Le crime organisé n`est plus intouchable

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HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
VENDREDI 3 DÉCEMBRE 2010
«Le crime organisé n’est plus intouchable»
LUTTE ANTIMAFIA • Pour l’écrivain Francesco Forgione, il faudrait donner les mêmes moyens à la lutte contre la
mafia que contre le terrorisme. Et mieux définir la frontière entre économie légale et illégale. Surtout en Suisse.
PROPOS RECUEILLIS PAR
NICOLE DELLA PIETRA
Journaliste, écrivain,
politicien et expert
du crime organisé et
ex-président de la
commission antimafia en Italie, Francesco Forgione est
l’auteur du livre «Mafia export» (Ed.
Actes Sud). L’écrivain tire la sonnette
d’alarme et prévient: la Suisse attire
encore et toujours les mafias et leurs
capitaux. Entretien.
Jusque-là et à la lecture de votre ouvrage,
rien de neuf sous le soleil. Parler de mafia,
n’est-ce pas simplement et surtout une
manière d’assouvir la curiosité d’un public
friand de ce genre de récit?
Francesco Forgione: Je suis de l’avis
que plus on en parle, mieux c’est. Silvio Berlusconi a dit que ceux qui évoquaient la mafia ruinaient l’image de
l’Italie. En réalité, ce qui anéantit véritablement le pays, ce sont les organisations criminelles qui, sur de
vastes territoires, bafouent la liberté
économique, entrepreneuriale, le
droit au travail, et une foule d’autres
prérogatives des citoyens. Et au-delà
des fiefs traditionnels du Sud, les mafias ont pleinement profité de la globalisation en pénétrant les économies des pays.
FRANCESCO FORGIONE
Et c’est ce que votre livre dénonce...
Mon livre a pour but de combattre cette hypocrisie, à savoir que des gouvernements font semblant de ne pas voir
les mafias, jusqu’à ce que ces dernières provoquent des bains de sang
comme celui de Duisbourg, en Allemagne. On retrouve ce type d’attitude
à Milan, en Lombardie, où les mafieux
sont actifs depuis plus de quarante
ans, à travers leurs entreprises et leurs
infiltrations dans le monde bancaire,
notamment. Dans le nord de la Péninsule, la mafia est quasiment invisible
mais bien présente pour autant.
Mais la fusillade de Duisbourg est survenue il y a cinq ans. De nombreux experts de
la mafia s’accordent pour dire que cet épisode violent était une exception…
L’épisode de la violence constitue une
exception, soit. Mais l’argent des mafieux qui sont en Allemagne, présents
S
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dans tous les Länder, et qui a été injecté dans la reconstruction d’une partie
de l’ex-RDA, est le fruit des activités du
crime organisé italien. C’est pareil
pour le grand blanchiment de capitaux qui se produit en Suisse, à Lugano
en particulier. Quelque part, la mafia
assure toujours le bon déroulement de
ses opérations en semant la terreur, si
ce n’est la violence. C’est une sorte de
normalité pour elle.
Mais ne doit-on pas plutôt parler de
naïveté des autorités et des institutions
plutôt que d’hypocrisie? Je pense à la
Suisse en particulier….
Oui, le terme de naïveté est sans doute
plus approprié. L’afflux de l’argent des
mafias a été une aubaine pour de
nombreux Etats dans lesquels il a permis de générer de la richesse. Mais il
est temps de s’interroger, parce que
lorsque la richesse prend racine sur la
corruption politique ou économique,
cela finit par bouleverser le modèle social et économique d’un pays. C’est la
raison pour laquelle je plaide en faveur d’une législation européenne
unifiée, afin de combattre le crime organisé avec les mêmes instruments juridiques partout et le séquestre des
biens détenus par la mafia. Il faut cesser de dépeindre le crime organisé
comme une organisation intouchable
et invincible.
Pour nous les Suisses, cette dimension
de violence et d’infiltration du système
politique et économique apparaît pour
le moins improbable…
Une activité criminelle se mue en activité mafieuse lorsque la «Pieuvre» s’infiltre dans le tissu politique et économique. En Italie, elle génère un chiffre
d’affaires oscillant entre 100 et 140
milliards d’euros. Le 60 à 65% de cette
somme faramineuse est injecté dans
l’économie légale, et pas qu’en Italie,
mais aussi dans le reste de l’Europe et
en Suisse! Il s’agit donc de définir clairement où se situe la frontière entre
économie légale et illégale. Ce fil rouge
s’estompe dans un profond brouillard
lorsqu’on arrive en Suisse!
Ces dernières années, la Confédération
s’est montrée plutôt bonne élève en
matière de vigilance bancaire. Ne serait-il
pas temps de tourner l’attention ailleurs,
notamment vers Singapour, où les nouvelles générations de boss mafieux savent
profiter des instruments financiers?
Oui, bien sûr, ils peuvent placer leurs
capitaux partout et ne s’en privent
d’ailleurs pas. Mais la Suisse se situe
au cœur de l’Europe avec un système
bancaire qui vit précisément du secret
des transactions et des mouvements
de capitaux. N’oublions pas qu’un
euro peut faire jusqu’à 70 mouvements financiers en une seule journée
et qu’il n’y a plus besoin du Calabrais
qui arrive avec sa valise en carton
bourrée de billets à la frontière.
Comment agir alors?
Je ne veux pas criminaliser la Suisse,
mais il faut affronter un problème glo-
PASCAL FLEURY
Si la «Pieuvre» ne cesse
d’étendre ses tentacules, s’expatriant tous azimuts dans une
«lente et silencieuse colonisation qui n’épargne aucun endroit de la planète», comme le
décrit Francesco Forgione dans
«Mafia Export» (lire ci-dessus),
elle n’en reste pas moins vivace
en Italie. Le documentaire TV
«‘Ndrangheta, une mafia d’affaires et de sang», à voir dimanche sur TSR 2, montre
combien il est difficile de lutter
contre le fléau, dans cet univers
d’oppression et d’omerta.
A la suite d’une altercation, où le parrain «Toto» Crea est blessé, un
membre de la famille ennemie est retrouvé criblé de balles. Il n'y a ni
indices ni témoins. Seulement une formule: «Vendetta transversale». TSR
Téodoro Crea, dit «Toto», et de
plusieurs membres de sa famille mafieuse.
L’affaire se déroule dans la
petite cité calabraise de Rizziconi, tout au sud de l’Italie. Le
clan Crea y règne en maître,
contrôlant la mairie, tenant le
marché de la construction et de
l’immobilier, rackettant les
commerçants, n’hésitant pas à
faire sauter l’entrepôt d’un réfractaire. La population est terrorisée, mais acculée au silence. Son ras-le-bol, elle ne peut
l’exprimer que par lettres anonymes, envoyées au bureau du
procureur antimafia de la Reggio Calabre. L’inspecteur Nico
Morrone prend alors en main
le dossier. Avec patience et
ténacité, il cherche la faille,
multipliant les descentes de
polices, les écoutes téléphoniques, les investigations bancaires et cadastrales. Peu à peu,
et malgré le silence des victimes et la force d’inertie de
l’administration, il réussit à démêler l’écheveau mafieu régional, mettant en lumière cer-
COSA NOSTRA
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Malgré les prises des carabinieri, les 60 à 65% du chiffre d’affaires des mafias continuent à être injectés dans l’économie légale.
En Italie, mais aussi dans le reste de l’Europe et en Suisse. KEYSTONE
E
‘NDRANGHETA
MER
ADRIATIQUE
bal qui concerne la transparence de la
finance. Certains lieux sont plus propices que d’autres en Europe pour le
recyclage. Après le 11 septembre, tous
les Etats ont voulu concentrer leurs efforts dans la lutte contre le terrorisme.
Je me demande s’il ne faudrait pas
nous donner les mêmes moyens pour
lutter contre les mafias. Pour comprendre la gravité et l’importance du
phénomène, il suffit de se souvenir
qu’en Colombie, un kilo de cocaïne
coûte 1000 euros. Le produit qui arrive
à Madrid, Milan ou Zurich est coupé
quatre fois et revendu 50 000 euros le
kilo. Quel autre produit peut rapporter
autant d’argent que celui-ci, et dont le
courtier mondial est précisément la
‘Ndrangheta? Rappelez-vous: les deux
tiers de cette somme sont ensuite réinjectés dans l’économie légale. I
Il a fallu sept ans d’enquête pour arrêter un caïd
Le
réalisateur Corradino
Durruti, qui a dû souvent tourner en caméra cachée, y dévoile la lente progression d’une
enquête policière qui durera
sept ans, avant d’aboutir à
l’arrestation du chef de clan
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«Il faut une
législation
européenne
unifiée»
MAFIA – LES 5 ORGANISATIONS
taines complicités politiques.
En 2007, seize membres du
clan sont finalement arrêtés.
Le parrain «Toto» écope de
dix ans de prison, ses fils de
neuf et huit ans. La presse titre
«Coup de grâce au clan Crea».
Mais Roberto Di Palma, procureur au procès, ne pense pas
qu’à Rizziconi le pouvoir de la
mafia ait été affaibli pour autant: «La ’Ndrangheta est un
mal enraciné dans la culture
calabraise. Un procès à lui seul
ne peut l’éradiquer. Cependant, il est très important d’engager pareils procès. Pour que
la population calabraise, qui
est composée aussi de gens
honnêtes, sache que l’Etat italien existe et qu’il est là pour la
défendre. (...) C’est pour cela
qu’un procès qui arrive à bon
port doit être perçu comme
une victoire importante.» I
SEMAINE PROCHAINE
UNE PRISON À
CIEL OUVERT
La Corée du Nord
est une énigme aux
yeux des Occidentaux. Une journaliste
dresse un état des
lieux grâce au témoignage de ceux qui
ont fui le pays dans
les années 1990. Ils
ont échappé à la
famine et à la faillite
d’un pays.
RSR-La Première
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