vaisseaux de ligne, sept frégates, trois chébecs, six
demi-galères, quatre-vingt bâtiments, 12.000 hommes d'infanterie,
5.000 dragons, etc.128. Une fois ces forces réunies dans le port de
Paleo Castro de Crète, elles arriveraient avec les vents de la fin du
mois de juillet à Alexandrie qu'elles occuperaient rapidement ainsi
qu'Aboukir et Damiette. Cette tête de pont serait ensuite à la base
d'une pénétration de l'armée de terre via Rosette jusqu'au Caire dont
l'occupation terminerait la conquête129.
Les deux rapports de l'inspection du baron de Tott, celui de la visite
des Echelles et son compte-rendu secret, furent déposés devant un
cercle restreint du gouvernement français. Son projet de conquête,
malgré ses réflexions philosophiques grandioses, ne conquit pas pour
autant l'esprit des hommes d'état qui étaient alors fort préoccupés par
le grand conflit anglo–américain. Le comte de Vergennes, partisan du
statu quo oriental et hostile au partage de l'Empire ottoman, dirigea la
126
LHARLES-KOUX, 1911), p. 88.
SHAT série MR 1677 Egypte (Reconnaissances jusqu'en 1830) p. 194.
128
Idem., pp. 194–195.
129
Charles-Roux, 1910, pp. 89–90.
127
38
Tóth Ferenc
flotte française vers une autre destination pour secourir les insurgés
américains. D résista même à la proposition de Joseph II qui offrit à
l'ambassadeur français à Vienne, le marquis de Breteuil, la province
entière de l’Égypte en août 1782130. Ainsi, le projet de conquête fut
ajourné pour quelques décennies. Néanmoins, le travail du baron ne
fut pas complètement superflu puisque Napoléon Bonaparte l'étudia
soigneusement avant d'entreprendre sa célèbre expédition. Nous
savons qu'il lisait le compte-rendu de la mission secrète du baron de
Tott vers le mois d'octobre 1797131. Napoléon s'inspira probablement
des expériences scientifiques des savants qui avaient accompagné le
baron de Tott pendant son voyage et il invita même un membre
célèbre de son équipe, Jean-Michel Venture de Paradis, à se joindre à
son expédition.
En ce qui concerne la mission officielle du baron de Tott, les
résultats furent non moins intéressants. Il ne fut maintenu en sa qualité
d'inspecteur que jusqu'en juin 1779132, mais il contribua même au-delà
de cette date à la législation par ses mémoires et ses rapports. Un
rapport intitulé Mémoire sur les arrangements généraux du Levant et
de Barbarie fut déposé au gouvernement. Les propositions furent
examinées dans des comités auxquels participèrent des personnages
éminents comme les comtes de Maurepas, de Vergennes, de Sartine
du côté du gouvernement et de Rostagny de la part de la Chambre de
Commerce de Marseille. Les bases d'une réforme générale furent
jetées qui devaient aboutir plus tard à la fameuse ordonnance de 1781.
Cette ordonnance, appelée par l'historien Paul Masson le "testament
de l'Ancien Régime", représenta véritablement un changement
considérable dans l'organisation des Échelles et du commerce du
130
MURPHY T. O., Charles Gravier... cit. pp. 318–320.
BRÉGEON, Jean-Joël, L’Égypte de Bonaparte, Toulouse (Perrin), 1991,
p. 85.
132
Voici un extrait de la circulaire du comte de tartine qui apprend aux
consuls du Levant la fin de sa mission officielle (Versailles, le 28 juin 1779):
«Monsieur le baron de Tott, Monsieur a rendu compte a Sa Majesté de touts
les objets relatifs a la tournée qu'il a été chargé de faire dans les échelles du
Levant et de Barbarie ses fonctions, en qualité d'inspecteur général des
établissements françois situés dans ces pays, dévoient cesser a cete époque.
Ainsi sa commission se trouve entièrement terminée. Je vous en préviens par
ordre de Sa Majesté pour que vous n'ayés plus aucune correspondance avec
Monsieur de Tott sur les objets, de votre service». CADN série Saint-Priest
111, fol. 129.
131
Égypte. La double mission du Baron de Tott
39
Levant. Depuis la grande ordonnance du mois d'août 1681 inspirée par
Colbert, cette réglementation renforçait le rôle du gouvernement
français dans les consulats au détriment de la Chambre de Commerce
de Marseille. Même la vie privée, par exemple les mariages, était
réglée dans la nouvelle ordonnance et les consuls devaient surveiller
leurs compatriotes résidant aux Échelles133. Ces réformes s'inscrivirent
dans le processus de centralisation de l'État français commencé sous
l'Ancien Régime et admirablement décrit par Alexis de Tocqueville.
Comme chaque réforme, celle-ci provoqua également des
objections et devint le sujet de brûlantes controverses. Le comte de
Saint Priest, mécontent de voir son ancien subordonné placé à un
poste si important, en critiquant les résultats de la mission insista
surtout sur son coût jugé inutilement élevé134.
Le baron proposa aussi un projet de réforme concernant les affaires
religieuses en Orient. Comme nous l'avons déjà mentionné plus haut,
sa proposition portait sur la centralisation des oeuvres ecclésiastiques
de cette région. Inspiré des idées religieuses des despotes éclairés de
son temps, il voulait concentrer les établissements catholiques entre
les mains des Franciscains de Terre Sainte135. Ses rapports furent
examinés à Versailles, mais la réalisation du projet fut ajournée grâce
à un autre rapport rédigé par Rostagny qui en acceptant le projet de
centralisation du baron de Tott proposa d'en ajourner la date136.
***
133
«Les rapports consulaires nous parlent des ordonnances qui défendent le
mariage des français avec des Grecques, parce que leurs enfants devenaient
grecs et ne retournaient pas en Trance». SOVRONOS, N. G., Le commerce
de Salonique au XVIIIe siècle, Paris (PUF), 1956, p. 164.
134
«Tott partit sur une frégate du Roi, parcourut toutes les Échelles, y reçut
des présents, augmenta les dépenses d'administration et ne remédia à aucun
défaut, mais cela passa sans observation, pour ne pas relever la faute de V
avoir choisi pour une mission à laquelle il ne convenait en aucune manière.
Le département de la Marine et celui des Affaires Étrangères lui assignèrent
cinq mille francs de pension pour être débarrassés de lui». SAINT-PRIEST,
comte de: Mémoires tome I., Paris, 1929. p. 160.
135
«Le plus avantageux, dit-il, serait de n'avoir au Levant qu'une espèce de
moines». CHARLES-ROUX, F., Trance et Chrétiens... cit. p. 85.
136
Idem., p. 86.
40
Tóth Ferenc
Les interventionnistes choisirent le baron de Tott premièrement
parce qu'il trouvèrent en lui en expert incontestable des
gouvernements et moeurs turcs, ayant une renommée militaire sur le
plan international depuis la guerre russo-turque de 1768–1774. D'autre
part, il était également un ancien agent du duc de Choiseul,
connaissant bien la diplomatie secrète de l'ancien secrétaire d'État des
Affaires Étrangères depuis ses missions secrètes à Neuchâtel et en
Crimée, néanmoins aussi un ami proche du comte de Vergennes et un
ancien collaborateur du comte de Saint-Priest. Le choix s'avérait bien
pertinent. La double mission dont le baron fut chargé était à la mesure
de ses capacités et à bien des égards convenable pour un diplomate
talentueux et cherchant le défi des missions difficiles. De plus, son
équipe composée de militaires et de savants se montra par la suite bien
efficace. Surtout sa collaboration avec l'enseigne de vaisseau de La
Laune qui était également initié à la mission secrète de l'occupation
d'Egypte, fut féconde en projets et idées. Le travail fourni par les deux
experts fut minutieusement préparé et fut considéré par la postérité
même comme un chef d'oeuvre de l'art militaire. Malgré ses avantages
incontestables, le projet de conquête fut élaboré dans une période où le
ministre des Affaires Étrangères de France s'opposait à l'éventuel
partage de l'Empire ottoman. Il en résulta donc un refus catégorique de
la part du numéro un de la diplomatie française préoccupé par le
nouveau conflit franco-anglais sur le continent américain. Ce qui
survécut du projet grandiose du baron de Tott apparut bientôt, sous
forme littéraire dans ses Mémoires sur les Turcs et les Tartares,
critique acerbe du despotisme de l'Empire ottoman et véritable
plaidoyer pour la colonisation de ses plus riches provinces et lecture
passionnante du jeune Napoléon Bonaparte.
Riassunto
L'articolo, alla luce di nuove fonti e documentazioni recentemente
pubblicate, riscrive la storia della missione che il barone ungherese de
Tott effettuò alla fine del settecento in Oriente per conto del governo
francese: scopo della missione era quello di esplorare la possibilità di
conquistare la più ricca provincia dell'impero ottomano, l'Egitto.
L'acquisizione di questa provincia aveva oltre che un interesse
Égypte. La double mission du Baron de Tott
41
economico e commerciale un interesse soprattutto politico data la sua
posizione strategica nel bacino del Mediterraneo.
Summary
On the basis of newly published sources, the Author reexamines the
mission of the Hungarian baron de Tott, who went to the Orient on
behalf of the French government in order to find out the possibility of
occupying Egypt, the richest province of the Ottoman Empire, the
interest of which was economic and commercial, but mainly strategic
in view of its position in the Mediterranean basin.
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