Körper : Sasha Waltz + Guests

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Körper : Sasha Waltz + Guests
Le samedi 6 juillet 2013
DANSE | Contemporaine
Après Travelogue I (2001), Zweiland (2002) et Impromptus (2012), Sasha Waltz
retrouve le Festival de Marseille avec Körper. Pièce maîtresse de son travail, elle est
également une œuvre emblématique de la danse contemporaine allemande. Son sujet
? Ce trafic des corps qui palpitent, qui frappent, inspiré par les horreurs de la Shoah,
qui dit la brutalité dʼun monde aux portes de lʼEnfer. Culte.
Plateau nu. Corps nus. Entassés devant une vitre ou heurtant le sol. Membres enchevêtrés,
chairs amassées, magma vivant, craquements dʼos. Peaux qui sʼétirent, cheveux mutés en
cordes de violon. Jambes comme des bras. Bras comme des jambes. Amalgames de chairs
dʼoù se détachent un pied, une main, un sein. Danseurs écrasés par un mur monolithique...
Körper, créé en 2000 après de nombreuses sessions de travail au cœur même du Musée
Juif de Berlin, monument signé Daniel Libeskind, nʼest pas un récit. Mais un vaste geste
chorégraphique et épique. Avec cette première pièce que la chorégraphe allemande signe en
tant que co-directrice de la Schaubühne, Sasha Waltz construit une métaphore vivante des
turbulences du monde. Une chair dʼempoigne qui dissèque lʼenveloppe humaine avec une
lucidité presque virtuose. Une véritable fresque organique de lʼespèce humaine et de ses
naufrages passés et à venir. Témoignage et vision
Première partie dʼun triptyque sur le corps, au moment de sa création, Körper frappe
littéralement les esprits : pour la première fois, en ce tout début de 21e siècle, une jeune
chorégraphe – allemande – sʼempare des horreurs de lʼHolocauste moins pour revenir sur
lʼHistoire que pour en excaver ses résonances contemporaines, pour en révéler de nouveaux
cauchemars.
Aujourdʼhui, on le sait, cʼest là que réside la force de Körper : une pièce
à la fois témoignage
et vision. « Pour moi, ce thème est toujours autant dʼactualité, puisquʼil évoque les mutations
génétiques, les monstres que lʼon crée et la perte de lʼindividualité », explique la
chorégraphe.
Stricte fonction du corps
Génocides, manipulation génétique, chirurgie esthétique, clonage, trafic dʼorganes... Körper
creuse dans les fissures de la société en prenant le corps pour ce quʼil devient, une
marchandise que Sacha Waltz examine, soupèse, violente comme un objet sans âme pour
en exposer toutes les manipulations.
La gestuelle, précise, vive, nerveuse, se noue dans une lutte sensuelle où lʼorganisme
cherche à se dégager de ses entraves. Il y a quelque chose de viscéral, dʼincisif, de sublimé
aussi, dans cette danse dʼune physicalité exacerbée qui mêle abstractions visuelles et
figures métaphoriques, où le tragique vient embrasser le cocasse dans lʼétreinte de la vie
tailladée par les morsures de lʼHistoire et le consumérisme.
« Ce nʼest pas la beauté du corps que jʼexplore, cʼest sa stricte fonction. Ce nʼest pas de
lʼexhibitionnisme, car le corps y est présenté comme une coquille plus que comme une
personne...», affirme Sasha Waltz.
« Dans Körper, le corps humain est présenté nu, mais de façon neutre sans aucune
connotation culturelle ou sexuelle. (...) Ce nʼest pas de lʼexhibitionnisme, car le corps y est
présenté comme une coquille plus que comme une personne. » Sasha Waltz
« Je respecte tous les chorégraphes allemands, mais je ne les considère pas comme des
ancêtres. »
Sasha Waltz Dans un entretien, la chorégraphe évoque son parcours, son rapport à la danse
allemande, à ses danseurs, au public et revient sur Körper, pièce maîtresse de son
œuvre unique et qui échappe à toute tentative de classement.
Il semble que vous travaillez sur lʼhistoire par le truchement des corps. on pense, en
France, que vous venez de lʼex-rda.
Je suis de Karlsruhe, au sud de lʼAllemagne de lʼouest, près de la frontière française. Je nʼai
pas grandi dans lʼancienne RDA, mais je vis à Berlin- Est. Mes premières pièces ont été
créées là. Elles ont définitivement quelque chose à voir avec cette atmosphère spécifique,
cette incroyable énergie du changement dʼaprès la chute du système, avec les bons et les
mauvais côtés.
Comment vous situez-vous dans lʼéchiquier de la danse allemande ? Vous
reconnaissez-vous des ancêtres, des maîtres, dans le droit fil de la danse dans votre
pays et au-delà ?
Je me considère avant tout comme une artiste européenne avec un puissant arrière-plan du
côté de la post-modernité américaine. Quelquʼun a qualifié mon travail de post “dansethéâtre”. Je ne me vois pas dans la lignée dʼune Pina Bausch et de la Folwang Hochschule
dʼEssen. Je vois plutôt des liens avec une approche physique, plus en phase avec Merce
Cunningham et Trisha Brown.
Le contact improvisation qui a été développé par Steve Paxton, parmi dʼautres artistes à la
Judson Church de New York, est extrêmement important pour mon processus de création.
Bien sûr, je suis pleine de respect pour tous ces artistes allemands, mais je ne les considère
pas comme des ancêtres. Jʼessaye, depuis le début, de développer mon propre style. Durant
les dernières années, mon travail a été plutôt narratif. Mais, depuis mon projet spécifique au
sein du Musée Juif, en 1999, avec Körper, je me soucie beaucoup du corps humain, en
relation avec lʼarchitecture, la science et lʼHistoire.
Comment votre art est-il reçu en Allemagne ?
Les réactions du public sont stupéfiantes. Il nous supporte très fort, par le simple fait de venir
en
grand nombre. Les gens sont très ouverts dʼesprit, intelligents, rigoureux et pleins de
curiosité. Plusieurs viennent plusieurs fois voir une pièce, ce fut le cas pour Körper, que nous
avons jouée plus de cinquante fois devant une salle de 530 personnes, ce qui représente
plus de 25 000 spectateurs pour une pièce de danse contemporaine. Je peux demeurer
aussi radicale que je le souhaite, le public me suit.
Que faites-vous faire à vos danseurs ?
Je leur demande beaucoup. Avant tout, je les provoque aussi comme chorégraphes.
Ils sont
très importants dans le processus de création. Plus tard, sur les planches, ils doivent être là
chaque soir à 100%. Mes pièces exigent des performeurs conscients et présents à chaque
seconde du spectacle. Je suis amoureuse de mes danseurs, actuellement nous sommes
comme une famille. Mes danseurs ont de très fortes personnalités.
Quelle est la part de rêve, de cauchemar dans votre création, comme cela semble le
cas dans Körper ?
Les images de Körper peuvent être interprétées souvent dans deux directions. Lʼimage
dʼouverture avec les corps nus derrière la glace par exemple.
Ils sont comme des embryons
paisibles avant la naissance mais pourraient être aussi bien des créatures de lʼEnfer. Parfois
la beauté et la laideur, cʼest la même chose. Le changement de perspective pourrait muer un
rêve dʼamour en cauchemar et en bien dʼautres choses encore. Jʼai travaillé six semaines au
Musée Juif de Daniel Libeskind, avant de faire Körper. Nous avons expérimenté les corps
des danseurs dans lʼespace, ce qui propage une énergie fortement émotionnelle.
Propos recueillis par Muriel Steinmetz (LʼHumanité – mai 2001)
Sasha Waltz et la danse allemande Héritière de la danse allemande, mais fortement marquée par les esthétiques
américaines, la danse de Sasha Waltz ne se revendique pas totalement de la “dansethéâtre”. Retour sur une notion bien plus ouverte que sa définition.
Lʼappellation “danse-théâtre”, qui remonte aux années 20, employée pour la première fois
par le chorégraphe Kurt Jooss, recouvre un phénomène qui a resurgi avec force près de
quarante ans plus tard.
Alors que dans les années 50-60, la danse, sur le modèle de Balanchine, se contente de
transposer la musique avec le plus de perfection et de virtuosité possibles, le choc survient
lorsque quelques chorégraphes décident de faire entrer la réalité sociale dans la danse.
Aussi quand le terme Tanztheater, danse-théâtre réapparaît au milieu des années 70, il sert
aux critiques à qualifier des formes nouvelles, hybrides qui ne correspondent plus aux
contours de la modern dance de Martha Graham et de ses contemporains, ni à ceux de la
danse postmoderne depuis Merce Cunningham.
Se plaçant, politiquement parlant, dans la filiation des révoltes dʼétudiants dans le monde
entier et des discussions sur la cogestion au théâtre, la danse- théâtre hérite tout autant, sur
le plan esthétique, des retombées de la danse dʼexpression allemande et du travail de Kurt
Jooss à lʼécole Folkwang dʼEssen que de la modern dance américaine, puisque la première
génération des chorégraphes du théâtre dansé lʼa apprise pendant plusieurs années à New
York, sa source.
Les premières productions que lʼon puisse qualifier de danse-théâtre voient le jour en 1967,
avec les créations de Johann Kresnik et de Pina Bausch en 1974. La danse-théâtre nʼest pas
un style, mais un état dʼesprit qui sʼexprime dans une déclaration que fit cette dernière en
1973. « Du théâtre ou bien de la danse ?
À vrai dire, voilà une question que je ne me pose jamais. Je cherche à parler de la vie, des
êtres, de nous, de ce qui bouge. Il mʼintéresse moins de savoir comment les gens bougent
que ce qui les fait bouger. »
Propos que confirme trente ans plus tard Thomas Bunger, un jeune danseur du Tanztheater
de Brême, « Ce qui nous soude, cʼest que nous parlons de lʼhumain. On fait de lʼart bien sûr,
mais notre objectif nʼest pas de mettre en scène des choses artificielles. On veut simplement
laisser parler le corps et donner la priorité à lʼhumain. »
Dans le sillage de Pina Bausch, Johann Kresnik ou Gerhard Bohner, on assiste dans les
années 70, à la montée en puissance dʼune seconde vague de chorégraphes, issue en partie
de leurs ensembles, qui contribuera à asseoir davantage le théâtre dansé : Susanne Linke,
Reinhild Hoffman et les Anglaises, Rosamund Gilmore et Vivienne Newport. La dansethéâtre compte de nombreuses lignées et il nʼest pas facile de décrire leur souche commune
hormis lʼintérêt général quʼelles portent toutes à lʼHomme.
On peut tenter de la définir plutôt par ce qui nʼexiste pas, à savoir : le style dʼécole. Les
gestes et les poses codifiés nʼexistent tout au plus que sous forme de citations. Les
chorégraphes recueillent les mouvements ou comportements banals du quotidien et
découvrent en fait plus quʼils ne trouvent.
La danse qui prend ainsi naissance se base entièrement sur le vécu personnel des
chorégraphes et varie donc énormément. De fait, dans cette dynamique, les interprètes ont
acquis dans certains cas, le statut de coauteurs. La danse-théâtre se présente comme une
forme artistique qui ne connaît plus de continuité ni dans lʼaction, ni dans la composition, une
forme qui sʼest émancipée dans le sillage du théâtre musical. Les danseurs parlent ou
chantent, les comédiens dansent.
« Le problème nʼest pas celui dʼêtre danse ou théâtre » dit la chorégraphe Catherine
Diverrès, « cʼest un problème de verbe, dʼémotion et de scène. » Lʼatmosphère dʼune pièce
résulte de la combinaison dʼéléments absolument équivalents, quʼil sʼagisse de la musique,
le plus souvent sous forme de collages, des séquences dansées, ou des décors qui quoique
délibérément théâtraux se distinguent éminemment par leur simplicité de la beauté
pompeuse du ballet traditionnel.
Plus de trente ans après sa naissance, le Tanztheater allemand se porte à merveille. Parmi
la troisième génération de chorégraphes - issue principalement de la section danse de
lʼécole Folkwang comme Wanda Golonka, Urs Dietrich, Joachim Schlömer, Daniel Goldin,
Mark Sieczkarek, Mitsuro Sasaki et Henrietta Horn - cʼest incontestablement Sasha Waltz qui
se révèle aujourdʼhui la plus talentueuse et la plus novatrice.
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