Questions internationales Questions Poids et influence de l’UE dans le monde L’Europe de l’automobile Le Yémen : transition ou chaos ? Retour sur la question circassienne La mer Noire CANADA : 14.50 $ CAN M 09894 - 72 - F: 10,00 E - RD ’:HIKTSJ=YVUUUX:?a@a@r@c@k" N° 72 Mars-avril 2015 espace stratégique Russie, Ukraine, Turquie, Union européenne, OTAN, Crimée… Questions internationales L’actualité internationale décryptée par les meilleurs spécialistes internationales Une émergence en question chez votre libraire, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance : DILA, 26 rue Desaix – 75727 Paris cedex 15 Abonnement à 6 numéros : 50 € Tarif spécial étudiants et enseignants : 41€ CANADA : 14.50 $ CAN M 09894 - 71 - F: 10,00 E - RD ’:HIKTSJ=YVUUUX:?k@k@h@b@a" CANADA : 14.50 $ CAN 10 € En vente en kiosque, Le modèle suédois à l’épreuve Villes scientifiques russes vs Poutine ? Le Nigeria au défi de Boko Haram À propos d’Incendies de Denis Villeneuve Afrique du Sud N° 71 Janvier-février 2015 N° 70 Novtembre-décembre 2014 Les grands ports mondiaux ’:HIKTSJ=YVUUUX:?a@a@q@j@k" M 09894 - 69 - F: 10,00 E - RD Questions Questions Questions internationales Norvège : fin de la social-démocratie ? L’influence iranienne en Irak Les canaux de Suez et Panama Histoire des capitales ivoiriennes internationales internationales Questions Questions internationales Conseil scientifique Gilles Andréani Christian de Boissieu Yves Boyer Frédéric Bozo Frédéric Charillon Jean-Claude Chouraqui Georges Couffignal Alain Dieckhoff Julian Fernandez Robert Frank Stella Ghervas Nicole Gnesotto Pierre Grosser Pierre Jacquet Christian Lequesne Françoise Nicolas Marc-Antoine Pérouse de Montclos Fabrice Picod Jean-Luc Racine Frédéric Ramel Philippe Ryfman Ezra Suleiman Serge Sur Équipe de rédaction Rédacteur en chef Serge Sur Rédacteur en chef adjoint Jérôme Gallois Rédactrices-analystes Céline Bayou Ninon Bruguière Secrétaire de rédaction Anne-Marie Barbey-Beresi Anne Biet Coltelloni Traductrice Isabel Ollivier Secrétaire Marie-France Raffiani Stagiaire Sarah Viallefont Cartographie Thomas Ansart Patrice Mitrano Antoine Rio (Atelier de cartographie de Sciences Po) Conception graphique Studio des éditions de la DILA Mise en page et impression DILA Contacter la rédaction : [email protected] Retrouver Questions internationales sur : Questions internationales assume la responsabilité du choix des illus­trations et de leurs légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication contraire. Éditorial L a mer Noire, cette inconnue : ainsi aurait-on pu titrer le présent dossier, tant en Europe occidentale cet espace est ignoré, alors même que l’Union européenne en est riveraine grâce à la Bulgarie et à la Roumanie, alors même que les crises qui l’ont affecté récemment – Géorgie, Ukraine en particulier – l’intéressent et le mettent en cause sinon en danger. La mer Noire, l’ancien Pont-Euxin, appartient en outre à l’histoire la plus ancienne de l’Europe. Ses côtes ont vu déferler au long des temps conquérants et invasions, et ses rivages sont des points de contact entre civilisations multiples, dont les héritages subsistent sur ses bords, en bloc ou en détail. Il est vrai qu’elle a longtemps semblé périphérique par rapport aux grands affrontements ou courants des relations internationales, qu’il s’agisse de l’opposition Est-Ouest, du monde musulman et du monde chrétien, de l’Europe et de l’Asie, de l’Occident et de l’Orient. Périphérie politique, mais aussi point aveugle ou œil du cyclone : il suffit de regarder les cartes. Istanbul, Marioupol, Odessa, Sébastopol, Tbilissi sont des villes qui, à divers égards, sont devenues familières aux médias et qui n’évoquent pas la douceur des lieux de vacances. C’est donc à l’espace mer Noire que s’attache la présente livraison de Questions internationales, étant entendu que les territoires adjacents en font partie et même dominent cette mer quasi fermée. Ces territoires relèvent d’États qui ont tous connu d’importantes transformations au cours du xxe siècle, voire de ses dernières décennies pour nombre d’entre eux. La Turquie fait même figure d’« ancien » dans ce contexte, puisque sa métamorphose de puissance impériale en État-nation est presque séculaire, alors que la Russie, renaissant de la défunte URSS, a récemment vu la quitter plusieurs des républiques de l’ex-URSS, Géorgie, Ukraine, tandis que des vassaux s’émancipaient – la Bulgarie, la Roumanie. La Russie a conservé ou retrouvé cependant quelques dépendances sur ou à proximité de ces rivages, l’Abkhazie, la Crimée, la Transnistrie. Des puissances extérieures sont également apparues, l’Union européenne, les États-Unis. À la coexistence un peu languide entre URSS et Turquie s’est donc substituée une relation plus complexe entre États divers, plus méfiants, voire hostiles les uns aux autres que rassemblés par une vision commune de la mer Noire et de son avenir. Pour les rubriques récurrentes, les « Itinéraires de Questions internationales » restent autour de la mer Noire en s’intéressant à la diaspora circassienne, que les vicissitudes de l’histoire ont dispersée sur ses bords. Les « Documents de référence » prolongent également le dossier en illustrant sa profondeur historique. Les « Questions européennes » s’interrogent sur le poids de l’Union dans le monde et, dans un autre registre, sur le renouveau de l’industrie automobile. Les « Regards sur le monde » s’attachent au Yémen et aux contrecoups du printemps arabe dans ce pays. « Les questions internationales à l’écran » ne quittent pas un univers guerrier avec la représentation ambiguë de la guerre du Vietnam par le cinéma américain. Questions internationales Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 1 N 72 Sommaire o dossier… La mer Noire, espace stratégique – Le réveil 4Ouverture de la mer Noire Serge Sur mer Noire : 14L’espace conquêtes et dominations, de l’Antiquité à nos jours Stella Ghervas conflits infra-étatiques 29Les dans la région de la mer Noire Baptiste Chatré Russie et la mer Noire : 39La entre récit géopolitique et mythologie identitaire Kevin Limonier tribulations 50Les de l’Union européenne dans l’espace mer Noire Jean-Sylvestre Mongrenier 61L’évolution des enjeux américains © Corbis dans l’espace mer Noire 2 Igor Delanoë Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 itinéraires de Questions internationales : 71Gazoducs les tubes errants question circassienne 107 La Régis Genté de la mer Noire Les questions internationales à l’écran Céline Bayou Et les contributions de Adeline Braux (p. 58), Gilles Lericolais (p. 69) Benoît Lerosey (p. 37 et 79) Jean Marcou (p. 26) et Jean-François Pérouse (p. 46) et Vietnam : 111Életats-Unis cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience Jacques Viguier Questions européennes un déclin 84Vers du poids et de l’influence de l’Union européenne dans le monde Documents de référence a mer Noire, 116Lespace de conflits Plutarque, Racine, Albert Sorel, comte de Ségur et sous-lieutenant Berquin (extraits) Pierre Verluise de l’automobile : 93àL’Europe l’aube d’un renouveau ? Marc Prieto Regards sur le monde 100 Yémen : panne de transition et polarisation confessionnelle Laurent Bonnefoy Les questions internationales sur internet 124 Liste des cartes et encadrés Abstracts 125 et 126 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 3 Dossier La mer Noire, espace stratégique Le réveil de la mer Noire Pendant les quelque quatre décennies de la guerre froide, la mer Noire est apparue comme un espace périphérique, une sorte de muraille maritime entre deux rives : d’un côté, la Turquie et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sur la rive sud ; de l’autre, le pacte de Varsovie, les riverains de l’Est et de la rive nord appartenant à l’URSS ou étant placés sous sa houlette. Le contrôle des détroits turcs, Bosphore et Dardanelles, l’isolait du reste du monde. Les restrictions navales résultant de la convention de Montreux de 1936 1 limitaient son accès aux marines de guerre extérieures, cependant que sa situation stratégique enclavée risquait d’en faire une souricière pour des entreprises aventurées. Les rives méridionale et septentrionale étaient séparées, étanches l’une à l’autre. Ainsi cadenassée, la mer Noire a été une mer fermée, une mer dormante, un peu l’espace du Rivage des Syrtes 2. Le conflit Est-Ouest, si vibrant dans d’autres régions, y était comme gelé – et le terme « conflit gelé » anticipe nombre de conflits locaux actuels sur ses bords, pour lesquels le temps semble arrêté mais qui restent gros d’affrontements armés dangereux. Le Rivage des Syrtes, c’était pour l’imaginaire de Julien Gracq l’espace d’un « ennui supérieur », d’une décadence au ralenti, de côtes abandonnées, de ruines solitaires, dont le réveil était brutal, sanglant, catastrophique pour la Seigneurie d’Orsenna – une sorte de sommeil prolongé qui brutalement débouche sur un retour de la guerre entre deux riverains et sur la destruction de la Seigneurie. Convention du 20 juillet 1936 concernant le régime des détroits. Sur cette question, voir l’encadré p. 47 dans le présent dossier. 2 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, 1951. 1 4 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 La mer Noire n’est pas à l’origine de la décomposition de l’URSS. Elle n’a pas ensuite été l’objet d’affrontements majeurs entre riverains ou puissances extérieures. Mais elle a connu nombre de secousses locales qui ont impliqué les pays des rives septentrionale ou orientale, Géorgie 3, Russie, Ukraine spécialement. La stratégie n’est pas nécessairement guerrière et les mouvements de fond qui ont affecté et affectent l’espace mer Noire ne sont guère comparables à l’intensité et à la violence qui ont marqué la destruction de la Yougoslavie par exemple. Pour être de basse intensité, les affrontements armés n’en comportent pas moins de grands enjeux. Ils ajoutent un nouveau volet à l’ancienne question d’Orient 4, et la mer Noire est leur épicentre. Les États riverains sont les premiers acteurs et victimes des tensions et conflits qui l’affectent. Peuvent-ils en faire, et comment, un espace de paix ? L’espace mer Noire, entre terre et mer On ne s’intéresse – « on » tout particulièrement en Europe occidentale – qu’assez peu à la mer Noire 5. La perception de son réveil est épisodique et parcellaire. Elle se limite trop souvent à la médiatisation de tensions locales lorsqu’elles comportent des passages à l’acte armés, et s’évanouit lorsqu’un semblant de paix précaire est rétabli. L’espace mer Noire mérite cependant d’être considéré dans son ensemble et ses 3 Voir Analyse, interprétation et conséquences des événements militaires en Géorgie (août 2008), collectif, Cahier Thucydide, no 9, 2010 (www.afri-ct.org/Analyse-interpretation-et). 4 Albert Sorel, La Question d’Orient au xviiie siècle, 1889. 5 Voir cependant Baptiste Chatré et Stéphane Delory (dir.), Conflits et sécurité dans l’espace mer Noire. L’UE, les riverains et les autres, Centre Thucydide, 2009. Densité de population et principales agglomérations autour de la mer Noire MOLDAVIE Kryvyï Rih SERBIE M O NTENE GR O KO SO VO Chișinău ROUMANIE Nikolaev Odessa Bucarest Sébastopol Sofia Mer Noire Burgas Istanbul Thessalonique Gebze Ankara Konya Antalya Nombre d’habitants au km2 en 2000 0 25 0 50 0 et pl us 75 10 5 25 0 12 700 5 000 GÉORGIE Samsun Trabzon Tbilissi Batoumi ARMÉNIE AZERB. TURQUIE Eskişehir Izmir Population en 2015 (agglomérations en milliers) Makhatchkala Soukhoumi Erevan Bursa Athènes Astrakhan Krasnodar Sinop Ereğli GRÈCE Mer Égée Rostov-sur-le-Don Sotchi Varma BUL GARIE RUSSIE Mer d'Azov Kertch Novorossiisk Constanța M A CÉDO INE A L B ANIE Donetsk Zaporizhzhya Kayseri Tabriz Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 Belgrade Volgograd Dnipropetrovsk UKRAINE HONGRIE Source : Socio-economic Data and Applications Center (SEDAC), NASA et Columbia University, Gridded Population of the World and the Global Rural-Urban Mapping Project, www.sedac.ciesin.columbia.edu ; Nations Unies, division Population, www.un.org 500 différents défis mis en relation. Ils mobilisent certes les riverains, mais ils intéressent l’Europe tout entière, ainsi que les grandes puissances extérieures. L’Union européenne en est devenue riveraine, ses membres y jouent également leurs partitions particulières. Les États-Unis y sont très actifs, spécialement en termes politiques et de sécurité. L’espace mer Noire, c’est autant la masse aquatique qui la constitue que les territoires qui la bordent. Si la mer Noire est l’épicentre des affrontements actuels, elle n’est pas pour autant leur hypocentre, car les questions terrestres sont les plus importantes. L’espace mer Noire confirme cette donnée : la terre domine la mer. Même lorsque l’espace maritime est directement concerné, c’est le fond de la mer qui importe, pour y faire passer des tubes, ou encore le plateau continental, sol et sous-sol du socle continental qui prolonge le territoire solide sous les eaux et permet d’étendre son emprise au-delà de la mer territoriale 6. La mer Noire retrouve dans une certaine mesure le rôle de communication de tout espace maritime, et les passages sous-marins et terrestres peuvent ignorer les détroits, désenclaver la zone, mais les tensions et conflits ont avant tout des origines et des enjeux terrestres. Ce n’est pas à dire que l’espace liquide est marginal. Tout au contraire, il est important, mais important d’abord par sa fragilité. Mer fermée, la mer Noire est polluée, elle est livrée aux déchets des riverains, menacée d’eutrophisation, et ses perspectives ne sont guère prometteuses. La tendance générale des populations à s’installer sur les côtes, les exigences du développement économique de riverains rarement sensibles aux exigences de l’environnement, la possibilité d’exploitations minières dans le sous-sol de la mer, tout cela accroît la 6 Questions internationales, n o 14, « Mers et océans », juillet-août 2005. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 5 Dossier La mer Noire, espace stratégique pression et les risques pour la qualité des eaux. Le débouché d’un grand fleuve comme le Danube, partagé en outre entre la Roumanie et l’Ukraine, ajoute à la pollution côtière. L’espace liquide est important ensuite sur le plan stratégique, puisque passer par la mer est souvent le chemin le plus aisé pour atteindre un adversaire ou un partenaire. On se souvient que, lors de la guerre entre la Géorgie et la Russie en 2008, des responsables russes observèrent que s’ils avaient disposé d’un navire de type Mistral 7, alors en commande en France, l’invasion de la Géorgie aurait été beaucoup plus rapide. La convention de Montreux, en accordant des droits particuliers aux riverains, confère à la base navale de Sébastopol, toujours restée sous contrôle russe, un avantage considérable qui fait de la Russie la principale puissance maritime de la région et la met à portée de tous les rivages de la mer Noire. Tensions et conflits Ceux qui éclatent aujourd’hui de façon épisodique autour du démantèlement de l’URSS sont sans commune mesure avec les tribulations qu’a connues la mer Noire depuis l’Antiquité jusqu’à la guerre froide. Espace de confins sous domination grecque, romaine puis byzantine, lieu mythique de la Toison d’or 8, le Pont-Euxin ou Pont a été aussi bien cul-de-sac des empires que champ d’affrontement entre eux, et objet de vagues successives d’invasions. Au cours des siècles, la composition ethnique, culturelle des groupes humains établis sur ses côtes s’est modifiée et enrichie, au prix de nombreux massacres, expulsions, réductions en esclavage… Il en reste, recouverte par les structures étatiques qui se sont progressivement imposées, une mosaïque de populations et de minorités, au moins sur les rives Nord et Est. États et nations ne coïncident qu’imparfaitement, source de crises qui trouvent leur paroxysme en Crimée. 7 On sait que la livraison par la France à la Russie de deux navires de type Mistral, transporteurs de troupes et de matériel, a été suspendue à la suite des événements survenus en Ukraine en 2014. 8 Située en Colchide, espace de l’actuelle Géorgie. 6 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 L’héritage de la décomposition de l’URSS Si l’on compare la Méditerranée 9 et la mer Noire qui la prolonge, on observe des ressemblances et des différences. Les deux sont fermées ou semifermées, les deux ont une rive septentrionale et méridionale opposées. Pour la Méditerranée, la rive sud est à dominante musulmane et arabe, avec l’enclave israélienne, la rive nord à dominante chrétienne, avec quelques façades musulmanes, l’Albanie, les rives ouest et sud de la Turquie. Mais, pour la Méditerranée, la rive nord est globalement paisible, avec des États-nations dont les frontières ne sont guère contestées, sauf situations marginales, Gibraltar, Chypre par exemple. La décomposition de la Yougoslavie a parachevé la consécration d’États-nations. En revanche, la rive sud, quoique principalement arabe, est marquée par la fragilité, l’instabilité et, pour certains observateurs, par l’absence de légitimité de plusieurs États riverains, d’origine récente, postcoloniale. Pour la mer Noire, c’est la rive méridionale, dominée par la Turquie héritière de l’Empire ottoman, devenue État-nation, qui est aujourd’hui stable. En revanche, les rives septentrionale et orientale, affectées par la chute de l’URSS et les difficultés de la Russie, connaissent instabilité et affrontements, parfois larvés, parfois actifs. Depuis le xviiie siècle, sa vie était animée par l’affrontement entre l’Empire russe et l’Empire ottoman, le premier imposant progressivement son emprise sur la rive nord, le second cédant par morceaux ses possessions européennes. En jeu, le contrôle des détroits, route obligée vers la Méditerranée, voire la maîtrise de Constantinople-Istanbul au profit de la Russie. Puis, comme on l’a vu, une certaine neutralisation, un modus vivendi entre les deux rives s’était établi. La chute de l’URSS l’a fait voler en éclats, et le réveil de la mer Noire est agité. Ce réveil, il passe par la métamorphose de certains riverains, par les tribulations de la naissance ou renaissance d’autres. Métamorphose de la Bulgarie et de la Roumanie, États surgis de la décomposition de l’Empire ottoman au 9 Questions internationales, no 36, « La Méditerranée : un avenir en question », mars-avril 2009. xixe siècle, qui sortent de la vassalisation soviétique pour un changement profond d’organisation politique, juridique, économique, sociale et pour devenir membres de l’OTAN et de l’Union européenne. Tribulations d’anciennes républiques de l’URSS, Géorgie, Moldavie, Ukraine, qui aspirent à suivre le même chemin, mais se heurtent à divers obstacles. Tous ces riverains sont en voie de dépopulation et corrompus, donc fragiles. Le repli de l’URSS s’est en outre accompagné du maintien ou de la formation d’enclaves soutenues par la Russie, largement contestées sur le plan international et au statut incertain et précaire : la Transnistrie entre la Moldavie et l’Ukraine, l’Abkhazie sur la côte géorgienne, sans parler de l’Ossétie du Sud… S’agit-il de résidus d’un empire ou de relais pour un retour de la Russie ? S’y ajoute la présence de minorités russophones dans plusieurs des nouveaux États riverains. Les perceptions à ce sujet sont très opposées. Certains considèrent que la Russie doit être repoussée et maintenue aussi loin que possible, d’autres qu’elle a des intérêts légitimes, historiques, culturels, économiques, stratégiques que l’on ne doit pas méconnaître. On y reviendra lorsqu’on s’interrogera sur les perspectives d’un retour à la paix et à la stabilité de la région de la mer Noire. Si l’on considère simplement les faits, il semble difficilement contestable que la Russie a été poussée dans ses retranchements par la pression américaine, accompagnée de celles de l’OTAN et de l’Union européenne 10. Qu’attendent de la Russie les États-Unis et l’Union européenne ? Leur politique est pour le moins ambiguë. La diabolisation de Vladimir Poutine par les médias occidentaux contraste fortement avec leur tolérance à l’égard de la Chine, guère plus généreuse en matière de droits de l’homme. Cette diabolisation est peut-être légitime au regard des valeurs occidentales, mais il n’est pas certain qu’elle soit conforme aux intérêts de l’Europe. Et les pays membres de l’OTAN trouvent bien moins à redire lorsqu’un des leurs, la Turquie, occupe militairement une partie de Chypre, État membre de l’Union européenne depuis 2004, et construit un mur au cœur de sa capitale, Nicosie, 10 John J. Mearsheimer, « Why the Ukraine Crisis is the West’s Fault: The Liberal Delusions That Provoked Putin », Foreign Affairs, septembre-octobre 2014, p. 77-89. que lorsque la Russie annexe la Crimée, au cœur de la mer Noire. Un point de fixation, la Crimée Presqu’île ou promontoire avancé en mer Noire, la Crimée en est le centre et permet son contrôle. Ce n’est pas un hasard si la ville de Sébastopol est la base navale la plus importante de la région. La Russie a tout fait pour la conserver quand bien même la Crimée était rattachée depuis 1954 à l’Ukraine, alors république soviétique, et était demeurée ukrainienne après l’indépendance du pays à la suite de la disparition de l’URSS. Ajoutons qu’une grande majorité de sa population est russophone et que son territoire a été conquis par la Russie au cours du xviiie siècle. Ce n’est pas non plus un hasard si, au xixe siècle, les Britanniques et les Français, appuyés par l’Empire ottoman, ont entrepris une expédition navale et terrestre pour détruire la base de Sébastopol afin de freiner l’expansion de la Russie vers la Méditerranée. En protégeant au passage l’Empire ottoman en cours de décadence, ils garantissaient les voies de communication entre le Royaume-Uni, l’Égypte et l’empire des Indes. L’intervention des puissances extérieures en mer Noire supposait cependant l’accord de l’Empire ottoman, maître des détroits, cas d’école pour la géopolitique. Après un retournement d’alliance contre les franco-britanniques, il bloquait durant la Première Guerre mondiale leur connexion avec la Russie, entraînant l’échec sanglant de l’expédition des Dardanelles. Par la suite, la Turquie signait la convention de Montreux, déjà évoquée, dont l’un des résultats a été d’écarter largement de la mer Noire les puissances navales extérieures, en faisant de cette mer une chasse gardée des riverains, Turquie et URSS. Les États-Unis ne sont pas partie à cette convention, attachés qu’ils sont à la liberté de navigation, y compris pour les navires de guerre dans les mers territoriales. Bien que la Turquie soit membre de l’OTAN, elle a toujours été réservée à l’égard de la présence de flottes extérieures en mer Noire et demeure un gardien vigilant de la convention. On note sa prudence et sa réserve dans les différents conflits qui ont agité l’ancienne URSS sur les rivages de cette mer. Il semble clair que, même Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 7 Dossier La mer Noire, espace stratégique de façon discrète, elle préfère que Sébastopol soit une base russe plutôt qu’une base de l’OTAN, c’est-à-dire américaine, ce qui n’aurait pas manqué d’arriver si l’Ukraine et la Géorgie avaient pu rejoindre l’OTAN. La situation actuelle aboutit soit à un condominium russo-turc sur la mer Noire, soit à un face-à-face avec la Russie, plus équilibré que si les États-Unis la contrôlaient comme ils le font de la Méditerranée, grâce à la présence de leur vie flotte. Le retour de la Crimée à la Russie est loin de reposer sur des raisons purement géopolitiques. La péninsule est comme un modèle réduit et un concentré de l’espace mer Noire dans son ensemble. Elle est aussi un symbole de l’identité russe, par sa population, par son histoire, par le récit national d’un empire qui entreprend de se transformer en État-nation. Les conditions de ce retour sont vivement critiquées en Occident et ailleurs, au nom de l’inviolabilité des frontières, principe juridique, et de leur stabilité, principe politique. Mais personne n’a pu démontrer de façon irréfutable que la Russie avait envahi la Crimée avant le référendum d’indépendance, devenu un référendum de rattachement. Quant à la stabilité des frontières, il ne faut pas confondre leur inviolabilité avec leur intangibilité. L’histoire de l’Europe depuis plus de deux décennies montre que les frontières ont à l’inverse été très instables, avec la réunification allemande, la dislocation de la Yougoslavie, la séparation de la Slovaquie et de la République tchèque. L’affaire du Kosovo a quant à elle montré que des pays membres de l’OTAN n’hésitaient pas à recourir à la force, sans habilitation du Conseil de sécurité, pour provoquer sa sécession de la Serbie, malgré la vive opposition de la Russie. Suivant l’argumentaire russe, c’est cette affaire qui a entraîné les répliques russes, en Géorgie, voire en Ukraine. L’origine immédiate de ces interventions est cependant spécifique à chacune de ces situations. Dans le cas de la Géorgie, une tentative malencontreuse de la présidence 11, appuyée Le Président Saakachvili a vainement tenté en 2008 de reprendre le contrôle de l’Ossétie du Sud par les armes, suscitant l’intervention russe en Géorgie. 11 8 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 par certains milieux américains 12, de reprendre le contrôle de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie a provoqué le conflit. Quant à l’Ukraine, était-il besoin de conclure un accord d’association avec l’Union européenne qui écartait la Russie, alors qu’elle est un partenaire économique essentiel de cette ancienne république soviétique ? La rivalité entre cet accord d’association et l’accord de libreéchange en voie de négociation entre l’Ukraine et la Russie a littéralement mis le feu aux poudres. Cet accord fait basculer l’Ukraine dans l’espace économique de l’Union, imposant ses standards de production qui sont de plus en plus ceux de l’OTAN. Logique bureaucratique européenne un peu aveugle, calcul américain visant à repousser la Russie 13 , esprit de revanche d’anciens États vassaux de l’URSS 14 ? L’action couverte de la Russie, tendant soit à une partition de l’Ukraine soit au maintien d’une capacité de pression sur le pays lui permettant de faire valoir ses intérêts, en a découlé. La propagande médiatique s’est déployée des deux côtés et il est bien difficile de conduire une analyse indépendante et sereine. Les passions locales l’emportent, les puissances extérieures ne parviennent pas aux compromis diplomatiques nécessaires. Cependant, il semble que l’Ukraine doive oublier la Crimée : on ne reconnaîtra pas le rattachement, pas davantage que l’on ne reconnaît la République turque de Chypre, mais la Russie ne quittera plus la Crimée. Faire de la mer Noire une zone de paix ? « Comment en est-on arrivé là ? » Cette question désolée posée par BethmannHollweg, chancelier de Guillaume II, à son prédécesseur Bernhard von Bülow 15 après la Représentés par le sénateur John McCain, alors candidat à la présidence des États-Unis, qui déclara au plus fort de la crise : « Nous sommes tous Géorgiens. » Il est vrai que le soutien américain a été en réalité très modeste. 13 Le rôle de Victoria Nuland, secrétaire d’État adjoint aux Affaires asiatiques et européennes de l’administration Obama et proche du courant néoconservateur, a été souvent souligné. 14 La Pologne, les pays baltes spécialement. 15 Mémoires du chancelier prince de Bülow, 1931. 12 © Wikimedia Commons déclaration de guerre allemande en 1914, on peut la reposer à propos de l’Ukraine et de la Russie aujourd’hui. Sans doute les événements sont de moindre gravité et le risque d’une conflagration européenne maîtrisé. Mais la contradiction entre le cours pacifique des relations interétatiques en Europe après l’affaire yougoslave et la brutale flambée de violence en son cœur met en cause à la fois l’esprit paneuropéen issu du processus d’Helsinki, avant même la chute de l’URSS, et les valeurs de l’Union européenne, valeurs de paix et de réconciliation. Les propos alarmistes tenus par certains dirigeants des nouveaux États membres, Pologne et pays baltes, la logique de confrontation qu’ils préconisent avec la Russie tendent à l’inverse à faire de l’Union le bras civil mais coercitif de l’OTAN, alors que l’Ukraine n’en est même pas membre, à recréer des lignes de clivage en Europe qui impliqueraient la mer Noire. Pourquoi revenir en arrière ? À chacun des protagonistes sa mémoire historique. Pour l’OTAN et ses membres, c’est la guerre froide. Pour la Russie, c’est la Grande Guerre patriotique contre l’agression venue de l’Ouest. Pour l’Ukraine, ce sont les exactions multiples de la soviétisation stalinienne. Ces mémoires ont en commun, d’une part, d’être anachroniques, d’autre part, d’être tournées vers le passé, ses frustrations, humiliations, confrontations – exactement l’inverse de l’intérêt autant que des valeurs de l’Union européenne, exactement aussi l’inverse de l’intérêt individuel de chacun des pays européens en cause. On mobilise certes plus facilement les opinions publiques sur des peurs et des rancœurs que sur des projets, sur le passé que sur l’avenir. Tout se passe comme si l’histoire devait se dérouler à l’envers, revenir au xixe siècle, comme s’il fallait mettre les morts à table et non du passé faire table rase, ainsi qu’a su le faire la construction européenne en ses commencements. Alors, à qui profite cette crise qui divise l’Europe contre elle-même, sinon aux États-Unis ? Ils peuvent engluer le continent dans un conflit de basse intensité au détriment de ses intérêts bien compris et de ses principes, sans en subir eux-mêmes les conséquences. Inutile de s’appesantir trop longtemps sur ce qui a été manqué en Europe après la chute du mur Exilé à Tomis (la ville roumaine de Constanta où a été érigée cette statue) par décision de l’empereur Auguste, le poète latin Ovide (43 av. J.-C.-17 apr. J.-C.) y dressa un portrait sombre du Pont-Euxin, celui d’un monde barbare et hostile à la civilisation romaine. La ville était pourtant alors le port principal de la région et un centre commercial animé où les populations indigènes et nomades coexistaient avec les colons grecs et romains. de Berlin et la réunification allemande. Inutile de cultiver les théories du complot, de rechercher de noirs desseins géopolitiques à partir, par exemple, du livre de Zbigniew Brzezinski, considérant que le contrôle de l’ensemble ukraino-polonais était la clé de la domination en Europe et ailleurs 16. Le plus probable est un mélange de négligence et de persévérance de l’être dans l’être. C’est ainsi que le choix, opéré par le Président George H. Bush, de préférer l’OTAN à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), 16 Le Grand Échiquier, 1997. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 9 Dossier La mer Noire, espace stratégique devenue Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), pour reconstruire la sécurité européenne 17 a entraîné des conséquences à long terme sans doute insoupçonnées. L’OTAN, organisation politico-militaire issue de la guerre froide, a bien du mal à s’en distancier, à trouver une nouvelle raison d’être. Son expansion en mer Noire au profit d’anciens membres du pacte de Varsovie n’est pas de nature à établir la confiance entre ses membres et la Russie. Quant à l’Union européenne, elle n’a pas initié une politique à l’égard de la mer Noire qui aurait fait de la Russie un partenaire et s’est engagée dans un accord d’association avec l’Ukraine que son grand voisin ne pouvait accepter. Si l’on part de la situation actuelle, puisque des changements irréversibles se sont inscrits sur le terrain, peut-on et comment faire de l’espace mer Noire une zone de paix, au bénéfice de tous et sans punir des États riverains ? L’histoire, surtout celle du continent européen, est remplie d’États châtiés à un moment donné dans leurs ambitions et diminués dans leur expansion. Ce n’est que pure spéculation, mais l’exemple de l’Union européenne instruit que la réconciliation et le dépassement des antagonismes dans l’intérêt mutuel ne sont pas des vues de l’esprit. On pourrait espérer que certaines tensions soient réglées par la justice internationale – un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) entre la Roumanie et l’Ukraine a ainsi mis fin à un différend au sujet des bouches du Danube, et la Géorgie a tenté vainement, après 2008, d’obtenir une condamnation de la Russie 18. Mary Elise Sarotte, « A Broken Promise? What the West Really Told Moscow About NATO Expansion », Foreign Affairs, septembre-octobre 2014, p. 90-97. 18 Arrêt, 3 février 2009, Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine) ; dans l’affaire opposant la Géorgie à la Russie au sujet de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la Cour s’est déclarée incompétente (arrêt, exc. prél., 1er avril 2011). 17 10 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 C’est que les problèmes de la mer Noire sont avant tout de nature politique, institutionnelle, économique. C’est sur ces plans qu’il conviendrait de sortir par le haut des crises récurrentes de la mer Noire, de substituer une zone de paix aux tensions et affrontements actuels, qui sont un gâchis pour l’Europe dans son ensemble. Sur le plan politique, impliquer tous les riverains et voisins, avec les États-Unis, dans une négociation d’ensemble, revenir à la diplomatie multilatérale avec par exemple un forum de sécurité, qui pourrait renouer avec la politique des mesures de confiance qui ont été si importantes pour la détente Est-Ouest. Sur le plan institutionnel, redonner force et projet à l’OSCE, seule organisation paneuropéenne comprenant toutes les parties intéressées, alors qu’il n’existe pas d’organisation spécifique à la mer Noire qui soit équilibrée et compétente en matière de sécurité. Sur le plan économique enfin, peut-on simplement jouer la compétition entre riverains pour le passage de gazoducs qui désenclavent la mer Noire et alimentent en énergie les régions voisines, dont l’Europe occidentale ? Le rôle des États, riverains ou non, est ici plus limité, puisque les intérêts privés, la rentabilité, les contraintes des passages jouent un rôle autonome. La concurrence des projets repose sur des considérations multiples, et l’arbitrage des États est soumis à des pressions contradictoires. Le « doux commerce » de Montesquieu est-il à lui seul facteur de paix ? L’opposition entre l’accord d’association de l’Union européenne et l’accord de libre-échange avec la Russie montre que non. Sur les trois plans, politique, institutionnel et économique, il faudrait donc une autre approche et une autre vision de la mer Noire. On demande projets, on demande hommes et femmes d’État ! n Serge Sur La région de la mer Noire : éléments chronologiques vi e i er siècle avant J.-C. – siècle après J.-C. Le Pont-Euxin Au cours du premier millénaire avant J.-C., les Grecs colonisent progressivement les rives de la mer Noire, alors appelée PontEuxin, et y fondent une multitude de cités commerçantes qui fleurissent rapidement au contact des populations locales, notamment les Scythes. Cette prospérité est néanmoins mise à mal à partir du ive siècle avant J.-C., lorsque l’Empire perse puis les conquêtes d’Alexandre le Grand viennent menacer l’hégémonie économique des cités grecques. L’expansion de la République romaine sonne finalement leur glas, puisqu’elle annexe l’Anatolie durant le ier siècle avant J.-C. Le royaume du Pont, qui avait connu une courte apogée sous Mithridate VI le Grand, ne résiste pas aux campagnes du général Pompée. Il survit en Crimée comme un État client de Rome. i er- iv e siècle La mer Noire sous l’Empire romain La domination romaine du littoral sud est bientôt ébranlée par les incursions des Daces, habitant la rive occidentale de la mer Noire, que Trajan soumet au terme de plusieurs campagnes. Les attaques reprennent néanmoins par la suite et l’Empire romain est, en 274, contraint de se retirer de la zone frontière de la Dacie. iv e- xiii e siècle La suprématie byzantine Après le partage de l’Empire romain en 395, les rives de la mer Noire reviennent à l’Empire d’Orient mais sont bientôt menacées par les conquêtes de l’Empire perse sassanide au sud. À peine la domination byzantine réaffirmée en 628, la mer Noire est le théâtre de huit guerres russobyzantines, qui s’achèvent par la défaite définitive de la Rus’ de Kiev, en 1043. xiii e- xv e siècle La Mare Maggiore des Génois Les Mongols soumettent la quasitotalité des rivages de la mer Noire, à l’exception des détroits contrôlés par l’Empire byzantin. Ce dernier conclut le traité de Nymphaeon (1261) qui octroie à la république de Gênes d’importants privilèges commerciaux dans le détroit du Bosphore et consacre sa suprématie sur sa rivale Venise. Des comptoirs génois s’établissent alors le long du littoral de la mer Noire et coexistent avec les Tartares. xv e- xvii e siècle Le lac turc Le déclin des Génois s’amorce avec la prise de Constantinople (1453) par les Ottomans. Sous le règne de Sélim Ier puis de Soliman le Magnifique, l’Empire ottoman connaît son apogée avec de nouvelles conquêtes en Europe. La mer Noire devient un lac turc. xviii edébut du xix e siècle L’Empire ottoman face au péril russe Plusieurs guerres russo-turques permettent à l’Empire russe de progresser vers les mers chaudes aux dépens de la Sublime Porte. Le traité de Küçük Kaynarca (1774) lui impose la perte du khanat de Crimée, qui rentre bientôt dans le giron russe, et accorde à Saint-Pétersbourg le libre passage de ses navires dans les détroits. La navigation de la mer Noire est partagée entre les empires russe et ottoman. Catherine II de Russie crée en 1783 la Flotte de la mer Noire, dont Sébastopol devient la base principale. 1815-1918 Le temps du Concert européen, la question des Détroits et la naissance des États-nations La convention de Londres (1841) affirme la neutralité des Détroits en temps de paix et interdit l’accès à la mer de Marmara aux navires de guerre. La guerre de Crimée (1853-1856) oppose l’Empire russe, qui cherche un débouché vers les mers chaudes, à l’Empire ottoman soutenu par la France et la Grande-Bretagne. La coalition l’emporte après la conquête de Sébastopol, le traité de Paris (1856) met fin au conflit. À l’issue d’une nouvelle guerre russo-ottomane (1877-1878), le traité de San Stefano puis le traité de Berlin imposent de nombreux changements territoriaux. La principauté de Roumanie, formée en 1859, est reconnue indépendante par les Puissances, tandis qu’une principauté autonome de Bulgarie, vassale de l’Empire ottoman, est créée. L’Empire russe obtient plusieurs territoires de l’Empire ottoman, qui n’occupe plus que la rive méridionale de la mer Noire (la Thrace et l’Anatolie). Les deux guerres balkaniques (1912-1913), dont la première oppose la Ligue balkanique à l’Empire ottoman et la deuxième la Bulgarie à ses voisins, entraînent d’importants changements territoriaux, notamment la perte par les Ottomans de la plus grande partie de leurs possessions dans les Balkans. Lors de la Première Guerre mondiale, la France et le Royaume-Uni Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 11 Dossier La mer Noire, espace stratégique tentent, dès 1915, de passer par le détroit des Dardanelles, pour accéder à la mer Noire et ravitailler leur allié russe. L’Empire ottoman, allié de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, les repousse, aidé par l’entrée en guerre de la Bulgarie à ses côtés. Le détroit du Bosphore est quant à lui bloqué par l’Empire russe, dans le but d’empêcher le passage de navires ennemis en mer Noire. 1919-1947 De l’effondrement des empires dynastiques à la domination soviétique perdus à la fin de la guerre, tandis que la Bulgarie et la Roumanie entrent dans l’orbite soviétique. Toutes les rives de la mer Noire sont alors directement ou indirectement contrôlées par l’URSS à l’exception du littoral méridional sous domination turque. La conférence de Yalta (février 1945) entre l’URSS, les États-Unis et la Grande-Bretagne a lieu en Crimée. 1947-1989 La mer Noire coupée en deux par la guerre froide Après avoir bénéficié du plan Conclu entre les Alliés et l’Empire Marshall lancé par les États-Unis, ottoman, le traité de Sèvres (1920) la Turquie et la Grèce adhèrent en exige de ce dernier la démilita1952 à l’Organisation du traité de risation des zones proches des l’Atlantique Nord (OTAN), créée détroits et entérine le principe de trois ans plus tôt, tandis que la libre navigation que confirment le Roumanie et la Bulgarie intègrent traité de Lausanne (1923), signé à le pacte de Varsovie constitué l’issue de la guerre turco-grecque en 1955 par l’URSS. La mer Noire (1919-1922), puis la convention est désormais divisée entre deux de Montreux (1936), sous réserve alliances antagonistes : le bloc toutefois de se trouver en temps occidental au sud avec la Turquie, de paix. et le bloc soviétique sur le reste Au terme du conflit, quatre de ses rives avec l’URSS et ses « jeunes » États bordent désorÉtats satellites. Ankara signe en mais la mer Noire : la Roumanie, outre un accord d’association la Bulgarie, ainsi que l’URSS et avec la Communauté économique la Turquie, créées respectiveeuropéenne (CEE) en 1963, censé ment en 1922 et en 1923. Après faciliter une adhésion future, mais l’effondrement de l’Empire russe dont l’union douanière prévue en 1917, les bolcheviks se sont en n’entre en vigueur qu’en 1996. effet emparés de l’Azerbaïdjan et En 1954, Nikita Khrouchtchev de l’Arménie orientale en 1920, cède l’oblast de Crimée à la RSS puis de la Géorgie en 1921, qui e deviennent des républiques socia- d’Ukraine à l’occasion du 300 anniversaire de la réunification listes soviétiques (RSS) de la Russie et de l’Ukraine. et rejoignent l’URSS. à Kiev sous condition d’une certaine autonomie. Les cinq États adhèrent à la Communauté des États indépendants (CEI) dans les années qui suivent. Des conflits éclatent entre les nouvelles autorités nationales et certaines régions à velléités sécessionnistes dont les populations, minoritaires à l’échelle du pays, contestent la pertinence des nouvelles frontières. Ainsi, le Haut-Karabakh, région autonome d’Azerbaïdjan majoritairement peuplée d’Arméniens, demande dès 1988 à être « réunifiée » à l’Arménie, tandis que l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, deux régions autonomes de Géorgie, proclament leur indépendance en 1990 et que la Transnistrie, territoire moldave à majorité non roumanophone, exige son rattachement à la Russie en 1991. Ces affrontements ne prennent fin qu’avec des cessezle-feu imposés par des organisations internationales, appuyées par la Russie, entre 1992 et 1994, mais ces conflits restent des « conflits gelés » en l’absence de règlement politique durable. Années 1990 Sous l’impulsion de la Turquie, l’Organisation de la coopération économique de la mer Noire (OCEMN) est fondée en 1992 par onze États. Sa charte, signée en 1998 lors du sommet de Yalta, reconnaît l’entité comme une organisation régionale économique dont le but est de développer la coopération en accord avec les principes du droit internatioÀ partir de 1941, l’Allemagne nazie 1988-1994 nal. Ses membres adoptent la et ses alliés, dont la Roumanie Indépendances et conflits gelés déclaration de Bucarest relative à et la Bulgarie, progressent sur le En 1991, l’Ukraine, la Géorgie, la la dimension sécuritaire de l’orgafront de l’Est et prennent rapideMoldavie, l’Azerbaïdjan et l’Armé- nisation (lutte contre les crimes ment possession des rives occinie proclament leur indépendance organisés, les trafics illicites et le dentale et septentrionale de la terrorisme notamment) et créent mer Noire aux dépens de l’URSS. de l’URSS, de même que la Crila Banque de commerce et de Moscou reconquiert les territoires mée, qui finit par être rattachée 12 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 développement de la mer Noire (BCDMN). Les États riverains adoptent, à Bucarest, la Convention sur la protection de la mer Noire contre la pollution et fondent, en 2001, la Blackseafor, une force de coopération navale destinée à améliorer la sécurité dans la zone. Le traité de partition sur le statut et les conditions de la flotte de la mer Noire, stationnée en Crimée, est signé entre la Russie et l’Ukraine en 1997. Moscou conserve le port de Sébastopol pour une durée de vingt ans et est autorisé à maintenir 25 000 hommes ainsi que du matériel dans la péninsule. Le Congrès américain adopte le Silk Road Strategy Act qui définit la stratégie des États-Unis à l’égard du Caucase du Sud et de l’Asie centrale (1999) Années 2000 L’enjeu énergétique, les discordes régionales et la recomposition des alliances L’oléoduc Bakou-Soupsa, le premier à être indépendant du réseau russe, est mis en service dès 2001. Il est suivi par le gazoduc sous-marin Blue Stream, fruit d’un accord de livraison de gaz passé en 1997 entre Gazprom et la société turque Botas pour une durée de vingt-cinq ans, puis par l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) en 2006 et le gazoduc BakouTbilissi-Erzurum (BTE) en 2007. La Turquie et la Russie fondent une alliance régionale, la CSCP (Caucasus Stability and Cooperation Platform, « plateforme pour la stabilité et la coopération du Caucase ») et projettent de développer un nouveau gazoduc sous la mer Noire, nommé Blue Stream-2. Enfin, en 2009, un accord intergouvernemental est signé par la Turquie, l’Autriche, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie, futurs pays de transit du projet de gazoduc Nabucco soutenu par l’Union européenne. Plusieurs États de la zone s’éloignent de la Russie pour se rapprocher des institutions euro-atlantiques. Après que la Roumanie, la Bulgarie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont adhéré au Partenariat pour la paix de l’OTAN au milieu des années 1990, la Turquie acquiert officiellement en 1999 le statut de pays candidat à l’Union européenne. La Bulgarie et la Roumanie, anciens membres du pacte de Varsovie dissous en 1991, intègrent l’OTAN en 2004 et l’Union européenne en 2007. Dans l’intervalle, toutes deux ouvrent plusieurs de leurs installations militaires aux forces américaines, notamment dans le cadre de la Force d'intervention d'Europe de l'Est (Eastern European Task Force, EETAF). En Géorgie puis en Ukraine, des élections contestées entraînent les révolutions dites « de couleur » et mènent au pouvoir des présidents considérés plus proches des Occidentaux que leurs prédécesseurs. Les deux États se voient toutefois refuser l’octroi du Membership Action Plan (plan d’action pour l’adhésion) lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008 mais signent une « charte de partenariat stratégique » avec les ÉtatsUnis. La Commission européenne renforce sa coopération avec les États de la région en associant la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine à son Partenariat oriental, volet de la politique européenne de voisinage (PEV) mise en œuvre en 2004, et en lançant l’initiative Synergie de la mer Noire. En 2003, la construction d’un barrage par la Russie dans le détroit de Kertch suscite de vives tensions avec Kiev en raison de sa proximité avec l’île de Touzla, territoire ukrainien, tandis qu’en 2009 la Cour internationale de justice (CIJ) rend un arrêt relatif au litige qui opposait depuis 2004 la Roumanie à l’Ukraine sur leur ligne de délimitation maritime. À la suite de l’entrée des troupes géorgiennes en Ossétie du Sud, la Russie intervient militairement en 2008 au motif de protéger ses ressortissants vivant dans la région et occupe une grande partie du territoire géorgien. Grâce à la médiation de l’Union européenne, un cessez-le-feu est signé le 15 août 2008 et une mission d’observation de l’Union en Géorgie (EU Monitoring Mission in Georgia, EUMM Georgia) est mise en place. Moscou, qui a reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, signe des traités de coopération et d’amitié, prévoyant l’implantation de bases militaires russes sur leurs territoires respectifs. Années 2010 La résurgence des tensions russo-occidentales La Russie et l’Ukraine conviennent, en 2010, du maintien de la flotte russe de la mer Noire à Sébastopol jusqu’en 2042 en échange d’un tarif préférentiel sur la fourniture de gaz russe. Les États-Unis annoncent, l’année suivante, qu’une partie de leur bouclier antimissile, officiellement tourné contre l’Iran, sera installée dans le sud de la Roumanie en 2015. À la suite du renversement du Président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovitch en février 2014 par un soulèvement populaire, la Crimée est annexée par Moscou en mars. Dans l’est de l’Ukraine, des séparatistes prorusses entrent en conflit avec Kiev. Questions internationales Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 13 Dossier La mer Noire, espace stratégique L’espace mer Noire : conquêtes et dominations, de l’Antiquité à nos jours Stella Ghervas * * Stella Ghervas est Visiting Scholar en histoire et relations internationales au Center for European Studies de l’université de Harvard. « La plus merveilleuse des mers » selon Hérodote, la mer Noire a connu depuis l’Antiquité des périodes d’ouverture et de fermeture, au gré des configurations successives de ses États riverains. Lorsqu’un empire y établit son hégémonie, elle se transforme en lac et semble alors se fermer aux influences extérieures. Si cette emprise se relâche, elle s’ouvre aux circulations. C’est alors qu’elle peut également devenir un objet de convoitises, et donc une zone de vives tensions internationales. La mer Noire, située au nord-est de la Méditerranée, a des couleurs différentes de sa grande sœur, dont le ciel et l’eau éclatent dans les bleus. Sauf les journées de grand soleil, elle a plutôt des verts et des gris qui lui confèrent une atmosphère bien différente, plus mélancolique et recueillie. Selon les géologues, le bassin de la mer Noire fut un vaste lac survivant d’une grande mer préhistorique, devenu salé le jour où, il y a cinquante mille ans, la Méditerranée s’y serait brusquement engouffrée par le détroit du Bosphore – un « déluge » sans doute aussi majestueux que dévastateur 1. Mais comment pourrait-on saisir les vicissitudes actuelles de cette région, sans en embrasser en même temps la géographie et l’histoire ? Comme le remarquait l’historien Fernand Braudel à propos de la Méditerranée, le milieu Voir notamment William Ryan et Walter Pitman, Noah’s Flood: The New Scientific Discoveries About the Event that Changed History, Simon & Schuster, New York, 2000, p. 101-107. demeure une contrainte persistante dans l’histoire des hommes 2. Avant tout, il y a la mer, pratiquement dépourvue d’îles. Sa forme a été comparée à un arc, dont les deux « branches » correspondraient à la côte nord, et la « corde » à la côte sud. Venus du sud, les marins ont sauté aisément d’un rivage à l’autre et fondé des villes portuaires. Le bassin de la mer Noire sépare les steppes froides du nord, incessamment parcourues par des vagues de nomades, et le monde méditerranéen sédentaire du sud. En fait, seule la « branche » gauche de cette mer est réellement ouverte à la steppe qui s’étend au-delà de l’Oural jusqu’à la Sibérie. La « branche » droite est escarpée et excessivement difficile d’accès, car ce sont les premiers contreforts du Caucase. La « corde » – la côte de l’Anatolie – est également montagneuse, difficile à traverser par voie de terre. Le bateau est infiniment préférable. 1 14 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, Paris, 1949. 2 © BNF / département des Cartes et Plans Fac-similé manuscrit de la carte de la mer Noire extraite de l’atlas d’Andrea Biancho de 1436 conservé à la bibliothèque de la Marciana à Venise. Le vrai problème de la mer Noire n’est donc pas son étendue, mais son arrière-pays. De tout temps, les envahisseurs venus du nord ont eu une difficulté majeure. Pour avancer en direction du sud, il leur fallait d’abord atteindre la côte, par voie de terre ou fluviale. Ensuite, il leur fallait soit traverser par bateau, soit redescendre la côte ouest en franchissant le delta du Danube. En face d’eux, des peuples de marins retranchés dans des villes-forteresses adossées à des montagnes. Inversement, gare aux envahisseurs du sud qui voulaient s’aventurer dans la steppe et se frotter aux redoutables cavaliers du nord ! Toute l’histoire stratégique de la mer Noire tient dans cet équilibre dynamique. Tous les mouvements autour de la mer Noire oscillent autour d’un balancier, la péninsule de la Crimée. Celle-ci a connu un destin à part, avec ses ports qui regardent au sud, coupés du nord par une chaîne de montagnes. Pour être complet, il faudrait enfin citer le bassin secondaire de la mer d’Azov, à laquelle on accède à travers le détroit de Kertch, qui sépare la Crimée de la terre ferme à l’est (le Kouban). Depuis les steppes du nord, on y arrive par le fleuve Don, à l’embouchure duquel se trouve Azov. Mais, celui qui ne détiendrait pas en même temps la Crimée s’y retrouverait pris au piège. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 15 Dossier La mer Noire, espace stratégique Une grande puissance qui contrôlerait les accès à la mer Noire, directement ou à travers des vassaux, serait donc en mesure de la transformer en un « lac ». C’est ainsi que, selon les configurations successives d’États sur ses rivages, elle a connu des périodes d’ouverture et de fermeture. Lorsqu’un empire établit son hégémonie sur elle, elle devient un lac et se ferme. Lorsqu’il lâche son emprise, elle s’ouvre aux circulations. La « mer hospitalière » : des Grecs à l’Empire romain Au détour du premier millénaire avant notre ère, la mer Noire fut une sorte de toit du monde pour les tout premiers Grecs. Sans doute leur paraissait-elle infinie – un océan – et confirmait-elle leur géographie mentale. La mer séparait les cités « d’Europe » – la Grèce continentale – de celles « d’Asie » – l’Anatolie. Ils voyaient un resserrement au niveau des « Détroits » 3, qui leur facilitait le passage entre les deux « continents ». Très tôt, leur importance stratégique fut considérable. Deux des plus anciens textes qui nous soient parvenus, l’Iliade et l’Odyssée, racontent une guerre conduite par une coalition de cités grecques contre la ville de Troie, à une époque archaïque. Même si les fouilles archéologiques ne permettent pas de faire aisément le lien entre le mythe et l’histoire, la position de cette ville sur la côte asiatique, au débouché des Dardanelles, devait certainement en faire un enjeu substantiel. Les Grecs appelèrent la mer Noire Pontos Axeinos, « mer inhospitalière », et même Pontos tout court. La dualité entre la mer-obstacle et la mer-circulation se retrouve dans le double sens du mot Pontos. Signifiant « (haute) mer » en langage poétique, espace hostile, il est lié à une racine indo-européenne signifiant « chemin », voie navigable pour les bateaux. Au gré des migrations, elle devint progressivement Pontos Euxinos, la « mer hospitalière » 4. Le terme sert à désigner la zone comprenant le détroit des Dardanelles, la mer de Marmara et le détroit du Bosphore. 4 Voir François de Blois, « The Name of the Black Sea », in Maria Macuch et al. (dir.), Iranian Languages and Texts from Iran and Turan, Harrassowitz Verlag, Wiesbaden, 2007, p. 1-8. 3 16 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 La colonisation grecque alla en effet bon train à partir du viiie siècle avant notre ère, commençant par l’Anatolie, ainsi que par la côte ouest. Un siècle plus tard, elle atteint la côte nord avec la fondation d’Olbia à l’embouchure du Dniestr, puis la Crimée et, enfin, l’embouchure du Don au-delà de la mer d’Azov. Deux villes, Milet en Asie et Mégare près d’Athènes, furent à l’origine de la course à la colonisation conclue en deux siècles. Byzance, lointain ancêtre de la ville d’Istanbul, fut fondée au viie siècle avant notre ère sur la côte européenne du Bosphore, sur un lieu stratégique appelé la Corne d’Or. L’économie de la côte nord de la mer Noire s’établit alors et pour longtemps. Les ports exportent des céréales ainsi que des esclaves. Depuis le Sud, ils importent des produits agricoles, notamment de l’huile d’olive, et manufacturés. La région de la mer Noire fut unifiée pour la première fois par l’Empire perse, au détour du ve siècle avant notre ère, jusqu’à ce qu’Alexandre le Grand l’anéantisse. Sous le règne de Mithridate VI, au ier siècle avant notre ère, toute la mer Noire fut à nouveau unifiée dans un royaume du Pont. Cette épopée fut toutefois de très courte durée. Les Romains, un instant décontenancés par cette expansion subite, réagirent en écrasant Mithridate. L’Empire romain établit ainsi un contrôle durable sur la côte ouest jusqu’au Danube, et sur l’Anatolie jusqu’au Caucase. Mais ce fut au prix d’une division de cette mer en deux. L’empereur Trajan (97-117), qui étendit ses domaines en Dacie, entretint un instant l’ambition d’envahir toute la côte nord, mais les grands espaces parcourus par des cavaliers ne furent jamais un terrain favorable pour les lourdes légions. Les Romains se contentèrent donc de la Crimée orientale, qu’ils gardèrent comme un royaume client. Sans surprise, ils placèrent leur base navale à Chersonèse, non loin de la Sébastopol moderne. Au début du ive siècle après J.-C., l’empereur Constantin décida de fonder une nouvelle capitale, Constantinople, destinée à être en Orient le pendant de Rome. Pour cela, il choisit le site de Byzance, qu’il reconstruisit de fond en comble. Occupant toute la Corne d’Or, quasiment imprenable par mer, elle était défendue AGN E BEL O GIQ La mer Noire dans l’Antiquité (280 avant J.-C. à 117 après J.-C.) UE NN AIS E Monde grec vers 280 avant J.-C. DAC TIE ari hage Agri LE gent e Mel ita (Ma lte) ACH Zancle (Messine) Syracuse Dn be MÉS INE Byzance Heraclea Alex. G de Troade ALATIE Milet A MIN SIE EUR CAP E E PAD PON OCE RIE IE SY Alexandrie TAM te E IE Babylone JUD km OPO ÉE 250 km Sources : G. Duby, Grand AtlasOhistorique, Larousse, Paris, AR 1997 ; R. Morkot, Atlas de la Grèce antique, 6500 à 30 av. J.-C., Autrement, Paris, asis BIE d’Am Perthes, 1895 ; L.AJerphagnon, 1999 ; W. Sieglin, Atlas Antiquus, Les Divins Césars, Tallandier, Paris, 2e éd., 2004. (O Justus asis o de S n ÉiGwYa) PTE côté terre par une double enceinte, dont les vestiges impressionnent encoreTde nos jours par hèbe s leur ampleur et la qualité de leur construction. Des Byzantins aux Mongols Si l’arrivée des Goths à partir du iiie siècle amena un déclin pour les villes du littoral nord et ouest de la mer Noire, la brève descente des Huns quelques décennies plus tard fut un cataclysme. L’Empire romain d’Occident périt dans la tourmente, mais celui d’Orient – appelé quelque peu arbitrairement « byzantin » par les historiens – parvint à se ressaisir. Il rétablit ses territoires traditionnels dans la région – le peuple nomade des Khazars dominant le nord de la Crimée ainsi que le détroit de Kertch. Pour les Byzantins, la mer Noire prit toutefois une importance tout à fait différente, puisqu’elle formait l’arrière-cour de la capitale Constantinople, dont elle était une source vitale d’approvisionnement. Face aux vagues successives de peuples qui s’installèrent alors dans la région – notam- A (K Alex a (Mar ndrie y) Alex a (Hera ndrie t) ra 500 E AS MÉS Alex. d’Issos TE ÉNI Tigre CIE SYR ÏQU ARM T ph CRÈ MER HYRCANIENNE Trébizonde YNI Eu MER INTÉRIEURE ÉNA Relief supérieur à 500 m Dioscurias Sinope BITH AÏE Mégare CYR Empire parthe au IIe siècle après J.-C. Gorgippie PONT-EUXIN IE CILI eptis Magna Don Tanaïs Chersonèse Tonis Callatis Danu Pella Tarente SICI Empire romain à la mort de Trajan (117 après J.-C.) Théodosie LIE I. Lip IE r iep tr ies MA Parthenopê (Naples) MA CÉD Paestum O GNE Cart E Olbia IE ITA DAI NON DAL e Scythes E PAN Rom SE IQU Dn COR Roy. du Pont sous Mithridate VI (IIe avant J.-C.) TIE NOR Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 RHÉ Nem (Nîm ausus e Ma s) (Ma ssalia rseil le) us Alex Alex a (Kan ndrie daha r) andr ie ment les Slaves –, l’Empire byzantin pratiqua une savante stratégie d’alliances et de contrealliances, qui lui permit de faire usage de son armée et de sa marine avec la plus grande parcimonie. L’arrivée des Bulgares lui fit perdre, pendant un certain temps, le contrôle de la côte ouest jusqu’au Danube. Néanmoins, Constantinople, immense métropole à une époque où les villes européennes n’étaient que de gros bourgs, continua de susciter l’admiration. En raison de ses murailles colossales, de ses monuments, de sa richesse et de sa population, elle fut appelée Miklagaard (la grande ville) par les Vikings, Tsarigrad (la ville impériale) par les Slaves, ou tout simplement Polis (la Ville, d’où vient le nom Istanbul). La ville par excellence faisait pendant à la mer par excellence. Dans le sud de l’Ukraine actuelle, la principauté de Kiev prospéra sous l’autorité des Vikings. L’est de la mer Noire, du Kouban au Caucase, était quant à lui gouverné par le royaume chrétien de Géorgie. Ce fut un âge d’or au cours duquel les villes et la civilisation Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 17 Dossier La mer Noire, espace stratégique urbaine se redéveloppèrent, comme ailleurs en Europe et au Moyen-Orient. L’Empire byzantin connut quant à lui une nouvelle heure de gloire sous le règne de l’empereur Basile II (960-1025). Après avoir soumis à nouveau les Bulgares à l’ouest, il étendit même son contrôle en direction de la Palestine. Son déclin vint d’une part de l’invasion des Turcs seldjoukides, qui établirent un royaume musulman au cœur de l’Anatolie, et d’autre part du développement des cités marchandes de Venise et de Gênes. La première profita de la quatrième croisade qui mit Constantinople à sac (1204). Cet événement dramatique se produisit alors que, à l’est, la Géorgie vivait son âge d’or. C’est sous son égide que se fonda l’Empire grec de Trébizonde, au débouché de la route de la Perse. Affaibli, l’Empire byzantin parvint néanmoins à se rétablir tant bien que mal en Anatolie occidentale et en Thrace. Chaque époque apporte son lot d’envahisseurs, mais certains sont plus destructeurs que d’autres. Dans les années 1230, les deux royaumes seldjoukide et géorgien furent vaincus et vassalisés par les Mongols. Pour la principauté de Kiev, déjà en proie à des dissensions politiques, ce fut le désastre. Le nord de la mer Noire fut réduit à nouveau, et pour longtemps, à un paysage rural et semi-désertique. Mis à part les rivages de la Thrace et un petit morceau d’Anatolie occidentale contrôlés par les Byzantins, la mer Noire était devenue un lac mongol. Le malheur des uns fit toutefois le bonheur des autres. L’unification de l’Asie sous un même Empire mongol apporta la sécurité pour le grand commerce depuis la Chine jusqu’à l’Europe. Profitant de l’aubaine, Gênes étendit son réseau de comptoirs jusqu’à la mer Noire, alors appelée Mare Maggiore, la mer Majeure ou la Grande Mer. À l’emplacement de l’ancienne Théodosie, en Crimée, se développa la ville portuaire de Caffa. Débouché maritime de la route de la soie par le nord, elle devint le plus grand comptoir commercial de l’Empire génois, avec une population de 80 000 habitants. L’arrière-pays était quant à lui tenu par les Tatars de Crimée, un nouveau peuple formé d’une élite de Mongols qui avaient emporté des populations turques dans 18 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 leur sillage. En 1347, les Tatars qui tentaient une nouvelle fois de prendre Caffa aux Génois transmirent la peste noire aux assiégés, ce qui aurait contribué à diffuser cette terrible épidémie en Occident. Vers la fin du siècle, une seconde invasion mongole par Timur Lang (Tamerlan) frappa à nouveau l’Anatolie. Le royaume de Géorgie sombra peu à peu dans l’anarchie. Un lac ottoman L’histoire de la mer Noire a ensuite été durablement influencée par le destin extraordinaire d’une petite tribu turque qui se développa à la fin du xiiie siècle dans l’Anatolie occidentale, au cœur des territoires historiques de l’Empire byzantin : les Osmanlis, mieux connus sous le nom d’Ottomans. Leur croissance phénoménale les conduisit au-delà du Bosphore et les rendit rapidement maîtres des Balkans. Le roi de Pologne Ladislas III réunit contre eux une coalition européenne, qui fut écrasée à Varna (Bulgarie) sur la côte ouest en 1444. Après quoi, la voie fut ouverte à la conquête ottomane de la côte nord de la mer Noire. Les Ottomans tenaient les Détroits et – fait nouveau – étaient en mesure d’interdire tout trafic entre la Méditerranée et la mer Noire, grâce à l’artillerie. Dès lors, ce n’était plus qu’une question de temps. Les murs de Constantinople affamée tombèrent face aux canons des assiégeants en 1453, puis ceux de Trébizonde en 1461, et enfin ceux de Caffa en 1473. La Géorgie, morcelée, vassalisée, disparut en tant qu’État autonome. Constantinople connut un nouvel essor et un nouveau système économique s’installa. En Crimée, les Ottomans permirent l’établissement durable d’un khanat tatar descendant des Mongols. Les Tatars, habitués des raids en terre polonaise ou russe, représentèrent longtemps une menace pour les États du nord de l’Europe. C’est aux Turcs que nous devons le terme « mer Noire » (Karadeniz) entré dans les langues occidentales, car elle est pour eux au nord, une direction représentée par la couleur noire. Au xviiie siècle, l’Encyclopédie de Diderot note sobrement : « Les peuples qui habitent les bords de cette mer sont ou sujets ou tributaires de YAU M LET E ERR E t-Om er La mer Noire (XIe-XIIIe siècles) Colo Lièg gne e May ence AUM E ANC E ST EMPIRE ROMAIN GERMANIQUE RO BOU Y. DE RGO GNE PRINCIPAUTÉ Kiev DE KIEV Vienne REP. DE VENISE Arle s Gên es Thessalonique Andrinople Tunis lga Alains Danu be Raguse Naples Vo Don Belgrade e Dn iep r tr ies Rom ROY. DE HONGRIE GOLS MON E LA D D’OR E HORD Dn RÉP . DE GÊN ES Cracovie Mer Noire Constantinople Thrace ROY. DE GÉORGIE Trébizonde Mer Kair ouan Athènes Smyrne EMPIRE BYZANTIN oli e r Antioche Tripoli ÉTATS LATINS D’ORIENT DYNASTIE DES FATIMIDES Alep Eu p Ispahan Bagdad Damas Nishapur OLS MONG DES NI ILKHA Rayy Mossoul TURCS SELDJOUKIDES e at hr M é d i t e r r a n é e Tabriz T Édesse re ig Anatolie M Trip Caspienne Jérusalem 250 km Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 Sain Merv Hera t XIIIe siècle XIe siècle Principauté de Kiev Turcs seldjoukides Mongols États latins d’Orient créés à l’issue de la 1re croisade Empire byzantin Dynastie des Fatimides Comptoir génois Ni Chrétienté d’Occident ReliefO rmu z supérieur à 500 m l Sources : R. Grousset, L’Empire des steppes, Payot, Paris, 1965 ; G. Duby, Grand Atlas historique, Larousse, Paris, 1997, et F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1992. Mas cate Méd l’Empire ottoman 5. » Seuls les Polonais conservèrent un accès ténu à cet espace, grâce aux fleuves Boug et Dniepr. Pourtant, cette domination fut assez vite mise à mal par un peuple de marins redoutables, qui pratiquèrent la piraterie jusqu’en Anatolie. Ironiquement, ceux-ci passèrent à l’histoire comme d’excellents cavaliers au service de la Russie : les Cosaques. Le rêve grec : de l’arrivée des Russes à la guerre de Crimée La guerre de la Sainte Ligue (1683-1699), coalition qui réunissait l’Autriche, la Pologne et Louis de Jaucourt, « Mer Noire » (1765), in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.74:304:35./var/artfla/ encyclopedie/textdata/IMAGE/). 5 ine Venise, stoppa toutefois définitivement l’avancée ottomane. Pour la première fois, l’Empire russe La M ecqu participait à une alliance européenne. Néanmoins, e les Turcs représentaient encore une puissance formidable et le tsar Pierre le Grand échoua notamment à s’emparer de la Crimée. Il se contenta d’établir une tête de pont en mer d’Azov, qu’il ne put d’ailleurs pas conserver longtemps. Mais ce n’était que partie remise. Lors du traité de Küçük Kaynarca signé en 1774 au terme d’une nouvelle guerre, l’Empire russe obtint le contrôle de la Crimée ainsi que les débouchés du Boug et du Dniepr. Désormais, il pouvait accéder à la haute mer. Ses ambitions ne connurent plus de bornes. La tsarine Catherine la Grande formula un rêve grec, qui ne prévoyait rien de moins que l’anéantissement de l’Empire ottoman et la reconstitution d’un Empire romain d’Orient, avec Constantinople pour capitale. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 19 Dossier La mer Noire, espace stratégique PAY ESP S-BAS AGN OL Pari La mer Noire (XVe-XVIe siècles) s ROY. DE POLOGNE ÉTAT RUSSE Gên es gie ROY UM DE PA E NAaPlerm LESe Kh Danu be Raguse Naples a t na Mer Noire Thessalonique Constantinople oli M Kh Caspienne Tabriz 1450 Alep Ispahan Bagdad Jérusalem 250 km Rép. de Venise LeÉtat Cair e russe fin XVe 1520 Hasbourg d’Autriche et d’Espagne Saint Empire romain germanique Dynastie des Safavides 1533 fin XVIe Ni 1600 DYNASTIE DES SAFAVIDES E M é d i t e r r a n é e Empire ottoman anats ouzbeks Mer EMPIRE OTTOMAN Smyrne (Izmir) Alexandrie XVIe siècle a Trébizonde Damas XVe siècle lg ate hr up e r Athènes Vo re Tig Trip Don Caffa Tunis RÉP. DE VENISE de C rim Khan tr ies Dn Bou ÉTA T L’ÉG S DERome LISE é e Dn iep r 1598 XVIe XVIe Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 Vienne a t d ’As t rakan ST EMPIRE ROMAIN GERMANIQUE ROY DE AUME FRA NCE Hera t Relief supérieur O à 500 mrmuz XVIe l Sources : R. Grousset, L’Empire des steppes, Payot, Paris, 1965 ; G. Duby, Grand Atlas historique, Larousse, Paris, 1997, et F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1992. Ce fut aussi le signal d’une course à la colonisation de cet espace largement inhabité. Des colons venant de Russie, mais aussi du reste de l’Europe, furent invités à s’installer, incités par des offres de terres et d’exemptions fiscales. De nombreuses villes nouvelles furent fondées. De façon significative, la plupart reçurent des noms à consonance grecque, en référence à la première vague de fondation des villes grecques dans l’Antiquité : Kherson au débouché du Dniepr (1778), Sébastopol (1783) et Simferopol (1784) en Crimée, le suffixe pol signifiant ville en grec 6. En 1794, ce fut au tour du port commercial d’Odessa situé face à l’estuaire du Dniepr dont le nom fut emprunté au nom d’une ancienne ville grecque Odessos 7. Beaucoup plus saine Voir Boris Unbegaun, « Les noms des villes russes : la mode grecque », Revue des études slaves, tome 16, n° 3-4, 1936, p. 214-235. 6 20 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Méd ine et mieux placée que Kherson, avec son plan en damier, sa construction en pierre et ses gouverLa M neurs ecqu français, cette ville multiculturelle naquit e comme un concentré d’Europe des Lumières. La région de Nouvelle Russie (Novorossia) devint une grande exportatrice de céréales en raison de son arrière-pays exceptionnellement fertile 8. L’avancée de la Russie se poursuivit. Saa na En 1812, à la suite d’une nouvelle guerre contre Ade n Quoique la référence à Odessos soit certaine, l’explication fait débat. L’impératrice Catherine II aurait baptisé la ville nouvelle en référence à une petite localité grecque qui aurait existé dans les environs. En tout état de cause, il a bel et bien existé une ville grecque d’Odessos, mais beaucoup plus au sud, à l’actuel emplacement du port de Varna en Bulgarie. Il est aujourd’hui admis que ce nom signifiait « ville d’eau » dans une langue pré-grecque. Toutefois, l’idée selon laquelle le nom Odessos viendrait d’Odusseus (« Ulysse ») avait été invoquée dès les débuts de la ville. Même si cette explication est sans doute incorrecte d’un point de vue étymologique, on ne peut exclure qu’elle contribua à séduire l’imagination de la Grande Catherine. 7 Mas cate EMP IRE ALL EMA N La mer Noire (XVIIIe-XIXe siècles) D CE Vienne Budapest Venise Dn iep r ROUMANIE SERBIE ROY. D’ITALIE tr ies Belgrade LIE Ma lte (18 BULGARIE Smyrne Empire ottoman XVIIIe siècle XIXe siècle EMPIRE OTTOMAN Chypre Alep Beyrouth Alexandrie Empire russe 1750 1725 1815 Égy 1815 e (18 pt1900 82) 1882 Mer Antalya ÉGYPTE Damas Téhéran E IRAN Bagdad 250 km Jérusalem Empire austro-hongrois Kow eït Relief supérieur à 500 m 1882 Frontières de 1882 (18 99) Bar h (18 eïn 67) Sources : G. Duby, Grand Atlas historique, Larousse, Paris, 1997, et F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1992. les Ottomans, la Russie annexa une partie de la principauté danubienne de Moldavie, au nord de la rivière Prout. Ce territoire fut aussitôt baptisé Bessarabie. Le congrès de Vienne (18 septembre 1814-9 juin 1815) consacra malgré tout un statu quo en mer Noire entre les puissances victorieuses de Napoléon. Bon an mal an, l’Empire ottoman bénéficia de cette accalmie. Néanmoins, Odessa servit en 1822 de base de départ pour une attaque de patriotes qui lança l’insurrection des Grecs contre les Ottomans… au grand dam du tsar Alexandre Ier. Avec sa mort et l’accession de son frère Nicolas I er, l’atmosphère libérale qui avait La Nouvelle Russie comprenait les territoires au nord de la mer Noire conquis par la Russie sur l’Empire ottoman, à la suite des guerres russo-turques de la seconde partie du xviiie siècle. Voir Stella Ghervas, « Odessa et les confins de l’Europe : un éclairage historique », in Stella Ghervas et François Rosset (dir.), Lieux d’Europe. Mythes et limites, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2008, p. 107-124. 8 s Caspienne re Tig Tripolitaine kh Tiflis Constantinople M é d i t e r r a n é e ine Kaza Sébastopol Crète lita e Crimée nat d a h K ate hr up Trip o e r a Ankara GRÈCE M Vo lg Mer Noire Athènes 16) Odessa Danu be Salonique sie ) EMPIRE RUSSE Don Dn ITA Kiev EMPIRE AUSTROHONGROIS Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 Munich Ém i (18 rats 92) prévalu en Nouvelle Russie fut progressivement remplacée par une politique de centralisation et de russification. Entrée en guerre en même temps que la Grande-Bretagne et la France pour soutenir les Grecs, la Russie étendit son influence sur les principautés de Moldavie et de Valachie – actuellement situées en Roumanie. L’État grec obtint son indépendance en 1830. Malgré tout, le nord de la mer Noire continua de se développer économiquement et de susciter le rêve en Occident. Dans le roman Le Père Goriot Ad (18 en 38) de Balzac (1835), le personnage principal, qui Ass ab O b s’était enrichi ok avec les céréales d’Ukraine, rêve encore sur son lit de mort d’aller fonder une fabrique de pâtes à Odessa. L’Empire ottoman, économiquement affaibli, et désormais appelé « l’homme malade de l’Europe », tenta néanmoins, à partir des années 1840, une politique de réformes (Tanzimat en turc). Peu à peu, l’égalité entre les citoyens Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Om (18 an 91) 21 Dossier La mer Noire, espace stratégique ottomans fut établie sans égard à leur religion, et l’esclavage fut aboli. Sur le pourtour de la mer Noire, le développement économique s’accéléra encore grâce à l’arrivée de la navigation à vapeur puis, un peu plus tard, du chemin de fer. Caucase, les Britanniques exploitèrent – avec l’accord des Ottomans – la route qui passe par le sud du Caucase. Les bateaux anglais traversaient le Bosphore et relâchaient à Trébizonde, d’où partaient et arrivaient les caravanes faisant le commerce avec l’Iran. L’ère du désenchantement : de la guerre de Crimée à la Première Guerre mondiale Au tournant du xxe siècle, avec le développement des puits de pétrole de la mer Caspienne, la Russie construisit un chemin de fer à travers le couloir géorgien, le Transcaucasien. Au port de Batoumi sur la mer Noire, le pétrole était transbordé et amené à Novorossiisk et à nouveau chargé sur des trains à destination du nord. Les nuages commencèrent à nouveau à s’amonceler quand l’expansionnisme russe en direction de Constantinople ainsi que sa politique d’intervention en Méditerranée orientale finirent par menacer la survie même de l’Empire ottoman. La répartition de ses dépouilles devint l’enjeu de la « question d’Orient » entre les grandes puissances. La Grande-Bretagne et la France vinrent à la rescousse des Turcs, et la guerre de Crimée (1853-1856) se solda par la chute de Sébastopol. Pour les Russes, la défaite en mer Noire face aux puissances occidentales, suivie de l’interdiction d’y entretenir une flotte militaire et des forteresses, constitua un traumatisme. Dans les années qui suivirent, la Russie se tourna donc vers le nord-est de la mer Noire. Elle avait déjà obtenu – nominalement – le contrôle du littoral oriental montagneux, délimité par le fleuve Kouban, alors appelé Circassie. Contrairement aux Géorgiens annexés dès 1801, les Tcherkesses, musulmans sans État constitué, ne reçurent pas le même traitement que les populations chrétiennes. Entre 1864 et 1867, l’armée russe occupa sans ménagement l’arrière-pays et pratiqua une politique déterminée d’expulsion. Près d’un demi-million de personnes prirent le chemin de l’exil en direction de l’Empire ottoman dans des conditions épouvantables. Des dizaines de milliers de Tatars de Crimée prirent eux aussi la même voie de l’exil. La mer Noire fut également un théâtre secondaire du « grand jeu » entre la Russie et la Grande-Bretagne pour le contrôle de l’Asie centrale, et notamment de la Perse. Alors que les Russes contrôlaient le corridor transcaucasien qui mène à la mer Caspienne à travers le 22 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 En 1877-1878, la Russie tenta à nouveau d’en finir avec l’Empire ottoman, qui fut sauvé in extremis par l’intervention de la flotte britannique dans les Détroits. Le traité de Berlin de 1878 déboucha sur une nouvelle configuration de la côte ouest de la mer Noire, avec la reconnaissance de la souveraineté de la Roumanie et la naissance de la Bulgarie moderne. Le retrait des Turcs fut l’occasion d’exactions contre les populations civiles, commises de part et d’autre. Alors que les Balkans furent le théâtre de déportations, l’Empire russe vit la multiplication de pogroms contre les populations juives. Les deux guerres balkaniques de 1912-1913 ne furent, hélas, que le prélude à la tempête. De la fin des empires à la chute de l’URSS Pour les Balkans et l’espace de la mer Noire, la Première Guerre mondiale (1914-1918) ne fut en effet qu’un épisode parmi une chaîne interminable de bouleversements, ponctués de déportations et de massacres. La région de la mer Noire sombra dans le cauchemar. Au bout du compte, les deux Empires russe et ottoman, exténués, s’effondrèrent tous deux, éclatant en une myriade de petites républiques. En Anatolie, des centaines de milliers d’Arméniens furent massacrés. Les Turcs et les Grecs, établis côte à côte depuis des siècles, se livrèrent une guerre sans merci qui conduisit à la « dés-hellénisation » de l’Anatolie, pendant que les populations musulmanes disparurent quasiment d’Europe. Les pays riverains de la mer Noire : quelques indicateurs statistiques Russie Roumanie Population : 143,5 millions (2013) PIB : 2 097 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 14 611 dollars (2013) Taux de croissance du PIB : 1 % (2013) ; 3 % (2012) Taux de croissance démographique : 0 % (2013) Taux de croissance du PIB/habitant : 1 % (2013) Taux d’inflation : 7 % (2013) Espérance de vie à la naissance : 70 ans (2012) Taux de chômage : 6 % (2012) Taux de pauvreté : 11 % (2013) Part de l’agriculture dans le PIB : 4 % (2013) Part de l’industrie dans le PIB : 36 % (2013) Part des services dans le PIB : 60 % (2013) Population : 19,9 millions (2013) PIB : 189 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 9 490 dollars (2013) Taux de croissance du PIB : 3 % (2013) ; 0 % (2012) Taux de croissance démographique : – 1 % (2013) Taux de croissance du PIB/habitant : 4 % (2013) Taux d’inflation : 4 % (2013) Espérance de vie à la naissance : 75 ans (2012) Taux de chômage : 7 % (2012) Taux de pauvreté : 23 % (2011) Part de l’agriculture dans le PIB : 6 % (2013) Part de l’industrie dans le PIB : 43 % (2013) Part des services dans le PIB : 50 % (2013) Turquie Bulgarie Population : 74,9 millions (2013) PIB : 820 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 10 945 dollars (2013) Taux de croissance du PIB : 4 % (2013) ; 2 % (2012) Taux de croissance démographique : 1 % (2013) Taux de croissance du PIB/habitant : 3 % (2013) Taux d’inflation : 4 % (2013) Espérance de vie à la naissance : 75 ans (2012) Taux de chômage : 9 % (2012) Taux de pauvreté : 2 % (2012) Part de l’agriculture dans le PIB : 9 % (2013) Part de l’industrie dans le PIB : 27 % (2013) Part des services dans le PIB : 64 % (2013) Population : 7,3 millions (2013) PIB : 53 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 7 300 dollars (2013) Taux de croissance du PIB : 1 % (2013) ; 1 % (2012) Taux de croissance démographique : – 1 % (2013) Taux de croissance du PIB/habitant : 1 % (2013) Taux d’inflation : 1 % (2013) Espérance de vie à la naissance : 74 ans (2012) Taux de chômage : 12 % (2012) Taux de pauvreté : 21 % (2011) Part de l’agriculture dans le PIB : 6 % (2012) Part de l’industrie dans le PIB : 30 % (2012) Part des services dans le PIB : 63 % (2012) Ukraine Géorgie Population : 45,5 millions (2013) PIB : 177 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 3 900 dollars (2013) Taux de croissance du PIB : 2 % (2013) ; 0 % (2012) Taux de croissance démographique : 0 % (2013) Taux de croissance du PIB/habitant : 2 % (2013) Taux d’inflation : 0 % (2013) Espérance de vie à la naissance : 71 ans (2012) Taux de chômage : 8 % (2012) Taux de pauvreté : 9 % (2012) Part de l’agriculture dans le PIB : 10 % (2013) Part de l’industrie dans le PIB : 27 % (2013) Part des services dans le PIB : 63 % (2013) Population : 4,5 millions (2013) PIB : 16 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 3 600 dollars (2013) Taux de croissance du PIB : 3 % (2013) ; 6 % (2012) Taux de croissance démographique : 0 % (2013) Taux de croissance du PIB/habitant : 3 % (2013) Taux d’inflation : – 1 % (2013) Espérance de vie à la naissance : 74 ans (2012) Taux de chômage : 15 % (2012) Taux de pauvreté : 15 % (2012) Part de l’agriculture dans le PIB : 9 % (2013) Part de l’industrie dans le PIB : 24 % (2013) Part des services dans le PIB : 67 % (2013) Source : Banque mondiale. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 23 Dossier La mer Noire, espace stratégique Partout se produisit une « homogénéisation » ethnique sur fond de souffrances humaines. fut une série de catastrophes politiques, démographiques et culturelles pour toute la région. La défaite des Russes blancs en Crimée face aux bolchéviques, en novembre 1921, entraîna un nouvel exode de plus de cent mille réfugiés depuis Sébastopol. Le nouvel ordre de l’entre-deux-guerres déboucha sur une réunification de la Russie en une fédération (l’Union soviétique) et l’émergence d’un État national turc (la Turquie). À l’ouest, la Roumanie récupéra la Bessarabie, ce morceau de la principauté de Moldavie perdu en 1812. La guerre froide divisa ensuite la mer Noire en deux : un nord communiste sous l’égide du pacte de Varsovie qui incluait la Bulgarie et la Roumanie et, au sud, une Turquie devenue membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dès 1952, en même temps que la Grèce. Ce fut au début des années 1950 que se produisit une singulière redistribution des cartes en mer Noire, dont les conséquences se font sentir jusqu’à nos jours. Khrouchtchev confia la Crimée à la République soviétique d’Ukraine, alors que le littoral de la mer Noire au sud d’Odessa était confisqué à la Moldavie. On pourrait penser que c’était là la fin des épreuves. Il n’en fut rien. L’URSS étant désormais sous la dictature stalinienne, l’Ukraine subit une terrible famine, qui fit des centaines de milliers de victimes. En 1939, une clause secrète du pacte de non-agression signé entre Hitler et Staline réattribua la Bessarabie à l’URSS. Des dizaines de milliers d’habitants roumanophones furent déportés ou assassinés, et les Allemands expulsés. La guerre entre l’Allemagne nazie (avec ses alliés la Roumanie et la Bulgarie) et l’URSS, puis l’occupation de l’Ukraine furent à nouveau l’occasion d’effroyables tueries. La population juive fut aux deux tiers massacrée ou déportée par les Allemands. À Odessa, en octobre 1941, c’est l’armée roumaine qui commit une tuerie contre les Juifs. La Crimée fut le théâtre de combats acharnés qui donnèrent lieu à des épisodes particulièrement cruels. La bataille de Stalingrad (septembre 1942-février 1943), la plus meurtrière de la Seconde Guerre mondiale, eut lieu à mi-chemin entre la mer Noire et la mer Caspienne. Seule la Turquie resta prudemment hors des combats. Comme à vouloir satisfaire les projets de la Russie tsariste, la victoire de l’URSS avança sa domination dans l’ouest de la mer Noire. En 1944, la retraite des Allemands ramena les Soviétiques en Bessarabie, qu’ils ré-annexèrent. La fin de la guerre plaça également la Roumanie et la Bulgarie sous la domination de l’URSS. Les Tatars de Crimée, accusés en bloc de collaboration avec les Nazis – tout comme d’autres peuples « punis » – furent déportés en Asie centrale. Au bout du compte, la première moitié du xxe siècle 24 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 De la débâcle de l’URSS à l’annexion russe de la Crimée Le destin de la mer Noire fut influencé, une nouvelle fois, par des événements ayant lieu à plusieurs milliers de kilomètres de là. En avril 1991, la Géorgie proclama son indépendance, suivie quelques mois plus tard par la République de Moldavie. Le 8 décembre 1991, les représentants de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie signèrent la dissolution de l’Union soviétique. À la fin de l’année, c’était un fait accompli. Au lieu d’un seul État souverain allant de la frontière du Prout à l’ouest à la frontière turque à l’est, il y en avait trois, quatre si l’on compte la Moldavie. Loin d’apporter un apaisement, la libération de la tutelle soviétique signifia au contraire un retour vers des nationalismes exacerbés. La Russie, un instant fragilisée et affaiblie, soutint immédiatement les dissidences armées chez ses voisins au nord de la mer Noire, générant des conflits gelés. La Transnistrie fit sécession de la Moldavie, encouragée par la présence d’une ancienne armée soviétique. Plus loin, l’armée russe entra en Abkhazie révoltée contre la Géorgie, ce qui fut l’occasion de nouvelles expulsions de population. À ces oppositions politiques s’ajoute une lutte pour le transport des ressources gazières et pétrolières venant de la mer Caspienne et au-delà – la « géopolitique des tubes ». Aujourd’hui, les équilibres semblent se déplacer et changer de nature. La mer Noire a connu, au début du xxie siècle, l’expansion fulgurante d’un étrange « envahisseur » venu de l’ouest : l’Union européenne. En 2007, la Roumanie et la Bulgarie obtinrent leur adhésion. Dès lors, les débats politiques en Moldavie, en Ukraine et en Géorgie commencèrent à se formuler de façon nouvelle, entre « Europe » et « Russie ». Mais la source des tensions est que l’OTAN – une alliance défensive sous l’égide des États-Unis naguère dirigée contre la menace soviétique, et qui survécut à la fin de la guerre froide – pourrait désormais s’étendre dans des pays du nord de la mer Noire qui avaient fait partie de l’URSS. En 2014, à la suite de la chute d’un gouvernement prorusse en Ukraine, une insurrection éclata dans l’est du pays et la Crimée fut rattachée à la Russie par la force, en dépit des règles internationales. C’est désormais un État russe profondément inquiet et irrédentiste 9 qui tente de rétablir son influence sur le nord de la mer Noire, face à ce qu’il perçoit comme une expansion militaire de « l’Occident ». La Turquie, candidate à l’Union européenne depuis 1987, vit elle aussi une crise identitaire, partagée entre son attraction pour l’Europe et l’Asie centrale. Mais le littoral anatolien, qui frappait jadis les visiteurs par son arriération, produit désormais un contraste avec la côte nord, grâce à son activité économique débordante et à ses infrastructures modernes. Quant à Istanbul, elle est devenue une métropole moderne, figurant parmi les grandes capitales internationales. lll La mer Noire a bien été, comme l’a affirmé l’écrivain britannique Neal Ascherson, un lieu de naissance de la civilisation et de la 9 On appelle irrédentisme (de l’italien irredento, non restitué ou libéré) un mouvement nationaliste qui réclame la « restitution » de territoires appartenant à des États étrangers. 10 Neal Ascherson, Black Sea, Hill and Wang, New York, 1995. barbarie 10. Alors que le xixe siècle avait présagé une nouvelle ère de modernité, la création de nouveaux États du pourtour de la mer Noire a légué à la postérité des identités nationales problématiques, lestées par une mémoire de massacres et de déportations. Dans ces conditions, raconter l’histoire de la mer Noire reste un défi, non seulement parce qu’elle est compliquée, mais aussi parce que les histoires nationales constituent encore de nos jours un enjeu politique. Un travail de réconciliation tel que l’ont effectué les Allemands et les Français après la Seconde Guerre mondiale n’y a pas encore eu lieu. Les récits des exactions subies servent encore malheureusement à minimiser celles déjà commises ou à en justifier de nouvelles, perpétuant ainsi un cycle de violences sans fin. Pour désamorcer les antagonismes, il est indispensable que les États-nations riverains de la mer Noire admettent enfin qu’ils ont tous joué un rôle dans l’immense tragédie qui s’est déroulée depuis le xixe siècle. Une nouvelle génération d’historiens a reconnu cette nécessité d’écrire une histoire transnationale de la mer Noire au-dessus des parties. Ce processus, qui consiste notamment à recueillir, à côté des témoignages des victimes, également les confessions des bourreaux, se révèle parfois douloureux. Ceux qui s’engagent sur cette voie s’exposent assez inévitablement à des critiques véhémentes d’un côté comme de l’autre. Mais les rancœurs entre États riverains ne sont au fond que de brefs moments dans la vie de cette région. Elles sont peu de chose à côté de la permanence des cieux et des flots gris-vert de la mer Noire, « la plus merveilleuse des mers » selon Hérodote. C’est elle l’acteur principal de cette région, qui exista longtemps avant les empires et les États-nations, et qui leur survivra. Ce serait plutôt aux êtres humains, qui en sont les hôtes, de lui faire honneur en établissant une paix durable sur ses rivages, et en réapprenant ensemble à protéger son précieux environnement. n Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 25 Dossier La mer Noire, espace stratégique Ò POUR ALLER PLUS LOIN La Turquie et la mer Noire, une relation consubstantielle « Ombre de Dieu, Sultan des deux terres et des deux mers. » Le titre que se donnaient les souverains ottomans, au sommet de leur gloire, montre à quel point la mer Noire est au cœur d’une histoire que la Turquie revendique plus que jamais. Kara Deniz ! Avant même les Ottomans, les Turcs seldjoukides pourraient être à l’origine de ce nom, car ils identifiaient les points cardinaux par des couleurs. Kara (noir), qui désignait le nord, renverrait ainsi au positionnement septentrional de la mer (deniz) en question. Une importance stratégique depuis l’Empire ottoman Après avoir été le théâtre des multiples conflits russobyzantins au Moyen Âge, puis un champ d’expansion de la thalassocratie génoise au xive siècle, cet espace eurasiatique, marqué dès l’Antiquité par la civilisation hellénistique, est rapidement devenu un « lac turc » au cours de la période moderne. Dès la fin du xive siècle, les Ottomans tiennent, à l’est, une partie de la façade maritime anatolienne et, à l’ouest, les côtes bulgares et valaques. Au xve siècle, après la prise de Constantinople (1453), ils relient ces possessions occidentales et orientales, puis s’étendent encore à l’est après la chute de Trébizonde (1461), tout en établissant au nord, à partir de 1475, des liens de domination avec les Tatars de Crimée et les Circassiens. Au xvie siècle, la conquête de la Moldavie et de la Géorgie achève de leur donner le contrôle de l’ensemble des rivages de la mer Noire. Cette situation dure jusqu’au déclin de l’empire que l’on s’accorde à dater du traité de Küçük Kaynarca en 1774 entre les Russes et les Ottomans, qui enlève la Crimée à ces derniers. Au xixe siècle, la mer Noire est au cœur de la question d’Orient qui voit les Britanniques et les Français, lors de la guerre de Crimée (1853-1856), s’employer à freiner la poussée russe vers les mers chaudes, en soutenant 26 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 un « homme malade » désormais promis à une mort certaine. À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’avènement de la Turquie nouvelle est associée par l’histoire officielle à un port de la mer Noire : Samsun, où débarque Mustafa Kemal en 1919 pour conduire la « guerre d’indépendance » qui débouche sur la création d’un État-nation. Installée dans ses frontières par le traité de Lausanne (1923), la république de Turquie, qui conserve la totalité du littoral sud de la mer Noire, conforte aussi à l’issue de la convention de Montreux (1936) sa maîtrise multiséculaire des détroits qui conditionnent l’accès à cette étendue maritime stratégique. C’est un atout de taille pendant la guerre froide, Ankara, alliée au bloc occidental, restant de surcroît le seul État riverain non communiste de la mer Noire. Une région particulière en Turquie En dépit de cette importance géopolitique, la mer Noire, notamment ses côtes les plus orientales, demeure un territoire à part en Turquie, probablement celui – si l’on excepte le Kurdistan – qui affiche les particularismes les plus saillants. Communément appelés « Lazes » – une référence abusive à un peuple montagnard géorgien qui n’est que l’une des composante du melting-pot local –, les natifs de la mer Noire (Karadenizli) sont souvent considérés par leurs concitoyens turcs comme des gens bornés – ce qui fait ainsi l’objet de nombreuses moqueries –, volontiers nationalistes, conservateurs sur le plan religieux et attachés à leurs traditions, en particulier au Horon, une danse folklorique exécutée au son du kemece (un petit violon) et du tulum (une sorte de cornemuse). Dans cette région, le tourisme reste peu développé, les principaux contingents – même les Russes – des 40 millions de visiteurs étrangers qu’accueille la Turquie chaque année préférant les côtes ensoleillées égéennes ou méditerranéennes aux rivages brumeux de la mer Noire. © AFP / Adem Altan La visite d’État à Ankara, le 1er décembre 2014, du Président russe Vladimir Poutine à son homologue turc Recep Tayyip Erdogan a ouvert la voie à une nouvelle ère de coopération en matière énergétique. Les sérieuses divergences de vue entre les deux hommes, notamment sur la Syrie, ont en revanche été passées sous silence. Ces zones côtières sont pourtant actives. À l’ouest, elles abritent l’important bassin charbonnier de Zonguldak, tout en étant à l’est le lieu de productions agricoles réputées, tels les laitages, la viande ou le miel, ou spécifiques comme le thé et la noisette. C’est dans les années 1930 que s’est développée la culture du thé pour réduire les importations de café, faisant du premier la boisson nationale dans un pays où la consommation exclusive du second a longtemps été la tradition. Quant à la culture de la noisette, elle fait de la Turquie le premier producteur et exportateur mondial de ce fruit sec essentiel pour la fabrication du Nutella et de ses dérivés. Il faut dire que, dans sa partie la plus orientale, cette région humide se caractérise par ses torrents qui descendent des Alpes pontiques vers la mer à travers des vallées à la végétation luxuriante. Ces ressources hydriques sont désormais considérées comme le nouvel atout du développement économique local. Elles génèrent ainsi des centaines de projets de centrales électriques qui suscitent néanmoins d’intenses mouvements de protestation animés par les populations locales et les défenseurs de l’environnement. Les enjeux géopolitiques contemporains Le développement et le désenclavement de cette région, qui possède des pôles urbains portuaires de plus en plus importants, comme Samsun ou Trabzon, pourraient aussi venir de la mer et de ses potentialités. Encouragée par l’Union européenne, l’Organisation de la coopération économique de la mer Noire (OCEMN) a été lancée en 1992 à Istanbul. Elle a placé la Turquie au cœur d’un processus visant à rapprocher les pays riverains par la conduite de projets concrets – halieutiques, autoroutiers ou encore environnementaux. Il a pourtant fallu attendre que les conflits en cours à la fin du xxe siècle, dans les Balkans et le Caucase, s’apaisent pour que cette organisation prenne enfin son essor dans les années 2000. Elle demeure dominée par la Russie et la Turquie qui représentent 65 % de la population et produisent 75 % des richesses de ses États membres. Or, si elle Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 27 © AFP / Max Vetrov Dossier La mer Noire, espace stratégique Deux mois après l’annexion de la Crimée par la Russie, des milliers de Tatars commémorent à Simferopol le 70e anniversaire de la déportation de leur peuple par Staline. Représentant quelque 12 % de la population criméenne, ils sont parmi les plus farouches opposants au rapprochement avec Moscou. peut déboucher sur des synergies fructueuses, cette emprise des puissances russe et turque peut aussi réveiller les rivalités ancestrales. En dépit de l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l’Alliance atlantique, la Turquie reste en effet l’un des principaux contributeurs aux forces navales de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en mer Noire. Issu de cette rivalité russo-occidentale nouvelle, le conflit russo-géorgien de l’été 2008 a montré que la Turquie, alliée des Occidentaux et gardienne des détroits, restait pour la Russie un adversaire potentiel sur lequel elle n’hésitait pas, le cas échéant, à faire pression par des déclarations politiques dissuasives et des mesures de rétorsion économique. En dépit de la prudence de la diplomatie turque, la crise russo-ukrainienne de 2014 a confirmé ces données stratégiques, en réactivant la question des Tatars de Crimée. Déportés à l’époque stalinienne 1, ces derniers – traditionnellement soutenus par la Turquie – s’opposent à l’annexion de la péninsule par la Russie et font à nouveau l’objet de persécutions 2. 28 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Cette situation peut aviver des tensions entre Ankara et Moscou, qui sont déjà latentes sur les théâtres voisins chypriote et syrien. Toutefois, Russes et Turcs sont aussi enclins à taire ce différend régional pour accroître leurs échanges économiques mutuels avec des objectifs très ambitieux (100 milliards de dollars par an en 2020). Les Turcs pourraient être ainsi les premiers bénéficiaires des projets russes de couloirs énergétiques dans la région après l’annonce de l’abandon du gazoduc South Stream par Vladimir Poutine en décembre 2014. Jean Marcou * * Professeur à Sciences Po Grenoble. Accusés de collaboration collective avec l’ennemi nazi, les Tatars ont été déportés de la Crimée au moment de la Seconde Guerre mondiale. En 1989, les Tatars de Crimée ne constituaient que 1,6 % de la population totale de la péninsule. Le recensement de 2001 a dénombré 243 400 Tatars, soit 12,1 % de la population totale. 2 Human Rights Watch, Rights in Retreat. Abuses in Crimea, novembre 2014 (www.hrw.org/node/130595/). 1 Les conflits infra-étatiques dans la région de la mer Noire * Baptiste Chatré Baptiste Chatré * est docteur en science politique et consultant, notamment codirecteur Après le conflit russo-géorgien de 2008, les événements récents en Ukraine ont rappelé à l’Union européenne à et sécurité dans l’espace mer Noire (Éditions Panthéon-Assas, 2009). quel point la conflictualité demeurait latente dans les régions voisines de la mer Noire. Cette situation est liée à la conjonction de deux processus à l’œuvre depuis la fin de la guerre froide. D’une part, les sociétés civiles y sont encore en transition en ce qui concerne la formation de la nation et la construction de l’État. D’autre part, les grandes puissances, Russie, États-Unis et Union européenne en tête, cherchent à peser sur ces processus, contribuant à la déstabilisation de la zone. (avec Stéphane Delory) de Conflits L’espace de la mer Noire a, depuis l’Antiquité, constitué tout à la fois une frontière, au sens mythique du terme, et une périphérie floue pour les grandes puissances. Il est aussi une terre de contact entre différents peuples, devenant par là même l’objet de revendications contradictoires. De ce point de vue, l’obstacle que forment la mer Noire et la chaîne du Caucase, qui culmine à plus de 5 000 mètres d’altitude, n’a pas isolé les différentes populations en présence, mais a plutôt encouragé leurs échanges autour de points de passage localisés (ports ou vallées). Cette situation géographique particulière a entraîné un formidable entremêlement de populations appartenant à des groupes ethnolinguistiques et religieux très divers, faisant ainsi du Caucase, « la montagne des peuples », l’une des régions d’Europe les plus variées d’un point de vue ethnique. Cet espace est notamment marqué par un lien étroit entre nationalisme et religion. Le rôle joué par les Églises orthodoxes et par les différents courants de l’islam y a considérablement renforcé les divisions d’ordre politique. Ces éléments sont l’une des explications des incessants partages qu’a subis la région de la mer Noire, devenue la périphérie de quatre empires désormais disparus – l’Empire perse, l’Empire ottoman, l’Empire d’AutricheHongrie et l’Empire russe puis soviétique. Leurs chutes successives et leur incapacité à créer des systèmes fédéraux fonctionnels ont libéré des mouvements locaux réclamant davantage d’autonomie, qui ont rencontré l’opposition des nouveaux États indépendants. La période soviétique L’Empire russe puis l’URSS ont, à l’image des empires coloniaux, cherché à administrer cette ligne de front en mer Noire. Moscou a figé Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 29 Dossier La mer Noire, espace stratégique les territoires, tracé des frontières et influé sur la répartition des populations, en organisant des déportations massives (Tcherkesses, Tatars), des transferts de populations russes et des processus de russification forcée. La politique soviétique a permis l’attribution d’un territoire à chaque « grande » nation (Géorgiens, Arméniens, Ukrainiens, Azéris), ce qui a contribué à leur renforcement dans une première phase, de la création de l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La consolidation et la construction de leurs États respectifs – sur la base des Républiques socialistes soviétiques (RSS) – via une relative décentralisation du pouvoir ne sont intervenues que plus tard, à partir des années 1970. L’absence de correspondance entre États et nations s’est ensuite imposée comme un facteur de déstabilisation lors de la transition postsoviétique. Par exemple, la RSS de Moldavie, largement roumanophone, a été créée artificiellement en coupant en deux l’ancienne Bessarabie et en lui adjoignant un territoire hétérogène – qui deviendra la Transnistrie – où les roumanophones étaient minoritaires et les Slaves majoritaires (Russes immigrés et Ukrainiens russophones). La RSS d’Ukraine s’est aussi vue agrandie après 1945 de plusieurs territoires non ukrainiens, comme la Bucovine, la Transcarpathie ou la Crimée. De la même façon, l’URSS a attribué à la RSS d’Azerbaïdjan un territoire à la population en majorité arménienne, le Haut-Karabakh. Parallèlement, le pouvoir soviétique a affaibli ces RSS en consentant des statuts d’autonomie à certains de leurs territoires ethniquement hétérogènes. Ces territoires ont souvent à leur tour été conçus selon les mêmes principes, à l’image du Daghestan, où aucun groupe ethnique ne dépassait 30 % de la population totale en 1991, ou des républiques autonomes de KabardinoBalkarie et de Karatchaïevo-Tcherkessie, au sein desquelles deux « majorités » se trouvaient face à face. Ces entités ont été dotées d’un gouvernement et d’une administration propres, favorisant ainsi l’émergence de revendications sécessionnistes. Souvent situées à la périphérie des anciennes RSS et délaissées par le pouvoir central, elles ont en outre souffert d’un retard 30 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 socio-économique qui a attisé leur volonté de modifier leur statut en 1991. Ces petits territoires autonomisés ont dès lors constitué autant de bombes à retardement pour les nouveaux États de la région (Ukraine, Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie), alors que ces derniers étaient plongés dans l’effervescence du processus d’indépendance. Les conflits qui sont nés au cours de cette période présentent deux caractéristiques communes. Tout d’abord, ils sont tous liés à la transformation de la place et du rôle de ces nouveaux États, et particulièrement à leur approche de la diversité identitaire. Ensuite, l’influence russe y est décisive. Une transition complexe Les nouveaux États issus de l’ancienne URSS ont été confrontés, depuis 1991, non seulement à la nécessité de transformer leur appareil étatique, mais aussi à celle de mobiliser leur population autour d’un projet national. Ce projet s’est exprimé au travers de mesures spectaculaires – affirmation d’une seule langue officielle, suppression des statuts d’autonomie des territoires périphériques comme au Haut-Karabakh 1, interdiction des partis politiques régionaux, etc. Ces décisions ont radicalisé des mouvements séparatistes qui avaient saisi l’opportunité du démembrement de l’URSS pour affirmer leurs revendications identitaires et chercher à s’autonomiser vis-à-vis du centre. Ces deux impulsions contradictoires ont été exacerbées par l’accaparement des ressources économiques par une petite élite lors du chaos post-1991, à l’origine de « zones grises », comme la Transnistrie. Près de vingtcinq ans après les premières indépendances, ces territoires sans existence légale sont minés par l’omniprésence de la fraude, de la corruption et de trafics en tout genre. En Ukraine, depuis décembre 2013, l’affirmation du processus de renforcement de l’identité ukrainienne s’accompagne, pour certaines 1 Le Haut-Karabakh a déclaré son indépendance à la suite de la suppression de son statut d’autonomie par le nouvel État azéri en 1991. © AFP / Daniel Milailescu À Tiraspol, la capitale de la Transnistrie, une campagne d’affichage à la gloire de cet État non reconnu, indépendant de la Moldavie depuis la dissolution de l’URSS en 1991. élites locales, du déni de l’importance de la langue russe dans les zones où elle est parlée. À ce phénomène répond l’utilisation de l’argument linguistique pour justifier l’annexion de la Crimée par les Russes, tandis que les tensions ont pu être exacerbées par le jeu trouble de certains oligarques ukrainiens oscillant entre l’un ou l’autre camp selon les intérêts économiques en jeu. La nouvelle politique de puissance de la Russie Dès le début de la transition, la Russie s’est impliquée activement dans la gestion des conflits de son voisinage immédiat. L’arrivée au pouvoir à Moscou de Vladimir Poutine en 1999, l’utilisation des exportations de gaz comme levier de pression dès 2005, mais aussi l’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) au Kosovo et l’élargissement des institutions euroatlantiques à la région ont aussi contribué à la réaffirmation d’une politique de puissance de la Russie dans la région de la mer Noire. La Russie a ainsi cherché à maintenir en l’état certains conflits pour préserver le nouveau statu quo régional. Cette orientation se traduit en particulier par la maîtrise des processus de négociation, dont le cœur s’est déplacé à Moscou. L’activisme russe de la première partie des années 1990 avait pourtant été positif. La Russie s’était imposée comme force de maintien de la paix dès 1993 en Abkhazie et elle avait participé à la Commission mixte de contrôle en Ossétie du Sud dès 1992. Elle avait également coprésidé le groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour le Haut-Karabakh. Enfin, jouant un rôle décisif dans les relations entre la Moldavie et la Transnistrie, elle a envoyé une force de maintien de la paix dès 1992 pour venir en aide à ses alliés de Tiraspol. Bénéfique à court terme en raison de son effet pacificateur, cette implication s’est avérée déstabilisatrice à moyen ou long terme. Elle semble en effet légitimer le démembre- Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 31 Dossier La mer Noire, espace stratégique ➜ FOCUS Les peuples punis Les rives de la mer Noire ont depuis toujours abrité une grande diversité ethnique, en particulier de nombreuses minorités bien souvent persécutées par les pouvoirs en place. Aujourd’hui mis en lumière par la résistance des Tatars de Crimée face à leur réinsertion dans le giron russe, le sort des « peuples punis » est probablement l’exemple le plus marquant, bien que largement méconnu, de cette oppression. Des centaines de milliers de Soviétiques – certaines estimations vont jusqu’à deux millions – ont en effet été soumis à un déplacement forcé aux confins de l’URSS en raison d’une loyauté jugée douteuse lors de la « Grande Guerre patriotique » de 1941-1945. Unies par une même punition, ces populations ne furent toutefois pas déportées simultanément. Ces mouvements de masse s’échelonnèrent sur plusieurs années, au gré des décisions du pouvoir soviétique. La première vague débute en août 1941. Alors que les forces hitlériennes gagnent du terrain face à l’Armée rouge, un décret du praesidium du Soviet suprême d’URSS – organe qui a exercé jusqu'en 1990 la présidence collégiale de l'État – ordonne la déportation des citoyens soviétiques d’origine allemande, accusés de collaborer avec l’envahisseur nazi. Assignés à résidence au Kazakhstan, parfois contraints au travail forcé, les Allemands de la Volga sont bientôt collectivement déclarés « ennemis du régime soviétique ». La deuxième vague sur vient dès 1943, lorsqu’une condamnation identique s’abat sur certaines minorités ethniques soupçonnées du même crime de collaboration. Parmi ces « déplacés spéciaux », on trouve des Tchétchènes, des Ingouches, des Kalmouks, des Balkars ou encore des Tatars de Crimée. Leurs membres sont progressivement déportés en Sibérie ainsi qu’en Asie centrale, et les républiques autonomes dont ils sont issus rayées de la carte administrative de l’URSS – la République socialiste soviétique de Crimée est par exemple rabaissée au simple rang d’oblast de Crimée. Enfin, la troisième vague frappe à partir de 1944 les dernières populations épargnées en Crimée et dans le ment territorial des États concernés et retarde la mise en œuvre d’un règlement durable de ces conflits. Le retour à une politique plus active depuis 2005 sous-tend un double objectif des autorités russes actuelles : tout d’abord, empêcher tout processus de rapprochement entre les États de la région et les institutions euro-atlantiques ; ensuite, maintenir la présence et l’influence de Moscou dans la région, voire les accroître. Cette influence se traduit par une présence militaire russe officielle (Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie) ou non (les fameux « petits 32 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Caucase, entre autres des Grecs, des Bulgares et des Kurdes. Quatre années plus tard, les peuples punis sont déclarés déportés à perpétuité par les autorités soviétiques, tandis que leurs conditions de vie, déjà précaires, sont graduellement durcies par de nouvelles contraintes administratives. Ce n’est qu’après la mort de Staline qu’est adopté en 1955 un décret sur la délivrance des passeports aux « déplacés spéciaux » et que sont annulées les dispositions restrictives à leur encontre. Non sans que se pose l’épineuse question de la restitution des terres, les populations déportées sont dès lors autorisées à rentrer dans leur région d’origine, à l’exception notable des Tatars de Crimée dont la plupart ne retrouveront leur terre d’origine qu’à la disparition de l’URSS. Au vu des difficultés que pose le retour, certains préfèrent rester sur leur territoire de déportation, d’où la persistance de nos jours de nombreuses minorités, notamment tatares, au sein des pays d’Asie centrale. Questions internationales hommes verts » en Ukraine) sur la plupart des théâtres concernés, mais aussi sur le territoire des États alliés de la Russie. En Arménie, la base militaire russe de Gumri, située au nord-ouest du pays, joue ainsi un rôle dissuasif vis-à-vis du voisin azéri. Une fois ses troupes présentes sur un territoire, Moscou s’attache, comme en Ossétie du Sud, à les y maintenir pour mieux y légitimer le statu quo. Cet interventionnisme russe, qui passe également par le soutien aux mouvements séparatistes, connaît toutefois quelques limites tant il est susceptible d’isoler la Russie sur la scène internationale. Au-delà des vives tensions L’environnement stratégique de la mer Noire (2015) K A Z A K H S TA N Kiev UKRAINE Na Volgograd Donetsk M O L D AV I E cc o BT E Transnistrie Rostov Tenguiz RUSSIE* ROUMANIE Astrakhan Odessa Mihaïl Novo Tikhoretsk Crimée Kogalniceanu Kropotkine Selo Sébastopol Deveselu Simferopol Novorossisk Tchétchénie Touapsé Daghestan Constanța BULGARIE Abkhazie Graf M er Noire Kaspiisk Ossétie Bezmer Ignatievo Goudaouta du Sud M er Tskhinvali Tbilissi C as p ien n e GÉORGIE TAP Istanbul Bakou Samsun Gumri AZERBAÏDJAN TANAP Ankara Erzurum ARMÉNIE GRÈCE HautKarabakh BTC TURQUIE Küreçik IRAN Ceyhan Mossoul IRAK CHYPRE Mer Méd it erranée Tartous SYRIE * La Russie est membre du conseil OTAN/Russie Région à majorité russophone Territoire annexé par la Russie Russie : Oléoduc existant Gazoduc existant Oléoduc en projet Gazoduc en projet/abandonné Zone de tension et ou conflit 200 km OTAN : Membre Partenaire États-Unis : Base aérienne Base aérienne Base navale Base navale Radar d’alerte Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 bu Ukraine orientale avec les États occidentaux, certains alliés traditionnels de la Russie, comme la Biélorussie ou le Kazakhstan, craignent les déstabilisations internes et paraissent réticents à l’égard de cette remise en cause de l’intégrité des frontières issues de la transition post-soviétique. fait principalement de l’obstruction de Moscou. Depuis le conflit russo-géorgien de l’été 2008, ce qualificatif est encore moins adapté à une situation éminemment dynamique, du fait même de la volonté russe de saisir les opportunités qui se sont créées dans la région. Une conflictualité persistante Le Caucase du Nord, un foyer de tensions internes pour la Russie Le risque sécuritaire posé par le Caucase du Nord demeure largement minoré depuis la fin de la guerre en Tchétchénie en 1999. Cette région, entièrement située sur le territoire de la Russie, correspond, depuis 2010 seulement, à un district fédéral russe – échelon administratif principal de la Fédération, le Caucase du Nord étant le plus petit des neuf que compte la Fédération. Cette Les conflits dans la région de la mer Noire ont souvent été qualifiés de « gelés », n’ayant ni vainqueurs ni vaincus 2. Or, seuls les processus de résolution restent véritablement bloqués, du Sur les « conflits gelés », voir l’encadré de Benoît Lerosey, pages 37-38. 2 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 33 Dossier La mer Noire, espace stratégique évolution est le signe de la difficulté qu’a Moscou à gérer cet ensemble hétérogène et instable. Elle témoigne aussi de sa volonté de modifier la situation actuelle afin de laisser davantage d’autonomie locale à la région spécifique du Caucase du Nord. Pour maintenir la stabilité dans la zone et tenter d’y conserver la maîtrise du territoire, la Russie préfère y soutenir des dirigeants au profil autoritaire. Ces derniers bénéficient alors de l’aide militaire et financière russe à la condition expresse de faire preuve de loyauté vis-à-vis de Moscou et de jouir d’une certaine légitimité au sein des populations locales. Conséquence directe des deux guerres de Tchétchénie, le Caucase du Nord peut désormais être perçu comme un foyer de radicalisation islamiste et un vivier pour le terrorisme. Ses combattants continuent de menacer directement les intérêts russes, mais aussi la sécurité internationale comme le montrent l’attentat du marathon de Boston en 2013, dont les auteurs étaient deux frères tchétchènes, ou encore la présence de combattants tchétchènes sur les théâtres d’opérations en cours, du Donbass à la Syrie. Le traitement russe de la question du terrorisme caucasien, basé sur une sécurisation autoritaire de la région, a apporté une certaine accalmie à court terme – l’opération de contre-terrorisme en Tchétchénie a été clôturée en 2009. En revanche, à moyen ou long terme, les problèmes demeurent sans solution : luttes entre clans pour l’accaparement des ressources et notamment des terres, absence de développement économique, corruption, mauvaise gestion par les élites, chômage des jeunes, décentralisation avortée, gestion autocratique du pouvoir local et instrumentalisation des revendications identitaires. Dans ce contexte, le modèle d’un islam radical offre souvent aux populations la seule alternative à des élites politiques en quête d’une nouvelle crédibilité. La zone demeure extrêmement conflictuelle, avec des groupes insurgés, en apparence liés à l’islam radical mais, plus concrètement, structurés autour d’un activisme local – criminel et politique –, qui agissent de la Kabardino-Balkarie à la république du Daghestan, actuellement la plus touchée par les violences. Cette instabilité est nourrie par une myriade de petits mouve34 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 ments locaux que l’idée de lancer un « émirat du Caucase » n’arrive pas à fédérer ou à hiérarchiser et qui, pour l’essentiel, restent imperméables à tout mouvement islamiste radical global. Le détournement de l’attention vers l’Ukraine et l’emploi de forces russes sur d’autres terrains constituent néanmoins autant d’occasions pour relancer des opérations plus importantes contre la Russie. Mais davantage que les troubles en Ukraine, ce sont les événements qui se déroulent plus au sud, entre l’Irak et la Syrie, qui pourraient avoir des répercussions dans la région et encourager des actions déstabilisatrices. L’action du 4 décembre 2014 à Grozny de la part d’insurgés tchétchènes montre bien que les groupes armés prêts à en découdre avec les autorités locales et nationales restent puissants et loin d’être éradiqués, malgré le discours rassurant des autorités russes. Il pourrait ne s’agir que d’une première étape vers un retour à des actions armées de plus grande ampleur de la part des rebelles tchétchènes. La permanence des tensions interétatiques dans le Caucase du Sud Le Caucase du Sud demeure l’objet d’une lutte d’influence entre États-Unis, Russie et Européens, comme en témoigne l’évolution récente des conflits en Abkhazie, en Ossétie du Sud et au Haut-Karabakh. En Géorgie, le contexte actuel, marqué par la poursuite d’un rapprochement avec l’OTAN et la signature d’un accord d’association entre l’Union européenne et ce pays en juin 2014, ne peut que déplaire à Moscou. La Russie a répondu en novembre 2014 à cette pénétration occidentale au Caucase du Sud par un traité avec l’Abkhazie – comprenant un accord de sécurité et de défense, et officialisant la situation de fait qui prévaut. Désormais, toute récupération des deux territoires sécessionnistes par la Géorgie ne pourrait intervenir, selon Moscou, qu’au sein de l’Union eurasiatique 3. Le nouveau gouvernement géorgien, plus conciliant à l’égard des intérêts russes que celui de l’ancien président L’Union eurasiatique a été créée par la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan le 29 mai 2014. L’Arménie y a adhéré le 9 octobre 2014. 3 Les pays riverains de la mer Noire Indicateurs comparatifs Indice de Gini Géorgie Turquie Russie Bulgarie Roumanie Ukraine (2012) 41,4 (2011) 40,0 (2009) 39,7 (2011) 34,3 (2012) 27,3 (2010) 24,8 PIB par habitant, 2013 (en milliers de dollars courants) Russie Turquie Roumanie Bulgarie Ukraine Géorgie 14,6 10,9 9,5 7,3 3,9 3,6 Part de migrants, 2010 (en % de la population totale) Ukraine Russie Géorgie Turquie Bulgarie Roumanie 11,5 8,6 3,8 2,0 1,5 0,7 Dépenses publiques en éducation (en % du PIB) Ukraine Russie Bulgarie Roumanie Turquie Géorgie (2011) 6,2 (2008) 4,1 (2010) 4,1 3,1 (2011) (2006) 2,9 (2012) 1,5 Dépenses publiques de santé, 2012 (en % du PIB) Turquie Bulgarie Ukraine Roumanie Russie Géorgie 4,7 4,2 4,1 4,0 3,8 1,7 Dépenses militaires publiques, 2013 (en % du PIB) Russie Ukraine Géorgie Turquie Bulgarie Roumanie 4,2 2,9 2,7 2,3 1,6 1,3 Dépenses publiques en R&D (en % du PIB) Russie Turquie Ukraine Bulgarie Roumanie Géorgie 1,1 (2012) 0,9 (2011) 0,7 (2011) 0,6 (2012) 0,5 (2012) 0,2 (2005) Sources : Banque mondiale, www.banquemondiale.org Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 Mikhéil Saakachvili (2004 à 2013), paraît indécis face à ces derniers développements, comme pourrait l’illustrer la démission de plusieurs ministres pro-occidentaux en novembre 2014, même si l’orientation pro-occidentale des élites géorgiennes reste une posture incontournable. Plus au sud, l’Arménie, enclavée, en conflit ouvert avec l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabakh et en conflit latent avec la Turquie, voit en la Russie la garantie de sa survie dans une région qui lui reste hostile, à la fois économiquement et militairement. L’Azerbaïdjan, grâce aux revenus des hydrocarbures, jouit pour sa part d’une forte indépendance stratégique et exerce un attrait indéniable vis-à-vis de l’ensemble des grands acteurs qui s’intéressent à la région. Il maintient une relation pragmatique avec la Russie – Moscou vendant des armements à l’Azerbaïdjan qui les utilise contre son allié arménien. Cependant, une méfiance réciproque demeure, entretenue par deux facteurs. Le premier est lié à la menace d’une importation du salafisme sur le territoire azéri à travers la minorité lezguienne présente à la fois au Daghestan et en Azerbaïdjan et qui bénéficie du soutien russe. Le second est celui du conflit du Haut-Karabakh. Territoire azéri peuplé à une très large majorité d’Arméniens, le Haut-Karabakh a demandé dès 1991 son indépendance. Depuis, le conflit s’est mué en un différend entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à travers le soutien sans faille de l’Arménie aux dirigeants indépendantistes du territoire. Le cessez-le-feu de 1994 est régulièrement remis en cause, l’Azerbaïdjan n’ayant pas renoncé, comme la plupart des autres États concernés par des mouvements séparatistes, à rétablir sa souveraineté sur la région. Le processus de négociation entre les deux États reste bloqué. Alors que leurs dirigeants respectifs ne sont pas prêts à en payer le prix politique, les sociétés demeurent, quant à elles, opposées à tout accord. Le cas est en outre particulier en raison du rôle différent qu’y joue la Russie. N’étant pas directement impliquée, elle affiche son volontarisme dans la recherche d’un compromis, comme le montre la rencontre de Sotchi du 10 août 2014 entre la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 35 Dossier La mer Noire, espace stratégique intervenue après une nouvelle escalade de violence durant l’été. Or, le Haut-Karabakh constitue probablement le seul conflit dont la solution ne réside pas directement à Moscou. Ce blocage entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan souffre, en effet, du regain de tensions entre l’Occident et la Russie, États-Unis, France et Russie devant agir de concert pour favoriser la signature d’un accord. L’enjeu du Haut-Karabakh est, pour l’Arménie, suffisamment fort pour avoir choisi de rejoindre l’Union eurasiatique proposée par V. Poutine, l’Union européenne défendant plutôt l’intégrité des frontières dans la région. Dans ce conflit, la situation peut devenir instable entre un Azerbaïdjan riche de ses exportations d’hydrocarbures et une économie arménienne délabrée. Si l’expérience et la qualité du matériel de l’armée arménienne ont pu, jusque-là, défendre l’acquis du Haut-Karabakh, il est probable que les lourds investissements consentis pour l’amélioration de l’outil militaire azéri porteront un jour leurs fruits et donneront aux autorités militaires azéries les mêmes velléités de reconquête que celles de M. Saakachvili en Ossétie du Sud en 2008. L’hypothèque ukrainienne Principal élément de déstabilisation de la région, les événements de 2014 en Crimée et dans le Donbass sont une occasion décisive pour la Russie de peser de façon durable dans les affaires ukrainiennes. Plusieurs explications peuvent être avancées à cette flambée de violence : la transition démocratique ukrainienne chaotique, une certaine instrumentalisation des populations russophones – qui représentent près de 17 % de la population ukrainienne –, des régions périphériques refusant la centralisation du pouvoir et l’occidentalisation du pays, des difficultés économiques et de développement, et l’importance des groupes criminels. Moscou cherche à empêcher par tous les moyens un éloignement de l’Ukraine de sa zone d’influence. Elle tente de la déstabiliser par le grignotage de son territoire, en invoquant la « Nouvelle Russie », la frontière symbolique de la conquête russe au xviiie siècle. Il paraît désormais improbable que ces territoires reviennent un jour sous souveraineté 36 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 ukrainienne, tant la mainmise des groupes armés et/ou criminels est, avec le soutien de Moscou, forte et tant l’outil militaire ukrainien est faible. L’annexion éclair de la Crimée par la Russie et le processus de russification en cours témoignent de la rapidité avec laquelle la Russie exploite les moindres occasions offertes par le contexte régional. Dans le Donbass, Moscou pourrait préférer la création d’une nouvelle zone grise, favorisant la présence de forces russes en Ukraine. Ce litige territorial semble rapprocher l’Ukraine de l’OTAN via une occidentalisation de la politique nationale. Il pourrait aussi durablement empêcher l’Ukraine de rejoindre celle-ci, l’importance des relations pacifiques avec les États voisins étant un critère utilisé jusqu’ici avec constance en Europe centrale et orientale pour freiner les ardeurs de certains candidats. Les résultats pro-européens des élections générales d’octobre 2014 en Ukraine montrent néanmoins les limites de cette tactique. L’absence de soulèvement majeur des populations russophones du Sud-Est ukrainien entre Crimée et Donbass hypothèque, pour l’instant, le projet russe d’étendre la déstabilisation régionale. L’enjeu des prochains mois est de savoir comment Moscou va chercher à avancer ses pions dans la zone, et peutêtre soutenir les milices locales dans l’extension de leurs avantages territoriaux jusqu’en Crimée. lll La permanence de ces conflits pèse sur la mise en place d’un climat de confiance dans la région de la mer Noire. Ceux-ci nuisent à toute forme de coopération entre États, même sur le plan bilatéral. Par ailleurs, l’omniprésence des grands acteurs internationaux, Russie en tête, empêche les sociétés locales de prendre en main les processus de résolution de leurs différends. L’implication d’autres acteurs régionaux dans les négociations (Turquie, Pologne, Iran) pourrait représenter l’une des perspectives de sortie d’une crise qui risque sinon de s’aggraver et de se prolonger. Ceci pourrait en effet renforcer la dimension régionale de la résolution des conflits et permettre l’entrée en jeu d’acteurs légitimes dont l’influence diplomatique a été jusque-là sous-utilisée. n Ò POUR ALLER PLUS LOIN Les litiges territoriaux autour de la mer Noire Point de rencontre, jusqu’au début du xxe siècle, entre les grands empires russe, ottoman et austro-hongrois, le littoral de la mer Noire, peuplé des nations les plus diverses, a suscité d’innombrables antagonismes territoriaux. Tandis que la fin de la Seconde Guerre mondiale avait stabilisé les frontières entre les pays riverains, pour la plupart inclus dans le bloc socialiste, la disparition de l’URSS en 1991 a donné lieu à l’apparition de nouveaux conflits, dont aucun, à ce jour, ne semble durablement résolu. Les « conflits gelés » issus de la dislocation de l’Union soviétique l La Transnistrie est un étroit territoire situé en Moldavie entre le Dniestr et la frontière avec l’Ukraine. À la différence du reste de la Moldavie, elle est majoritairement peuplée de Russes et d’Ukrainiens russophones. Dès 1990, dans le contexte du démembrement de l’Union soviétique, la Moldavie cherche à affirmer son identité roumanophone et à obtenir son indépendance, voire son rattachement à la Roumanie. Les autorités locales de Transnistrie proclament l’indépendance de la région et demandent à rejoindre l’URSS puis, après 1991, la Fédération de Russie. Le sécessionnisme transnistrien donne lieu à un conflit armé avec Chisinau en 1992, à l’issue duquel la République moldave du Dniestr, ou Transnistrie, autoproclamée et soutenue par des éléments de l’armée russe, obtient son indépendance de facto. Alors qu’aucun État membre des Nations Unies, pas même la Russie, ne reconnaît son indépendance, Tiraspol a développé un ensemble d’institutions étatiques : président, gouvernement, monnaie, police et même une armée et un service de renseignement, largement sous la coupe du FSB 1 russe. Bien que la Transnistrie soit une région dépositaire de la plus grande partie du potentiel industriel de la Moldavie soviétique, les autorités locales vivent essentiellement des subsides de Moscou et de diverses activités illégales. Malgré des négociations multilatérales régulières en « format 5 + 2 » 2, le règleFederalnaïa Sloujba Bezopasnosti, Service fédéral de sécurité, le successeur du KGB. 2 OSCE, Union européenne, Russie, Ukraine et États-Unis + Moldavie et Transnistrie. ment du conflit est toujours au point mort. Pour Moscou, conserver un conflit gelé et entretenir une importante présence militaire russe en territoire moldave demeurent des puissants leviers de pression pour freiner les velléités d’intégration européenne de Chisinau. Vu de Tiraspol, le récent exemple de l’annexion éclair de la Crimée par Moscou a, en outre, redonné des arguments aux partisans d’une ligne intransigeante. l Région montagneuse du Caucase, peuplée majoritairement d’Arméniens, le Haut-Karabakh est rattaché en 1921 par le jeune pouvoir soviétique à l’Azerbaïdjan. À la fin des années 1980, dans le contexte de la pere­stroïka et de l’exacerbation des nationalismes dans toute l’Union soviétique 3, ce territoire, qui bénéficiait d’un statut d’autonomie au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, demande son rattachement à l’Arménie, puis proclame finalement son indépendance en septembre 1991. S’ensuit un conflit de trois ans entre l’Azerbaïdjan, d’une part, la république sécessionniste soutenue par l’Arménie — et indirectement par la Russie —, d’autre part. Le protocole de Bichkek du 5 mai 1994 met un terme aux affrontements et entérine l’indépendance de facto du Haut-Karabakh. Les armées karabakhtsie et arménienne occupent les territoires séparant le Haut-Karabakh de l’Arménie. Depuis lors, les négociations pour le règlement du conflit sont supervisées par le « Groupe de Minsk », créé sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et coprésidé par la France, les États-Unis et la Russie. En 2005, les « principes de Madrid » ont établi une feuille de route pour une résolution du conflit fondée sur l’autodétermination de la population du Haut-Karabakh. Les affrontements et les incidents demeurent néanmoins fréquents, et le récent sommet de Paris du 27 octobre 2014 entre les présidents azerbaidjanais et arménien n’a pas empêché un regain de tensions presque immédiat. l L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie sont deux territoires géorgiens, frontaliers de la Russie, qui ont proclamé leur indépendance vis-à-vis de Tbilissi, respectivement 1 3 Notamment les pogroms anti-arméniens de Soumgaït en 1988 et Bakou en 1990. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 37 Dossier La mer Noire, espace stratégique en 1991 et en 1992, amputant le pays de près de 20 % de son territoire et de la moitié de son littoral. À la suite de conflits armés entre la Géorgie et les forces indépendantistes soutenues par Moscou (1991-1992 et 1992-1993), les deux régions ont obtenu leur indépendance de facto, garantie par une mission de surveillance du cessez-le-feu de la Communauté des États indépendants (CEI). En août 2008, après de nombreux incidents sur la ligne de cessez-le-feu, le conflit est réactivé par la tentative du régime géorgien de Mikhéil Saakachvili de reprendre le contrôle des deux régions. L’armée russe intervient alors militairement sur les territoires abkhaze et ossète et, au-delà, sur le territoire géorgien. Elle s’arrête avant Tbilissi, mais Moscou prend argument du conflit pour reconnaître officiellement l’indépendance des deux républiques, à la différence des autres « conflits gelés » de la région. Cette reconnaissance rend de fait impossible tout projet de règlement fondé sur le maintien des territoires au sein de la Géorgie. Récemment, la volonté de Moscou d’inclure l’Abkhazie à ses projets d’intégration économique eurasiatique, via un traité bilatéral signé le 24 novembre 2014, fait de ces deux conflits les différends les plus durablement gelés de l’espace post-soviétique. La guerre de 2014 en Ukraine : de nouvelles oppositions pour le contrôle du littoral de la mer Noire l La Crimée est une péninsule située sur la rive nord de la mer Noire, qu’elle sépare de la mer d’Azov. Longtemps partie intégrante du monde grec et byzantin, elle passe sous contrôle des Tatars venus du Nord au xve siècle, avant d’être intégrée à l’Empire russe à la fin du xviiie siècle. République autonome au sein de l’URSS, elle est transférée de la Russie à la République socialiste soviétique d’Ukraine par décision personnelle de Nikita Khrouchtchev en 1954. Après 1991, elle demeure ukrainienne, mais continue à abriter la principale base de la marine russe à Sébastopol et constitue un foyer du nationalisme russe au sein de l’Ukraine indépendante. Jouissant d’un statut d’autonomie poussée, elle ne fait cependant pas l’objet d’un conflit indépendantiste armé. En février 2014, suite au renversement du régime prorusse du président Viktor Ianoukovitch à Kiev, la Russie, mettant à profit le mécontentement de la population criméenne, lance une action de grande ampleur et extrêmement bien planifiée fondée sur la prise des points clés de la péninsule par des soldats des forces spéciales, en 38 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 uniforme russe mais dépourvus d’insignes 4. En quelques jours, les forces russes prennent le contrôle du territoire, organisent un référendum, largement contesté, et reconnaissent dans la foulée l’indépendance du territoire. Le 18 mars, les nouvelles autorités de Crimée signent avec Vladimir Poutine un traité de rattachement à la Russie. L’annexion de la Crimée par la Russie modifie sensiblement les équilibres géopolitiques en mer Noire, en privant l’Ukraine d’une grande partie de son littoral. Elle permet à la Russie d’accroître sa présence maritime et de tirer profit d’un plateau continental riche en hydrocarbures et offre au surplus une plateforme pour le transit du gaz vers l’Europe. région du Donbass est un bassin houiller situé dans l’est de l’Ukraine, à la frontière avec la Russie. Haut lieu de l’extraction du charbon et de l’industrie métallurgique dès l’époque soviétique, il s’agit d’une région riche, densément peuplée et urbanisée, et de tradition ouvrière. Bien que très majoritairement russophone, culturellement et humainement proche de la Russie, elle n’avait, jusqu’à récemment, jamais fait l’objet de tensions sécessionnistes au sein de l’Ukraine indépendante, parvenant à voir ses intérêts largement représentés à Kiev, notamment sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, lui-même originaire de la région. l La Dans le prolongement des événements de l’hiver 2013-2014, puis de l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, un mouvement de déstabilisation se développe, avec des manifestations de populations locales insatisfaites du changement de régime, la mise en place de milices locales et une ingérence militaire russe. Les séparatistes aidés par les services spéciaux et l’armée russe prennent le contrôle d’une partie des régions de Donetsk et de Lougansk et tentent de bâtir des « États » comparables à celui de Transnistrie, mais que Moscou ne reconnaît pas davantage : les « républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk. Au printemps 2014, la progression de l’armée ukrainienne et des bataillons combattant pour l’unité de l’Ukraine face aux séparatistes amène l’armée russe à s’impliquer plus activement dans le conflit. Les séparatistes stabilisent leur territoire et un accord est signé à Minsk, le 5 septembre 2014, en vue d’un processus de règlement politique du conflit. Celui-ci paraît cependant dans l’impasse. Benoît Lerosey * * Diplômé de Sciences Po Paris. 4 Rapidement qualifiés de « petits hommes verts ». La Russie et la mer Noire : entre récit géopolitique et mythologie identitaire * Kevin Limonier Kevin Limonier * est chercheur à l’Institut français de géopolitique (IFG – Paris 8). Ponctués de violents conflits, les trois siècles de présence russe sur les rives de la mer Noire ont permis le développement d’une véritable mythologie identitaire et d’un récit géopolitique racontant et légitimant le rôle de la Russie dans la région. C’est sur ce corpus très divers que s’appuie désormais en partie le Kremlin pour mettre en récit sa vision de la place de la Russie dans le monde, dans un contexte de forte hausse des tensions sur ses frontières méridionales. Le 4 décembre 2014, lors de sa traditionnelle allocution devant l’Assemblée fédérale de Russie, Vladimir Poutine a déclaré : « La Crimée […] et Sébastopol ont une importance civilisationnelle et même sacrée inestimable pour la Russie, comme le mont du Temple à Jérusalem pour les adeptes de l’islam et du judaïsme 1 ». De par sa formulation, cette adresse du Président russe aux députés de la Douma et du Conseil de la Fédération constitue une rupture. Sur le fond, le propos ne fait que reprendre le thème de la grandeur russe érigé en doctrine politique depuis quelques années. En revanche, l’emploi répété des notions de sacralité, de vérité ou de civilisation confirme la séparation très nette que la communication officielle tente depuis peu d’établir entre Vladimir Poutine et le reste de la classe politique russe. Le Président russe fait ici figure de « visionnaire » éloigné des « techniciens » chargés de l’exécution de cette vision. 1 Discours du président de la Fédération devant l’Assemblée fédérale, 4 décembre 2014 (http://kremlin.ru/news/47173). En ce sens, V. Poutine renoue avec une ancienne tradition intellectuelle consistant à magnifier les ambitions d’un État aspirant au contrôle d’un espace géographique donné pour des raisons stratégiques – contrôle des ressources, des richesses, des voies de communication, etc. Les références mémorielles et théoriques choisies servent alors à légitimer ces ambitions et à accroître la capacité de mobilisation – humaine, financière ou autres – de l’État. Le rapport que la Russie contemporaine entretient avec la mer Noire peut être abordé de bien des façons. Tant la question des hydrocarbures que celles des rapports de force militaires, des tensions identitaires ou même des difficultés économiques et politiques internes à la Russie permettent en effet d’éclairer la progressive radicalisation du discours présidentiel. Le recours à des représentations géopolitiques par les autorités russes répond également à des impératifs stratégiques. Il constitue enfin une tentative d’actualisation de certains courants de la pensée géopolitique russe autour d’un espace Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 39 Dossier La mer Noire, espace stratégique géographique, la mer Noire, qui s’avéra l’un des lieux privilégiés de sa projection. Un espace de conquête Dès la fin du xviiie siècle, l’Empire russe a commencé à s’intéresser sérieusement à la mer Noire, avec en toile de fond la volonté de poursuivre la stratégie de désenclavement du pays et d’intensification des échanges avec l’Europe occidentale lancée par Pierre le Grand (1672-1725). Jusqu’à la grande guerre du Nord (1700-1721) et à la fondation de SaintPétersbourg en 1703, l’État russe moderne s’était en effet développé sans pratiquement aucun accès à la mer. Malgré les tentatives parfois fructueuses d’Ivan IV (1530-1584) pour accéder à des espaces maritimes synonymes de richesse, de commerce et de modernité, la Russie demeurait coincée entre les principautés germano-baltes au nord, les vassaux tatars des Ottomans au sud, ainsi que par la Pologne catholique à l’ouest. Après les conquêtes de Pierre Ier sur les rivages de la Baltique, l’accès à la mer Noire devient l’un des principaux horizons de l’expansion territoriale russe sous Catherine II (17291796). Rendue possible par l’affaiblissement progressif de l’Empire ottoman, cette politique poursuit plusieurs objectifs. D’abord, fournir à l’Empire russe, alors en plein développement économique, de nouveaux débouchés. Ensuite, renforcer la stratégie de conquêtes territoriales sur les rives de cette mer qu’il s’agissait de contrôler au moyen d’une flotte permanente, face aux Ottomans et à leurs alliés. Enfin et surtout, permettre à la Russie de disposer des atouts nécessaires pour ce qui paraissait alors comme l’objectif final de toutes ces conquêtes : le contrôle du détroit du Bosphore et de celui des Dardanelles. Cette avancée aurait donné à la Russie la possibilité d’entrer durablement en Méditerranée et de peser sur les échanges maritimes mondiaux. En fondant notamment Sébastopol en 1783, Catherine II jette les bases de cette stratégie qui se poursuit tout au long du xixe siècle. Rythmée par une série de guerres opposant la Russie à un Empire ottoman déclinant, cette dynamique 40 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 d’expansion territoriale au sud finit par inquiéter fortement les grandes puissances maritimes occidentales, en particulier la Grande-Bretagne. La poussée russe menace en effet la route des Indes que l’Empire britannique sécurise progressivement à cette époque en Méditerranée. Si bien qu’en 1853-1856 la guerre de Crimée et le siège de Sébastopol par la coalition franco-britannique portent un coup d’arrêt brutal, mais momentané, à cette politique d’expansion. Celle-ci reprend dès les années 1870 et, lorsque l’Empire ottoman accepte de signer le traité de San Stefano en 1878, les troupes russes ne sont qu’à une centaine de kilomètres d’Istanbul et des détroits. C’est dans ce contexte de lutte pour le contrôle de cette mer fermée qu’au xixe siècle des géographes, des philosophes et des écrivains y ont trouvé un terrain fertile au développement d’une pensée messianique dont on voit aujourd’hui resurgir certaines composantes. Ayant inspiré de larges pans de la littérature russe, les rivages ensoleillés du Caucase ou de la Crimée se sont progressivement chargés d’une valeur symbolique tendant à en justifier le contrôle. Deux types de récits peuvent à cet égard être distingués. D’une part, les théories stratégiques qui donnent à l’espace mer Noire une importance géographique encore mobilisable dans certaines luttes politiques. D’autre part, les récits géopolitiques stricto sensu ayant vocation à mettre en scène cette valeur géographique, et dont certains éléments sont désormais repris par les autorités russes. Un point d’accès aux « mers chaudes » ou la « porte du Heartland » Une formule pourrait suffire à résumer les nombreuses tentatives de théorisation stratégique dont la mer Noire a fait l’objet de la part du monde intellectuel russe : celle de « mers chaudes ». Le plus souvent, elle désigne un objectif à atteindre, à savoir la Méditerranée et, plus loin encore, les océans libres de glaces. Le terme se nourrit de la représentation d’une Russie considérée comme enclavée, dans la mesure où ses accès maritimes donnent sur des mers fermées ou des océans © BNF / département des Cartes et Plans gelés une grande partie de l’année. Ce concept de mers chaudes place la mer Noire au centre d’un dispositif intellectuel et stratégique qui s’est développé tout au long du xixe siècle et resurgit à l’époque contemporaine. L’amiral français Raoul Castex (18781968) en offre l’une des meilleures synthèses dans ses Théories stratégiques : « [La] mer Noire n’est intéressante qu’en ce qu’elle conduit en Méditerranée [...]. Comme il serait désirable d’y pénétrer directement. Mais cela pose le célèbre problème des détroits et exige que la Turquie soit complice. [...] En 1914 encore, le slavisme, malgré tous ses efforts, n’est pas parvenu à réaliser son rêve d’accéder à la mer ensoleillée 2. » Raoul Castex, Théories stratégiques, tome VII, Economica, Paris, 1997, p. 112. 2 Panorama du théâtre de la guerre de Crimée, opposant l’Empire russe à l’Empire ottoman soutenu par la France et la Grande-Bretagne, publié dans Le Figaro en 1855. Si la représentation de la mer Noire comme « tremplin » vers la Méditerranée est largement répandue, certains penseurs vont encore plus loin en la désignant, ni plus ni moins, comme la première marche vers la « domination mondiale ». Ainsi, pour le géographe russe Piotr Semionov-Tian-Chanski (1827-1914), le contrôle de la mer Noire et des détroits permettrait à la Russie de ravir à la Grande-Bretagne le leadership mondial. La théorie de Tian-Chanski part du constat qu’il existe sur terre trois « baies océaniques » (Méditerranée, Caraïbes et mer de Chine), autour desquelles se sont développées les civilisations les plus puissantes et les plus avancées. Si le Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 41 Dossier La mer Noire, espace stratégique contrôle de ces trois zones paraît indispensable à ses yeux pour asseoir une domination globale, il estime cependant que la domination d’une ou deux de ces baies par un État lui suffirait pour s’assurer du leadership mondial. Selon Tian-Chanski, dans le cas de la Russie, contrôler la Méditerranée – et donc la mer Noire – reviendrait à ouvrir une liaison permanente « entre Sébastopol et Vladivostok, comme entre Kronstadt et Sébastopol. La Méditerranée jouerait enfin, au profit des Russes, son rôle essentiel : grâce à elle, les trois mers qui baignent les territoires [russes] communiqueraient les unes avec les autres ». Enfin, Tian-Chanski juge la domination russe sur la mer Noire comme une condition sine qua non de sa sécurité : « Quel que soit le choix de la Russie, [...] pour sa défense dans le premier cas, comme point de départ de son expansion dans le second […]. Une mer fermée est un lieu où tous les pays qui bordent cette mer sont contrôlés par celui qui possède la force navale la plus puissante 3. » Voie d’accès à la Méditerranée et aux océans, la mer Noire peut donc également être une faiblesse pour la Russie si celle-ci venait à y perdre sa suprématie. C’est l’idée développée par le théoricien britannique Halford John Mackinder (1861-1947), pour lequel cette mer fermée est la « porte du Heartland », c’est-àdire du centre de la masse continentale eurasiatique qu’il qualifie de « pivot géographique de l’histoire ». Selon Mackinder, le contrôle de ce « cœur des terres » assurerait, lui aussi, la domination mondiale. Les puissances périphériques à la masse continentale eurasiatique, à savoir la GrandeBretagne puis les États-Unis, qui dominent les mers entourant ce Heartland, n’auraient de cesse de vouloir s’en emparer. Les ressources dont il regorge et sa position centrale dans le monde attirent en effet les convoitises. Ainsi, Mackinder explique que la mer Noire en constitue l’une des rares portes d’entrée pour les puissances périphéPiotr Semionov-Tian-Chanski, cité par Tsutomu Takashima, Traditions, actions et stratégies de la marine de guerre soviétique de 1945 à 1991, Atelier national de reproduction des thèses, université Lille III, 2006, p. 27. riques, comparant les détroits à une brèche dans le « barrage continu de terres » que sont « le mont Taurus et les Alpes dinariques », qui séparent le Heartland de la Méditerranée 4. La théorie des mers chaudes de même que celle de Mackinder représentent un premier niveau du phénomène de mise en récit géopolitique de l’espace mer Noire. Si elles ne sont pas dénuées d’intérêt pour le géographe, le flou qu’entretient le recours à des termes vagues tels que « pivot géographique de l’histoire » incite à la prudence. En effet, loin de constituer des grilles de lecture scientifiques, ces concepts créent à partir d’un espace géographique des représentations produites pour être mobilisées dans des luttes politiques, voire idéologiques, sous couvert d’un vernis académique. Depuis le début de la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée par la Russie, les théories du Heartland ou des mers chaudes ont ainsi bénéficié d’un regain d’intérêt. Leur apparente systématisation des réalités géographiques est séduisante. Y faire référence peut s’avérer utile dans des prises de position incriminant ou justifiant le comportement des belligérants dans la région. On ne compte plus, par exemple, les articles de presse qui rappellent l’aspiration séculaire de la Russie à accéder aux océans libres de glace pour expliquer la valeur stratégique de la Crimée et de la base navale de Sébastopol. Or, avant l’annexion de la presqu’île, la Russie disposait déjà non seulement de plusieurs centaines de kilomètres de côtes sur la mer Noire, mais également de toutes les infrastructures stratégiques lui permettant, dans l’absolu, d’exercer une suprématie maritime sur cet espace. Une mythologie identitaire À côté de cette mise en récit de l’espace géographique, une autre représentation de l’espace mer Noire existe, d’ordre historique. De très nombreuses tentatives ont en effet été effectuées, depuis le xviii e siècle, tant pour 3 42 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 H. J. Mackinder, « The Geographical Pivot of History », The Geographical Journal, vol. XXIII, n° 4, avril 1904. 4 © AFP / Uri Lashov Sur la façade d’un immeuble de Sébastopol, en juin 2014, une fresque représente le Président Vladimir Poutine en uniforme de marin. On peut y lire l’inscription suivante : « Retour au port ! » donner un sens à la progression russe sur les rivages de cette mer, que pour rehausser la valeur symbolique des objectifs stratégiques qui guident cette progression. La plupart des courants de pensée qui se sont essayés à donner un sens historique au rôle de la Russie en mer Noire ont comme racine commune le projet politique de Catherine II. Les succès que connaît la Russie en mer Noire sous son règne établissent durablement l’empire dans la région. Ils sont aussi l’occasion de formuler un véritable « projet civilisateur » pour les territoires nouvellement conquis. Ainsi, l’annexion du khanat tatar de Crimée en 1774 est perçue par certains historiens, à l’instar de Orest Subtelny, comme l’ultime victoire de la Russie sur « la steppe, qui depuis un millénaire représentait une source de danger pour les populations sédentaires slaves 5 ». Aussi la colonisation par des populations russes de régions situées au sud de l’Ukraine actuelle – la « Novorossia » aujourd’hui brandie par les séparatistes de l’est de l’Ukraine ainsi que par le Président russe – constituait-elle une tentative de consolider les marches méridionales de l’empire en formulant un projet politique initialement inspiré de la philosophie des Lumières 6. Mais, surtout, cette avancée fut également justifiée par le « projet grec » que nourrissait Catherine II, selon lequel elle entendait prendre Constantinople et placer son neveu sur le trône d’un nouvel empire byzantin panorthodoxe qui Orest Subtelny, Ukraine: A History, University of Toronto Press, Toronto, 2000, p. 176. Cette influence de la philosophie des Lumières est particulièrement visible dans le Manifeste de l’Union à la Crimée, un document signé par Catherine II en 1783 qui définit les grandes lignes du rôle de l’État russe dans cette nouvelle province. 5 6 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 43 Dossier La mer Noire, espace stratégique succéderait ainsi à la Russie 7. La fondation de villes aux noms helléniques, telle Sébastopol (Sebastê Polis, la « ville auguste »), répondait alors autant à l’impératif de « civiliser » les marches méridionales de la Russie que d’établir une solide tête de pont en direction d’Istanbul. Demeurée vivace tout au long du xixe siècle, l’ambition russe de contrôler un jour les détroits s’est enrichie de diverses traditions intellectuelles qui se sont nourries de ce récit initial. Le courant de pensée le plus fécond de ce processus est de loin le slavophilisme, ainsi que ses ramifications ultérieures. S’il est difficile de définir ce mouvement intellectuel tant celui-ci fut protéiforme, on retrouve chez certains de ses représentants un intérêt commun pour la mer Noire, que l’écrivain Fiodor Dostoïevski (1821-1881) résuma ainsi : « Il faut que Constantinople et la Corne d’Or soient nôtres. Car non seulement c’est un port illustre qui maîtrise les détroits, centre de l’univers, arche de la Terre, mais car la Russie, ce formidable géant, doit enfin s’évader de sa chambre close où il a grandi au point que sa tête vient heurter le plafond, pour remplir ses poumons de l’air libre des mers et des océans […]. Cette obsédante question d’Orient est notre destinée future 8. » Chez Dostoïevski, mais également chez d’autres penseurs slavophiles tels qu’Ivan Iline (1883-1954) ou Nikolaï Danilevski (1822-1885), la mer Noire est en effet considérée comme un espace dont le contrôle a une vocation certes stratégique mais aussi messianique. En présentant comme finalité de la domination russe sur la région non pas le « contrôle des détroits » mais bien la prise de Constantinople pour en faire une « capitale d’une fédération de tous les Slaves […], les Russes, les Serbes, Croates […], Slovènes, Bulgares, Grecs, Magyars et Byzantins 9 », 7 Maurice Pernot, « L’Union soviétique et la Méditerranée », Politique étrangère, vol. 11, n° 2, 1946, p. 117-128. 8 Fiodor Dostoïevski, « De ce que Constantinople doit être nôtre », in Journal d’un écrivain. La Pléiade, Paris, 1972. 9 N. I. Danilevski, Rossia i Evropa, vzgliad na koultournye i polititcheskie otnochenia [La Russie et l’Europe, regard sur des relations culturelles et politiques], Strakhova, Saint-Pétersbourg, 1895. 44 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Nikolaï Danilevski double d’ailleurs ce messianisme orthodoxe d’un projet panslave qui fut maintes fois repris pour justifier les intérêts russes en mer Noire. Ainsi, en 1916, en pleine Première Guerre mondiale et un an avant la révolution bolchévique, le président de la Douma Alexandre Trepov écrivait, pour justifier l’engagement des troupes russes contre l’AutricheHongrie et l’Empire ottoman : « Depuis plus de mille ans, la Russie cherche à s’étendre vers le sud, elle cherche un accès libre à une mer ouverte, Les clefs du Bosphore et de Constantinople. Le bouclier d’Oleg aux portes de Byzance, c’est le rêve immémorial, le rêve sacré du peuple russe depuis qu’il existe. Ce rêve, le voici tout près de se réaliser... Le peuple russe doit savoir pourquoi il verse son sang ! 10 » Durant la période soviétique, ces mises en récit disparaissent tant en raison du contexte idéologique que de la place qu’occupe alors la région dans la stratégie générale de l’URSS. Après la Seconde Guerre mondiale et avec le début de la guerre froide, les rivages soviétiques de la mer Noire font en effet directement face à ceux d’une puissance membre de l’OTAN, la Turquie. Depuis Moscou, la mer Noire est considérée d’abord comme l’un des possibles grands théâtres d’opération en cas de confrontation armée avec le bloc de l’Ouest 11. La Crimée devient une véritable forteresse où se concentrent de très importants effectifs terrestres, navals et aériens, ainsi que des installations balistiques de première importance. Après 1991, les nouvelles tensions géopolitiques qui apparaissent à la faveur de l’effondrement de l’Union soviétique et du pacte de Varsovie font d’ailleurs craindre un embrasement de la région – comme à Sébastopol en 1992-1993, où des soldats russes et ukrainiens s’étaient affrontés autour de la question du contrôle de l’ancienne flotte soviétique de la mer Noire. A. Trepov cité par M. Pernot, op. cit. p. 121. Le rôle stratégique de la mer Noire pour la défense de l’Union soviétique a notamment été théorisé par Vladimir Shlomin dans son ouvrage La Souveraineté sur les mers fermées (Gospodstvo na zakritykh moriakle, 1974). 10 11 La Crimée et le renouveau du mythe pontique Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la politique régionale de la Russie est caractérisée par une stratégie d’influence qui promeut une identité supranationale et pluri­ ethnique structurée par des récits fondateurs racontés en langue russe. Les politiques linguistiques de certaines anciennes républiques riveraines de la mer Noire, comme l’Ukraine ou la Géorgie, ont souvent servi de leitmotiv à toutes sortes d’actions ayant pour but de maintenir l’influence russe dans la région, face notamment aux révolutions « de couleur ». Pourtant, les événements de Crimée en 2014 constituent une rupture, dans la mesure où jamais le pouvoir russe n’avait été aussi loin dans sa tentative d’imposer une certaine vision de l’histoire et du rôle de la Russie au sud. En qualifiant la Crimée de « nouvelle Jérusalem du peuple russe », mais aussi en utilisant des termes tels que « Nouvelle Russie » pour qualifier le sud-est de l’Ukraine, Vladimir Poutine a clairement ancré son discours dans une stratégie non seulement de réactualisation mais aussi de production de mythes géopolitiques en complément des positionnements classiques sur les questions linguistiques ou mémorielles. Le fait que la mer Noire soit l’espace privilégié de leur production est bien entendu lié, en premier lieu, au conflit en Ukraine et à l’annexion de la Crimée. Mais l’histoire de cette région en fait également un laboratoire d’une certaine radicalisation qui évoque bien les mutations et tensions auxquelles est soumis le pouvoir russe à l’intérieur du territoire de la Fédération. Face à la crise économique qui frappe aujourd’hui la Russie et qui entame la crédibilité d’un pouvoir qui avait fondé sa légitimité sur sa capacité à redresser l’économie nationale, cette politique apparaît comme une dangereuse fuite en avant. Elle contribue en effet à cristalliser les positions et à diminuer un peu plus la probabilité d’un règlement pacifique des crises qui secouent cet espace et, plus largement, des tensions qui existent entre la Russie et l’Occident. Mais elle est aussi et surtout le signe du virage intellectuel et idéologique qui se produit actuellement à Moscou, où l’on fait désormais référence à des notions telles que la « vérité historique » pour justifier et mettre en scène l’action du pays. n Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 45 Dossier La mer Noire, espace stratégique Ò POUR ALLER PLUS LOIN Le détroit du Bosphore : un entre-deux mers L’annonce en mai 2011 par Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre turc, du grand projet de « Bosphore parallèle » baptisé Kanal Istanbul a eu pour effet quasi immédiat de replacer la « question des Détroits » – pour reprendre la formule héritée de la diplomatie européenne de la fin du xviiie siècle – dans l’arène internationale. Arguant de la menace que constituerait le trafic maritime pour la métropole d’Istanbul, le Premier ministre prétendait ainsi détourner la circulation internationale dans le Bosphore pour la diriger sur ce canal artificiel à ouvrir entre mer Noire et mer de Marmara. Des voix se sont alors élevées pour rappeler que cette voie d’eau restait une voie internationale – selon les principes de la convention de Montreux de 1936 – et qu’un État – tout riverain qu’il fût – ne pouvait unilatéralement en modifier les règles d’utilisation. Deux ans plus tard, fin mai 2013, le chantier du troisième pont autoroutier et ferroviaire sur le Bosphore était solennellement lancé à l’entrée du Bosphore du côté de la mer Noire, alors que le tunnel ferroviaire Marmaray était mis en service au fond du Bosphore et que les travaux du tunnel routier – dit « Tunnel Eurasie » – étaient entrepris. Ces grands projets d’infrastructure ont comme objectif commun d’assurer un meilleur franchissement du Bosphore, détroit d’environ 30 kilomètres de long et d’une largeur de 1 000 mètres en moyenne – à l’entrée sur la mer Noire, il est large de 3,5 kilomètres et le secteur le plus étroit ne dépasse pas 750 mètres – qui fend en deux Istanbul. Les 14 millions d’habitants de cette métropole se répartissent désormais presque équitablement de part et d’autre de cette ligne discontinue. À une échelle nationale et internationale, ces nouvelles infrastructures sont destinées à conforter la vocation de corridor de transit d’Istanbul et de la Turquie, entre les Balkans et le Moyen-Orient. Les Détroits (2015) B U L G A R I E Mer Noire Bosphore Kirklareli Edirne Lüleburgaz Istanbul Izmit Tekirdag Komotiní Mer de Marmara Keçan G R È C E Mer de Thrace Da r n da ell es Bursa TURQUIE Çanakkale 50 km Source : 46 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Balikesir Projet Kanal Istanbul Kütahy Frontières Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 Haskovo ➜ FOCUS La convention de Montreux La convention concernant le régime des Détroits, dite convention de Montreux, a été signée le 20 juillet 1936 à l’initiative de la Turquie d’Atatürk, déterminée à jouer un rôle plus important dans la région. Elle définit le régime juridique international des détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles, c’est-à-dire les règles de passage et de navigation dans cette zone qui comprend également la mer de Marmara. Dans la mesure où ces détroits sont un passage obligé pour quiconque souhaite pénétrer dans la mer Noire – ou la quitter – par voie maritime, elle détermine également les règles d’accès à l’espace pontique. Cette convention, à laquelle neuf États sont originellement parties – la Bulgarie, la France, le Royaume-Uni, la Grèce, le Japon, la Roumanie, la Turquie, l’URSS et la Yougoslavie – est entrée en vigueur le 9 novembre 1936 et s’est substituée au traité de Lausanne qui fixait depuis 1923 le statut de la zone dite des « Détroits ». Quoique celui-ci, conclu à l’issue de la guerre gréco-turque de 1919-1922, ait confirmé le principe de libre navigation que prônait dès 1918 le président américain Woodrow Wilson dans ses « quatorze points » et qu’avait entériné le traité de Sèvres en 1920, la convention de Montreux définit un régime plus réglementé. En effet, elle établit plusieurs distinctions, d’une part, entre la navigation en temps de paix et celle en temps de guerre, d’autre part, entre les navires de commerce et les bâtiments de guerre. En temps de paix, les premiers jouissent de la libre navigation, de même que les seconds à condition qu’ils notifient leur passage à la Turquie, naviguent en surface pour les sous-marins et limitent leur séjour dans la mer Noire à vingt et un jours pour les puissances non riveraines – ces dernières sont soumises à plusieurs conditions supplémentaires par rapport aux puissances riveraines. En temps de guerre, la libre navigation reste de mise pour les navires de commerce sous réserve que Une voie maritime internationale nécessaire aux États riverains L’argument de Recep Tayyip Erdogan – devenu président de la République turque en août 2014 – sur le caractère menaçant du trafic est en partie fondé. Le Bosphore est effectivement une grande voie maritime internationale, avec un trafic annuel estimé en 2013 à 50 000 navires commerciaux étrangers. Si l’on y ajoute le trafic local, de pêche, de traversée ou de cabotage et le trafic militaire, l’idée d’un encombrement n’est pas insensée. La la Turquie ne soit pas en guerre avec l’État du pavillon, tandis que les bâtiments de guerre ne peuvent passer les Détroits s’ils appartiennent à une puissance belligérante ou si Ankara est partie au conflit et en a décidé autrement. Ainsi, la convention de Montreux consacre l’importance stratégique de la Turquie, qui devient gardienne de l’accès à la mer Noire et est autorisée à remilitariser la zone des Détroits. Malgré l’adoption, en 1982, de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, la convention de Montreux régit encore de nos jours le passage et la navigation dans les Détroits, en raison notamment du refus de la Turquie de renégocier un régime qui lui est pour le moins favorable. Il est enfin à noter que si la Russie et l’Ukraine sont désormais liées à la convention en tant qu’États successeurs de l’URSS, la Géorgie, pourtant riveraine, n’en est quant à elle toujours pas partie, en dépit de son intérêt stratégique. Questions internationales hiérarchie des utilisateurs, à considérer les pavillons des bateaux qui empruntent cette voie, varie peu, tant les alternatives offertes aux pays riverains de la mer Noire sont restreintes : Russie, Ukraine, Bulgarie, Roumanie, Géorgie, Grèce et Chypre… Seuls les pavillons de complaisance viennent perturber cette hiérarchie. S’agissant du transport d’hydrocarbures, le projet d’un oléoduc « orthodoxe » avait un temps été envisagé, de même que celui d’un canal nord-sud qui aurait traversé la Bulgarie et la Grèce pour permettre Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 47 Dossier La mer Noire, espace stratégique Le trafic dans le Bosphore Années Nombre de bateaux de commerce 1992 25 530 n.d. 2002 47 283 9 427 2005 54 794 10 054 2012 48 329 9 027 Nombre de tankers N.D. : non disponible. Sources : Sabah, 26 juillet 2010, p. 10, et Dünya, 31 janvier 2013, p. 20. au pétrole russe d’accéder à la Méditerranée sans passer par le Bosphore. Il semble néanmoins avoir été abandonné faute de garanties suffisantes quant à sa faisabilité technique et à son financement. Avec le Blue Stream, gazoduc sous-marin officiellement inauguré le 17 novembre 2005 entre la station littorale de Beregovaïa en Russie et celle de Durusu en Turquie (département de Samsun), les Russes ont néanmoins favorisé une option turque alternative au Bosphore. De plus, un complexe de gazoducs est en cours d’aménagement, en prolongation terrestre du Blue Stream, entre Durusu et les installations de Ceyhan sur la Méditerranée – que l’on nomme déjà Blue Stream 2. Enfin, l’ouverture en 2006 de l’oléoduc BTC (BakouTbilissi-Ceyhan) dans le golfe d’Iskenderun, à proximité de la frontière syrienne, a aussi eu pour conséquence un allégement du trafic des tankers au cœur d’Istanbul, dans la mesure où l’exportation d’une partie croissante du pétrole de la Caspienne ne passe désormais plus par les détroits. Un trafic décroissant Cette décrue du trafic international semble s’être amorcée depuis le milieu des années 2000. Après un pic d’activité en 2004 avec 3,4 millions de barils de pétrole transitant par le Bosphore, le nombre annuel de barils est passé à 2,9 millions en 2010. Parallèlement, alors que 9 427 tankers avaient emprunté le Bosphore en 2002, on a dénombré 9 027 en 2012, après un pic en 2005 (10 054). En 48 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 octobre 2002, la Turquie a édicté de nouvelles restrictions de trafic pétrolier. Celles adoptées en mai 1994 incitaient déjà les navires de plus de 150 mètres de long à recourir à des remorqueurs turcs, bannissaient l’usage du pilote automatique et limitaient la hauteur des navires à 190 pieds. Celles de 2002 interdisent le passage nocturne de bâtiments de plus de 200 mètres de long transportant des hydrocarbures bruts ou dérivés. La stratégie russe consistant à privilégier les ports de la mer Baltique pour exporter le brut a eu en outre des effets tangibles sur le trafic d’hydrocarbures dans le Bosphore. Les efforts des « pays frères » de Transcaucasie et d’Asie centrale, issus de l’ex-URSS, pour exporter davantage par la mer Noire n’ont pas conduit à un volume comparable à ce qu’il était avant la diminution du trafic russe. Malgré la poursuite de mouvements écologistes contre le trafic d’hydrocarbures et de matières nucléaires dans le Bosphore, il apparaît donc que les arguments utilisés en 2011 par le Premier ministre turc, l’augmentation inéluctable du trafic sensible et le danger consécutif pour la sécurité de la métropole, se trouvent en partie infirmés par les faits. Une artère mieux sécurisée La mise en place, fin 2003, d’un système sophistiqué et coûteux de surveillance radar continue, dénommé Turkish Straits Vessel Traffic Ser vice (TSVTS), a entraîné une diminution du nombre d’accidents spectaculaires, telle la collision en octobre 1994 du Nassia, un navire chypriote grec, qui s’était soldée par la mort de 30 marins. Ces accidents passés 1 sont évoqués inlassablement par les partisans d’une prise de contrôle totale du trafic maritime international par les autorités turques ou d’un transfert de ce trafic sur Kanal Istanbul. Toutefois, si le trafic est mieux contrôlé, ses retombées pour l’économie stambouliote restent modestes dans la mesure où plus de 57 % des navires étrangers transitant par le Bosphore ne font pas escale dans les ports d’Istanbul et que plus des deux tiers 1 Ils font l’objet d’un chapitre à part dans l’ouvrage d’Orhan Pamuk, Istanbul. Souvenirs d’une ville (paru en 2007 pour la traduction française). © AFP / Bulent Kilic Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, les manœuvres navales des pays occidentaux ont été plus intensives en mer Noire. Ici, le Dupuy-de-Lôme, un navire français collecteur de renseignement, s’engageant dans le Bosphore à Istanbul, en avril 2014. Il a été précédé quelques jours plus tôt par le destroyer américain USS Donald Cook en route pour le port de Constanta, en Roumanie. des navires ne recourent toujours pas aux services d’un remorqueur. Artère privilégiée d’un trafic illégal d’hydrocarbures qui n’a pas d’expression statistique, le Bosphore est aussi le lieu d’un trafic humain. Ainsi, en novembre 2014, au moins 24 migrants clandestins ont péri noyés au débouché du Bosphore sur la mer Noire, leur frêle embarcation n’ayant pas résisté à la houle de cette dernière, conjuguée aux écueils et aux hauts-fonds redoutés depuis l’Antiquité. Partis d’un port situé au cœur d’Istanbul, ces migrants pour la plupart originaires d’Afghanistan ont remonté tout le Bosphore, traversant la grande métropole de part en part, côtoyant les pétroliers géants, dans l’espoir de rejoindre la Roumanie européenne via la mer Noire. lll Si le temps où les autorités soviétiques réclamaient un droit de contrôle du trafic sur le Bosphore est révolu 2, les tensions que cristallise cette voie maritime internationale encore active sont récur- rentes entre pays riverains de la mer Noire, malgré la diversification des voies et des modalités d’exportation des hydrocarbures qui a changé la donne par rapport au début des années 2000. Les débats dont l’Organisation maritime internationale (OMI) est encore périodiquement le théâtre en témoignent. À l’heure des crises en Ukraine et en Syrie, la réapparition de bâtiments de guerre étrangers dans la zone rappelle également qu’à la problématique commerciale s’ajoute un enjeu militaire, sans parler de la diplomatie invisible déployée par les grandes compagnies gazières ou pétrolières et leurs intermédiaires opérant sous pavillon de complaisance. Jean-François Pérouse * * Géographe, Institut français d’études anatoliennes (IFEA, Istanbul). 2 Ce fut notamment le cas au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 49 Dossier La mer Noire, espace stratégique Les tribulations de l’Union européenne dans l’espace mer Noire * Jean-Sylvestre Mongrenier Jean-Sylvestre Mongrenier * est professeur agrégé et docteur en géographie-géopolitique, chercheur La région de la mer Noire recèle des enjeux majeurs en termes de sécurité et de stabilisation du flanc sud-est (Paris VIII), chercheur associé à l’Institut Thomas-More. de l’Union européenne. Or, l’approche institutionnelle et civile privilégiée jusqu’ici par les institutions communautaires se heurte à la vigueur des conflits dits gelés et au révisionnisme géopolitique russe dans son « étranger proche ». La mer Noire redevient un espace de confrontation sans que l’Union européenne s’y soit réellement préparée. à l’Institut français de géopolitique Charnière entre l’Europe, l’Eurasie et le Moyen-Orient, la mer Noire ne semble pas pleinement intégrée dans les représentations géopolitiques des dirigeants européens. Cet état d’esprit paraît même encore plus marqué dans les capitales des grands États membres de l’Union européenne qu’à Bruxelles, où la Commission européenne a davantage pris en compte l’importance de la région pour l’avenir de l’Europe postguerre froide. Toutefois, de par la nature même de l’Union européenne, c’est une vision mettant l’accent sur la puissance civile et la coopération technico-fonctionnelle qui prévaut, les intérêts bien compris de chacun devant théoriquement l’emporter sur les rivalités de puissance. En appuyant notamment les efforts de coopération régionale menés dans le cadre de l’Organisation de la coopération économique de la mer Noire, créée en 1992, Bruxelles pensait contribuer à la promotion de la démocratie libérale et imposer des lignes de stabilité jusque dans l’hinterland eurasiatique de l’Union européenne. L’annexion de la Crimée 50 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 en mars 2014 et le retour de la puissance russe dans la zone ont changé la donne. La mer Noire est redevenue un espace de confrontation, et l’Europe communautaire, de par ses modes de fonctionnement, se révèle impréparée à l’épreuve de force. Pourtant, l’Union européenne et ses États membres ne sauraient s’abstraire de cette importante aire géopolitique. Une mer négligée par les Européens de l’Ouest Un espace européen Sur le plan géographique, l’Europe peut être définie comme un monde d’isthmes et de grandes péninsules, l’interpénétration entre terres et mers permettant de distinguer le « Vieux Continent » de la masse terrestre eurasiatique. Au-delà de l’isthme Baltique-mer Noire s’ouvrent grandes plaines et steppes qui s’évasent jusqu’en Sibérie et dans l’ancien Turkestan (Asie centrale et Xinjiang). La mer Noire vue par l'Union européenne (janvier 2015) Union européenne BIÉLORUSSIE RÉP. TCHÈQUE POLOGNE État membre Candidat SLOVAQUIE Politique européenne de voisinage UKRAINE Partenariat oriental MOLDAVIE RUSSIE ROUMANIE BOSNIEHERZÉGOVINE Synergie de la mer Noire Mer d'Azov SERBIE Coopération MONTÉNÉGRO Kosovo UE-Russie* BULGARIE MACÉDOINE Mer Noire GÉORGIE ALBANIE AZERBAÏDJAN ARMÉNIE GRÈCE Mer Égée TURKMÉNISTAN Mer Caspienne TURQUIE IRAN * Depuis mars 2014, la plupart des programmes de coopération entre l’UE et la Russie ont été interrompus et des sanctions adoptées. CHYPRE SYRIE Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 HONGRIE IRAK 200 km Source : Portail de l’Union européenne, http://europa.eu Ce constat met en exergue l’importance de la mer Noire dans la définition et les destinées de l’Europe. Si l’on considère sa seule surface, ladite mer n’est en outre pas négligeable. Elle s’étend sur 1 200 kilomètres d’est en ouest et couvre 420 000 kilomètres carrés, soit une superficie comparable à celle de la mer Baltique 1. Reliée à la mer Méditerranée par les détroits turcs – le Bosphore et les Dardanelles –, la mer Noire est à l’intersection de l’Europe, de l’Eurasie et du Moyen-Orient. Ainsi se trouve-t-elle à proximité des gisements pétrogaziers de la mer Caspienne et du Moyen-Orient. Enfin, la mer Noire est au centre d’un système d’interactions qui associe les Balkans, l’Ukraine, la Russie, les États du Caucase et la Turquie. Dans cette aire géopolitique, les instances euro-atlantiques – Organisation du La Baltique est une mer quasi fermée – entre la péninsule scandinave, la Fennoscandie et la plaine germano-polonaise –, d’une superficie de 450 000 km2. Les détroits danois de Skagerrak et de Kattegat commandent le passage avec la mer du Nord et, plus largement, l’Atlantique Nord. 1 traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et Union européenne – et la « Russie-Eurasie » sont en situation de compétition, voire de rivalité. Là où Bruxelles entendait promouvoir un « voisinage commun » 2 fondé sur la coopération avec Moscou pour régler les conflits réputés gelés, la Russie revendique un « étranger proche » défini comme une sphère exclusive d’intérêts 3. Vue d’Europe occidentale, la mer Noire est cependant considérée comme une lointaine « petite Méditerranée ». Cette vision réductrice a été combattue par Fernand Braudel ou Yves Lacoste pour lesquels la région constitue au contraire une annexe de la « grande Méditerranée » et un « espace-mouvement » La question du nouveau voisinage commun entre l’Union européenne et la Fédération de Russie, son « partenaire stratégique », est devenue centrale depuis l’entrée dans l’Union de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007. Cet espace de voisinage comprend l’Ukraine, la Moldavie et la Biélorussie, mais aussi les pays du Caucase du Sud. 3 La notion d’« étranger proche » a été utilisée dès 1992 à la Douma, pour être très vite reprise par Boris Eltsine. 2 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 51 Dossier La mer Noire, espace stratégique dont les parties antagoniques sont solidarisées par les échanges commerciaux et les affrontements entre puissances. Dans l’Antiquité, l’Empire romain s’est ainsi étendu jusqu’aux côtes de la Tauride (Crimée) et de la Colchide (Géorgie), le royaume d’Arménie faisant figure d’État-client. Ce que l’on nomme alors le Pont-Euxin, ancien nom grec de la mer Noire, est une partie de la Mare nostrum. Il en est de même à l’époque byzantine où l’Empire romain d’Orient forme un monde de détroits. Puis, la conquête ottomane inclut la mer Noire comme la « mer Blanche du milieu » (nom arabe de la Méditerranée) dans un nouvel empire qui s’étend des Balkans au Caucase. Lorsqu’au xviiie siècle Catherine II, impératrice de Russie, annexe la Crimée, y fonde le port de Sébastopol (1783) et prend possession des rives septentrionales de la mer Noire (la « Nouvelle Russie »), l’idée directrice est encore d’ouvrir une route vers la Méditerranée. Contre cette stratégie dite « des mers chaudes », Anglais et Français viennent prêter main-forte à la Sublime Porte, au cours de la guerre de Crimée (1853-1856), pour empêcher que le tsar ne s’empare des détroits turcs. Or, curieusement, les représentations de la Méditerranée mettent à l’écart la mer Noire, la géographie académique justifiant ce choix par la volonté de définir l’ensemble méditerranéen à partir du seul facteur climatique. Les géographes du xixe siècle entendent en effet fonder la scientificité de leur discipline sur l’exclusion des phénomènes politiques 4. Une configuration géopolitique renouvelée Pourtant, la fin de la guerre froide et la dislocation de l’URSS auraient dû renouveler les perceptions et représentations de la mer Noire et des territoires adjacents. Il est vrai qu’au fil de l’affrontement Est-Ouest le bassin de la mer Noire faisait figure de « cul de sac » géopolitique. Menacée par Staline, qui voulait réviser la convention de Montreux de 1936 afin d’obtenir 4 Voir Yves Lacoste, Géopolitique de la Méditerranée, Armand Colin, Paris, 2006, p. 42-44. 52 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 des bases dans les détroits et inclure les provinces turques de Kars et Ardahan dans les limites de l’URSS, la Turquie a bénéficié du plan Marshall dès 1947, puis rejoint l’OTAN en 1952. La mer Noire devient alors l’un des espaces de confrontation entre l’Est et l’Ouest, la Turquie montant la garde sur la rive méridionale, avec le renfort des États-Unis qui disposent de bases et d’une logistique pour observer le dispositif militaire soviétique – telle la base aérienne d’Incirlik. Sur la rive septentrionale, l’URSS s’appuie quant à elle sur la base de Sébastopol pour faire de la mer Noire un « lac soviétique », même si pour se déployer en Méditerranée son Eskadra doit transiter par les détroits. Après 1991, la Russie post-soviétique ne dispose plus que de 300 kilomètres d’ouverture sur la mer Noire, avec les ports de Novorossiisk et de Touapsé, une grande part des littoraux soviétiques devenant ceux des nouveaux États indépendants d’Ukraine et de Géorgie. Cette « démaritimisation » est en partie compensée par la location de la base de Sébastopol, désormais sous souveraineté ukrainienne. Dans les années qui suivent, l’élargissement des instances euro-atlantiques à la Bulgarie et à la Roumanie, antérieurement satellisées par Moscou, renouvelle la configuration géopolitique régionale. La nouvelle situation ouvre à la Turquie, associée depuis 1963 à la Communauté européenne 5, de nouvelles opportunités en mer Noire, dans le Caucase et en Asie centrale. Une approche institutionnelle et économique Un nouveau « grand jeu » ? Soucieux d’exploiter leur « victoire froide » sur l’URSS, de consolider le pluralisme 5 La Turquie a obtenu le statut de pays candidat lors du sommet européen d’Helsinki en 1999. Les négociations d’adhésion ont commencé en 2005 mais butent en particulier sur la question du respect de l’État de droit et des libertés ainsi que sur celle de Chypre. Des 35 chapitres qui constituent le processus d’adhésion, 14 avaient été ouverts et un seul avait été provisoirement clôturé fin 2014. Commerce de marchandises en mer Noire (entre 2009 et 2013) Montant des exportations et des importations (en milliards de dollars cumulés) Part de la zone* dans le total monde (en %) Exportations Importations Exportations vers ou depuis... ...le monde 2 268 Russie 1 337 ...les pays autour de la mer Noire* 9 9 Importations valeurs monde * Pays figurant dans le graphique. Turquie 292 350 Ukraine 277 336 Roumanie 145 315 Grèce 17 12 38 37 13 17 121 148 Bulgarie 39 110 43 Azerbaïdjan 38 17 20 30 14 10 32 Géorgie 49 57 10 23 Moldavie 48 57 6 20 Arménie 42 36 Source : UN Comtrade Database, http://comtrade.un.org Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 655 1 055 53 Dossier La mer Noire, espace stratégique géopolitique de l’aire post-soviétique et d’ouvrir le bassin de la Caspienne au marché énergétique mondial, les dirigeants américains successifs ont vite pris la mesure de l’importance de la mer Noire. Adopté par le Congrès américain en mars 1999, le Silk Road Strategy Act définit les stratégies des États-Unis à l’égard du Caucase du Sud et de l’Asie centrale. Il prévoit des projets de « tubes » comme l’oléoduc Bakou-TbilissiCeyhan (BTC) et le gazoduc Bakou-TbilissiErzurum (BTE), inaugurés respectivement en 2006 et en 2007. L’ouverture d’un corridor énergétique contournant le territoire russe par le sud doit permettre à l’Azerbaïdjan d’exporter une partie grandissante de sa production de pétrole et de gaz vers les marchés occidentaux, en échappant au contrôle de Moscou. En parallèle, Washington soutient la création en 1997 du GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie) 6, un forum rassemblant des États successeurs de l’URSS dont les dirigeants veulent renforcer leur souveraineté, en opposition à l’ambition russe d’un « étranger proche » plus ou moins institutionnalisé à travers différents sous-ensembles de la Communauté des États indépendants (CEI) 7. L’Union européenne n’est pas totalement absente de ce que l’on a pu qualifier de nouveau « grand jeu », expression depuis galvaudée, même si c’est une approche indirecte qui prévaut dès l’origine à Bruxelles. La « région de la mer Noire » et les enjeux qu’elle recèle sont appréhendés à travers l’élargissement des institutions communautaires aux pays de l’Europe centrale et orientale (PECO), et la formation d’un arc de bonne gouvernance aux confins de l’Union européenne. La politique européenne de voisinage (2004), l’initiative Synergie mer Noire (2007), plus spécifiquement le Partenariat oriental (2009), en sont le prolongement. Tourné vers les pays de l’Est européen Créé en 1997, le GUAM a été rebaptisé en 2006 « Organisation pour la démocratie et le développement économique – GUAM ». 7 Fondée en 2002, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) prolonge le traité de sécurité collective de la CEI (1992), mais sur une base géopolitique plus réduite. L’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan (2010) et la Communauté économique eurasiatique sont d’autres sous-ensembles de l’espace couvert par la CEI. (Ukraine, Moldavie, Biélorussie) et du Caucase du Sud (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), le Partenariat oriental vise la transformation des structures politiques et économiques des pays en question. Président de la Commission européenne lorsque la politique européenne de voisinage a été conçue, Romano Prodi en a résumé l’esprit comme suit : « Tout sauf les institutions. » La promotion de la démocratie, de l’État de droit et de l’économie de marché dans les pays voisins de l’Union européenne est alors vue comme le substitut à une politique étrangère de style classique 8. Le Partenariat oriental a été doté d’un volet parlementaire : l’Assemblée parlementaire Euronest réunit des délégations du Parlement européen et des partenaires orientaux de l’Union européenne (la Biélorussie est maintenue à l’écart). La candidature turque à l’Union européenne a aussi joué dans le sens d’un intérêt plus grand pour le bassin de la mer Noire, ainsi que pour les enjeux énergétiques, les deux questions étant étroitement liées. La Turquie est en effet comparable à un « pont énergétique » entre l’Europe et les ressources de la Caspienne. Si le partenariat avec la Russie prime alors, la Commission européenne a déjà le souci de diversifier les sources d’approvisionnement de l’Union européenne. Une approche subrégionale aux avancées limitées Pour mettre en faisceau ses moyens d’action et contribuer à la stabilisation de son flanc sud-est, l’Union européenne a décidé de soutenir le projet turc d’un marché commun de la mer Noire. L’idée en revient à Turgut Özal, le chef du gouvernement issu des premières élections qui ont suivi le coup d’État militaire de 1980, porté à la présidence en 1989. Ce projet incarne une forme d’eurasisme, voire de pantou- 6 54 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Bien que prudent et limité dans ses objectifs, le Partenariat oriental de l’Union européenne est présenté par Moscou comme une entreprise de refoulement de la Russie. Dans les mois qui précédèrent le sommet de Vilnius (28-29 novembre 2013), le pouvoir russe a exercé de fortes pressions économiques et commerciales sur l’Ukraine. 8 Organisation de la coopération économique de la mer Noire et GUAM (2015) BIÉLORUSSIE RÉP. TCHÈQUE OCEMN (Organisation de la coopération économique de la mer Noire) POLOGNE Membre SLOVAQUIE Observateur 1 Sectoral Dialogue Partner Countries 2 UKRAINE HONGRIE MOLDAVIE B OS N I E HER Z É G O V I N E Mer d'Azov SERBIE GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement économique) RUSSIE MONTÉNÉGRO Kosovo BULGARIE MACÉDOINE Membre Mer Noire Observateur 3 GÉORGIE ALBANIE AZERBAÏDJAN ARMÉNIE GRÈCE Mer Égée Hors cadrage : 1 Allemagne, Égypte, États-Unis, France, Italie, Israël et Tunisie. 2 Corée du Sud, Japon et Slovénie. 3 Lettonie. TURKMÉNISTAN Mer Caspienne TURQUIE IRAN CHYPRE SYRIE IRAK 200 km Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 KAZAKHSTAN ROUMANIE Sources :OCEMN, www.bsec-organization.org ; GUAM, guam-organization.org ranisme 9, qui fait de la Turquie un pont entre Europe et Asie, plus largement entre Orient et Occident. Ce projet a trouvé une traduction concrète avec la création en 1992 de l’Organisation de la coopération économique de la mer Noire (OCEMN) dont le siège est installé à Istanbul. L’OCEMN comprend la totalité des pays riverains de la mer Noire et du Caucase du Sud ainsi que la Grèce, la Serbie et l’Albanie. Outre la Russie, plusieurs pays de l’aire postsoviétique — l’Ukraine, la Moldavie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie — y participent. Du point de vue de la Commission européenne, l’OCEMN est une organisation subrégionale complémentaire de l’Union 9 À l’origine, l’eurasisme désigne un ensemble de doctrines qui voient en la Russie une synthèse supérieure entre l’Orient et l’Occident. L’eurasisme de Turgut Özal consistait à promouvoir la Turquie comme carrefour de civilisations et jonction entre l’Orient et l’Occident. La thématique eurasiste fait résonance à celle du pantouranisme, cette idéologie visant la réunion de tous les peuples turciques (c’est-à-dire de langue turque) en un vaste ensemble politique. européenne. Bruxelles lui apporte donc une aide multiforme (technique, financière et institutionnelle) afin de contribuer à la stabilisation d’une vaste région – les 12 États membres de l’OCEMN représentent un marché de plus de 360 millions d’individus – appelée à jouer le rôle de passerelle eurasienne avec le bassin de la Caspienne, notamment sur le plan énergétique. Malgré l’adoption d’une charte à Yalta en juin 1998 et les déclarations de bonne volonté des États parties, les résultats ne sont toutefois pas à la hauteur des ambitions. La coopération régionale achoppe sur les conflits et les rivalités géopolitiques. Relations bilatérales et enjeux énergétiques À côté de cette présence réduite de l’Union européenne, certains États membres, à l’instar de la Roumanie, ont directement conclu des accords d’association avec d’autres États du bassin de la mer Noire (Ukraine, Moldavie, Géorgie). On sait l’intérêt que la Roumanie accorde Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 55 Dossier La mer Noire, espace stratégique plus particulièrement à la Moldavie, ancienne république soviétique majoritairement peuplée de roumanophones. Le gouvernement roumain soutient fermement le pouvoir central moldave, confronté au séparatisme de la Transnistrie et aux velléités sécessionnistes des Gagaouzes. Sa politique libérale en termes de visas et de passeports roumains ouvre aux Moldaves les portes de l’Union européenne. Bucarest est en outre impliqué dans le projet, en voie de réalisation, de « corridor méridional » vers la Caspienne. L’expression renvoie à la mise en place d’une liaison directe entre l’Europe et la Caspienne, avec pour objet la diversification des approvisionnements énergétiques de l’Union européenne et la réduction de la dépendance au gaz russe. Amorcée par l’entrée en fonction des pipelines BTC et BTE au milieu des années 2000, la mise en place de ce corridor méridional devait se concrétiser avec la construction d’un ambitieux gazoduc, le Nabucco, reliant le « nouvel Orient énergétique » – le bassin de la Caspienne – au marché européen du gaz, le plus important au monde. Si la Commission européenne a appuyé ce tracé, les principaux États membres de l’Union européenne n’ont pas tous suivi, et certaines des grandes compagnies énergétiques européennes, en relation d’affaires avec la compagnie russe Gazprom, ont préféré rallier son concurrent, South Stream. Désormais abandonné, ce projet russe de gazoduc devait être construit au fond de la mer Noire et représentait le pendant méridional du gazoduc Nord Stream déposé au fond de la Baltique 10. En l’absence du Nabucco, la construction par l’Azerbaïdjan et la Turquie du Trans Anatolian Natural Gas Pipeline (TANAP) devrait permettre d’exporter directement du gaz azerbaidjanais depuis la Caspienne vers l’Europe 11. 10 Vladimir Poutine a annoncé l’abandon du projet South Stream lors d’une conférence de presse avec Recep T. Erdogan, en Turquie, le 1er décembre 2014. La décision a ensuite été confirmée par Alexeï Miller, PDG de Gazprom. 11 En 2018, le TANAP devrait acheminer 10 milliards de mètres cubes de gaz naturel vers l’Europe. En 2023, ce serait 20 à 25 milliards. Cinq ans plus tard, 60 milliards de mètres cubes s’écouleraient vers l’Europe via le TANAP, soit près de la moitié de ce qui est aujourd’hui importé de Russie. 56 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Un espace de confrontation Marquée du sceau des théories du soft power et de la puissance civile, l’approche européenne de la mer Noire et des territoires adjacents relève d’une vision du monde selon laquelle les conflits entre États seraient davantage le fruit de la compétition économique que des classiques rivalités de puissance. Dans cette optique, le marchandage et les intérêts bien compris de chacun devraient ainsi l’emporter sur le jusqu’au-boutisme. Or, les enjeux territoriaux et identitaires qui marquent certains des conflits dits « gelés » de la région 12 ont été sous-évalués. Depuis la dislocation de l’URSS, ces conflits sont utilisés par les dirigeants russes comme autant de leviers de pouvoir sur les États concernés. À cela s’ajoutent les difficiles relations entre la Russie et l’Ukraine, le conflit récurrent autour du gaz russe et de son transit vers l’Union européenne s’inscrivant dans un contexte plus large – libre usage de la base de Sébastopol et revendications larvées sur la Crimée, voire sur l’est de l’Ukraine. Depuis la fin de l’année 2013, ce conflit russo-ukrainien est ouvert, avec des conséquences importantes dans le bassin de la mer Noire, en Europe et sur les relations entre la Russie et l’Occident. À l’évidence, ni l’OECMN ni la volonté proclamée de part et d’autre de privilégier une approche coopérative n’ont pu prévenir l’aggravation de ces différends. Les vertus du régionalisme et l’idéal de la sécurité collective ne peuvent suppléer l’absence de bonne volonté, et le choc de projets politiques adverses s’est révélé plus fort que prévu. En complément de l’Accord de partenariat et de coopération en vigueur depuis 1997 entre l’Union européenne et la Russie, accord axé sur l’énergie, l’économie et les réformes, les Européens ont cherché à développer un « dialogue politique et de sécurité ». Des consultations mensuelles entre le Comité politique et de sécurité (COPS) de l’Union européenne et l’ambassadeur de Russie à Bruxelles étaient Il s’agit des conflits de Transnistrie (Moldavie), d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud (Géorgie) ou encore du Haut-Karabakh (Azerbaïdjan). Voir l’encadré de Benoît Lerosey dans le présent dossier, p. 37. 12 censées faciliter la résolution des conflits gelés dans cet espace qualifié à Bruxelles de « voisinage commun » – Est européen et Caucase du Sud. Cette voie diplomatique a profondément sous-évalué la volonté des dirigeants russes de contrôler leur étranger proche, et en premier lieu le bassin de la mer Noire. En août 2008, la guerre russo-géorgienne et la reconnaissance unilatérale comme États par la Russie de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud – une annexion rampante – ont marqué le retour en force de la Russie dans le Caucase du Sud doublé d’un élargissement de sa « fenêtre » sur la mer Noire. En témoigne le libre usage retrouvé pour la flotte russe du port de Soukhoumi, en Abkhazie. Deux ans plus tard, la victoire de Viktor Ianoukovitch à la présidentielle ukrainienne s’est traduite par le renouvellement du bail de location de la base de Sébastopol à la flotte russe, et ce jusqu’en 2042. Le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie, le 18 mars 2014, et la guerre en cours dans le Donbass au sud-est de l’Ukraine, avec les entreprises séparatistes (les « prorusses ») sur l’aéroport de Donetsk et le port de Marioupol (mer d’Azov), marquent une nouvelle étape. L’ensemble des rives méridionales de l’Ukraine, jusqu’au port ukrainien d’Odessa, est désormais sous la menace d’une prise de contrôle par les forces prorusses. Aussitôt la Crimée rattachée, Vladimir Poutine a décidé de renforcer la base navale de Sébastopol, port d’attache d’une puissante flotte de la mer Noire qui étendrait l’influence de la Russie sur tout le bassin et jusqu’en Méditerranée – où la flotte russe dispose de forces navales dans le port syrien de Tartous. Cette politique du fait accompli bouleverse le rapport des forces en mer Noire et inquiète les pays riverains membres des instances euro-atlantiques (Roumanie, Bulgarie, Turquie) et partenaires (Géorgie). L’Union européenne n’a pas été conçue pour affronter le révisionnisme géopolitique russe et la remise en cause des structures géopolitiques européennes 13. L’Union ne dispose ni de réelles Rappelons que 27 % des frontières des États membres du Conseil de l’Europe ont été tracées à partir de la césure 1989-1991. 13 compétences militaires ni de forces opérationnelles, et ses États membres n’ont que partiellement mutualisé leur politique étrangère. Aussi les sanctions adoptées par l’Union européenne à l’égard de la Russie sont-elles d’ordre diplomatique, économique et financier : interdictions de visa et gels des avoirs de personnalités, interdiction d’accès aux marchés financiers : de compagnies russes et gel des transferts de technologies civilo-militaires et dans le domaine des hydrocarbures. Instance en charge de la défense collective des Alliés, l’OTAN semble plus en adéquation avec le présent contexte géopolitique, et le leadership que les États-Unis y assument compense le manque d’unité et l’insuffisance des capacités militaires des Européens. De la Baltique à la mer Noire, c’est sous le drapeau de l’OTAN que des mesures destinées à rassurer les partenaires européens (European Reassurance Initiative) ont été prises, pour rappeler à la Russie la clause de solidarité qui lie les États membres du traité de l’Atlantique Nord. lll Les événements récents dans le bassin de la mer Noire montrent les limites d’une approche basée sur la croyance selon laquelle les affrontements militaires relèveraient du passé, en Europe et sur ses marges à tout le moins. Certes, l’Union européenne dispose encore d’une certaine latitude d’action dans la zone et sa politique de voisinage, redéfinie et renforcée, peut contribuer à terme à la consolidation des États bousculés ou menacés par l’activisme russe. Ce type de politique présuppose toutefois un environnement stable et des normes internationales respectées. C’est là que le bât blesse. Le bras de fer qui oppose la Russie et les Européens/ Occidentaux en mer Noire et dans l’Est européen pose donc la « question d’Europe ». Les 28 États membres sont-ils prêts à faire de l’Union européenne un véritable acteur global des relations internationales ? Pour l’heure, le primat d’un mode de fonctionnement intergouvernemental et les opinions publiques européennes ne vont pas en ce sens, le « fédéralisme monétaire » de la zone euro n’a guère de conséquences diplomatiques et stratégiques, et la sécurité de l’Europe continue de reposer avant tout sur l’Alliance atlantique. n Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 57 Dossier La mer Noire, espace stratégique Ò POUR ALLER PLUS LOIN Les migrations internationales dans l'espace mer Noire Le naufrage d’un bateau avec à son bord 24 migrants, pour la plupart afghans, dans le Bosphore en novembre 2014 1 a rappelé que les candidats malheureux à l’émigration vers l’Union européenne ne meurent pas seulement en Méditerranée ou en mer Égée. De fait, dans le domaine des migrations, la région de la mer Noire entendue au sens large, c’est-à-dire comprenant en plus des États riverains la Grèce, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, voire l’Albanie, apparaît comme un concentré de toutes les formes de mobilités. À la mosaïque ethnolinguistique, héritage des empires ottoman et russe 2, et aux migrations postimpériales, s’ajoutent désormais une immigration récente et très importante vers certains pays traditionnellement d’émigration comme la Turquie ou la Grèce, des migrations de retour, des migrations internes et externes forcées, mais aussi des migrations irrégulières et le trafic d’êtres humains. Des institutions en retrait Les institutions présentes dans la région de la mer Noire semblent souvent déconnectées des réalités migratoires. Même si elle s’est penchée sur le problème du trafic d’êtres humains, l’Union européenne s’est jusqu’à présent davantage concentrée sur les enjeux énergétiques et environnementaux liés à la zone. L’Organisation de la coopération économique de la mer Noire (OCEMN) a certes signé en 2006 avec l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) un protocole de bonne conduite en matière de gestion des migrations irrégulières et de trafic d’êtres humains, mais cet accord n’a aucun caractère contraignant. 1 AFP, « Naufrage d’un bateau de migrants dans le Bosphore : 24 morts », Libération, 3 novembre 2014 (www.liberation.fr/monde/2014/11/03/naufrage-d-un-bateau-demigrants-dans-le-bosphore-24-morts_1135051). 2 Qu’on considère par exemple les populations turcophones en Bulgarie, les populations parlant géorgien dans le nord-ouest de la Turquie, les Albanais en Turquie ou encore les populations d’origine grecque vivant dans le sud-ouest de la Russie. 58 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 La région mer Noire fait aussi l’objet d’un groupe de travail au sein du Processus de Budapest, qui regroupe, depuis 1993, gouvernements et organisations internationales et entend servir de plateforme d’échanges d’informations et d’expériences dans le domaine des migrations. Indépendamment du débat sur son efficacité, cette institution a au moins eu le mérite de prendre acte des bouleversements migratoires survenus dans la région ces dernières années. Focalisé dans un premier temps sur les pays candidats à une adhésion à l’Union européenne, le Processus de Budapest a d’ailleurs élargi son champ d’étude géographique aux contreforts asiatiques, Pakistan et Afghanistan compris. Des situations migratoires contrastées Les migrations régionales et les migrations internationales doivent ici être distinguées. En effet, si l’ensemble des migrations internes ou externes à la région mer Noire sont de fait des migrations internationales dès lors qu’il y a passage de frontières étatiques, cet espace se caractérise par une grande complexité institutionnelle. Les phénomènes migratoires s’y développent notamment parallèlement au processus d’élargissement européen qui se conjugue lui-même au pluriel. Alors que la Grèce est partie aux accords de Schengen, la Roumanie et la Bulgarie patientent toujours dans l’antichambre de ce processus. La Turquie demeure quant à elle aux portes de l’Union européenne, alors même que sa situation géographique et géopolitique en fait un carrefour du « Grand Moyen-Orient ». Istanbul est ainsi devenu une plaque tournante pour les migrants venant de régions lointaines comme le Bangladesh ou la Corne de l’Afrique en route vers les pays européens. Pays de transit et parfois d’installation faute de mieux, la Turquie représente un pôle d’attraction majeur dans la région en raison de son dynamisme économique. Pour les ressortissants des pays d’Europe de l’Est et © Adeline Braux Le poste-frontière entre la Turquie et la Géorgie à Sarp/Sarpi en 2014. de l’ancien bloc soviétique, la Turquie a été, sinon un pays d’immigration durable, du moins une destination d’émigration au plein sens du terme dès la disparition de l’URSS. En raison des facilités d’entrée octroyées, ces migrations ont pris la plupart du temps un caractère circulaire – hier pour les Roumains, les Bulgares, les Russes et les Ukrainiens, notamment des femmes, engagés dans le commerce à la valise –, désormais pour les citoyens géorgiens qui peuvent se rendre en Turquie munis de leur seule carte d’identité 3. La présence turque est particulièrement visible en Adjarie, région géorgienne frontalière de la Turquie. Elle n’y est du reste pas toujours appréciée, tant le souvenir de la présence ottomane y demeure vif. L’aéroport de Batoumi, utilisé aussi bien par des Géorgiens que par des Turcs, a été construit et est géré par des entreprises turques. Le poste-frontière de Sarp/Sarpi est la plupart du temps saturé, les poids lourds turcs à destination du Caucase et de la Russie n’ayant à ce jour que peu d’itinéraires alternatifs. Côté piétons, les mobilités transfrontalières vont bon train et on se bouscule pour acheter en Turquie 3 L’inverse est également vrai pour les citoyens turcs qui se rendent en Géorgie. des marchandises qui seront ensuite revendues en Géorgie. Les centres commerciaux destinés à une clientèle géorgienne ont ainsi fleuri dans la partie septentrionale de la « région mer Noire » (Karadeniz bölgesi, en turc), contribuant à régulariser des activités commerciales apparues à l’orée des années 1990 sur les bazars de la côte turque. À la même époque, la présence en nombre de prostituées originaires de Géorgie, d’Azerbaïdjan, mais également de Russie et d’Ukraine, avait suscité des polémiques dans ces localités à la population traditionnellement très conservatrice. Autre pôle migratoire régional, la Russie a accueilli sur son flanc méridional – dans le territoire (kraï) de Krasnodar baigné par la mer d’Azov au nord et la mer Noire au sud – un grand nombre de réfugiés et de migrants économiques de l’ex-URSS depuis 1991, venant en particulier du Caucase russe voisin ou des nouveaux États indépendants, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie. Elle a également été, tout comme l’Ukraine, un pays de départ vers la Turquie. La situation économique s’étant depuis améliorée, la finalité d’un voyage en Turquie est désormais souvent touristique, mais les flux demeurent importants. En 2011, avec 3,5 millions d’entrées, soit 11 % du total, la Fédération de Russie figurait en deuxième position Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 59 Dossier La mer Noire, espace stratégique (après l’Allemagne) du classement des dix nationalités cumulant le nombre le plus important d’entrées en Turquie. Trafics illicites Route alternative à la Méditerranée très surveillée, la mer Noire est aussi traversée par des populations originaires de pays plus lointains, souvent en conflit, ou en proie à l’instabilité. Certains migrants sont notamment intégrés à des réseaux illicites de vente de marchandises, voire à des trafics criminels. Alors que les uns – Baloutches afghans et iraniens – semblent avoir tiré profit de la vente de produits électroniques fabriqués dans le Sud-Est asiatique et avantageusement détaxés dans le Golfe, d’autres – Géorgiens par exemple – font office tout à la fois d’animateurs de réseaux de prostitution de jeunes femmes balkaniques et caucasiennes et de passeurs de drogues. Les plus-values opérées sur la vente d’héroïne, dont le prix négocié dans les grands ports de la mer Noire (Trabzon, Poti, Sotchi) augmente à l’approche des frontières de l’Union européenne, alimentent les activités de ces réseaux dont les ramifications s’étendent jusqu’en Espagne, voire en Europe du Nord, via les Balkans et l’Italie. lll Les processus migratoires à l’œuvre dans l’espace de la mer Noire, tant dans leur aspect régional qu’extra- 60 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 régional, permettent donc de déconstruire une vision « eurocentrée » des mobilités et laissent apparaître des territoires circulatoires connectés à un espace bien plus vaste que le seul bassin maritime concerné. Adeline Braux * * Responsable de l’Observatoire du Caucase, antenne de l’Institut français d’études anatoliennes (Istanbul) basée à Bakou. Ses recherches actuelles portent sur les reconfigurations migratoires dans l’espace sud-caucasien et sur les circulations migratoires entre l’ex-URSS et la Turquie. Bibliographie ●● Faruk Bilici, « Sarp/Sarpi : la porte de l’intégration entre la Turquie et la Géorgie vingt ans après la chute de l’Union soviétique », Anatoli, no 3, CNRS Éditions, septembre 2012, p. 203-222 ●● Adeline Braux, « Les migrations en provenance des ex-républiques soviétiques en Turquie, vingt ans après la disparition de l’URSS », Anatoli, no 3, CNRS Éditions, septembre 2012, p. 89-201 ●● Sylvie Gangloff et Jean-François Pérouse, « La présence roumaine à Istanbul », Les Dossiers de l’IFEA, Institut français d’études anatoliennes, 2001 (http://books.openedition.org/ ifeagd/154) ●● Michel Péraldi, « Istanbul. Le commerce à la valise, face discrète de l’économie », Urbanisme, no 369, novembre-décembre 2009, p. 67-68 ●● Alain Tarrius, « La mer Noire, carrefour migratoire mondial », Mondes sociaux, décembre 2013 (www.regard-est.com/home/ breve_contenu.php ?id=1234) L’évolution des enjeux américains dans l’espace mer Noire Igor Delanoë * * Igor Delanoë est docteur en histoire, chercheur associé à l’Ukrainian Research Tandis que les administrations Clinton et Bush ont contribué de manière décisive à ancrer l’influence et au Center for International and European Studies (université américaine dans la région de la mer Noire, la première de Kadir Has, Istanbul), enseignant administration Obama n’a accordé qu’une priorité au Collège universitaire franco-russe de second rang au bassin pontique. Focalisés sur leur de Saint-Pétersbourg. retrait militaire d’Irak et d’Afghanistan, les États-Unis entendaient aussi ménager Moscou afin d’obtenir des résultats sur des dossiers de sécurité internationale jugés prioritaires – Iran, Afghanistan, désarmement. Lors de la crise en Géorgie, ils se sont donc retranchés derrière les Européens et, en Ukraine, ils tendent à mettre l’OTAN en avant. La crise ukrainienne pourrait toutefois raviver l’influence américaine en mer Noire, alors que les enjeux de transit énergétique restent au cœur de leur intérêt pour la zone. Institute (université Harvard) Véritable carrefour des routes terrestres et maritimes entre l’Europe, la Russie, le MoyenOrient et l’Asie centrale, la région de la mer Noire a représenté lors de la guerre froide un « espace frontière » clé dans la stratégie mise en place par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour contrer l’expansionnisme soviétique en direction des mers chaudes. L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a ensuite créé un vide stratégique dans l’espace mer Noire qui n’a, depuis lors, toujours pas été comblé en dépit de l’irruption d’autres acteurs : les nouveaux États indépendants, l’Union européenne et les États-Unis. Quel territoire exact désigne-t-on sous le terme d’« espace mer Noire » ? En 2007, la Commission européenne a défini la région de la mer Noire comme l’aire géographique formée par les six États bordant les rives de l’ancien Pont-Euxin – Turquie, Bulgarie, Roumanie, Ukraine, Russie et Géorgie – auxquels elle a ajouté, pour des raisons tant historiques que de proximité géographique, la Grèce, la Moldavie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Même si cette définition dessine une représentation spatiale, la mer Noire est loin de constituer une « région », dans la mesure où aucune forme d’intégration régionale, fût-elle économique, sécuritaire ou politique, n’a pu y émerger depuis 1991. Depuis la chute du bloc soviétique, l’espace pontique est en effet le théâtre d’une lutte d’influence entre puissances riveraines Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 61 Dossier La mer Noire, espace stratégique – l’OTAN, la Russie, la Turquie et, depuis 2007, l’Union européenne – et étrangères – les ÉtatsUnis, qui cherchent à y asseoir et à y consolider leur empreinte stratégique. Ces rivalités ont longtemps abouti à un jeu à somme nulle qui a favorisé la survivance de la Realpolitik et rendu le recours à la force possible pour les acteurs locaux, comme le conflit russo-géorgien d’août 2008 l’a démontré. Tandis que l’Alliance atlantique représente un acteur à part entière de la scène sécuritaire pontique depuis que la Turquie et la Grèce y ont adhéré en 1952, Washington s’est inséré un peu plus dans la géopolitique de la mer Noire au cours des années 1990. Le vide stratégique créé par l’effondrement de l’URSS a aussi permis la pénétration de l’influence américaine au-delà de la Transcaucasie, jusque sur les rives de la mer Caspienne. D’abord attirés par les ressources naturelles du bassin caspien, les États-Unis ont surtout manifesté un intérêt politique et sécuritaire pour la région de la mer Noire au cours des années 2000. Plus récemment, la crise ukrainienne est venue rappeler que la sécurité du Vieux Continent faisait encore partie de l’agenda de Washington et qu’elle pourrait bien redevenir la raison d’être de l’OTAN. L’expansion de l’influence américaine en mer Noire L’ère Clinton et les réserves énergétiques de la mer Caspienne C’est sous la seconde administration Clinton (1997-2001) que les États-Unis ont développé une stratégie énergétique autour de la Caspienne. Les réserves énergétiques prouvées du bassin caspien, hermétiquement fermé à toute forme d’investissements occidentaux jusqu’à la chute de l’URSS, sont estimées à 48 milliards de barils de pétrole et à plus de 8 263 milliards de mètres cubes de gaz naturel 1. Le concept de corridor énergétique « Est-Ouest » pour l’évacuation des hydrocarbures de la Caspienne vers Overview of Oil and Natural Gas in the Caspian Sea Region, U.S. Energy Information Administration, Washington, 26 août 2013 (www.eia.gov/countries/regions-topics.cfm?fips=csr). 1 62 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 l’Europe via le Caucase du Sud a émergé à la fin des années 1990. Dès 1999, le Congrès américain a voté le Silk Road Strategy Act qui donnait un cadre légal à l’assistance économique et militaire américaine aux pays d’Asie centrale et du Caucase du Sud. L’objectif poursuivi par l’administration Clinton est alors celui du désenclavement des réserves énergétiques de la mer Caspienne et leur acheminement vers le marché européen en évitant la Russie. Les hydrocarbures caspiens intéressent d’autant plus les États-Unis qu’ils offrent le double avantage de ne provenir ni des États membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) ni de la Russie. L’Azerbaïdjan, en tant qu’État producteur, et la Géorgie, en tant qu’État de transit, acquièrent dès lors une importance significative aux yeux de Washington. Quant à la Turquie, elle s’impose comme un « hub » énergétique à partir des mises en service de l’oléoduc BakouTbilissi-Ceyhan (BTC) en 2006 et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE) en 2007. Le 11 Septembre et l’élargissement de l’OTAN La guerre globale lancée contre le terrorisme par l’administration Bush au lendemain des attentats du 11 Septembre change la perception américaine de l’espace pontique. Celui-ci est dès lors perçu comme une plateforme pour la projection d’influences et de forces vers l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Alors que l’administration Clinton avait concentré ses efforts sur le bassin caspien, l’administration Bush accorde une plus grande importance au bassin pontique. Dès 2002, l’agenda sécuritaire de Washington en mer Noire porte non seulement sur la lutte contre le terrorisme mais aussi sur la lutte contre le crime international, la prolifération et les trafics illicites d’armements, qui constituent des sources d’instabilité autant que des ressources financières pour les réseaux terroristes (voir graphiques). C’est dans ce contexte que se déroule l’élargissement de l’OTAN à la Roumanie et à la Bulgarie en 2004. Tout en étant intégrée au concept de « Nouvelle Europe » mis en avant par l’ancien secrétaire d’État à la Défense Donald Département américain de l’Énergie : assistance financière aux pays de la mer Noire (hors Russie) pour la lutte contre la prolifération nucléaire (2001-2020) Caucase du Sud (Azerbaïdjan, Géorgie, Arménie) 153 (35 %) Turquie Bulgarie, Roumanie Moldavie 81 (19 %) Ukraine (En millions de dollars) Réalisation : Dila. © Dila, Paris, 2015. 187 (43 %) Département d’État : assistance financière aux pays de la mer Noire (hors Russie) pour la lutte contre la prolifération, la lutte antiterroriste et le déminage (2001-2010) Caucase du Sud (Azerbaïdjan, Géorgie, Arménie) 52 (23 %) Bulgarie, Roumanie 163 (71 %) Moldavie Ukraine (En millions de dollars) Source : auteur à partir de la base de données de l’United States Agency for International Development (USAID). Rumsfeld, l’adhésion d’anciennes républiques soviétiques à l’alliance a permis de renforcer l’influence américaine dans la région. L’OTAN avait établi un partenariat avec l’Ukraine et la Géorgie en 1994 à travers la signature du Partenariat pour la paix, puis par l’établissement du conseil OTAN-Ukraine lors du sommet de Madrid en 1997. Entre 1995 et 2003, près de 15 exercices militaires otaniens se sont déroulés en Ukraine, tel le Cooperative Adventure Exchange en 2002, de même que des exercices bilatéraux américano-ukrainiens (Peace Shield, 1995) et anglo-ukrainiens (Cossack Step, 1996). En mer Noire, les exercices navals Sea Breeze se Réalisation : Dila. © Dila, Paris, 2015. Turquie sont déroulés pour la première fois en 1997 au large de la Crimée 2. La promotion de la démocratie et les révolutions « de couleur » Dès 1996, l’ancien secrétaire d’État adjoint Strobe Talbott rappelait qu’il était dans l’intérêt des États-Unis de soutenir le développement de la démocratie dans les pays de la Communauté Devenu annuel, cet exercice naval a notamment impliqué en septembre 2014, outre les États-Unis, le Canada, l’Espagne, la Turquie et la Roumanie, deux pays riverains qui ne sont pas membres de l’alliance : la Géorgie et l’Ukraine. 2 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 63 Dossier La mer Noire, espace stratégique 4000000 8000000 3500000 7000000 3000000 6000000 2500000 5000000 2000000 4000000 1500000 3000000 1000000 2000000 500000 1000000 0 0 2001 2002 2003 Azerbaïdjan 2004 2005 Arménie 2006 Géorgie 2007 2008 Moldavie 2009 2010 Ukraine 2011 2012 Tendance Source : auteur à partir de la base de données de l’United States Agency for International Development (USAID). des États indépendants (CEI) 3. Le financement de programmes d’aide à la construction de la société civile, géré par l’United States Agency for International Development (USAID) et le département d’État américain, a alors pour objectif non seulement de consolider des États encore fragiles du point de vue de leur gouvernance et de l’État de droit mais également d’éviter le déclenchement des conflits interétatiques. Après le 11 Septembre, le foyer de la sécurité transatlantique américaine se réoriente vers le Grand Moyen-Orient (Greater Middle East) et un espace mer Noire élargi (Wider Black Sea). Washington cherche en effet à empêcher l’émergence, notamment dans le Caucase, d’États faillis susceptibles de devenir des sanctuaires pour le terrorisme international. La révolution des Roses en Géorgie (2003), qui porte Mikhéil Saakachvili au pouvoir, puis la révolu3 Strobe Talbott, « Democracy and the National Interest », Foreign Affairs, novembre-décembre 1996. 64 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 tion Orange en Ukraine (2004), qui débouche sur la présidence de Viktor Iouchtchenko, sont alors interprétées aux États-Unis comme les conséquences directes de cette réorientation stratégique. Elles apparaissent aussi comme une déclinaison dans la zone pontique de la nouvelle théorie des dominos du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, visant à promouvoir la diffusion de la démocratie au Moyen-Orient suite à l’invasion de l’Irak en 2003. L’administration Obama : une influence en retrait Le tournant de l’année 2008 L’extension de l’Alliance atlantique a connu une halte lors du sommet de Bucarest en avril 2008. À cette occasion, pas plus la Géorgie que l’Ukraine n’ont reçu de Plan d’action pour l’adhésion (Membership Action Plan, MAP), une étape de transition obligatoire pour tout pays Réalisation : Dila. © Dila, Paris, 2015. Département d’État : dotation nationale pour la démocratie dans le voisinage oriental de l’Union européenne (hors Russie) (2001-2012) (en dollars) © AFP / Velko Angelov Les exercices navals Sea Breeze 2014 qui ont eu lieu en juillet 2014 dans les eaux territoriales bulgares en mer Noire ont réuni des bâtiments des forces navales de Bulgarie, de Grèce, de Roumanie, de Turquie et des États-Unis avec un avion patrouilleur américain et quatre navires du deuxième groupe permanent de guerre des mines de l’OTAN. souhaitant rejoindre l’OTAN. La perspective de l’intégration de la Géorgie et de l’Ukraine a en effet provoqué des dissensions importantes au sein même de l’Alliance. Paris et Berlin n’ont en particulier pas manqué de souligner que l’OTAN courait le risque de se retrouver directement impliquée dans des conflits potentiels (Crimée) ou dont le processus de résolution est gelé (Abkhazie, Ossétie du Sud). Un tel élargissement risquait en outre d’être perçu par Moscou comme une ingérence directe de l’Alliance dans ce que le Kremlin considère comme sa « sphère privilégiée d’intérêts ». Quelques mois plus tard, la guerre du 8 au 13 août 2008 entre la Russie et la Géorgie a modifié la configuration sécuritaire de l’espace pontique. Moscou a alors mis un point d’arrêt à l’expansion de l’influence de l’OTAN sur ses marches. Le conflit russo-géorgien a démontré l’incapacité des acteurs régionaux de prévenir, gérer et résoudre un conflit et consacré le recours à la force comme une option envisageable dans la gestion des différends territoriaux entre les États de la zone. L’issue du conflit a démontré que, si aucun schéma de sécurité régionale pontique n’est possible sans l’implication de Moscou, bâtir une architecture de sécurité euro-atlantique contre les intérêts de la Russie apparaît encore plus périlleux. La politique du « reset » Le Président Obama avait fait du rétablissement de la confiance dans les relations russoaméricaines (le « reset ») l’un des objectifs de la politique étrangère de son premier mandat. Les États-Unis sont toutefois alors bien davantage préoccupés par l’Irak, l’Afghanistan et la refondation des liens avec le monde musulman annoncée dans le discours du Caire prononcé par Barack Obama en juin 2009. Au plan international, cette nouvelle orientation devait permettre à Washington d’établir des relations constructives avec Moscou, utiles pour faire progresser le dossier iranien, pour la coopération autour de l’Afghanistan, et le désarmement – nouveau traité Strategic Arms Reduction Talks (START) d’avril 2010. En mer Noire, le reset se traduit par une baisse sensible de la pression américaine. La Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 65 Dossier La mer Noire, espace stratégique première administration Obama se retranche derrière l’Union européenne et l’Alliance atlantique en Géorgie et en Ukraine, le seul impératif dans le Caucase étant de garantir la sécurité et la stabilité du corridor énergétique sud. Un bureau de liaison de l’OTAN est ouvert à Tbilissi en octobre 2010 et l’armée géorgienne envisage de contribuer à la force de réaction de l’OTAN en 2015. En Ukraine, après que la perspective de l’adhésion de Kiev à l’OTAN se fut éloignée avec l’arrivée au pouvoir de Viktor Ianoukovitch en février 2010, Washington renforce sensiblement son soutien financier à la démocratie tout en appuyant les efforts de Bruxelles en vue de la signature d’un accord d’association économique avec Kiev en 2014. La crise ukrainienne : vers un renouveau de l’influence américaine ? Les États-Unis et la crise ukrainienne En Ukraine, conformément à la nouvelle approche « leading from behind » mise en œuvre par l’administration Obama depuis l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011 4, Washington comptait sur l’Europe pour promouvoir, à travers le Partenariat oriental, les intérêts politiques et économiques de la communauté euro-atlantique, puis pour gérer la crise survenue à l’automne 2013. Les États-Unis ont néanmoins manifesté une forme de frustration explicitement formulée en février 2014 par la soussecrétaire d’État pour l’Europe et l’Eurasie, Victoria Nuland, à l’égard des atermoiements européens vis-à-vis de la crise ukrainienne 5. À l’inconsistance de la politique de Bruxelles en Ukraine ont alors répondu les réticences américaines à s’engager dans un soutien direct au gouvernement du nouveau Président ukrainien Petro Porochenko. Celui-ci 4 Voir Maya Kandel, « Les nouvelles modalités d’engagement militaire américaine : “Light footprint” et “Leading from behind” », Questions internationales, no 64, novembredécembre 2013, p. 32-40. 5 « US official apologizes to EU counterparts for undiplomatic language », The Guardian, 6 février 2014. 66 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 est revenu de son déplacement à Washington, en septembre 2014, avec une promesse d’aide économique et militaire non létale quasi symbolique, d’un montant de 53 millions de dollars 6. Washington, tout comme les États européens, a mis en place une série de sanctions économiques à l’égard de la Russie pour l’isoler de la scène internationale. Ces mesures se sont avérées jusqu’à présent inefficaces pour régler le conflit en Ukraine orientale. Le bouclier antimissile et la réassurance des alliés d’Europe centrale et orientale Une partie du programme Anti-Ballistic Missile (ABM), rebaptisé Ballistic Missile Defense (BMD) en 2009 par la première administration Obama, concerne la région pontique. Il est censé protéger l’Europe d’une menace balistique émanant du Moyen-Orient en général, et de l’Iran en particulier. Un radar d’alerte a ainsi été mis en service en décembre 2011 en Turquie sur la base aérienne de Küreçik, tandis que les missiles intercepteurs doivent être déployés en 2015 en Roumanie sur la base de Deveselu, où une base de l’US Navy a été ouverte en octobre 2014 7. Enfin, Washington entend déployer en mer Noire des destroyers Aegis emportant des missiles intercepteurs, qui pourront compter sur le port roumain de Constanta comme base de soutien logistique en mer Noire 8. La question du bouclier antimissile figure parmi les principaux sujets de tension entre Washington et Moscou. Le Kremlin estime que ce programme remet en cause sa capacité de dissuasion nucléaire, et qu’un prochain accord sur le nucléaire iranien invalide la raison d’être de ce projet. Suite à la fermeture de la base aérienne de Manas au Kirghizstan, les ÉtatsUnis ont transféré au mois de février 2014 leur Heidi Przybyla, Volodymyr Verbyany et Aliaksandr Kudrytski, « Poroshenko Ends Trip to U.S. as Hryvnia Plunges to Record », Bloomberg, 19 septembre 2014. 7 La base navale de Deveselu (Deveselu Naval Support Facility) est la première base navale américaine à être ouverte depuis 1987. (Source : Luke B. Meineke, « Navy Establishes New Base in Romania », America’s Navy, 10 octobre 2014.) 8 Ronald O’Rourke, « Navy Aegis Ballistic Missile Defense (BMD) Program: Background and Issues for Congress », CRS Report for Congress, Congressional Research Service, 2 juillet 2013, p. 63. 6 © AFP / Saul Loeb Le Président ukrainien Petro Porochenko (à la droite de Barack Obama) a exceptionnellement participé au sommet des États membres de l’OTAN à Newport (Pays de Galles), en septembre 2014. L’OTAN s’est alors engagée à défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine sans toutefois y déployer des troupes, cette question étant traitée au niveau bilatéral. centre opérationnel pour le retrait des troupes américaines d’Afghanistan sur la base roumaine Mihail Kogalniceanu. L’activité de l’OTAN dans la région pontique pourrait encore s’accroître au cours des années à venir dans le cadre de la stratégie de réassurance décidée par l’Alliance suite à la crise ukrainienne. Dès le mois de juin 2014, Washington a en effet annoncé que les ÉtatsUnis entendaient consacrer un milliard de dollars à la consolidation de leur présence militaire en Europe centrale et orientale. De son côté, l’OTAN a fait état, lors de son sommet au pays de Galles début septembre 2014, de l’instauration d’une force de réaction rapide dotée d’un effectif de 4 000 hommes capable de se déployer en quarante-huit heures à partir de bases situées en Europe orientale 9. La mise en place de l’Initiative de réassurance européenne intervient à un moment charnière pour l’OTAN dans la mesure où la fin « NATO weighs rapid response force for Eastern Europe », The New York Times, 1er septembre 2014. 9 programmée du déploiement de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) en Afghanistan en décembre 2014 ne manque pas de soulever la question de la raison d’être de l’Alliance 10. L’Alliance atlantique fait également face à un sérieux défi interne, relevé en juin 2014 par le secrétaire américain à la Défense Chuck Hagel, et que la crise ukrainienne met de manière saillante en lumière. L’engagement formel des États membres de l’Alliance de consacrer un minimum de 2 % de leur produit intérieur brut à leur budget de défense n’est en effet appliqué que par quelques-uns d’entre eux, dont les ÉtatsUnis (3,8 % en 2013), la Turquie (2,3 % en 2013) et la Grèce (2,4 % en 2013 malgré la crise). En revanche, la Bulgarie et la Roumanie, de même que les pays baltes et la Pologne sont encore loin du compte, ayant dépensé en moyenne 1,4 % de leur PIB pour leur défense en 2013. Davantage consommateurs que contributeurs au système 10 Une nouvelle mission qualifiée de « non combattante » (Resolute Support), de taille plus modeste, apportera après 2014 un soutien aux forces de sécurité afghanes. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 67 Dossier La mer Noire, espace stratégique collectif de sécurité, ils font en fait reposer la charge de leur défense sur les États-Unis 11. Gaz de schiste pontique contre gaz naturel russe L’administration Obama a aussi poursuivi la politique énergétique de ses prédécesseurs afin de promouvoir la diversification énergétique et de diminuer la dépendance des Européens à l’égard du gaz naturel russe. Dans cette perspective, Washington soutient les efforts de mise en valeur des réserves de gaz de schiste pontique, dont celles de la Bulgarie (estimées à 481 milliards de m3), de la Roumanie (estimées à 1 444 milliards de m3) et de l’Ukraine (évaluées à 3 625 milliards de m 3) 12. La compagnie américaine Chevron a notamment conclu un Base de données du Stockholm International Peace Research Institute. 12 Technically Recoverable Shale Oil and Shale Gas Resources: An Assessment of 137 Shale Formations in 41 Countries Outside the United States, U.S. Energy Information Administration, U.S. Department of Energy, Washington, juin 2013, p. 6 (www.eia. gov/analysis/studies/worldshalegas/pdf/fullreport.pdf). 11 contrat de 10 milliards de dollars avec Kiev en novembre 2013 pour l’exploitation du champ gazier d’Oleska en Ukraine occidentale. La mise en valeur du champ de Iouzivska, situé à la frontière entre les régions de Khorkiv et de Donetsk, devait pour sa part être réalisée, en vertu d’un accord signé en mai 2012, par l’anglonéerlandaise Shell et par la compagnie ukrainienne Burisma dont le vice-président américain Joe Biden est membre du conseil d’administration 13. En Roumanie, Chevron est également présente, de même que ExxonMobil qui a affirmé vouloir investir jusqu’à un milliard de dollars dans l’exploration offshore de pétrole en mer Noire avec le roumain Petrom 14. Toutefois, l’hostilité de la population en Roumanie et les combats en Ukraine orientale ont entravé ces projets qui ne pourront dorénavant se concrétiser, dans le meilleur des cas, que vers 2020. n « Kiev fights in Ukraine’s southeast for shale gas deposits to be controlled by US », Tass, 16 août 2014. 14 « Romania’s Petrom, ExxonMobil to resume Black Sea gas drilling », Reuters, 25 juin 2013. 13 Entrez dans le vif des débats européens ! 9 € - Format poche 68 ➥ En vente en librairie et sur www.ladocumentationfrancaise.fr Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 La documentation Française Ò POUR ALLER PLUS LOIN Le théâtre d’une dégradation écologique La mer Noire est le plus grand bassin anoxique, c’està-dire dépourvu d’oxygène, au monde. Elle constitue le principal réceptacle des apports liquides et solides des fleuves de l’Europe centrale, notamment du Danube. Vestige du vaste océan « Téthys » 1, cette mer est aujourd’hui un bassin semi-fermé dont les échanges avec l’extérieur se limitent à sa connexion avec la Méditerranée par l’intermédiaire de deux détroits : le Bosphore et les Dardanelles. Il y a plusieurs milliers d’années, l’homme avait privilégié les côtes accueillantes et fertiles de la mer Noire pour s’y établir. Or, cette harmonie environnementale s’est fortement dégradée au cours des quatre dernières décennies en raison d’un développement urbain et industriel incontrôlé 2. La mer Noire abritait naguère l’un des secteurs de pêche les plus productifs d’Europe. L’industrialisation et l’explosion démographique dans la région ont favorisé la surpêche, l’eutrophisation 3 et le déversement de substances toxiques chimiques et radioactives dans la mer. Ce milieu aquatique, qui était autrefois une source importante d’alimentation et un espace de loisirs apprécié, est devenu le théâtre d’une catastrophe écologique sans précédent. Un écosystème en danger Compte tenu de sa situation géographique et de ses caractéristiques socio-économiques, culturelles et environnementales, la mer Noire est d’une importance vitale pour l’Europe depuis l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union européenne en 2007. Elle se situe, en effet, à la fois aux confins de l’Europe géographique et de l’Union européenne, et constitue un trait d’union entre des cultures et des religions différentes. Observé dès 1973, le déclin irrésistible des habitats écologiques principaux de la mer Noire a en fait G. Lericolais, « Nouvelles données sur l’évolution de la mer Noire », in Universalia 2001, Sciences de la Terre, Encyclopaedia Universalis, Paris, p. 233-237. 2 J.-B. Chatré et S. Delory (dir.), Conflits et sécurité dans l’espace mer Noire. L’Union européenne, les riverains et les autres, Éditions Panthéon-Assas, Paris, 2010. 3 Augmentation de la teneur en nutriments favorisant la croissance végétale mais conduisant à une baisse importante de la teneur en oxygène. 1 succédé à une série de modifications plus subtiles tout aussi significatives. Il a pourtant fallu attendre la fin des années 1980 pour que la communauté internationale prenne conscience de l’importance de cette crise écologique. À cette époque, les concentrations d’azote, de phosphore et de pesticides répandus sur les terres agricoles étaient extrêmement élevées. Ces excédents d’éléments nutritifs provoquèrent des proliférations massives de micro-organismes. Les métaux lourds s’accumulèrent en raison de l’absence de restrictions sur les rejets industriels, tandis que la pollution due aux rejets pétroliers et la contamination en pesticides dépassaient des niveaux jamais atteints. Les effets cumulés de ces déversements massifs ont eu un impact dévastateur sur les écosystèmes locaux. Certaines espèces de poissons n’ont pas survécu à ces changements considérables et une pêche trop intensive a, de surcroît, conduit à leur quasi-extinction, entraînant l’effondrement de l’industrie de la pêche pour tous les pays riverains. De nouvelles espèces de méduses introduites par les eaux de ballast des navires en transit se sont rapidement multipliées et ont occupé cette niche écologique abandonnée. Des cas de maladies graves, transmises par l’eau – comme le choléra et l’hépatite A – ont été enregistrés dans les régions côtières et, en de nombreuses zones localisées, des taux de contamination en métaux lourds particulièrement élevés ont été relevés. Une coopération internationale accrue Au début des années 1990, l’avenir de la mer Noire semblait irrémédiablement menacé. À la faveur de la disparition du bloc soviétique, les nouveaux gouvernements des pays riverains ont alors cherché à mettre en place des mécanismes de coopération en matière de protection de l’environnement. S’inspirant des premières conventions pour les mers régionales, ils ont signé en 1992 à Bucarest la Convention sur la protection de la mer Noire contre la pollution. Par la suite, un Plan d’action pour la mer Noire adopté en 1996 a permis la création d’un réseau régional d’institutions scientifiques dotées du matériel nécessaire pour assurer la surveillance continue de la pollution, la formation de Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 69 Dossier La mer Noire, espace stratégique personnel spécialisé et la collecte d’informations scientifiques détaillées. La modernisation de l’agriculture dans le bassin du Danube, accélérée depuis l’entrée dans l’Union européenne de la Bulgarie et de la Roumanie, a eu pour effet une utilisation plus prononcée des fertilisants et autres pesticides. Les directives européennes en matière d’eaux usées ont dans le même temps conduit au développement des égouts et à l’augmentation du nombre de stations d’épuration dans les villes de plus de 2 000 habitants. Les conséquences, si des directives comme la directive-cadre européenne sur l’eau 4 ne sont pas appliquées, pourraient être alors le déversement dans les rivières de nitrates et de phosphates. En encourageant dès 2008 les États membres à mettre en œuvre la directive-cadre « Stratégie pour le milieu marin » (DCSMM 5), l’Union européenne a incité les pays riverains de la mer Noire à prendre les précautions nécessaires pour limiter l’utilisation excessive d’engrais et de dérivés chimiques. Il semble donc à la fois important et urgent que les nouveaux programmes-cadres européens en la matière continuent à favoriser la prévention plutôt que des actions réparatrices a posteriori. De nombreuses structures de coopération existent désormais dans la région de la mer Noire – certaines ayant trait à bien d’autres domaines que l’environnement. Au niveau gouvernemental, on peut citer l’Organisation de la coopération économique de la mer Noire (OCEMN, en anglais Organization of the Black Sea Economic Cooperation, BSEC), la Communauté de l’énergie qui regroupe les États membres de l’Union européenne et sept États et territoires européens des Balkans, le Centre régional sur l’énergie de la mer Noire (Black Sea Regional Energy Centre, BSREC) ou encore la Commission sur la protection de la mer Noire contre la pollution (Commission de la mer Noire). La Commission régionale des Balkans et de la mer Noire a quant à elle pour objectif d’encourager le dialogue et la coopération entre les échelons administratifs subnationaux. À son échelon et selon ses compétences, http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX: 32000L0060 http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX: 52012DC0662 6 www.danubius-ri.eu/ 7 http://french.ruvr.ru/news/2014_05_15/La-Russie-aidera-laCrimee-a-resoudre-les-problemes-environnementaux-8225/ 4 5 70 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 chacune de ces institutions contribue à la préparation, à la définition et à la mise en œuvre des directives nationales et européennes destinées à préserver le bon état écologique des mers, se conformant ainsi aux objectifs assignés par la directive-cadre « Stratégie pour le milieu marin » de 2008. Au niveau national, la Roumanie reçoit en tant que membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) depuis 2004 des financements – en dehors des coopérations militaires – pour l’étude de l’environnement du delta du Danube. Elle vient de démarrer l'installation d'un Centre international de recherches dans le delta 6 destiné à fournir un ensemble de nouveaux instruments et des moyens accrus pour améliorer la recherche sur l’environnement et les écosystèmes et ainsi contribuer à la gestion intégrée du macro-système « Danube – delta du Danube – mer Noire ». Un agenda stratégique de recherche financé par la Commission européenne a présenté en décembre 2014 les concepts et le plan détaillé de cette future infrastructure de recherche. L’annexion de la Crimée et l’environnement L’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 a totalement recomposé le contexte maritime en mer Noire. Moscou a affirmé vouloir aider la péninsule à résoudre ses problèmes environnementaux, lesquels étaient selon la Russie laissés en suspens sous la gestion des autorités ukrainiennes 7. Ainsi, à Sébastopol où stationnait une partie de la flotte militaire russe, il existait des décharges illégales, des rejets industriels incontrôlés et des écoulements d’eaux empoisonnées. En près de trente ans, la mer Noire est passée d’un écosystème diversifié, avec une pêche très productive, à un espace dont les conditions environnementales sont devenues impropres à la survie des organismes évolués. Alors qu’en 2013 on notait un certain répit de la dégradation environnementale, la crise russo-ukrainienne et la redistribution des zones économiques exclusives qui pourrait résulter de l’annexion de la Crimée par la Russie font dorénavant craindre la mise au second plan des initiatives environnementales nécessaires. Gilles Lericolais * * Directeur des affaires européennes et internationales, Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). Gazoducs : les tubes errants de la mer Noire Céline Bayou * * Céline Bayou est analyste-rédactrice à La Documentation française Depuis la fin de la guerre froide et sous l’effet notamment des recompositions géopolitiques à l’œuvre, la mer Noire est en passe de devenir l’une des zones pivot du transit de gaz vers l’Europe. Cet espace maritime et son pourtour attisent les convoitises – ce qu’atteste la multiplication des projets de tubes –, parce qu’ils offrent une occasion de diversifier à la fois les sources et les voies d’exportation du gaz. Dès lors, ils mettent en jeu des concurrences, des combinaisons d’alliances et des rapports de puissance qui évoluent si rapidement qu’il paraît bien difficile de tenir un projet pour acquis. (Questions internationales et P@ges Europe) Après des années d’évaluations, de discussions, d’atermoiements et d’annonces parfois ultérieurement démenties, on pensait que le projet de gazoduc Nabucco, promu par les États-Unis et l’Union européenne et visant à acheminer du gaz non russe vers l’Europe via la Turquie, avait été définitivement abandonné, laissant place à un corridor gazier Sud composé de plusieurs mini-projets. On pensait surtout que le tube concurrent promu par Moscou et devant traverser la mer Noire, le South Stream, allait à coup sûr être construit. C’était sans compter avec l’annonce inattendue du Président russe qui, le 1er décembre 2014, à la veille de la pose du premier tronçon sous-marin du gazoduc, a surpris tous les acteurs impliqués et les observateurs en décrétant l’abandon pur et simple d’un projet auquel son pays avait pourtant déjà consacré des sommes considérables. D’autres coups de théâtre ne sont pas à exclure, mais celui orchestré par Vladimir Poutine a bien révélé, si besoin était, l’éminente valeur géostratégique acquise par la région en matière de transit gazier. Le nouveau mantra de la diversification Depuis quelques années, dans le domaine énergétique, le mot d’ordre est à la diversification 1, qu’il s’agisse du mix énergétique (pétrole, gaz, charbon, énergies renouvelables, etc.), du fournisseur (Russie, Norvège, Caspienne, etc.), du client (pays européens, Chine, Japon, etc.) ou encore du trajet d’acheminement de la ressource énergétique choisie. Cette diversifica1 Sur ces questions, voir notamment le dossier « Énergie : les nouvelles frontières », de Questions internationales, no 65, janvier-février 2014. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 71 Dossier La mer Noire, espace stratégique tion doit permettre de réduire le niveau de dépendance des acteurs impliqués à l’égard de tous ces paramètres et, ainsi, d’acquérir une plus grande marge de manœuvre, c’est-à-dire un pouvoir de négociation. En ce qui concerne les échanges de gaz entre les pays européens et leurs fournisseurs – la Russie en est un de poids, puisqu’elle contribue à près d’un tiers de la consommation européenne de gaz –, l’objectif désormais consiste bien à multiplier les interlocuteurs – que ceux-ci soient fournisseurs ou clients – et les voies d’acheminement. L’enjeu est donc celui de la sécurisation, qu’il s’agisse de celle du vendeur, de l’acheteur ou du pays de transit. C’est la raison pour laquelle les pays européens perçoivent l’espace de la mer Noire comme une chance de multiplier les pays auprès desquels ils se fournissent en gaz, pouvant contribuer ainsi à réduire leur niveau de dépendance, notamment vis-à-vis de l’entreprise russe Gazprom. C’est en effet par cette région qu’on envisage d’acheminer du gaz azéri, turkmène voire iranien à destination de l’ouest de l’Europe. Cet espace est également perçu comme une passerelle pour le gaz russe à destination du sud de l’Europe, amenuisant d’autant le degré de dépendance à l’égard d’autres voies plus ou moins stables. Du point de vue russe, l’installation de gazoducs dans la région est avant tout une façon de multiplier les voies d’acheminement de gaz vers l’Europe en réduisant le rôle de l’Ukraine en tant que pays de transit. Il s’agit pour Moscou d’un moyen de sécuriser ses exportations en réduisant son degré de dépendance vis-à-vis d’un partenaire jugé non fiable, voire inamical. Mais l’enjeu pour le Kremlin est également de contrer les tentatives de diversification de l’Europe en entravant la mise en œuvre de projets concurrents. Si la Russie installe un tube au fond de la mer Noire pour amener son gaz vers l’Ouest, il devient moins rentable économiquement pour l’Europe d’installer un autre tube à proximité, tout simplement parce que la demande n’est pas illimitée. Les stratégies qui découlent de ces tentatives diverses et parfois concurrentes de diversi72 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 fication s’accommodent parfaitement des effets d’annonce. Pour ce qui concerne les contrats gaziers, le discours joue un rôle d’autant plus remarquable que cette énergie, liée à des infra­ structures de transport techniquement et financièrement lourdes, s’avère éminemment politique. Il n’en va pas de même pour le pétrole, plus facilement transportable par des voies et des infra­ structures facilement modifiables. La pose d’un gazoduc peut prendre trois à cinq ans et nécessiter des investissements considérables, surtout s’il s’agit de traverser des espaces à l’accessibilité réduite. Comme une mer. Le corridor gazier Sud, un phénix pour l’Europe ? L’Union européenne, après une période d’enthousiasme inaugurée en 2000 avec le lancement du partenariat énergétique russo-européen qui impliquait une hausse notable des volumes de gaz russe fournis, a vite compris qu’il était dans son intérêt d’accéder également aux ressources gazières des pays riverains de la mer Caspienne, voire d’Iran et d’Irak, et de mettre en place un corridor permettant d’acheminer en priorité du gaz azéri et turkmène vers son territoire. Hésitations européennes Ce corridor Sud a un moment regroupé cinq projets différents : le gazoduc Nabucco prévu pour relier l’Iran et les pays de Transcaucasie à l’Europe centrale pour sa version longue, l’est de la Turquie à l’Autriche pour sa version abrégée (Nabucco West), le White Stream censé traverser la Géorgie et aboutir en Roumanie ou en Ukraine via la mer Noire et/ou la Crimée, le projet AGRI (Azerbaidjan-GeorgiaRomania Interconnector) envisagé pour transporter du gaz naturel liquéfié, le projet ITGI/ IGB (Interconnector Turkey-Greece-Italy/ Interconnector Greece-Bulgaria) et, enfin, le TAP (Trans Adriatic Pipeline) 2. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, « L’approvisionnement du corridor gazier Sud : les ambitions politiques à l’épreuve des réalités du terrain », CERI, juillet 2011 (www.sciencespo.fr/ceri/ sites/sciencespo.fr.ceri/files/art_maem.pdf). 2 © AFP Photo / Bulphoto / M3 Communications Group Lancement, en octobre 2013, de la construction du tronçon bulgare du gazoduc South Stream. Le projet a finalement été annulé dans son ensemble par Vladimir Poutine le 1er décembre 2014, quelques jours avant la pose du premier tronçon sous-marin du gazoduc en mer Noire. La préférence affichée d’emblée par l’Union européenne et par les États-Unis pour Nabucco, projet le plus ambitieux (31 milliards de mètres cubes de gaz par an) et le plus coûteux (entre 8 et 15 milliards d’euros), s’est heurtée à une incertitude de taille quand l’Union a réalisé qu’elle ne pourrait compter sur des livraisons stables et importantes de gaz en provenance du Turkménistan, d’Iran et d’Irak. Rien ne garantissait dès lors que son taux de remplissage assurerait une rentabilité suffisante au gazoduc. La version la plus ambitieuse de Nabucco a donc été abandonnée en 2011 et les protagonistes se sont rabattus sur une version légère (16 milliards de mètres cubes), prévue pour acheminer du gaz azéri du champ caspien de Shah Deniz II, exploitable à partir de 2018-2020. Du lieu d’extraction à la frontière occidentale de la Turquie (2 000 km), le choix s’est fait en faveur du TANAP (Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline 3), consacré au transport du gaz par la Géorgie et jusqu’à l’ouest de la Turquie. Le consortium TANAP est composé de la SOCAR (Azerbaïdjan), de BOTAŞ (Turquie), de TPAO (Turquie) et de British Petroleum. Puis la question s’est posée du trajet retenu par le consortium créé autour de Shah Deniz II 4 à partir de la frontière turque. Serait-il préférable d’opter pour Nabucco West (1 326 km), en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche ou pour le TAP (800 km) qui, à partir de la Grèce et de l’Albanie, traverserait l’Adriatique pour aboutir au sud de l’Italie ? Le 28 juin 2013, le consortium exploitant Shah Deniz II a annoncé son choix en faveur du TAP, à la satisfaction de l’Union européenne, qui n’a pas manqué d’insister sur le fait que cette décision contribuait à libérer quelque peu l’Europe du gaz russe, et ceci sans trop inquiéter Moscou, qui voyait dans la modestie du projet une option préférable à Nabucco. Le jeu de la Russie Ce corridor Sud et ses variantes ont pâti de l’insistance de la Russie à défendre son propre projet, à savoir un gazoduc russe transportant du gaz russe et évitant autant que faire se peut les pays de transit non acquis à la cause russe. 3 4 Le consortium Shah Deniz II rassemble la SOCAR, British Petroleum, Statoil (Norvège) et Total (France). Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 73 Dossier La mer Noire, espace stratégique Après avoir enterré Nabucco, les Européens ont donc discuté des conditions consenties à l’installation et au fonctionnement des divers tronçons envisagés par eux, quitte à passer outre certaines exigences imposées par la législation communautaire. C’est le cas du TAP qui, dès mai 2013, a été libéré par la Commission européenne de toute obligation concernant le découplage. En effet, depuis 2009, le troisième « paquet énergie » de l’Union européenne impose l’unbundling, c’est-à-dire une séparation juridique ou comptable des divers segments de la chaîne gazière, afin d’empêcher l’intégration verticale perçue comme une barrière à l’entrée de sociétés tierces sur le marché 5. Or, la compagnie azerbaïdjanaise SOCAR, selon le scénario envisagé, devait être détentrice du tube de son point de départ à celui d’arrivée. « Favoritisme et violation du troisième paquet » dénoncent certains commentateurs russes 6. « Approche cohérente », puisque l’Azerbaïdjan n’est pas membre de l’Union européenne, pourrait répondre Bruxelles. On verra plus loin que cette accusation d’usage de doubles standards n’est pas anodine. Ambiguïté azerbaïdjanaise La posture de l’Azerbaïdjan, qui souffre d’un relatif enclavement et s’efforce depuis quelques années d’offrir ses hydrocarbures aux mieux et plus offrants, a pu paraître parfois ambiguë. Pour Bakou, il s’agit avant tout d’attirer des investisseurs, qu’ils soient russes, européens ou américains 7. En l’occurrence, le retrait des États-Unis du continent européen a eu un impact évident sur la politique énergétique de l’Azerbaïdjan, qui a pu un moment sembler se tourner vers la Russie. 5 Voir Catherine Locatelli, « Les échanges gaziers entre l’Union européenne et la Russie : des interdépendances aux incertitudes », Questions internationales, n o 65, janvierfévrier 2014, p. 60-62, et Céline Bayou, « Russie. Gazprom dans la ligne de mire de l’Union européenne », Grande Europe, août 2011 (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/ d000411-russie.gazprom-dans-la-ligne-de-mire-de-l-unioneuropeenne-par-celine-bayou/article). 6 « EK gotova obsoujdat dalche rossiïskiï proekt ‘Ioujnyï potok’ », Teknoblog.ru, 8 décembre 2014. 7 Les États-Unis ont d’ailleurs largement soutenu le gazoduc BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum), entré en service en 2007 et qui devait, à terme, être relié à Nabucco. 74 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 En réalité, les autorités azerbaïdjanaises veillent surtout à ne froisser aucun de leurs partenaires potentiels et à défendre les intérêts du pays. D’où leur soutien sans équivoque d’abord au projet Nabucco puis, quand celui-ci a été abandonné, à l’option TANAP-TAP – d’autant que cette dernière avait l’heur d’être préférée par Moscou qui y a vu l’échec de Nabucco –, mais aussi leur rapprochement manifeste de la Turquie et le maintien du dialogue gazier avec la Russie. Le corridor Sud tel qu’il est désormais envisagé n’a pas inquiété Gazprom dans un premier temps. La cérémonie de pose de sa première pierre, en septembre 2014, et la perspective de voir à terme s’y connecter des pays comme le Turkménistan ou l’Iran ont en revanche éveillé des inquiétudes à Moscou. La situation dominante de la Russie sur le marché européen du gaz pourrait bien être remise en question par l’arrivée sur ce même marché de volumes importants de gaz non russe. Le diamètre retenu pour le tube TANAP est l’un des plus élevés de ce qui se pratique actuellement. Subsiste toutefois la question de sa capacité d’extension si, un jour, du gaz d’une autre provenance que Shah Deniz II venait à l’alimenter 8. L’abandon de South Stream, dans l’intérêt de qui ? Si le corridor Sud a le vent en poupe et paraît bien renaître de ses cendres après des années d’incertitudes et de modifications, c’est aussi parce que la Russie a brutalement annoncé son renoncement au principal projet concurrent de cet entrelacs de tubes. Le 1er décembre 2014, lors d’une visite officielle à Ankara, le Président russe a indéniablement surpris son auditoire en décrétant l’abandon du projet South Stream. Russe… jusqu’au bout du tube Le South Stream aurait dû permettre de transporter 63 milliards de mètres cubes de gaz 8 Marc-Antoine Eyl-Mazzega, « Quel rôle pour l’Azerbaïdjan dans la nouvelle géopolitique de l’énergie ? », Table-ronde, IRIS, Paris, 26 novembre 2014. Les infrastructures d’approvisionnement en gaz autour de la mer Noire Stream rd No ESTONIE LETTONIE Mer Gazoducs : Baltique Existant LITUANIE ALLEMAGNE Vilnius POLOGNE YA Varsovie M AL RUSSIE Moscou En projet Abandonné BIÉLORUSSIE RÉP. TCHÈQUE SLOVAQUIE Kiev Budapest UKRAINE AUTRICHE HONGRIE Na bu MOLDAVIE cc CROATIE BOSNIEHERZ. o Belgrade Rostov ROUMANIE SERBIE Tikhoretsk Kropotkine Sébastopol Novorossiisk Touapsé M er Noire Bucarest MONT. KOS. Sofia ITALIE San Foca Fier ALB. MAC. BULGARIE TAP Thessalonique GRÈCE Tenguiz Astrakhan Odessa Sout h S tr e a m Istanbul Samsun St Blue re am SLOVÉNIE KAZAKHSTAN Volgograd TANAP Ankara Source : d’après Pascal Marchand, Atlas géopolitique de la Russie, cartographie Cyrille Suss, Autrement, Paris, 2012. sibérien par an vers l’Europe en traversant la mer Noire sur 900 kilomètres d’Anapa (Russie) à Varna (Bulgarie), puis par voie terrestre à travers les Balkans (Serbie – avec deux branches vers la Republika Srpska et la Croatie), la Slovénie et jusqu’à la Hongrie et à l’Italie. Au total, ce sont 2 446 kilomètres de tubes qui devaient être installés et dix stations de compression, pour un coût envisagé de 16 milliards d’euros (11 pour la partie sous-marine et 5 pour la partie terrestre), ce qui aurait pu en faire l’un des gazoducs les plus chers de l’histoire de la construction du transport par tubes 9. Pour situer l’importance en volume de ce projet, il suffit de rappeler qu’en 2013 la Russie a 9 Céline Bayou, « Le gazoduc South Stream. Pari de la Russie pour éviter l’Ukraine », P@ges Europe, 6 mai 2014 (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000725-legazoduc-south-stream.-pari-de-la-russie-pour-eviter-l-ukrainepar-celine-bayou/article). GÉORGIE Tbilissi Erzurum ARMÉNIE BTE Bakou AZERBAÏDJAN TURQUIE Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 SUÈDE livré 162,7 milliards de mètres cubes à l’Europe et que, jusque récemment, 80 % de ces flux transitaient par l’Ukraine, le reste traversant la Biélorussie. Depuis 2011 et la mise en service du gazoduc sous-marin Nord Stream qui relie directement la Russie et l’Allemagne via la mer Baltique, le rôle de l’Ukraine en tant que pays de transit s’est considérablement réduit – la capacité du Nord Stream est de 55 milliards de mètres cubes et il a transporté plus de 30 milliards de mètres cubes en 2014. Autant dire que l’une des vocations essentielles du South Stream était bien de réduire à néant le rôle de l’Ukraine en tant que pays de transit. Projet initialement russo-italien, lancé en 2009 directement par V. Poutine et le président du Conseil italien Silvio Berlusconi, le capital de South Stream a été réparti entre Gazprom (50 %), l’italien ENI (20 %), l’allemand Wintershall (15 %) et le français EDF (15 %). Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 75 Dossier La mer Noire, espace stratégique Le tube devait être doté de quatre conduites, dont la première aurait dû entrer en activité à la fin de 2015, la construction du gazoduc ayant été officiellement lancée en décembre 2012. Des contrats fermes avaient été conclus portant sur la fourniture et la pose de deux des conduites, ce qui signifie que leur route avait été arrêtée. Or, depuis des mois, l’Union européenne faisait pression sur la Russie et sur les pays de transit, dénonçant la violation par ce projet des volets « découplage » et « accès aux tiers » du troisième paquet énergie. La Russie avait en effet fort habilement verrouillé les conditions de passage du tube, offrant aux pays d’accueil des modalités à la fois mirobolantes – construction et installation à ses frais des tubes et autres infra­ structures, promesses de créations d’emplois, engagement sur l’installation de branches supplémentaires de raccordement assurant par exemple la Serbie de jouer un rôle géopolitique de taille dans l’approvisionnement de pays voisins – et mettant ces pays dans un état de dépendance accrue – hausse de la part du gaz russe dans leur mix gazier, vente au rabais de la compagnie pétrolière serbe NIS (Nafta Industrija Srbije) à Gazprom, notamment. Ce faisant, Moscou a placé ces pays dans une position très inconfortable en les forçant quasiment de choisir entre deux allégeances antinomiques, celle à l’Union européenne ou celle à la Russie. La Bulgarie, maillon faible Clairement mise en demeure de renoncer à la construction du tube par la Commission européenne, la Bulgarie, en tant qu’État membre de l’Union européenne, a annoncé en juin 2014 l’interruption des travaux sur son territoire. Cette décision faisait suite à des mois de tensions, les pays de transit se trouvant pris entre les feux de Bruxelles – qui dénonçait la non-conformité du projet avec la législation communautaire – et ceux de Moscou, qui avançait deux arguments. D’une part, les accords bilatéraux signés entre Gazprom et les pays concernés l’avaient été en 2008. Par conséquent, ces textes n’avaient pas à se conformer rétroactivement aux exigences d’un troisième paquet adopté ultérieurement. D’autre part, ce tube, dans la totalité de son 76 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 parcours, allait traverser des pays membres et des pays non membres de l’Union européenne. Il n’avait pas non plus à se conformer à ces mêmes exigences, puisqu’il s’agirait en fait d’un tube « international ». Malgré tout l’intérêt que pouvait constituer pour la Bulgarie le passage de ce gazoduc par son territoire, celle-ci a fini par plier devant l’intransigeance de Bruxelles, d’autant plus forte depuis 2014 que l’Union souhaite manifester son soutien à l’Ukraine et marquer le temps des sanctions et contre-sanctions avec la Russie. Vladimir Poutine ne s’est d’ailleurs pas trompé de cible dans ses déclarations du 1er décembre 2014 : « Mes collègues bulgares m’ont toujours dit que, quoi qu’il arrive, ils allaient réaliser le South Stream parce que ce tube répond à l’intérêt national. Malheureusement, ça ne s’est pas passé comme ça. Si la Bulgarie n’a pas les moyens de se comporter comme un État souverain, qu’elle aille demander des compensations à la Commission européenne, parce que les revenus directs du transit auraient rapporté au budget bulgare au moins 400 millions de dollars par an 10. » Prise à partie, la Commission s’est empressée de préciser qu’il n’y aurait pas de compensation. Depuis des mois, les pays de transit incriminés, de la Bulgarie à l’Autriche en passant par la Hongrie, la Slovénie ou même la Serbie en tant que potentiel futur État membre de l’Union européenne, avaient délégué leurs pouvoirs à Bruxelles et demandé aux deux acteurs principaux du litige de trouver un accord. L’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine n’ont certes pas facilité le dialogue. Il n’en reste pas moins que les pays de transit se sont sentis floués. Pour eux, la perte n’est pas seulement financière. La Bulgarie, qui dépend en quasi-totalité de la Russie pour sa consommation de gaz, estimait par exemple que le South Stream était paradoxalement pour elle un gage de liberté, un moyen de rehausser son rôle géopolitique dans la région. « Ce n’est plus la Bulgarie qui va dépendre de quelqu’un, mais les autres qui vont dépendre de 10 Cité par Maxime Sokolov, « Nikogda my ne boudem bratouchkami », Izvestia, 2 décembre 2014. nous », aurait déclaré en 2007 le ministre bulgare de l’Énergie alors en poste 11. Désormais, le pays qui, pendant longtemps, avait refusé de choisir entre Nabucco et South Stream, se sent à la fois abandonné par Bruxelles et dans le collimateur de Moscou. La Turquie, partenaire incertain La Turquie, en revanche, semble tirer son épingle du jeu. Le « Turkish Stream », projet de déroutement du tube par son territoire et jusqu’à la Grèce, était déjà évoqué durant l’été 2014 par la Russie, dans l’hypothèse où l’Union européenne continuerait de s’opposer au passage du South Stream par les territoires d’États membres. Le tracé, non encore précisé, de l’option évoquée par le Président russe en décembre 2014 à Ankara, pourrait suivre celui du Blue Stream, gazoduc qui, depuis 2005, transporte 16 milliards de mètres cubes de gaz par an de la Russie vers la Turquie via la mer Noire. Le Turkish Stream, pour sa part, aurait à terme une capacité de 50 milliards de mètres cubes. La Turquie, qui poursuit elle aussi une stratégie de diversification, pourrait enfin devenir le hub gazier qu’elle rêve d’être depuis longtemps. On peut s’étonner de voir la Russie renoncer au moment de sa mise en œuvre à un projet dans lequel elle semblait s’être fortement investie – notamment financièrement puisque 4,5 milliards de dollars y auraient déjà été engagés – et pour lequel elle avait élaboré une véritable stratégie visant à éliminer les scénarios concurrents. Alors, s’agit-il d’une défaite de V. Poutine, comme le jugent certains 12, le pays perdant de l’argent et se trouvant presque forcé de passer par la Turquie ? Ou bien est-ce l’Europe qui est la grande perdante de ce retrait, comme le suggèrent d’autres 13 ? Les relations relativement tendues entre Moscou et Ankara, qu’il s’agisse par exemple de l’annexion de la Crimée ou de la guerre en Syrie, ne laissent pas présager un partenariat sans vague. On peut même se demander si, après l’Ukraine, la Russie ne s’encombre pas d’un autre partenaire de transit problématique. Elle aura peut-être du mal à imposer à son partenaire turc ses règles de prix. Les prémices de ce nouveau rapprochement sont d’ailleurs parlantes : Gazprom s’est d’emblée engagé à réduire le prix du gaz consenti à la Turquie de 6 % à partir du 1er janvier 2015 et à augmenter les volumes fournis au Blue Stream, ce qu’Ankara réclamait depuis longtemps. En outre, la Russie sait d’expérience combien le partenariat énergétique avec la Turquie est complexe. Un mois après la mise en service du Blue Stream, la Turquie avait interrompu ses importations de gaz et exigé une réduction de prix et de volumes 14. Ce virage en forme de cadeau énergétique à la Turquie 15 pourrait ne pas être à l’avantage de la Russie. L’Union européenne paraît elle aussi perdante puisque la Russie a prévenu que, selon ce nouveau scénario, Gazprom n’acheminerait le gaz que jusqu’à la frontière turco-grecque. À charge ensuite pour les Européens de venir le chercher, certes à leurs conditions mais aussi à leurs frais. Si la Commission européenne donne l’impression d’avoir mis en échec la stratégie russe de contournement de l’Ukraine, il ne s’agit tout au plus que d’un retardement, les volumes promis à la Turquie annihilant de toute façon le rôle d’acteur du transit dont peut encore se prévaloir Kiev. Qui plus est, la difficulté inhérente du dialogue russo-turc pourrait avoir des conséquences pour l’Europe, car rien ne dit que des « crises du gaz » comparables à celles vécues en 2006 et en 2009 lors des interruptions de livraisons russes à l’Ukraine ne pourraient pas se produire avec un tracé via la Turquie. À cet égard, le South Stream s’avérait sans doute plus sécurisant pour l’Europe. lll « Potchemou issiak ‘Ioujnyï potok’? », Radio Svoboda, 2 décembre 2014. 12 Andrew Roth, « In Diplomatic Defeat, Putin Diverts Pipeline to Turkey », The New York Times, 1er décembre 2014. 13 Ben Hoyle, Matthew Luxmoore, « Putin Declares Gas War on Europe with Turkey pipeline deal », The Times, 2 décembre 2014. 11 14 Andreï Sinitsyne, « Do svidania, gazovoe oroujie », Vedomosti, 3 décembre 2014. 15 Arta Seiti, « Le tournant turc de Poutine », Défense nationale, 11 décembre 2014. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 77 Dossier La mer Noire, espace stratégique La multiplication des projets gaziers dans la région de la mer Noire révèle à la fois des indécisions, des concurrences et des recompositions qui dessinent une carte mouvante. La logique qui prévaut en la matière relève essentiellement de calculs géopolitiques qui font passer les critères de rationalité économique au second plan. Il en résulte une configuration qui, sous certains aspects, confine presque à l’absurde. Au cours de l’année 2014, les Européens ont vu le soupçon d’instabilité dans les livraisons gazières glisser imperceptiblement de l’Ukraine vers la Russie. Alors que V. Poutine avait pu se prévaloir jusqu’alors de la fiabilité de son pays en tant que fournisseur, il est permis de se demander si l’aventure criméenne et la guerre d’Ukraine méritaient de payer un tel prix. On peut aussi voir quelque ironie sur la carte que semble désormais tracer la Russie avec ses gazoduc régionaux. En déroutant le South Stream vers la Turquie, en relançant par là même les projets européens à partir de la frontière turcocommunautaire, V. Poutine n’est-il pas en train de réhabiliter le tracé du Nabucco, contre lequel il s’est battu pendant quelques années ? Certes, à la nuance près que c’est Gazprom qui l’alimenterait. Dans un premier temps du moins, car si, demain, Achgabat et Téhéran parviennent à faire aboutir leur gaz dans la région, la Turquie n’assurera-telle pas le chargement de ses tubes avec du gaz indifféremment russe, turkmène ou iranien ? n LE MONDE DÉCHIFFRÉ PAR LES MEILLEURS EXPERTS DOSSIER Internet : une gouvernance inachevée Le web après Snowden La révolution Big Data Neutralité de l’internet Puissances émergentes CONTRECHAMPS Ebola : ce qu’il fallait faire MAIS AUSSI : Les groupes d’autodéfense civile au Mexique Faut-il interdire les « robots tueurs » ? L’Inde de Narendra Modi En vente en librairie et sur www.ladocumentationfrancaise.fr • Au numéro papier : 23 € numérique : 16 € • Par abonnement 78 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Ò POUR ALLER PLUS LOIN Odessa, la belle endormie de la mer Noire ? Pourtant, la belle endormie de la mer Noire est devenue, bien malgré elle, l’un des lieux où les troubles qui secouent l’Ukraine depuis plus d’un an se sont exprimés de manière tragique. De tradition russophone, plus tournée vers le grand large que vers l’intérieur du pays, et célèbre pour son esprit frondeur, Odessa a subi durement les antagonismes qui déchirent le pays. Le 2 mai 2014, plus de quarante Odéssites sont morts dans un incendie criminel qui fit suite à de violents affrontements entre pro-russes et pro-ukrainiens. Sa loyauté à l’Ukraine n’a toutefois pas été, comme ailleurs, remise en cause. Un photochrome de l’Opéra et de la rue Richelieu à Odessa vers 1895. L’essor d’une nouvelle Babylone À la fin du xviiie siècle, le règne de Catherine II voit plusieurs guerres opposer la Russie à l’Empire ottoman pour le contrôle de la rive septentrionale de la mer Noire. Les armées russes s’y illustrent notamment sous le commandement du prince Grigori Potemkine, favori de l’impératrice, et du général Alexandre Souvorov. La Sublime Porte cède en 1791 à la Russie, par le traité de Iaşi, la province de Yedisan, située entre la Crimée et la Bessarabie. Très rapidement, une forteresse puis un port sont construits à l’emplacement d’un ancien village tatar, situé aux abords d’une baie particulièrement propice aux activités maritimes. La ville est officiellement fondée en 1793 sous le nom d’Odessa, qui serait une forme féminisée du nom grec d’Ulysse (Odysseos). En 1803, son commandement est confié au duc Armand du Plessis de Richelieu, parent du © Library of Congress Principal port méridional de l’Empire russe, fleuron du commerce et de l’industrie, métropole multiculturelle et centre intellectuel du monde juif d’Europe de l’Est, Odessa affiche une gloire passée à laquelle ne semble pas rendre justice sa place de ville moyenne de province de l’Ukraine indépendante. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 79 Dossier La mer Noire, espace stratégique Cardinal, aristocrate français ayant fui la Révolution et passé au service de la couronne de Russie, qui devint ainsi le véritable fondateur de la ville. C’est sous sa direction, puis sous celle de son successeur le comte Alexandre de Langeron, que la ville connaît son premier essor. Attirées par des exemptions de taxes et une grande liberté religieuse, des populations arrivent de toutes parts. Ce sont d’abord des sujets ottomans, Constantinople contrôlant alors les détroits, donc l’accès maritime à la mer Noire. Grecs, Arméniens, Bulgares, Roumains en furent ainsi, avec quelques Européens (Italiens et Français surtout), les premiers colons. Par la suite, des habitants des campagnes de la Russie intérieure, essentiellement ceux des territoires annexés par l’Empire russe à l’issue de trois partages de la Pologne, vinrent se mêler aux populations locales ukrainiennes, tatares ou cosaques. Approchant les 100 000 habitants au milieu du xixe siècle, Odessa était devenue une nouvelle Babylone au sud de l’Empire russe. Première interface entre l’Empire russe et le monde méditerranéen, le port d’Odessa ouvrit au commerce russe une alternative aux routes maritimes septentrionales, dominées par l’Angleterre, et offrit à la production agricole des plaines fertiles d’Europe de l’Est un débouché de choix. Dotée du statut de port franc en 1817, elle devint très rapidement une plaque tournante du commerce des céréales en Russie et en Europe, tissant en particulier des liens privilégiés avec Marseille. Lorsque, en 1835, Balzac publie Le Père Goriot, c’est déjà à Odessa qu’il fait rêver son personnage principal, toujours déterminé, sur son lit de mort, à aller y reconstituer sa fortune dans le commerce des vermicelles. Ville commerciale, ensoleillée et influencée par l’esprit européen, visitée et chantée par Pouchkine 1, Odessa devient en seulement quelques décennies l’une des plus grandes métropoles de l’Empire, la quatrième après Saint-Pétersbourg, Moscou et Varsovie. Au plan architectural, Odessa présente la caractéristique d’être une ville construite ex nihilo en seulement quelques décennies, selon les plans stricts de ses premiers maîtres. La construction de la ville portuaire, aujourd’hui centre historique classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, a ainsi été menée selon les canons d’un classicisme russe assez semblable à celui qui présida au développement de Saint-Pétersbourg : des palais assez bas, aux couleurs vives, inspirés autant du palladianisme 1 Notamment dans le « Voyage d’Onéguine », chapitre complémentaire inachevé d’Eugène Onéguine. 80 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 que du style néo-grec, bordent de larges rues tracées à angle droit, que le climat méridional a permis de planter généreusement d’acacias. Une promenade côtière, le boulevard Primorski, encercle cet ensemble et surplombe le port, auquel il est relié par un escalier monumental, connu aujourd’hui sous le nom d’escalier Potemkine. À son sommet trône la statue de bronze d’un duc de Richelieu en toge, main levée vers la mer, source de toutes les richesses de la cité. Odessa la juive, Odessa la frondeuse À quelques pas, le majestueux Opéra, reconstruit dans un style baroque après son incendie en 1873, de même que l’université et les nombreuses écoles et imprimeries témoignent de l’intensité de la vie culturelle et intellectuelle d’Odessa sous l’Empire. Sans conteste, la ville la doit largement à son identité juive, affirmée dès les premières vagues d’immigration – la ville se dote de sa première synagogue en 1798. La « zone de résidence » décrétée par Catherine en 1791 ayant confiné une grande partie des Juifs de l’Empire russe dans ses marges occidentales, la population juive prit rapidement une importance considérable dans cette ville entièrement consacrée au commerce. Au tournant du xxe siècle, elle représentait le tiers des habitants. Si la communauté juive prit rapidement une grande place dans le négoce, son influence fut également notable dans la vie intellectuelle d’Odessa. C’est dans cette ville que Vladimir Jabotinsky, l’un des pères du mouvement sioniste, passa ses jeunes années, de même que le futur révolutionnaire Léon Trotski. Cette communauté juive n’était certes pas composée que de riches marchands et de brillants intellectuels, mais aussi de toute une plèbe dont Isaac Babel, plus tard, contera l’existence dans ses Récits d’Odessa, autour notamment du personnage de Benia Krik, petit voyou attachant du quartier juif de la Moldavanka. L’Odessa du début du xxe siècle est le lieu d’un bouillonnement intellectuel sans égal dans l’Empire russe. Son statut de ville portuaire, où circulent sans cesse hommes, marchandises et idées, y rend toute censure presque impossible. Les cercles, les salons, les journaux et les premiers studios de cinéma de l’Empire y prospèrent, de même que les idées socialistes. Lors de la révolution de 1905, la ville est un des centres de l’agitation et, lorsque l’équipage du cuirassé Potemkine se mutine en mer Noire, c’est vers le port d’Odessa que se dirige le navire en arborant le drapeau rouge. La féroce répres- © Wikimedia Commons Cette statue d’Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu (1766-1822), en toge romaine, domine le fameux escalier immortalisé par Eisenstein dans son film Le Cuirassé Potemkine. Considéré comme le fondateur de la ville et du port d’Odessa, le duc de Richelieu en a été le maire de 1803 à 1805 avant d’être nommé gouverneur général de la Nouvelle Russie (sud-ouest de l’Empire russe, avec la région d’Odessa, actuelle Ukraine). Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 81 Dossier La mer Noire, espace stratégique sion de l’insurrection des ouvriers et soldats dans les rues d’Odessa et jusque dans l’escalier qui mène au port donnera à Sergueï Eisenstein l’une des plus belles scènes de son film Le Cuirassé Potemkine (1925). Relativement plus épargnée par les révolutions de 1917, Odessa, après l’intermède de la guerre civile et d’une occupation étrangère, devient soviétique. La période de la « nouvelle politique économique » (NEP) 2 lui permet de renouer avec ses activités commerciales mais aussi avec les pratiques illégales qui prospèrent dans la plupart des villes portuaires. La ville, qui a toujours abrité une pègre active, devient un eldorado pour escrocs et aventuriers que les romanciers satiriques Ilf et Petrov croquent sans concession. Odessa devient la ville portuaire de Tchernomorsk dans leurs romans-feuilletons de la même époque 3. Leur personnage d’Ostap Bender, archétype du truand sympathique et incarnation de la cosmopolite Odessa, est devenu une figure clé de la littérature puis du cinéma soviétique. Durant la Seconde Guerre mondiale, le sud-ouest de l’Ukraine, à la différence du reste de la partie européenne de l’URSS, fut occupé non par l’Allemagne nazie mais par la Roumanie du général Antonescu. Cette occupation ne fut guère plus clémente à l’égard des Juifs, et le massacre de plus de 100 000 d’entre eux par l’armée roumaine en 1941 constitue l’un des épisodes les plus brutaux de la « Shoah par balles ». Odessa occupée est le théâtre d’une intense activité de partisans, qui mettent à profit les quelque 2 500 kilomètres de catacombes creusées sous la ville et ses alentours par plusieurs générations de contrebandiers et de fraudeurs. À sa libération, elle est une des douze villes d’Union soviétique à recevoir le titre de « ville-héros ». Épargnée par les combats contre l’Allemagne nazie, elle voit son centre historique presque entièrement préservé de la destruction. Requiem pour Odessa Si des pogroms avaient plusieurs fois endeuillé Odessa dès le début du xxe siècle, les crimes de l’occupation portent un coup fatal à la communauté juive de la ville. Après-guerre, ses membres émigrent pour la plupart vers Israël ou les États-Unis. Dans les décennies qui suivent, Odessa perd peu à peu son caractère cosmopolite et sa forte identité juive, au profit de populations russes ou ukrainiennes. Si les dernières décennies de l’Union soviétique continuent à faire vivre l’activité portuaire d’Odessa, articulée à un complexe industriel plus important, la ville connaît un développement plus lent. Sa population décroît, même depuis la disparition de l’URSS, et Odessa n’est aujourd’hui, avec environ un million d’habitants, que la troisième ville de l’Ukraine indépendante. Marginalisée sur le plan économique, rongée dans les années 1990 par le retour d’une criminalité organisée endémique, Odessa est néanmoins parvenue à s’imposer comme destination touristique. Son climat méridional, ses promenades ombragées, ses plages et ses boîtes de nuit faisaient encore, il y a peu, le régal des nombreux touristes ukrainiens et surtout russes qui ne pouvaient s’offrir de séjours plus lointains. Ce tourisme de masse, populaire et teinté de nostalgie soviétique, risque pourtant de ne pas se remettre de la rupture entre Kiev et Moscou. Odessa, ville presque exclusivement russophone et assez mal intégrée dans l’Ukraine post-soviétique, ancien centre administratif, à l’époque tsariste, du gouvernorat de Nouvelle Russie, avait en apparence tout, comme la Crimée ou le Donbass, pour préférer Moscou à Kiev. La ville et sa région faisaient vraisemblablement partie intégrante du projet russe de « Novorossia » visant à déstabiliser l’Ukraine par son flanc Sud et Est. Pourtant, les antagonismes entre pro-russes et pro-ukrainiens s’y sont faits plus aigus, jusqu’à devenir meurtriers. En l’absence de consensus, aucun sécessionnisme pro-russe ne s’y est durablement implanté et la ville est demeurée loyale à Kiev. Certains y verront le signe qu’Odessa la frondeuse est demeurée rétive à toutes les propagandes et à tous les endoctrinements, d’autres que la « perle de la mer Noire » s’est définitivement endormie loin des affaires du monde. Benoît Lerosey * * Diplômé de Sciences Po Paris. Bibliographie ●● Charles King, Odessa : Genius and Death in a City of Dreams, W.W. Norton & Company, New York, Londres, 2012 ●● Patricia Herlihy, Odessa : Période de libéralisation économique partielle introduite par Lénine au début des années 1920. 3 Voir notamment Les Douze Chaises (1928) et Le Veau d’or (1931). 2 82 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 A History, 1794-1914, Harvard Ukrainian Research Institute, 1991 ●● Stella Ghervas, « Odessa et les confins de l’Europe : un éclairage historique », in Stella Ghervas et François Rosset (dir.), Lieux d’Europe : mythes et limites, Maison des sciences de l’homme, Paris, 2008 Pour en savoir plus sur la mer Noire Ouvrages ●● Neal Ascherson : – Black Sea, Hill and Wang, New York, 1995 – Black Sea : The Birthplace of Civilisation and Barbarism, Vintage, Londres, 2007 ●● Faruk Bilici et al. (dir.), Enjeux politiques, économiques et militaires en mer Noire (xive-xxie siècles). Études à la mémoire de Mihail Guboglu, Musée de Braïla-Éditions Istros, Braïla, 2007 Zone or Future Security Community ?, Ashgate, Farnham, Burlington, 2013 ●● Emmanuelle Armandon, « La Crimée dans les relations ukraino-russes : une controverse du passé ? », Questions internationales, no 50, juillet-août 2011, p. 97-104 ●● Stephen Blank, « Russia and the Black Sea’s Frozen Conflicts in Strategic Perspective », Mediterranean Quarterly, vol. 13, no 3, été 2008, p. 23-54 ●● Baptiste Chatré et Stéphane Delory, ●● Igor Delanoë, « After the Crimean Conflits et sécurité dans l’espace mer Noire. L’Union européenne, les riverains et les autres, Éditions Panthéon-Assas, Paris, 2009 ●● Sergei R. Grinevetsky et al., The Black Sea Encyclopedia, Springer-Verlag, Berlin Heidelberg, 2014 ●● Karen Henderson et Carol Weaver (dir.), The Black Sea Region and EU Policy : The Challenge of Divergent Agendas, Ashgate, Farnham, Burlington, 2010 ●● Patricia Herlihy, Odessa : A History 1794-1914, Harvard University Press, Cambridge, MA, 1986 ●● Charles King : – The Black Sea : A History, Oxford University Press, Oxford, New York, 2004 – The Ghost of Freedom : A History of the Caucasus, Oxford University Press, Oxford, New York, 2008 ●● Deborah Sanders, Maritime Power in the Black Sea, Ashgate, Farnham 2014 ●● Oleg Serebrian, Autour de la mer Noire. Géopolitique de l’espace pontique, coll. « Initiation à la géopolitique », Artège Éditions, Perpignan, 2010 ●● Elisabeth Sieca-Kozlowski et Alexandre Toumarkine, Géopolitique de la mer Noire. 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Mythes et limites, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2008, p. 107-124 Hérodote, no 148, La Découverte Paris, 1er trimestre 2013 ●● The Black Sea Region : New Conditions, Enduring Interests, Russia and Eurasia Programme Seminar Summary, Chatham House, Londres, 16 January 2009 (www.chathamhouse.org/sites/files/ chathamhouse/public/Research/Russia %20 and %20Eurasia/160109blacksea.pdf) ●● The European Union and the Black Sea : The State of Play, Journal of Balkan and Near Eastern Studies, vol. 16, no 3, 2014 ●● Ukraine : un an après, Fondation pour la recherche stratégique, Paris (www.frstrategie.org/barreFRS/publications/ dossiers/2014/2014_12_11-ukraine) Revues et sites Internet ●● Black Sea Universities Network www.bsun.org ●● Tedo Japaridze et Bruce Lawlor, « The Black Sea : A Special Geography–An Explosive Region », American Foreign Policy Interests, vol. 31, no 5, 2009, p. 299-312 ●● Pavlo Lakiychuk, « The Black Sea Fleet of Russia and the Naval Forces of Ukraine : Reasons, State, Tendencies », Harvard Black Sea Security Program, 2010, p. 34-44 ●● Kevin Limonier, « La flotte russe de mer Noire à Sébastopol : une « forteresse impériale » au sud ? », Hérodote, no 138, « Géopolitique de la Russie », 3e trimestre 2010, p. 66-78 Regionalism in Perspective », CIES Neighbourhood Policy Paper, no 2, Center ●● Julia Snegur, « Les avantages stratégiques de la Crimée », Outre-Terre, no 41, 4e trimestre 2014, p. 316-329 Dossiers spéciaux Crisis : Toward a Greater Russian Maritime Power in the Black Sea », Southeast European and Black Sea Studies, vol. 14, no 3, 2014, p. 367-382 ●● Panagiota Manoli, « Black Sea « De la Crimée à la Russie-Eurasie. 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Les tendances constatées l’Université Paris I. vont même dans le sens d’une accentuation de cet effacement progressif. Les Européens et leurs dirigeants ont-ils pris la mesure de cette évolution ? veille twitter.com/diploweb. Enseignant Pour qui se préoccupe de l’influence de l’Union européenne dans le monde, il convient de distinguer les apparences et les dynamiques. Les sept élargissements successifs de l’Europe communautaire se sont traduits par une extension territoriale significative. Débutée en 1957 à six pays d’une superficie cumulée de 1,3 million de km2, la Communauté économique européenne (CEE) est passée, en 1973, à neuf pays pour atteindre 1,7 million de km2. Les deuxième, troisième et quatrième élargissements de 1981, 1986 et 1995 ont ensuite porté respectivement la superficie de ce qui est devenu en 1992 l’Union européenne à 1,8 puis 2,3 et 3,2 millions de km2. Enfin, les cinquième, sixième et septième élargissements de 2004, 2007 et 2013 ont conduit ces configurations successives à 3,9 puis 4,3 et 4,5 millions de km2 1. Yves Doutriaux et Christian Lequesne, Les Institutions de l’Union européenne après la crise de l’euro, coll. Réflexe Europe, La Documentation française, Paris, 2013, p. 44. 1 84 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Ces chiffres démontrent amplement l’attractivité de l’Union européenne puisque cette extension s’est faite pacifiquement, avec l’accord des populations intégrées… quoique souvent aussi avec un déficit de débat public et une absence de consultations référendaires dans les États déjà membres. Au lendemain de l’intégration de dix nouveaux pays en 2004, le mouvement a notamment engendré une évidente « fatigue des élargissements ». Depuis, la crise économique et financière de 2008 s’étant ajoutée à ces doutes, le soutien des opinions publiques au projet européen s’effiloche progressivement dans certains pays, comme en a témoigné la poussée des partis anti-européens lors des élections européennes de 2014. Avec 4,5 millions de km2, la superficie de l’Union à 28 États membres (UE-28) reste loin derrière celle de la Russie, du Canada, de la Chine, des États-Unis, du Brésil ou de l’Aus- Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e ➜ FOCUS La faible croissance démographique de l’Europe depuis 1960 à 127,8 et le monde à 252, en 2040 respectivement à 130,6 et 292,1 et, en 2060, à 128,4 et 316,5. Tandis que la population mondiale pourrait tripler en un siècle, celle de l’espace UE-27 pourrait donc atteindre un plafond après une progression de 30 % sur cette durée. Même en intégrant tous les pays candidats officiels – aux populations vieillissantes ou en décélération démographique 2 –, l’Union européenne n’a plus aucune chance de rattraper le rythme de croissance démographique du monde. Les données fournies par Eurostat permettent de comparer la croissance de la population de l’espace UE-27 en regard de la croissance de la population mondiale, avec 1960 pour année de référence (base 100). En 1980, l’espace UE-27 se situe à l’indice 113,5 et le monde à 146,6 1. En 2000, il se place respectivement à 119,9 et 201,5. Ce qui signifie que la population mondiale a doublé entre 1960 et 2000, alors que la population européenne progressait de moins de 20 % dans l’espace UE-27. Les projections moyennes situent pour 2020 l’espace UE-27 Dans le cas de la Turquie, voir Gérard-François Dumont, « La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ? », Géostratégiques, no 30, 2011. 2 1 Soit des progressions respectives de 13,5 % et 46,6 % par rapport à 1960. Évolution de la population de l’UE-27 et du monde entre 1960 et 2060 (Base 100 en 1960) 350 Espace UE-27 Monde 300 250 200 150 100 50 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020 2030 2040 2050 2060 Source : Eurostat. Réalisation : Pierre Verluise. tralie. L’Union européenne est en effet actuellement 3,8 fois moins étendue que la Russie et 2 fois plus « petite » que les États-Unis. En revanche, elle est territorialement – et politiquement – beaucoup plus divisée que ces deux pays à l’organisation fédérale. Une décroissance démographique relative À travers ces sept élargissements, le nombre d’habitants de l’Europe communautaire a aussi mécaniquement augmenté. En 1957, les six pays fondateurs rassemblaient initialement 163 millions d’habitants. Le premier élargissement a porté la Communauté à 240 millions, les 2e, 3e et 4e élargissements à 260, 310 et 360 millions puis les 5e et 6e élargissements à 450 et 485 millions d’habitants 2. Depuis le 7e et dernier élargissement, compte tenu de la croissance naturelle de la population dans l’ensemble des pays membres, l’Union approche désormais les 508 millions d’habitants. Soit plus d’un demimilliard, un chiffre qui frappe par son impor2 Ibidem, p. 44. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 85 Questions européennes tance les esprits, mais qui ne doit pas cacher deux limites importantes. l Tout d’abord, l’Union européenne reste nettement moins peuplée que les grands émergents asiatiques que sont la Chine (1,36 milliard d’habitants) et l’Inde (1,28). Ensuite, derrière l’augmentation en chiffres absolus de la population se cache un amoindrissement du poids relatif de l’Union par rapport au reste du monde. En effet, son taux d’accroissement total est très faible par rapport à la moyenne mondiale, laquelle est essentiellement tirée par la croissance démographique de l’Asie, de l’Amérique latine et surtout de l’Afrique. Il en résulte que le poids démographique relatif de l’Union européenne est en diminution constante 3. Cela est également vrai pour les États-Unis mais dans une moindre proportion. Alors que le poids démographique relatif de l’espace UE-28 a diminué de 85 % entre 1960 et 2010, celui des États-Unis n’a baissé que de 38 % 4. L’affaissement relatif de l’espace UE-28 est donc plus de deux fois plus rapide que celui des États-Unis. Alors que l’espace UE-28 représentait environ 13,3 % de la population de la planète en 1960, il compte pour à peine plus de 7,3 % en 2013 et il pourrait ne représenter guère plus de 5 % de la population mondiale aux alentours de 2050-2060. Si elle reste actuellement positive, la croissance démographique totale de l’Union européenne se fait toutefois de plus en plus lente. Elle devrait plafonner d’ici à 2045, avant d’entamer une diminution. En 2050, la population des pays de l’UE-28 pourrait approcher les 517 millions d’habitants alors que la planète pourrait en compter 9,7 milliards 5. l Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette situation. Alors que la population mondiale a plus que doublé depuis 1960, les pays européens 3 Pour maintenir le sens des comparaisons, nous nous référons toujours à l’espace actuel UE-28, alors même que tous les États aujourd’hui membres ne l’étaient pas encore, sauf quand les données ne sont pas disponibles. 4 World Population Prospects: The 2012 Revision, Organisation des Nations Unies. 5 Jean-Paul Sardon, « La géographie mondiale des populations en 2013 », Population et Avenir, no 715, novembre-décembre 2013, p. 22 et p. 19. 86 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 affichent dans leur ensemble, depuis le milieu des années 1970, des indices de fécondité nettement inférieurs au seuil de remplacement des générations. En 2013, l’indice synthétique de fécondité n’était dans l’UE-28 que de 1,6 enfant par femme alors qu’il aurait dû être supérieur à 2,1. On peut donc estimer de manière imagée qu’il manque « 0,5 enfant » par femme pour atteindre le seuil de remplacement des générations européennes. Non seulement cette situation d’« hiver démographique 6 » produit des effets cumulatifs depuis quatre décennies mais, loin de venir compenser ce manque, les élargissements réalisés depuis le début du xxie siècle n’ont fait que renforcer la tendance. En effet, exception faite de la Lituanie, tous les pays ayant adhéré en 2004, 2007 et 2013 affichent de nos jours des taux de fécondité inférieurs à la moyenne de l’Union européenne. En 2013, la population de l’UE-28 comptait davantage de personnes âgées que de jeunes, avec seulement 16 % de moins de 15 ans contre 18 % de personnes âgées de 65 ans ou plus – et 21 % de personnes âgées en Allemagne. Qu’en est-il de l’apport migratoire ? Depuis le début des années 1990, c’est bien le solde migratoire qui est le véritable moteur de l’accroissement total de la population de l’espace européen. D’autant que les immigrants sont jeunes et favorisent la natalité puisque, selon la formule de Gérard-François Dumont, « la migration ne rend pas stérile (heureusement) 7 ». La crise de 2008 marque cependant une rupture encore ignorée du débat public. Dès 2009, le solde migratoire de l’espace UE-28 a diminué, puisqu’il est passé de 1 411 471 personnes à 851 335 8. Selon des données encore provisoires, ce solde serait de 6 Gérard-François Dumont définit par cette expression « la situation d’un pays où la fécondité est nettement et durablement en dessous du seuil de remplacement des générations ». 7 Gérard-François Dumont, « L’étranger dans un monde globalisé : une réalité paradoxale », in Daniel Struve (dir.), Anthropologies du monde et pensée chrétienne. Quelles visions de l’homme aujourd’hui ?, Collège des Bernardins / Éditions Parole et Silence, 2009. 8 La précision des chiffres publiés par Eurostat ne doit pas induire en erreur. Il s’agit en réalité d’estimations et il faut, en conséquence, retenir l’ordre de grandeur et non le chiffre dans sa précision apparente. Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e 925 223 en 2010, de 872 332 en 2011 et de 653 100 en 2013 9. Autrement dit, sans véritable changement des politiques migratoires, la crise économique a fortement réduit l’attractivité migratoire globale de l’ensemble communautaire. C’est notamment la conséquence de l’évolution migratoire de pays du Sud, comme le Portugal et l’Espagne, dont l’affaiblissement économique a engendré une complète inversion migratoire, les faisant passer de pays de forte immigration à des pays d’émigration. Ce passage symbolique sous le seuil d’un million par an devrait donc peser sur les perspectives démographiques de l’Union européenne et, partant, sur son poids relatif dans le monde. En réduisant de moitié le régime de son « moteur » principal et alors que l’accroissement naturel s’avère incapable de prendre le relais, la crise a encore renforcé le ralentissement démographique de l’espace communautaire. À court et à moyen terme, l’Union européenne devrait rester la région dont la population sera la plus âgée au monde, ce qui ne manquera pas d’entraîner des problèmes de financement des retraites, des phénomènes de dépopulation et de dépeuplement 10 dans de vastes zones, des tensions entre immigration et intégration, notamment à travers la question des diasporas 11. Selon la projection démographique moyenne de l’ONU, la Chine, dont le processus de vieillissement est déjà engagé, représenterait 19,1 % de la population mondiale en 2015 mais seulement 14,5 % en 2050, date à laquelle l’Afrique avoisinerait 2,4 milliards, soit 25,1 % de la population mondiale. gnait 13 067 milliards d’euros quand celui des deux autres principales puissances économiques mondiales restait inférieur – États-Unis, 12 517 milliards d’euros, et Japon, 3 476 12. La Chine, selon la Banque mondiale, se place à 12 203 milliards d’euros. L’Union demeure, en outre, un espace économique attractif qui occupe la première place en matière de destination des investissements directs étrangers. Les trois derniers élargissements ont néanmoins été réalisés au bénéfice de pays ayant le plus souvent subi quatre décennies d’économie planifiée puis une transition difficile vers l’économie de marché. Au 1er janvier 2004, le PIB des dix pays en passe d’adhérer le 1er mai suivant ne représentait que 4,7 % du PIB de l’espace UE-25, soit une part bien plus modeste que leur poids démographique (16,2 %) 13. Certes, ces élargissements s’inscrivent dans la nouvelle géopolitique de l’Europe géographique 14, mais il est difficile d’expliquer aux opinions publiques que l’adhésion de pays plus pauvres que la moyenne de l’Union enrichit cette dernière. D’autant que les chiffres prouvent le contraire. En 2008, le PIB par habitant en PPA de l’UE-25 était encore 11,4 % inférieur à celui de l’ex-UE-15 15. Le fossé – déjà très important – avec les États-Unis s’accroît d’autant. En 2013, le PIB par habitant en PPA de l’UE-28 s’établissait à 25 710 euros quand celui des États-Unis atteignait 39 550 et celui du Japon 27 310 euros. En 2014, aucun des pays entrés depuis 2004 n’était devenu plus riche que la moyenne de l’UE-28 16. Un recul économique L’Union européenne constitue le marché intérieur le plus important du monde. En 2013, son produit intérieur brut (PIB) en parité de pouvoir d’achat (PPA), accru mécaniquement grâce aux différents élargissements, attei9 « Premières estimations démographiques », Communiqué de presse, 108/2014, Eurostat, 10 juillet 2014. 10 La dépopulation est l’excédent des décès sur les naissances sur un territoire, le dépeuplement la diminution de la population totale. 11 Gérard-François Dumont, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Ellipses, Paris, 2007. 12 « Zone euro. Principaux indicateurs économiques et financiers », Banque de France, 24 décembre 2014. 13 Pierre Verluise, Fondamentaux de l’Union européenne. Démographie, économie, géopolitique, Ellipses, Paris, 2008, p. 115 et p. 47. 14 L’Europe géographique compte notamment la Russie et une partie des ex-Républiques soviétiques comme l’Ukraine ou la Moldavie. 15 Pierre Verluise, op. cit., p. 117. 16 Dans un contexte de crise économique à compter de 2008, la majorité des nouveaux pays membres a cependant poursuivi le processus de convergence vers le PIB par habitant moyen de l’UE. Pierre Verluise, « UE-27 Crise mais rattrapage des nouveaux États membres ? », Diploweb.com, 18 novembre 2012 (www.diploweb. com/UE-27-Crise-mais-rattrapage-des.html). Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 87 Questions européennes Part de la production mondiale par zone de 1980 à 2018 (prévisions) (en %) 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 80 19 82 19 84 19 86 19 88 19 90 19 92 19 Espace UE-28 94 19 96 19 98 19 États-Unis 00 20 02 20 Japon 04 20 06 20 08 20 10 20 12 20 14 20 16 20 18 20 BIC (Brésil, Inde, Chine) Source : FMI, World Economic Outlook, 09.2014. Réalisation : Cyril Verluise. Dans une perspective plus dynamique se fait également jour un affaissement relatif du poids économique de l’espace UE-28 dans l’économie mondiale (voir graphique). De 1980 à 2014, la part de l’espace UE-28 dans la production mondiale en PPA a reculé de 31,2 % à 18,3 %, ce qui signifie que la place relative de l’espace UE-28 représente dorénavant moins des deux tiers de ce qu’elle pesait 34 ans plus tôt. Certes, ce mouvement s’inscrit dans celui, plus général, du recul relatif des pays développés, sous l’effet de la poussée des émergents. Mais ce recul affecte moins durement les États-Unis que l’espace communautaire ou le Japon. D’ailleurs, selon les projections du Fonds monétaire international (FMI), en 2018, les États-Unis pourraient être à l’origine de 17,7 % de la production mondiale, contre seulement 16,6 % pour l’UE-28. Dans cette hypothèse, celle-ci perdrait son statut de premier marché intérieur mondial. En 2018, la Chine représenterait, selon la Banque mondiale, 18 % de la production mondiale en parité de pouvoir d’achat. 88 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Les perspectives sont encore assombries si l’on considère les deux principaux facteurs de production, le capital et le travail. En premier lieu, la part de l’espace UE-28 dans l’investissement mondial n’a cessé de reculer depuis 1980 (voir graphique). Tandis que l’espace UE-28 pesait alors 30,1 % de l’investissement mondial, il n’en représente plus que 12,7 % en 2014. Son recul pour cet indicateur est donc encore plus rapide que pour ce qui concerne la production mondiale. Au cours de la même période, les ÉtatsUnis sont passés de 20,6 % à 12,3 %, soit une réduction beaucoup moins marquée que l’espace européen. En revanche, le groupe Brésil-IndeChine (BIC), qui représentait 9,9 %, compte désormais pour 39 %, soit une multiplication par quatre, largement supérieure à l’accroissement du poids relatif de ces États dans l’économie mondiale. Venant confirmer la tendance, les prévisions pour 2018 placent l’UE-28 à 11,5 %, les États-Unis à 13,0 % et les BIC à 41,9 %. En second lieu, le facteur travail évolue différemment selon les espaces considérés (voir Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e Évolution de la part de l’investissement par zone dans l’investissement mondial de 1980 à 2018 (prévisions) (en %) 100 80 60 40 20 0 80 19 82 19 84 19 86 19 88 19 90 19 92 19 Espace UE-28 94 19 96 19 98 19 00 20 États-Unis 02 20 04 20 Japon 06 20 08 20 10 20 12 20 14 20 16 20 18 20 BIC (Brésil, Inde, Chine) Source : FMI, World Economic Outlook, 09.2014. Réalistion : Cyril Verluise. Taux de chômage par zone, de 2000 à 2013 (en %) 12 10 8 6 4 2 0 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 Espace UE-28 2007 2008 États-Unis 2009 2010 2011 2012 2013 Japon Source : FMI, World Economic Outlook, 09.2014. Réalisation : Cyril Verluise. graphique). Depuis 2000, le chômage au sein de l’ensemble européen n’a jamais été inférieur à 7 %. Il s’établit en moyenne à près de 9 % pour la période 2000-2013, alors que la moyenne sur cette même période est à 6,4 % pour les ÉtatsUnis et à 4,7 % pour le Japon. Même en période de croissance économique, l’Union européenne est la région du monde qui peine le plus à inverser la courbe du chômage. Le couple chômage de masse/chômage de longue durée, qui semble en passe de s’y installer, fait craindre de voir une partie de la population active européenne devenir difficilement employable, ce qui risque d’affecter durablement la capacité productive de la zone. On aboutit ainsi à une combinaison dans laquelle non seulement la part productive de l’espace communautaire dans le monde s’affaisse mais où, en outre, l’état et les perspectives des deux principaux facteurs de production font craindre une aggravation de cette dynamique. Un abandon stratégique Certes, le site Internet du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) avance, en 2014 : « Depuis la création, en mars 2002, de la mission de police de l’Union européenne en BosnieHerzégovine, une trentaine de missions et opéra- l Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 89 Questions européennes tions civiles et militaires ont été lancées dans le cadre de la [politique de sécurité et de défense commune] PSDC 17. » La méthode qui consiste à annoncer un chiffre qui agrège des missions de nature très différente conduit cependant les citoyens à surévaluer le nombre d’opérations militaires de l’Union européenne, réduites en réalité au nombre de neuf depuis 2003. Encore ces opérations militaires de l’Union européenne sont-elles généralement combinées avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou les Nations Unies (ONU), ce qui témoigne d’une conception contrôlée de la force, au risque de la paralysie. C’est ainsi que, décidée par l’Union européenne pour intervenir en Libye en 2011, l’opération EUFOR-Libye a avorté faute d’avoir reçu le feu vert de l’ONU. Dans le même temps, des puissances comme les États-Unis et la Russie s’autorisent parfois le recours à la force sans cette précaution. Le nombre de soldats européens engagés dans les opérations militaires communautaires demeure en outre modeste, entre 400 et 7 000 selon les missions et les périodes, soit très en dessous de l’objectif de 60 000 hommes annoncé en 1999, lors du Conseil européen d’Helsinki. Actuellement, les missions militaires de l’Union européenne manquent encore de ressources humaines et techniques, mais surtout de volonté politique. l Bien sûr, l’Union dispose depuis 2009 du SEAE, dirigé par un haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Mais les traités encadrent très strictement ses attributions, afin d’empêcher son empiètement sur les prérogatives souveraines des États 18. Et le soupçon a pesé sur les chefs d’État et de gouvernement de l’Union d’avoir choisi, pour première titulaire de la fonction, Catherine Ashton, une personnalité britannique sans aucune expérience diplomatique afin d’éviter qu’elle ne leur fasse de l’ombre. Résultat, ses trois premières années ont été jugées médiocres. Mais, 2013 a été marquée par deux interventions perçues positivement, à propos des relations entre la Serbie et le Kosovo et dans le cadre de la relance des négociations avec l’Iran 19. l Certes, 22 des 28 États membres de l’Union européenne font partie de la première alliance stratégique du monde, l’OTAN. Celle-ci, forte des élargissements de 1999, 2004 et 2009 à des pays précédemment membres du pacte de Varsovie, est réputée avoir gagné la guerre froide et l’après-guerre froide. Cependant, les relations structurelles entre l’Union européenne et l’Alliance atlantique 20 sont à la fois une garantie de sécurité et une facilité qui empêchent la première de s’affirmer de manière autonome sur la scène stratégique. Les traités de Maastricht et de Lisbonne ont placé la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) puis la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) sous une forme de quasi-tutelle de l’Alliance atlantique. L’Union européenne doit, en effet, respecter les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord qui reste, pour les États qui en sont membres, « le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre 21 ». Prise au pied de la lettre, cette formulation au singulier pourrait interdire toute initiative européenne en matière de défense. l Cependant, les contraintes stratégiques qui pèsent le plus lourdement sur l’Union européenne sont psychologiques. À l’issue des deux guerres mondiales, la construction européenne a été portée par une forme de renoncement à la puissance militaire, d’abord entre pays membres, puis par rapport au monde. En aspirant à une forme de « paix perpétuelle » entre ses membres, l’Union s’est conçue comme un soft power, certainement pas en hard power. Aussi a-t-elle longtemps refusé de concevoir la planète comme le font les États-Unis, en pointant des ennemis et en définissant une véritable stratégie. L’Union Il est trop tôt pour juger des capacités de la nouvelle titulaire, Federica Mogherini, en fonction depuis le 1er novembre 2014. 20 Charlotte Bezamat-Mantes et Pierre Verluise, « UE-OTAN : quels rapports ? Les élargissements de l’OTAN donnent le rythme de ceux de l’UE », Diploweb.com, 7 juin 2014 (www.diploweb.com/UE-OTAN-quels-rapports.html). 21 Traité sur l’Union européenne (TUE), article 42, paragraphe 7. 19 Service européen pour l’action extérieure (http://eeas.europa. eu/csdp/about-csdp/indexfr.htm). Consultation le 26 août 2014. 18 Pierre Verluise, Géopolitique des frontières européennes. Élargir, jusqu’où ?, Argos, Paris, 2013 (voir le chapitre 3 : « Quel service européen pour l’action extérieure ? »). 17 90 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e européenne porte en elle une forme de renoncel’évoquent fréquemment, vers quels pays la ment volontaire à toute politique de puissance. France pourrait-elle se tourner pour relancer une Ontologiquement, elle n’a donc pas de véritable énième fois la défense commune européenne ? désir de puissance. La promotion d’un multilaLa question est d’autant plus préoccupante téralisme ambigu fait office d’alibi devant cette que les États-Unis ont décidé un « pivot » vers tendance lourde à l’impuissance. Que survienne l’Asie et que les frontières de l’Ukraine ont été un conflit à ses frontières, l’Union européenne menacées et violées à plusieurs reprises par la débute le plus souvent par des discussions interRussie en 2014. Paradoxalement, les tensions minables avant d’aboutir tardivement à une avec la Russie ont eu ceci « de bon », depuis déclaration qui se réduit généralement au plus un an, qu’elles ont invité les pays membres petit dénominateur commun. Certains espèrent de l’Union européenne à s’engager, pour les en général que Washington années à venir, à augmenter la saura intervenir en lieu et part de leur PIB consacré à la L’Union européenne défense. Il reste à évaluer les place quand d’autres, plus volontiers portés sur l’action, porte en elle une suites de ce mouvement. cherchent désespérément des forme de renoncement lll points d’appui. “ Enfin, l’Union européenne volontaire à toute Force est de reconnaître manque – et manquera proba- politique de puissance. que l’Union européenne est en blement de plus en plus – de Ontologiquement, passe d’effacement sur la scène moyens militaires et d’une internationale. Les indicaindustrie européenne de elle n’a donc pas teurs démographiques, éconodéfense pour s’affirmer de de véritable désir miques et stratégiques attestent manière autonome sur la scène de puissance tous ce recul progressif. Plus stratégique. La crise éconoinquiétant, le processus à mique, née en 2008, a accéléré l’œuvre s’accélère sous l’effet la réduction des budgets de défense des pays de la crise engagée en 2008. Les nouveaux membres, globalement rognés de 10 % entre 2010 dirigeants nommés en 2014 à la tête des instituet 2013. Seul le Royaume-Uni atteint encore tions européennes ont-ils pris la mesure de cette en 2014 l’objectif de 2 % du PIB consacrés à la tendance et vont-ils mettre en œuvre des actions défense (hors pensions). Cinq membres – dont la afin de limiter, à défaut d’inverser, ces évolutions France avec 1,54 % – y attribuent entre 1,5 % et défavorables à l’Europe… et aux Européens ? n moins de 2 %. Sept pays y consacrent entre 1 % et 1,5 % – dont l’Allemagne avec 1,1 %. Tous les autres pays membres dépensent moins de 1 % de leur PIB pour la défense. l „ Les industries européennes délaissent de plus en plus la fabrication de matériels d’armement pour privilégier les produits civils, au risque de perdre des savoir-faire et des filières d’expertise. Si la tendance se poursuit, les pays membres de l’Union européenne en seront de plus en plus réduits à acheter du matériel américain N-1 « sur étagère », ce qui, dans une certaine mesure, ne serait pas pour déplaire au système militaro-industriel des États-Unis. Si le Royaume-Uni venait à quitter l’Union, comme certains observateurs Bibliographie ●● Gérard-François Dumont, ●● Nicole Gnesotto, Pierre Verluise, Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural, Presses universitaires de France, Paris, 2015 Faut-il enterrer la défense européenne ?, coll. « Réflexe Europe », La Documentation française, Paris, 2014 ●● Gérard-François Dumont, Pierre Verluise, Géopolitique de l’Europe, 2e édition, Armand Colin et Éditions Sedes, Paris, 2014 ●● Maxime Lefebvre, L’Union européenne peut-elle devenir une grande puissance ?, Coll. « Réflexe Europe », La Documentation française, Paris, 2012 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 91 X U E J N E S E L X U A N O I T A N ER INT E R U T L U C E FRANCE L’ÉMIS D E U Q I T I L O SION GÉOP RCIN A G Y R R E I TH I D E R D N E V AU DU LUNDI 6H45-6H58 riat avec en partena dcast o p , e t u o fr ééc Écoute, r franceculture. L’Eur op e d e l ’ a u t o m o b i l e : à l ’ a u b e d ’ u n re n o u v e a u ? L’Europe de l’automobile : à l’aube d’un renouveau ? Marc Prieto * * Marc Prieto est professeur-HDR, titulaire de la chaire « Distribution & Services Depuis 2008, le secteur automobile affronte une crise structurelle en Europe du fait d’importantes de l’ESSCA École de management. surcapacités de production et d’une demande européenne en berne. Si les nombreux plans de soutien au secteur ont permis de limiter les effets de la crise, le redressement a aussi été mené au prix de restructurations de l’appareil productif associées à des recapitalisations. Au-delà de ce contexte économique difficile, la tâche des acteurs de la filière n’est pas des plus aisées tant les enjeux dépassent le cadre d’une crise conjoncturelle. L’automobile telle qu’elle s’est développée durant les Trente Glorieuses est désormais remise en cause. La majorité des pays présentent des marchés automobiles saturés pour lesquels les perspectives de croissance demeurent limitées. L’automobile est en outre de plus en plus perçue comme une contrainte à la fois écologique, économique et sociétale. automobiles » Après s’être longuement enlisé dans la crise, le secteur européen de l’automobile commence doucement à en sortir. Les statistiques d’immatriculations de véhicules neufs sont reparties à la hausse en 2014 (+ 5,7 %). Ces dernières ont ainsi progressé, par rapport à 2013, de 0,3 % en France, de 2,9 % en Allemagne, de 4,2 % en Italie, de 9,3 % au Royaume-Uni et de 18,1 % en Espagne 1. Rappelons que les niveaux d’immatriculations observés en Europe (à 25 États membres) depuis 2008 n’ont cessé de décroître, passant de 15 millions d’unités environ en 2007 à 12 millions à peine en 2012 2. La reprise intervient au moment où les ventes en Europe atteignaient des niveaux historiquement bas, équivalents à ceux de 1993, année de récession. La crise de 2008 s’est toutefois révélée bien plus profonde. La crise conjoncturelle, qui s’accompagne d’une crise structurelle du fait notamment de surcapacités de production en Europe 3, est venue remettre en cause le bien-fondé des stratégies de montée en gamme menées systématiquement par les grands groupes automobiles, et révéler le succès de stratégies Les surcapacités de production demeurent importantes. Selon une étude réalisée par le cabinet d’audit AlixPartners, le taux d’utilisation des usines n’est que de 70 % en France, 67 % en Espagne, 46 % en Italie ou encore 72 % en Turquie, quand le point mort est atteint entre 75 et 80 % (www.usinenouvelle.com/ article/l-industrie-automobile-en-europe-souffre-toujours-dessurcapacites.N272117). 3 Association européenne des constructeurs automobiles (ACEA), 2015 (www.acea.be/press-releases/article/passengercar-registrations-5.7-over-twelve-months-4.7-in-december). 2 Comité des constructeurs français d’automobiles, L’Industrie automobile française. Analyse et statistiques 2014, CCFA, Paris, 2014 (www.ccfa.fr/IMG/pdf/ccfa_ra_2014_fr__md-complet.pdf). 1 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 93 Questions européennes inédites à l’instar de la voiture low cost lancée par Renault en 2005 4. Il convient aussi de rappeler que les ventes de véhicules neufs ne représentent qu’une partie de l’activité du secteur dans son ensemble. Si les immatriculations de véhicules neufs concourent naturellement à la dynamique sectorielle, elles ne contribuent pas à elles seules à la profitabilité des différents acteurs de la filière. D’autres activités sont importantes, comme le commerce du véhicule d’occasion, le financement des véhicules et des services, le commerce des pièces de rechange et les activités d’entretien et de réparation. En conséquence, se concentrer sur les seules ventes de véhicules neufs pour traduire la santé du secteur dans son ensemble est assez réducteur. Enfin, la reprise ne signifie pas que le secteur ait pour autant réussi à achever sa mue vers une « économie écologique ». Les enjeux énergétiques liés au tarissement des ressources pétrolières existent toujours tandis que les effets néfastes de la circulation routière sont loin d’être réglés, et ce malgré quelques avancées en lien avec les préconisations issues du concept de développement durable 5. Face à ce diagnostic ambivalent, faut-il considérer que l’Europe de l’automobile est à l’aube de changements plus profonds ? Cette crise sonne-t-elle le glas du monde actuel de l’automobile ? Si évoquer une rupture brutale du monde automobile à courte échéance est hautement improbable, la thèse d’une cohabitation entre plusieurs « solutions automobiles » peut raisonnablement être défendue en Europe. Celles-ci reposent à la fois sur le produit lui-même et sur les usages de ce dernier. S’agissant du produit, trois voies sont privilégiées à court terme par les acteurs de la filière : l’amélioration des motorisations classiques, l’hybridation et l’électrification des véhicules. La réussite de ces pistes dépend du coût financier de ces alternatives elles-mêmes largement tributaires Bernard Jullien, Yannick Lung, Christophe Midler, L’Épopée Logan, coll. « Stratégies et Management », Dunod, Paris, 2012. 5 Sur ce concept de développement durable, voir Assen Slim, Le Développement durable, coll. « Idées reçues », Le Cavalier Bleu, Paris, 2004. 4 94 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 des politiques publiques. Sur le plan des usages, l’évolution du statut de l’automobile fait émerger de nouvelles formes d’utilisation de la voiture. Vers une automobile moins gourmande en carburants fossiles La prise en compte de la question écologique par les opinions publiques depuis le milieu des années 1990 adossée à une prise de conscience des enjeux liés au changement climatique ont conduit les groupes automobiles à intégrer de façon plus ou moins volontaire ces problématiques dans leurs offres. Ils ont alors développé leur communication autour d’améliorations ou d’hybridation de l’existant avec des moteurs électriques ou à air comprimé, autour de nouvelles énergies telles que l’électricité, ou encore de l’hydrogène pour la pile à combustible. À courte ou moyenne échéance, l’amélioration du moteur à explosion, l’hybridation électrique et le tout-électrique apparaissent comme les trois voies privilégiées par les constructeurs et les équipementiers. L’optimisation des motorisations traditionnelles La question de l’amélioration des motorisations traditionnelles se pose en Europe depuis le premier choc pétrolier de 1973. Afin de limiter la progression des coûts de carburants, les grands groupes automobiles ont mis au point des motorisations visant à réduire les consommations unitaires. Parallèlement, l’entrée en vigueur depuis 1992 de normes d’émissions de polluants de plus en plus sévères a conduit les constructeurs à travailler sur la réduction des émissions des principaux polluants. Les nouvelles normes ont contribué à l’amélioration progressive des performances des moteurs en matière d’émissions et de retraitement des polluants. La question du changement climatique a en outre amené les institutions européennes à encadrer les rejets dans l’atmosphère de CO2 provenant des véhicules automobiles. À l’heure actuelle, l’objectif de réduction des émissions de CO2 est incontournable pour les construc- L’Eur op e d e l ’ a u t o m o b i l e : à l ’ a u b e d ’ u n re n o u v e a u ? teurs. En 2020, la Commission européenne leur imposera le seuil de 95g/km, soit 27 % de moins que les 130g/km réclamés en 2015. Cet objectif les amène à améliorer le rendement énergétique des moteurs actuels à travers par exemple le downsizing, c’est-à-dire la réduction de la cylindrée (taille) des chambres de combustion, ou la micro-hybridation telle que le système stop start consistant à mettre en veille le moteur lorsque le véhicule est à l’arrêt. Certains n’ont pas manqué de critiquer cette course à la baisse des émissions de CO2, considérant qu’elle encourageait avant tout la diésélisation des parcs dont les effets néfastes sur la santé sont connus. Quoi qu’il en soit, les améliorations des performances des moteurs sont incontestables, tant sur le plan des émissions de polluants que des consommations unitaires. À titre d’exemple, s’agissant du parc français de véhicules particuliers, les consommations unitaires d’un véhicule à essence ont été réduites de près de 12 % entre 1990 et 2011 et de 4,2 % pour un véhicule diesel sur la même période 6. Ces chiffres sont plus faibles que ceux relatifs aux véhicules neufs nouvellement immatriculés sur la même période, du fait de l’effet d’inertie du parc automobile. En effet, chaque année les immatriculations de véhicules neufs ne représentent qu’une faible part de l’ensemble du parc, de l’ordre de 6 à 12 %. Entre 2000 et 2012, la consommation unitaire pour 100 km est malgré tout passée de 7,5 à 5,5 litres pour l’ensemble des modèles nouvellement immatriculés en Europe 7. L’hybridation et le tout-électrique Pour répondre au double objectif de réduction des consommations et des émissions, les constructeurs ont également mis au point le véhicule hybride qui s’inscrit dans le prolongement du moteur thermique classique. L’avantage de cette architecture est de permettre au moteur thermique d’être secondé par un moteur Les Comptes des Transports de la Nation, INSEE, 2013. Comité des constructeurs français d’automobiles, Analyse et Statistiques, Paris, 2014 (www.ccfa.fr/IMG/pdf/ccfa_ra_2014_ fr__md-complet.pdf). 6 7 électrique 8, en particulier à faible vitesse. Ces véhicules affichent des consommations en ville inférieures à celles des véhicules thermiques. Aujourd’hui, ces offres concernent pour une très large part des véhicules haut de gamme, tels que la Toyota Prius (hybride essence), les Peugeot 5008, 508 Hybrid4 et Citroën DS5 Hybrid4 (hybride diesel) ou encore la Lexus RX 450h (hybride essence), pour ne citer que quelques exemples. Toutefois, un élargissement récent de l’offre est observé à travers des véhicules de gamme inférieure, comme le propose Toyota avec ses Yaris et Auris (hybride essence). Les grandes marques proposent en outre des offres tout-électrique correspondant à des véhicules ne fonctionnant qu’à l’énergie électrique stockée dans des batteries. Ces batteries, souvent en location à la charge du propriétaire, se rechargent sur le réseau électrique ou sur des installations autonomes dans des lieux privés ou publics. Ces véhicules n’émettent pas de gaz à effet de serre ni de polluants directs lors de leur utilisation, ce qui leur confère une image de « véhicule propre ». Toutefois, les modes de production électrique (par centrale thermique ou nucléaire) et de production de batteries (souvent lithium-ion) en atténuent à coup sûr le bilan écologique. En 2012, la France apparaît comme le marché dans lequel les immatriculations de véhicules neufs hybrides et électriques sont les plus élevées d’Europe. Ainsi, cette annéelà, près de 28 000 véhicules hybrides et plus de 5 000 véhicules électriques ont été immatriculés 9. Ce rang de premier marché européen de l’hybride et de l’électrique s’explique largement par les politiques publiques de soutien à ces deux motorisations sous forme d’aides à l’achat (via le mécanisme de bonus-malus écologique 10). Malgré tout, ces véhicules ne représentent aujourd’hui qu’à peine 2 % des immatriculations françaises. Les batteries peuvent ainsi être rechargées par le moteur thermique. 9 Comité des constructeurs français d’automobiles, Analyse et Statistiques, Paris, 2014 (www.ccfa.fr/IMG/pdf/ccfa_ra_2014_ fr__md-complet.pdf) 10 Voir www.developpement-durable.gouv.fr/BonusMalus-2014.html 8 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 95 Questions européennes Les améliorations des offres en termes de consommation de carburant, d’émissions de polluants et de gaz à effet de serre sont donc continues depuis le début des années 1990. La recherche de l’optimisation des motorisations conventionnelles parfois associées à l’électrique donne des résultats encourageants. Pourtant, il est utile de rappeler que ces derniers demeurent insuffisants au regard de l’évolution des parcs automobiles et des trafics. Sur la période 1985-2000 en France, le nombre de ménages a augmenté de 1 % par an, le volume du parc automobile à disposition de 2 % par an et celui de la circulation de 3 % par an. Si le secteur de la circulation automobile avait dû respecter à lui seul les engagements du protocole de Kyoto, en excluant du processus l’industrie, le transport aérien, etc., il aurait fallu que la consommation moyenne du parc automobile français baisse d’un tiers. Cette chute, qui aurait nécessité un saut technologique considérable, ne s’est pas produite puisque la baisse des consommations moyennes du parc n’a été que de 12 % 11. Ainsi, les politiques publiques doivent inciter à une pénétration forte des motorisations alternatives et des nouvelles technologies pour des véhicules plus propres et moins énergivores. En tout état de cause, même si la baisse de la circulation observée depuis 2008 a produit certains effets, les objectifs, notamment en termes d’émissions de gaz à effet de serre, n’ont pas été atteints. Il en ressort que non seulement les innovations de produits doivent être adoptées massivement, mais aussi que les pratiques de mobilité automobile doivent évoluer. Vers la fin de l’automobile en tant que moyen de transport individuel ? Au-delà des améliorations techniques à effectuer, l’automobile fait face à des interrogations plus profondes. Si l’épuisement progressif des ressources pétrolières ne fait aucun doute 11 Laurent Hivert, Jean Loup Madre, « Véhicules légers, énergie et émissions : une brève histoire des trois dernières décennies », La Revue du Commissariat général au développement durable, juin 2013, p. 5-11. 96 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 à moyen ou long terme, la question des conséquences induites par l’automobile et surtout par ses modes de consommation soulève des interrogations. Les critiques remettent dorénavant en cause les clés de son succès durant les Trente Glorieuses en Europe, c’est-à-dire la valorisation d’un moyen de transport individuel synonyme de liberté et de statut social. Roland Barthes avait ainsi décrit en 1957 avec beaucoup de pertinence ce rôle d’objet symbolique d’une époque synonyme pour l’automobiliste de communion au progrès et de statut social 12. Force est de constater que cette thèse a quelque peu vieilli du fait des aspirations nouvelles des consommateurs européens. Ainsi, en France, le traitement des données de l’enquête « Transports et Déplacements 2008 » souligne que la consommation automobile s’apparente désormais à une contrainte économique associée à une forme de dépendance 13. Ce constat naît des difficultés accrues des ménages à financer les coûts de la mobilité automobile, ce qui les amène à réinventer de nouveaux modes de consommation et d’utilisation dans le cadre de que l’on peut appeler l’économie collaborative. La baisse du consentement à payer pour l’automobile À l’exception du tout-électrique, les solutions proposées par les constructeurs ne correspondent ni à des changements profonds des produits ni à des révolutions dans les pratiques qui leur sont associées. La question de la mise en circulation de voitures propres n’est encore qu’un lointain mirage. Plus problématique, le maintien des technologies existantes, même améliorées, contraint toujours fortement les automobilistes d’un point de vue économique. Cela se traduit par des arbitrages en ce qui concerne l’acquisition de véhicules mais aussi leur utilisation. Face à des véhicules neufs souvent inaccessibles du fait de prix trop élevés, une majorité de ménages se motorisent en véhicules d’occasion pour lesquels ils supportent des frais Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, Paris, 1957. Philippe Coulangeon, Ivaylo D. Petev, « L’équipement automobile, entre contrainte et distinction sociale », Économie et Statistique, 2012, p. 457-458. 12 13 L’Eur op e d e l ’ a u t o m o b i l e : à l ’ a u b e d ’ u n re n o u v e a u ? de réparation et d’entretien plus élevés que pour les véhicules neufs. Cet arbitrage leur permet de mieux amortir l’accroissement du prix des carburants observé en France depuis 2002 (+ 4,7 % en moyenne par an selon l’INSEE) 14. Dans le contexte actuel de crise et de contraction du pouvoir d’achat, les Européens ont privilégié les véhicules d’occasion 15, faisant de l’achat de véhicules neufs un acte réservé aux entreprises 16 et à une minorité de privilégiés, souvent plus âgés que la moyenne. La part des dépenses automobiles consacrée à l’achat de véhicules dans la consommation des ménages européens a ainsi diminué de 5,2 à 3,9 % de 1999 à 2010 17. Ces tendances corroborent la priorité accordée aux critères économiques dans les décisions d’achat 18. Ainsi, la recherche de prix serrés associés à des frais d’utilisation contenus fait du calcul financier le cœur de décision des consommateurs, ce qui rend les nouvelles solutions telles que l’hybride et le tout-électrique peu concurrentielles 19. Dans cette course à la réduction des coûts de l’automobile, plusieurs pratiques nouvelles ont émergé. Ces pratiques, qui relèvent de l’économie dite collaborative, répondent non seule14 Si les prix des carburants ont connu une baisse en 2013 et en 2014, les autres postes de dépenses tels que l’entretien et la réparation ont continué de progresser (CCFA, 2014). En conséquence, même si les prix des carburants diminuent ou progressent à des rythmes moins importants qu’entre 2008 et 2012, les autres dépenses d’utilisation exercent une contrainte forte sur les budgets automobiles des ménages. 15 Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA), Key Figures Overview, octobre 2013 (www.acea.be/ statistics/tag/category/key-figures). 16 En Europe, en 2013, plus de la moitié des immatriculations de véhicules neufs émanent des entreprises et des sociétés de location (longue et courte durée). 17 Eurostat, 2014. 18 Observatoire de l’Automobile du Cetelem, L’Automobile en Europe : cinq leviers pour rebondir, Paris, 2013 (http://observatoirecetelem.com/publications/2013/observatoire-cetelem-automobile-2013.pdf). 19 Rappelons que le prix catalogue (hors primes écologiques) d’une Prius III hybride se situe aux alentours de 28 150 euros, contre 24 030 euros pour une Volkswagen Passat 1.4 TSI. Cet écart de plus de 4 000 euros est ramené en France à 1 500 euros environ en tenant compte du bonus-malus écologique. Cet écart de prix à l’achat doit être compensé par des économies réalisées à l’usage à travers des kilométrages importants, permettant de bénéficier le plus possible des écarts de consommation en faveur des véhicules hybrides. Or, en moyenne, les kilométrages ont baissé depuis le début de la crise, laissant présager des difficultés pour les utilisateurs de véhicules hybrides d’en amortir le surcoût à l’achat (CCFA, 2013). ment aux contraintes économiques fortes de l’automobile mais aussi à la perte de statut social du produit, notamment auprès des jeunes générations. L’économie collaborative et l’automobile Plusieurs pistes sont en effet apparues pour réduire l’ensemble des coûts de l’automobile, pour son acquisition comme pour son utilisation. Ces pratiques passent par la remise en cause de l’automobile en tant que moyen de transport individuel. Pour s’en convaincre, citons les résultats de l’enquête menée en 2014 auprès d’un panel représentatif d’Européens par l’Observatoire du Cetelem en collaboration avec le Bipe. Un Européen sur deux indique être convaincu qu’à échéance de cinq ans il ne sera plus l’unique propriétaire de sa voiture. Ces pratiques concernent ainsi l’autopartage, c’est-à-dire le covoiturage qui existait de longue date mais qui a pris un essor important avec l’arrivée d’opérateurs en ligne (comme Blablacar). Se répand aussi l’achat de services de location permettant de s’affranchir de la propriété d’un véhicule. Cette location peut être réalisée auprès d’un loueur professionnel (comme Zipcar ou Hertz) mais aussi entre particuliers à travers un opérateur en ligne (comme Drivy). Si la crise de 2008 a probablement encouragé ces pratiques, elle n’est pas l’élément déclencheur d’un mouvement qui remonte à l’avènement des technologies de l’information et de la communication, en particulier l’Internet mobile. La valorisation de l’usage des biens durables plutôt que de leur possession est en effet antérieure à la crise de 2008 20. La question de l’optimisation du coût de l’automobile a en fait longtemps été l’apanage des gestionnaires de flottes d’entreprises qui ont très vite opté pour la location avec option d’achat (LOA) puis la location longue durée (LLD). Ainsi, le métier de loueur est longtemps resté circonscrit à une clientèle d’affaires et à une clientèle de tourisme. 20 Joseph B. Pine, James H. Gilmore, The Experience Economy: Work Is Theatre & Every Business a Stage, Harvard Business School Press, Boston, 1999. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 97 Questions européennes Tout se passe dorénavant comme si cette recherche d’optimisation concernait aussi l’ensemble des conducteurs. Désireux de réduire leurs charges automobiles mais aussi parce que, sur le fond, leur rapport au produit change, ils adoptent de manière croissante des pratiques qualifiées de « consommations en non-propriété ». Ces pratiques permettent au consommateur de pouvoir diversifier les expériences 21 tout en répondant à des formes nouvelles d’engagement civique 22. Ces expériences, même si elles demeurent marginales lorsqu’on les compare à l’ensemble des déplacements automobiles, attestent l’émergence d’un renouveau dans les usages. Elles font ainsi bouger les lignes en interrogeant les modèles d’affaires traditionnels et en mettant au cœur du dispositif les plateformes et applications pour téléphones mobiles. lll Après une crise des plus brutales et des niveaux d’immatriculations historiquement bas, Russel W. Belk, « Why Not Share Rather Than Own? », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, no 611, 2007, p. 126-140. 22 Michelle R. Nelson, Mark A. Rademacher, Hye-Jyn Paek, « Downshifting Consumer = Upshifting Consumer? An Examination of a Freecycle Community », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, no 611, 2007, p. 141-156. 21 98 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 l’automobile montre en Europe une légère reprise. Dans ce contexte encore fragile, la question de l’avenir du secteur se pose pour une industrie qui continuait d’occuper 2,2 millions de personnes en 2010, contre 2,3 en 2007. Malgré des technologies moins énergivores et plus respectueuses de l’environnement, les Européens apparaissent moins enclins à accepter un coût de l’automobile qu’ils jugent élevé. Les pratiques nouvelles de consommation en non-propriété, malgré leur développement encore marginal, laissent entrevoir ce à quoi pourrait ressembler la consommation automobile de demain. L’automobile européenne pourrait alors devenir un bien consommé sous la forme d’un service partagé et non plus systématiquement acquis en propriété exclusive. La connectivité des véhicules permettrait alors de répondre à la recherche d’optimisation et d’intensification de leur usage à travers les échanges rendus possibles avec les infrastructures routières, les parkings, mais aussi avec les autres usagers de la route. Dans cette optique, les acteurs de la filière, qu’ils soient constructeurs, équipementiers ou distributeurs, doivent tenir compte dans leurs propositions de ces nouvelles aspirations. Ces défis ouvrent la voie à des opportunités d’emplois, tant sur le plan de la conception des véhicules que sur celui des services associés. n Questions internationales L’actualité internationale décryptée par les meilleurs spécialistes 10 € Tous le 2 mois 128 pages Regards sur le monde Yémen : panne de transition et polarisation confessionnelle Laurent Bonnefoy * * Laurent Bonnefoy est chercheur CNRS au CERI/Sciences Po et membre du programme de recherche Le processus révolutionnaire yéménite engagé début 2011 dans l’euphorie des printemps arabes est loin d’être achevé. Ses récents développements semblent même enlever chaque jour davantage aux rares optimistes les dernières raisons de croire en son succès. La prise de Sanaa, le 21 septembre 2014, par la rébellion « houthiste », se revendiquant de l’identité zaydite-chiite, a ouvert un nouveau chapitre de l’après-règne d’Ali Abdallah Saleh, lequel est fait de rebondissements incessants, mais aussi de violences de plus en plus indiscriminées. européen When Authoritarianism Fails in the Arab World. En 2011-2012, la transition politique au Yémen avait pourtant soulevé un réel enthousiasme de la part des citoyens yéménites et une grande satisfaction du côté de la communauté internationale. La mobilisation populaire avait fait face pendant de long mois à la résistance du régime et le risque de guerre civile était alors réel. Une sortie de crise négociée sous l’égide du Conseil de coopération du Golfe avait néanmoins conduit au départ du pouvoir d’Ali Abdallah Saleh 1, en février 2012, à l’élection d’un président de transition, Abd Rabo Mansour Hadi 2, à la formation d’un gouvernement d’union incluant notamment la branche yéménite des Frères musulmans, le parti Al-Islah, puis à la mise en place en 2013 d’une conférence de dialogue national. Cette séquence a pu un temps laisser croire à l’émergence d’un « modèle yéménite ». Certains, notamment l’administration américaine de Barack Obama, ont même espéré un court instant voir ce processus inclusif appliqué au cas 100 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 de la Syrie dans la mesure où le Yémen semblait faire l’économie de la violence en ménageant une transition douce et progressive dont ne furent pas exclus les anciens responsables, épargnés pour la plupart de purges potentiellement déstabilisaMilitaire de carrière né en 1942, Ali Abdallah Saleh a été président du Yémen du Nord de 1978 à 1990 puis du Yémen unifié de cette date à 2012. Marqué par l’idéologie du nationalisme arabe, un temps engagé dans une phase de démocratisation, il a au cours de la décennie 2000 monopolisé le pouvoir et été accusé de corruption, tout en s’inscrivant dans la coopération antiterroriste avec les États-Unis. Face à la pression de la rue et de la communauté internationale, il a quitté le pouvoir en échange de son immunité, mais il reste actif dans le champ politique et est souvent accusé de parasiter la transition politique en cours. Il fait l’objet depuis novembre 2014 de sanctions onusiennes. Sur les printemps arabes, voir le numéro spécial de Questions internationales, « Printemps arabe et démocratie », no 53, janvier-février 2012, et notamment l’article de Franck Mermier, « Yémen : les aléas d’une transition chaotique », p. 49-54. 2 Abd Rabo Mansour Hadi, militaire de carrière, né en 1945 est originaire du Yémen du Sud. Nommé vice-président en 1994, il a longtemps été perçu comme une figure de second plan, sans grand charisme. Sa nomination en tant que président de transition, validée par un scrutin plébiscite en février 2012, a incarné la nature négociée et consensuelle de l’après Ali Abdallah Saleh. 1 © AFP / Mohammed Huwais Yém en : p a n n e d e t ra n s i t i o n e t p o l a ri s a t i o n c o n f e s s i o n n e l l e trices. Au risque toutefois de permettre le retour des anciennes équipes au pouvoir et de favoriser la « résilience autoritaire ». Ainsi, Ahmed Ali Saleh, que son père souhaitait voir lui succéder à la présidence du Yémen, a été limogé de ses hautes fonctions militaires par le président Hadi nouvellement élu puis immédiatement nommé ambassadeur aux Émirats arabes unis. Habile tacticien en quête d’une stature d’homme d’État, Hadi a surpris bien des observateurs en réformant les structures militaires, naguère aux mains de proches de Saleh, en amplifiant la coordination avec les États-Unis dans le cadre de la lutte antiterroriste et en donnant le sentiment de dépasser les clivages. Les événements de 2014 sont toutefois venus remettre largement en cause l’idée d’un « modèle yéménite ». La transition semble dorénavant paralysée par des conflits multiples et par la naissance d’une polarisation tant identitaire entre le Nord et le Sud que confessionnelle entre sunnites et chiites. Pourtant, la dynamique institu- Lors d’une manifestation organisée en août 2014, à Sanaa, quelques semaines avant la chute de la capitale yéménite entre leurs mains, des partisans des rebelles zaydites brandissent, à côté du drapeau national, un portrait d’Abdelmalek al-Houthi. tionnelle, même si elle est grippée, existe toujours et bénéficie du soutien de la communauté internationale. Bien qu’en grande partie déconnectée des processus réels qui caractérisent les évolutions sur le terrain, elle reste nécessaire à la construction d’un environnement stable et à l’avancée d’un processus politique inclusif et pacifique. La chute de la capitale En septembre 2014, la chute soudaine de la capitale yéménite aux mains d’un mouvement qualifié de chiite, sans grande résistance de la part de l’armée nationale, a constitué pour beaucoup une véritable surprise. Elle a généré de nombreuses lectures, parfois fantasmatiques. De fait, les rebelles houthistes ont laissé se poursuivre le processus politique et un nouveau Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 101 Regards sur le monde ➜ FOCUS Le zaydisme Le zaydisme est une branche minoritaire du chiisme distincte de la branche majoritaire, le chiisme duodécimain, dominante notamment en Iran. Elle n’existe pratiquement qu’au Yémen où environ un tiers des 27 millions d’habitants est d’origine zaydite – sans toutefois toujours se revendiquer comme tel. Le zaydisme a été associé au régime politicoreligieux propre à l’histoire des hauts plateaux de ce pays. L’imamat se fondait sur la sélection, le plus souvent non héréditaire, de l’imam, à la fois monarque et chef politique, militaire et religieux parmi la catégorie des descendants du Prophète, les sayyid. Ce régime a perduré au Yémen du Nord jusqu’en 1962. Le Yémen du Sud, comprenant environ un quart de la population, a connu une trajectoire distincte. Protectorat britannique, il a acquis son indépendance en 1967 pour devenir une république socialiste. En 1990, l’unification du Nord et du Sud a été prononcée sans toutefois empêcher la résurgence de velléités sécessionnistes au Sud, particulièrement prononcées à compter de 2007. gouvernement d’union nationale a été nommé en intégrant certains de leurs soutiens. Le président Hadi n’est alors pas directement contesté par les rebelles, contrairement à d’autres figures assimilées au pouvoir, en particulier certains islamistes sunnites, Frères musulmans en tête. Étonnamment, les rebelles ne se sont pas non plus focalisés sur l’ancien président Ali Abdallah Saleh, dont ils apparaissent de plus en plus comme les alliés objectifs, alors même qu’ils avaient longtemps été ses ennemis. La communauté internationale, inquiète, apparaît comme largement attentiste et surtout désorientée. États-Unis et Arabie saoudite naviguent entre laisser-faire et mesures de rétorsion à l’égard des houthistes qu’ils sont bien en peine d’appliquer. L’Iran, décrit comme le grand vainqueur de cette dynamique, agit pour sa part avec une grande discrétion. Le conflit avec les houthistes – appelé aussi guerre de Saada – trouve son origine dans une offensive militaire lancée en juin 2004 par Ali Abdallah Saleh et ses soutiens dans l’extrême nord du pays contre « les partisans de Hussein al-Houthi », premier leader du mouvement, tué en septembre 2004. Depuis, 102 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 les houthistes mobilisent leurs partisans au nom d’une identité zaydite qu’ils estiment menacée et contre la marginalisation économique et sociale de la province de Saada. Ils sont en outre des opposants véhéments à l’alliance passée par le gouvernement yéménite avec les États-Unis dans le cadre de la lutte antiterroriste. Tout au long de la seconde moitié des années 2000, l’enlisement du conflit de Saada, le haut niveau de répression et la propagande étatique n’ont fait que contribuer à redynamiser le zaydisme. Le pouvoir central a bien tenté d’instrumentaliser un certain nombre d’entreprises de déstabilisation du zaydisme portées par les islamistes sunnites mais, en assimilant l’effort de renouveau zaydite à l’ancien régime monarchique de l’imamat tombé en 1962 et au chiisme iranien, il a non seulement négligé l’histoire spécifique du zaydisme mais aussi déstabilisé le processus de convergence des identités religieuses longtemps encouragé par le régime républicain. Largement fondue dans un cadre musulman plus large, l’identité zaydite ne s’est pourtant durant longtemps que très marginalement inscrite dans un univers chiite. Ainsi, la grande majorité des élites yéménites, bien que d’origine zaydite, ne se revendiquait pas comme telle. Nombre de leaders salafis ou des Frères musulmans issus du zaydisme avaient alors rompu avec lui. De ce fait, la distinction entre zaydite et sunnite (d’école chaféite) n’était plus pertinente et ne constituait pas une variable essentielle des orientations politiques. Le contexte de la guerre de Saada est toutefois venu changer la situation. En réaction à la répression menée par le gouvernement, le référent zaydite a (re)gagné en légitimité pour mieux incarner l’opposition au pouvoir des populations frappées par le conflit. Vers une polarisation confessionnelle ? Début 2011, les rebelles houthistes, à la faveur du repli de l’armée vers Sanaa où la protestation révolutionnaire croît, prennent le contrôle effectif de la région de Saada. Celleci, bastion historique du zaydisme, vit dès lors sous le joug de ce mouvement politico-religieux Yém en : p a n n e d e t ra n s i t i o n e t p o l a ri s a t i o n c o n f e s s i o n n e l l e Le Yémen (2015) ARABIE SAOUDITE Saada Amran Mer SANAA É Hodeïda Roug Y M Say'un E N Al Ghaydah 100 km Frontières internationales Limites de régions Rada’ Frontières avant 2000 Frontières avant 1992 e Ibb Taez Séparation Nord-Sud avant 1990 Zone désertique ÉRY. Aden Golfe d’Aden Socotra DJIBOUTI DJIBOUTI Source : http://cy.revues.org/13 , consulté le 15 janvier 2015 officiellement rebaptisé Ansar Allah (Partisans de Dieu). Bien organisés, les houthistes bénéficient vraisemblablement de soutiens iraniens et leur région acquiert une autonomie réelle. Sa gestion apparaît aux yeux de bien des Yéménites comme moins désastreuse qu’ailleurs dans le pays où l’approvisionnement en électricité et en carburant est plus qu’aléatoire, en particulier dans la capitale. Nombre de tribus qui avaient un temps combattu la rébellion se mettent à la soutenir. La marche vers Sanaa est engagée. Elle passe par la ville d’Amran, qui tombe aux mains de la rébellion en juillet 2014. Ce faisant, les partisans du renouveau zaydite passent d’une logique largement défensive, qui avait structuré le conflit de Saada au cours de la décennie 2000, à une approche nettement plus offensive. L’expulsion des milliers d’étudiants salafistes de Dammaj, en périphérie de Saada, en janvier 2014, marque ce changement. Parallèlement, les houthistes s’érigent habilement en défenseurs de la légitimité révolutionnaire à travers un discours populiste porté par SOMALIE Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015 OMAN leur chef Abdelmalek al-Houthi, un charismatique trentenaire, et ses porte-parole, en particulier Ali Al-Boukhaiti. Fort de ce positionnement, le leadership houthiste décide en août 2014 d’exercer des pressions sur le gouvernement, en exigeant le remplacement de plusieurs de ses membres et le rétablissement des subventions aux produits pétroliers, dont la suppression a conduit au doublement du prix des carburants. En s’opposant à une décision exigée de longue date par les bailleurs de fonds internationaux, les houthistes développent un discours nationaliste fondé sur la défense du pouvoir d’achat des Yéménites et la lutte contre la corruption des membres du gouvernement. Finalement, ils prennent Sanaa en en chassant nombre de leurs adversaires islamistes sunnites. Cet événement, de portée régionale, porte les germes d’une polarisation de la société autour d’enjeux confessionnels, un travers auquel le Yémen avait pourtant jusqu’alors largement échappé, marqué qu’il était par le processus de convergence des identités religieuses. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 103 Regards sur le monde Yémen : quelques données statistiques Population : 27 millions (2014) PIB : 35,9 milliards de dollars (2013) Taux de croissance annuel du PIB : 4 % (2013) Revenu par habitant : 1 473 dollars (2013) Inflation annuelle : 11 % (2013) Croissance annuelle de la population : 2 % (2013) Espérance de vie à la naissance : 63 ans (2012) Population âgée de moins de 14 ans : 40 % (2013) Chômage : 17 % de la population (2013) Taux de fécondité : 4,21 (2012) Indice de développement humain : 0,458 (2012) (160e rang mondial) Coefficient de Gini : 37,7 (2005) Population urbaine : 34 % (2014) Dépenses militaires : 4 % du PIB (2013) Personnel des forces armées : 137 900 (2012) Sources : Banque mondiale, CIA, PNUD Cette nouvelle polarisation confessionnelle rejoint une tendance à l’œuvre dans l’ensemble du Moyen-Orient. Au Yémen, elle s’incarne autour du face-à-face entre les houthistes, d’un côté, et Al-Qaïda, de l’autre. Elle est de plus en plus perçue par les parties en présence comme un avatar de l’opposition entre chiites et sunnites. Elle induit une logique manichéenne qui fait d’Al-Qaïda le dernier rempart contre les houthistes, et inversement. Selon une logique qui n’est pas sans rappeler les dynamiques en cours dans les régions sunnites de l’Irak, l’avancée militaire houthiste à Sanaa puis dans des régions à majorité sunnite, Ibb et Rada’par exemple, précipite l’alliance entre les tribus et les combattants jihadistes. Cet état de fait légitime plus encore une propagande d’AlQaïda déjà crédibilisée aux yeux de la population par l’effet négatif des drones américains et la perception par les populations locales d’ingérences étrangères. Les origines de cette polarisation sont doubles : d’une part, la marginalisation de l’État central, porté par le président de transition Abd Rabo Mansour Hadi ; d’autre part, l’exclusion 104 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 de la branche yéménite des Frères musulmans, le parti Al-Islah, poussé vers la sortie en septembre 2014 par une alliance hétéroclite formée par les houthistes et, dans les coulisses, par les partisans de l’ancien président Saleh. Face à la rébellion, l’État central se retrouve dépossédé de ses prérogatives élémentaires et le président Hadi en est réduit à accepter les diktats d’Abdelmalek al-Houthi. Le parti Al-Islah est pour sa part dans une position délicate du fait de la fragilisation de ses alliés tribaux, en particulier le clan al-Ahmar, et de celle de ses soutiens dans l’armée depuis l’éviction du général Ali Muhsin. L’assassinat non revendiqué, le 2 novem­bre 2014, de Mohammad Abdelmalek al-Mutawakkil, une figure modérée du zaydisme et un militant respecté de la société civile, s’inscrit dans cette tendance, qui réduit en apparence le champ politique à une confrontation identitaire et confessionnelle qui ne laisse plus place aux voix alternatives. La polarisation confessionnelle, évidemment simplificatrice, constitue le pire des scénarios. Elle n’est cependant pas le seul. Bien que mises sous pression par la polarisation confessionnelle en cours, des dynamiques alternatives existent. Des alternatives émergentes Le processus institutionnel engagé en 2011, dans le cadre de l’accord de transition signé entre Ali Abdallah Saleh et l’opposition, sous l’égide du Conseil de coopération du Golfe et avec le soutien des Nations Unies et de la communauté internationale, reste un cadre, certes insuffisant, mais nécessaire pour éviter la dislocation du Yémen. Contesté, notamment par la jeunesse révolutionnaire qui a rejeté l’immunité accordée à l’ancien président Saleh, ce processus a permis l’organisation d’une importante conférence de dialogue national. Achevée en janvier 2014, elle a fondé un cadre largement consensuel et donné une orientation fédérale à la future Constitution, insistant sur la nécessité de la lutte contre la corruption ainsi que sur la séparation des pouvoirs, notamment militaire et politique. Les houthistes se sont au demeurant réapproprié les conclusions du dialogue national au l Yém en : p a n n e d e t ra n s i t i o n e t p o l a ri s a t i o n c o n f e s s i o n n e l l e cours de l’été 2014, alors même qu’ils avaient initialement refusé de les voter. Le maintien du processus institutionnel est désormais symbolisé par les travaux de la commission chargée de la rédaction d’une nouvelle Constitution – mais ses conclusions ont été reportées sine die. En l’absence d’élections générales depuis la chute d’Ali Abdallah Saleh, en février 2012, il est difficile de mesurer le poids respectif des forces partisanes en présence. La marginalisation d’Al-Islah pourrait n’être que conjoncturelle dans la mesure où l’offensive houthiste a pour l’essentiel ciblé et affecté les alliés tribaux et militaires des Frères musulmans, et non le leadership stricto sensu du parti. Trois figures d’Al-Islah, Muhammad Qahtan, Abdelwahhab al-Ansi et Muhammad al-Yadumi, restent de fait des acteurs centraux du système politique yéménite. À travers ses structures caritatives et éducatives, Al-Islah conserve en outre une importante capacité de mobilisation. Le parti semble désireux de continuer à s’inscrire dans le cadre fixé par l’accord de transition et d’appuyer les efforts du président Hadi. En novembre 2014, il a notamment apporté son soutien à la formation du nouveau gouvernement d’union nationale intégrant des représentants houthistes. La réorganisation des soutiens de l’ancien président Saleh autour de son fils, Ahmed Ali – toujours ambassadeur du Yémen aux Émirats arabes unis –, constitue une autre dynamique significative. Sa candidature à l’élection présidentielle – initialement prévue en février 2014, reportée d’un an, et qui le sera selon toute vraisemblance de nouveau – est sérieusement envisagée en dépit de barrières juridiques qui pourraient imposer un délai obligatoire pour passer d’une carrière militaire à un engagement politique. Populaire au sein de l’armée, Ahmed Ali pourrait aussi parvenir au pouvoir à la faveur d’un coup d’État. Cette restauration de l’ancien régime ne serait pas sans déplaire ni aux Saoudiens ni aux Américains. La crise économique ainsi que l’insécurité favorisent de fait une certaine nostalgie chez nombre de Yéménites. Pénuries d’électricité et de carburant, chute des réserves de la Banque centrale, attaques incessantes contre les infrastructures pétrolières et gazières, mais aussi menaces d’interruption de l’aide internationale, saoudienne en particulier, depuis la prise de Sanaa par les houthistes accablent le quotidien des Yéménites, dont un nombre croissant souffre aujourd’hui de malnutrition. l La dynamique « sudiste » a été également quelque peu négligée ces derniers temps. Elle constitue pourtant un processus alternatif à la polarisation sectaire à l’œuvre. Depuis 2007, le mouvement sécessionniste a acquis une réelle popularité. Ses militants réclament l’indépendance des provinces méridionales qui formaient la République démocratique et populaire jusqu’à son unification avec le Yémen du Nord en 1990. Un large segment de la société évolue dès lors dans un espace distinct de celui gouverné par Sanaa, cherchant à activer des dynamiques locales propres. Dans la province orientale du Hadramaout, les tribus se sont notamment organisées pour affronter aussi bien Al-Qaïda que l’armée nationale. Afin de contenir le mouvement sudiste, le pouvoir de transition emmené par Abd Rabo Mansour Hadi a proposé différentes concessions, favorisant par exemple une surreprésentation des personnalités issues du Sud dans la conférence du dialogue national ou dans le gouvernement d’union. Le nouveau Premier ministre, Khaled Bahah, est ainsi originaire du Hadramaout. Toutefois, ces mesures n’ont eu qu’une portée essentiellement symbolique. La promesse de la construction d’un État fédéral permet tout au plus de gagner du temps et place chacun dans une position attentiste. La prise de Sanaa par les houthistes, issus de l’extrême nord, a dans certains cercles « sudistes » été perçue comme une aubaine devant précipiter la partition du pays. l Face aux logiques identitaires binaires et aux conflits qu’elles incarnent, le développement d’une identité tierce constitue une dynamique sans doute salutaire. Largement négligée par les structures institutionnelles et ignorée dans les conflits politiques, la province de Taez, pourtant la plus peuplée du Yémen, localisée au sud de l’ex-Yémen du Nord, a sans doute un rôle Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 105 Regards sur le monde à jouer. C’est en effet cette province, d’où sont issus de nombreux marchands et fonctionnaires et dont les travailleurs ont migré dans l’ensemble du pays et au-delà, qui incarne le mieux par son histoire et son identité le projet d’État civil (dawla madaniyya) formulé en 2011 par la jeunesse révolutionnaire. Ce projet, qui semblait faire consensus sous les tentes installées sur la place du Changement à Sanaa et dans les grandes villes du pays, appelait au dépassement de l’État militaire, tribal et religieux. Une telle ambition n’a de toute évidence pas été satisfaite. Si la structuration en mouvement politique de l’identité taezie reste encore hypothétique, elle porte sans doute en elle les germes d’un compromis pacifique et de la reconstruction de l’identité yéménite. n Bibliographie ●● Laurent Bonnefoy, « Les identités religieuses contemporaines au Yémen : convergence, résistances et instrumentalisations », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 121-122, 2008, p. 201-215 ●● Laurent Bonnefoy, Salafism in Yemen. Transnationalism in Yemen, Hurst&Company, Londres, 2011 ●● Laurent Bonnefoy, Franck Mermier et Marine Poirier (dir.), Yémen. Le tournant révolutionnaire, Karthala, Paris, 2013 ●● Marieke Brandt, « Sufyan’s “Hybrid” War: Tribal Politics during the Huthi Conflict », Journal of Arabian Studies, vol. 3, no 1, 2013 ●● Samy Dorlian, La Mouvance zaydite dans le Yémen contemporain. Une modernisation avortée, L’Harmattan, Paris, 2013 Géopolitique, le débat une émission présentée par Marie-France Chatin samedi à 17h, dimanche à 18h (TU, antenne africaine) rfi.fr Aurélia Blanc samedi et dimanche à 20h (heure de Paris, antenne monde) CS 5 Pub RFI Géopolitique Questions Inter 150x110.indd 1 106 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 06/05/13 17:27 itinéraires de Questions internationales > La question circassienne Régis Genté * * Régis Genté est journaliste indépendant, installé depuis treize ans à Tbilissi, couvrant l’actualité de l’ancien espace soviétique pour Le Figaro, Radio France internationale, France 24, Le Monde diplomatique ou encore le Bulletin de l’industrie pétrolière. La conquête du Caucase par l’Empire russe au a eu des conséquences tragiques pour nombre de peuples autochtones. Une grande partie de la population circassienne a ainsi été contrainte d’abandonner la rive orientale de la mer Noire pour s’installer en particulier dans l’Empire ottoman. La tenue des Jeux olympiques à Sotchi en février 2014 a été l’occasion pour cette diaspora circassienne de faire connaître à la communauté internationale les conditions de cet exil forcé. xixe siècle Les Circassiens 1 ont été très nombreux à suivre à la télévision la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques (JO) de Sotchi, le 7 février 2014. Tant ceux qui habitent encore dans la Fédération de Russie (700 000) que ceux qui vivent en diaspora (entre 3 et 5 millions). Plus que de regarder un spectacle organisé sur les terres dont leurs ancêtres ont été chassés voilà cent cinquante ans, ces téléspectateurs attendaient que la Russie rende hommage, à l’occasion de cet événement planétaire, à la tragédie de leur peuple, de leur tribu (kabarde, tcherkesse, adyghéenne et d’autres petits groupes ethniques de la région alors aussi décimés). Un exil forcé de peut-être un million d’âmes, au cours duquel 300 000 Circassiens seraient morts du typhus, de la variole ou de noyade en traversant la mer Noire. Ils se seraient contentés ne serait-ce que d’une évocation de leur présence historique dans le piémont du Grand Caucase. D’hommage, il n’y en eut point 2. Ce silence sur la question circassienne a été d’autant plus 1 Nous utilisons le terme générique de Circassiens pour désigner les Kabardes, les Tcherkesses et les Adyghéens, du fait de leur extrême proximité linguistique et culturelle et de leur sentiment d’appartenance à un même groupe. 2 « Ce qui contraste, par exemple, avec l’approche canadienne envers sa population indigène lors des précédents Jeux à Vancouver », remarque Uwe Halbach, « The Circassian Question », Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP Comment 37, août 2014. mal vécu que ces JO d’hiver se sont ouverts cent cinquante ans tout juste après ce que les autorités russes considèrent comme la victoire « finale » sur les tribus caucasiennes et, pour une partie des épreuves olympiques, précisément là où celle-ci a été scellée puis fêtée, le 21 mai 1864, à Krasnaïa Poliana (le « Champ rouge »). C’est que, pour les autorités russes, ces JO avaient un sens politique extrêmement fort. En effet, plus de deux siècles après les débuts de la conquête russe du Caucase, la région demeure rebelle et refuse pour une part l’autorité de Moscou. En témoignent les conflits dont elle a été le théâtre depuis la chute de l’URSS, notamment les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009), ou la situation de quasi-guerre civile dans laquelle se trouve la république du Daghestan, de l’autre côté du Caucase russe, où les assassinats de représentants des autorités locales et fédérales sont devenus fréquents. Voilà qui ne pouvait que redonner vie aux revendications circassiennes et raviver une douloureuse mémoire tout autour de la mer Noire. Une victoire russe C’est un hasard si les XXII es Jeux olympiques d’hiver organisés à Sotchi ont coïncidé avec le 150 e anniversaire de la Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 107 © Library of Congress itinéraires de Questions internationales Un groupe de Circassiens à la fin du xixe siècle. Dans l’Empire ottoman, les guerriers circassiens étaient réputés pour leur bravoure. « victoire » russe sur le Caucase, puisque la ville avait été auparavant déjà trois fois candidate. Vladimir Poutine n’en a pas moins compris d’emblée les enjeux mémoriels dont l’événement était porteur. Déjà, en juillet 2007 à Guatemala Ciudad, lors de la session du Comité international olympique (CIO) qui allait faire de Sotchi l’hôte des Jeux de 2014, le chef de l’État russe avait fait un discours de circonstance dans lequel il avait pris soin de ne pas mentionner les Circassiens. « Les anciens Grecs ont vécu autour de Sotchi, il y a des siècles », s’était-il contenté de rappeler pour évoquer le passé de la région. Dès l’annonce de la victoire de la candidature de Sotchi aux JO, les autorités russes ont resserré leur contrôle sur les militants circassiens qui commençaient déjà à réclamer que l’exil de leurs ancêtres soit reconnu en tant que « génocide ». Dès l’époque tsariste, les Circassiens ont été répartis dans trois républiques où on leur a attribué des noms différents : Adyghéens en république des Adyghés (25 % de la population), Tcherkesses en KaratchaïevoTcherkessie (11 %), Kabardes en KabardinoBalkarie (55 %). Sans doute s’agissait-il de diviser afin de mieux régner après presque une centaine d’années de conquête du Caucase, très coûteuses en vies humaines pour les armées du tsar, que ce soit à l’est de la région, avec la résistance de l’imam Chamyl par exemple, ou à l’ouest, sur les terres des Circassiens. 108 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 C’est sous Catherine II que la Russie entreprend de « libérer » le Caucase de l’influence turque en lançant une sixième guerre russoturque dans les années 1760. Très vite, les tribus de montagnards du Caucase septentrional s’insurgent et déclarent en 1785 la ghazawat (guerre sainte). L’Empire russe établit progressivement un chapelet de fortifications que l’on appelle bientôt la « ligne militaire caucasienne ». À l’ouest de la Ciscaucasie, la plupart des tribus circassiennes se retournent vers la Sublime Porte pour échapper à l’occupation russe. Mais, peu à peu, les Circassiens sont repoussés sur les bords de la mer Noire, tandis que les Cosaques prennent possession de leurs villages abandonnés. Ces événements s’inscrivent alors dans le cadre des rivalités entre empires européens – le « Grand Jeu » – au Caucase ou en Asie centrale. La Grande-Bretagne, qui souhaite encourager la création de petits États au Caucase pour barrer la route des troupes tsaristes vers la Perse et donc vers le joyau de la Couronne britannique que représentent les Indes, décide de soutenir les Circassiens. Face à l’avancée des troupes russes, une députation du Madjlis (assemblée) des Circassiens sollicite, en 1863, une audience au tsar Alexandre II pour lui remettre un mémorandum proposant leur soumission. En échange, ils demandent la démolition des forts que ses troupes venaient de construire au pied de leurs montagnes. La réponse d’Alexandre II fut la suivante : « Vous irez vous installer là où on vous l’indiquera ou bien vous devrez émigrer en Turquie. » Près de 100 000 Circassiens se plièrent à la volonté impériale et s’établirent dans les insalubres plaines du Kouban, plus au nord. L’immense majorité résista cependant avant de choisir le terrible exil à travers la mer Noire. Les JO de la revendication Après 1991, la chute de l’URSS a été suivie d’une forte poussée de revendications identitaires dans le Caucase du Nord. Des dizaines d’associations y ont alors fleuri, rêvant d’indépendance, de reconnaissance de droits culturels © AFP / Adem Altan L a q u e s t i o n c i rc a s i e n n e Des Circassiens manifestent devant l’ambassade de Russie à Ankara, le 21 mai 2014, pour commémorer le 150e anniversaire de l’exil forcé de leur peuple orchestré par l’Empire tsariste et linguistiques et, pour les Circassiens, de reconnaissance du « génocide ». « En quelques années, [le nationalisme circassien] a acquis une réelle crédibilité dans l’imagination populaire », note l’universitaire Serguey Markedonov 3. Mais ces revendications se sont tues à mesure que Moscou réaffirmait sa prééminence au sein de la Fédération. L’organisation des JO de Sotchi leur a donné un second souffle. Sans doute, dans le Caucase du Nord, seuls les militants des organisations « nationales » se sont mobilisés. Il est difficile de dire dans quelle mesure la population a suivi. Réclamer la reconnaissance du « génocide », la création d’une république regroupant tous les Circassiens ou le boycott des JO y constituait en effet un pari risqué. 3 Serguey Markedonov, The 2014 Sochi Olympics: A Patchwork of Challenges: A Report of the CSIS Russia and Eurasia Program, Center for Strategic and International Studies (CSIS), Rowman & Littlefield, janvier 2014, p. 12. Les organisations de la diaspora se sont montrées pour leur part très actives. En animant des sites web, en organisant des événements, en suscitant des articles dans la presse internationale, elles sont parvenues à faire connaître un passé largement ignoré à l’étranger. Mieux, comme le relève le journaliste Oliver Bullough, les Circassiens ont « utilisé Internet pour rechercher d’autres Circassiens qui rêvent de créer une nation unie pour la première fois depuis plus d’un siècle » 4. Malaise autour de la mer Noire De nos jours, la diaspora circassienne est essentiellement concentrée dans ce qui fut l’Empire ottoman, notamment en Turquie. La mobilisation des associations communautaires ne pouvait que la toucher. Certes, cette diaspora 4 Oliver Bullough, Let Our Fame Be Great: Journeys Among the Defiant People of the Caucasus, Basic Books, New York, 2010. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 109 itinéraires de Questions internationales voulu encourager cet élan, ne distribuant que 1 600 visas depuis 2011 aux Circassiens de Syrie, alors qu’à l’automne 2014 des milliers de réfugiés d’Ukraine, des Russes du Donbass, ont quant à eux été bien accueillis. est le plus souvent très intégrée dans les pays où elle vit, mais elle essaie de conserver une part de son identité au travers de commémorations de l’exil de 1864, d’associations culturelles où l’on apprend les langues abkhazo-adygiennes et où l’on fait revivre les traditions, etc. Le silence des autorités russes quant à l’exil de 1864 n’y est pas passé inaperçu. Ce passé qui a commencé à resurgir après 2007 a aussi été utilisé par la Géorgie voisine. Après la guerre russo-géorgienne de l’été 2008, Tbilissi a voulu rappeler à Moscou sa politique « néo-impériale ». Le 20 mai 2011, le Parlement géorgien a donc adopté une résolution reconnaissant « le meurtre de masse des Circassiens pendant la guerre russo-caucasienne, et leur expulsion forcée de leur patrie historique, comme un acte de génocide ». En 2011 a éclaté la guerre civile en Syrie, où vivent entre 80 000 et 150 000 Circassiens. Du coup, certains de leurs « frères » du Caucase se sont mis à rêver de les « rapatrier ». Les Circassiens de Russie y ont vu une occasion de faire vivre leur rêve d’une république où tous seraient enfin réunis. Le Kremlin n’a pas lll Bien des indices laissent à penser que l’intégration ne fonctionne pas dans la Fédération de Russie et que de larges pans des minorités caucasiennes se sentent exclues. La tendance risque de s’accroître tandis que le Kremlin est tout à la défense du « monde russe », orthodoxe, volontiers nostalgique de l’empire, tsariste ou soviétique. n Bibliographie ●● Oliver Bullough, Let ●● Éric Hoesli, À la conquête du Our Fame Be Great: Journeys Among the Defiant People of the Caucasus, Basic Books, New York, 2010 Caucase. Épopée géopolitique et guerres d’influence, Éditions des Syrtes, Genève, 2006 ●● Régis Genté, Poutine et le Caucase, Buchet Chastel, Paris, 2014 ●● Walter Richmond, The Circassian Genocide, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey, Londres, 2013 LE D LA NUS COÉCO PH DO MÉRMPLUVRE OT CU IQU ÉME Z LE PA OG ME ES NT TR IM OIN R N DE S E PO do cu UR QU OI, CO M M me EN l nta tio T, J np ho to gra ph iq ue US QU ’O soa fr us an la ce III e La ré CH RI ST IA N YAdo NN Ù cHOuTT PO mIN TI e N pu bL tio np ho gra ph iq ue Ho ut e À L’é pr eu iq ue ve GÉ FA RE DU OP MO OL YE ITI N- QU OR IEN E T BR ICE BA do cu me nta tio EZ -V OU S Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 gra ph NC HE SU R 110 np ho to LA h do ttp:/ cu me /ww nta w.la tio do n-p cu ho me tog nta rap tio hiq nfra ue nc -nu ais me e.fr riq /nu ue me /pr riq es en ue/ tat ion ND AP TA HI TIO QU N E ? nta to Ar nA ud -d om in iq ue iq ue Les questions internationales à l’écran > États-Unis et Vietnam Le cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience Jacques Viguier * Depuis les années 1960, Hollywood a produit presque une centaine de films sur la guerre du Vietnam est professeur de droit public, université (1964-1975) dont certains, Voyage au bout de l’enfer, Toulouse 1 Capitole, IDETCOM (Institut Apocalypse Now ou Platoon, sans compter les séries de droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication). des Rambo et Portés disparus, ont connu une audience mondiale. Tous se font l’écho de la profonde crise morale qui a secoué les États-Unis pendant et après la guerre. Racontant chacun à leur manière une histoire à défaut de pouvoir retranscrire objectivement et globalement l’Histoire, ces films oscillent tour à tour entre bonne et mauvaise conscience, sans qu’une tendance unique dans le temps puisse être dégagée. * Jacques Viguier Le cinéma américain a, depuis son origine, été caractérisé par des genres cinématographiques particuliers qu’il a réellement inventés, tels que le western, la comédie musicale et le film noir. Il est en revanche plus difficile d’affirmer qu’il est à l’origine du cinéma de guerre, ne serait-ce qu’en raison de l’existence antérieure de cette catégorie de films dans d’autres pays, par exemple en France (Les Croix de bois de Raymond Bernard, 1932). Pourtant, on peut affirmer sans risque d’être contredit que c’est bien l’industrie cinématographique américaine qui a porté à un sommet le cinéma de guerre, surtout pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Les productions sont alors extrêmement nombreuses, aussi bien celles à gros budget que de séries B. Pendant la guerre et juste après, certains films exaltent l’action des soldats américains qui s’illustrent à l’écran sur tous les théâtres de combat – Europe, Pacifique, Birmanie, etc. – avec des stars interprétant des héros sans peur et sans reproche. Forts de leur succès, ces films deviennent rapidement un genre spécifique, au même titre que le western ou la comédie musicale. Au fil des années, le triomphalisme et l’héroïsme américains se sont néanmoins parfois mués en une critique de la guerre et de ses pratiques. Il s’agit clairement d’un passage de la bonne à la mauvaise conscience, avec la dénonciation de l’inhumanité, voire de la bêtise, des officiers, par exemple dans Attaque (Attack !), de Robert Aldricht (1956), ou dans Les Nus et les Morts (The Naked and the Dead), de Raoul Walsh (1958). Un film de guerre, comme un western, traduit en fait davantage la réalité de l’époque à laquelle il est tourné que celle prétendument « objective » de la période décrite. Pour le western, les films sur le règlement de comptes à OK Corral ou sur le général Custer sont ainsi, suivant les époques, en totale opposition dans la description des personnages principaux. L’évolution est identique pour le film de guerre, lequel passe en quelques années de la bonne conscience face au conflit – qui conduit à décrire pendant la guerre les soldats de la nation comme Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 111 Les questions internationales à l’écran des héros – à la mauvaise conscience – qui transforme parfois le militaire en brute sanguinaire. Tout film reflète donc l’époque à laquelle il est réalisé, époque marquée soit par l’illustration d’un idéal ou d’un mythe, soit par une description plus ambiguë ou carrément dénonciatrice des combats. Les films américains sur la guerre du Vietnam ne dérogent pas à cette règle 1. L’analyse la plus courante montre que les productions sur le Vietnam ont dans un premier temps été placées sous le sceau de la bonne conscience. Le film le plus symbolique est Les Bérets verts (The Green Berets), de John Wayne et Ray Kellogg (1968), qui décrit la guerre avec un fort manichéisme dont le Bien penche du côté des Américains. Ce n’est que dans un second temps que serait apparue une mauvaise conscience, l’exemple le plus souvent cité étant Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola (1979). Ce découpage paraît néanmoins réducteur. L’ambiguïté est présente bien avant Coppola et le passage de la bonne à la mauvaise conscience n’est pas intervenu en quelques films. Une ambivalence dans la description de la guerre La thèse la plus souvent présentée est celle selon laquelle les Américains auraient ressenti, très rapidement après la fin de la guerre du Vietnam, une mauvaise conscience sur le conflit. Or, elle n’est pas totalement exacte dans la mesure où leur bonne conscience reste illustrée dans de nombreux films tournés bien après la guerre. De la mauvaise à la bonne conscience En fait, on ne peut distinguer les films tournés pendant et après la guerre. La plupart des œuvres de fiction sont sorties après le conflit. Pendant la guerre, l’absolue bonne conscience est illustrée par Les Bérets verts. Seuls des films documentaires inspirés ou réalisés par des mouvements de gauche, en particulier l’œuvre collective Winter Soldiers (1972), ont critiqué le conflit vietnamien en temps réel. Sur cette relation ambivalente du cinéma américain avec la guerre du Vietnam, on pourra aussi lire Jacques Portes, « Le Vietnam à Hollywood. Des films qui n’expliquent pas la guerre », Questions internationales, no 31, mai-juin 2009. 1 112 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Et ce n’est qu’une fois le conflit terminé qu’apparaîtrait une mauvaise conscience avec le cas emblématique d’Apocalypse Now qui décrit la dérive des troupes américaines vers la drogue, l’hyperviolence, etc. Pourtant, un élément frappe dans ces films réputés illustrer la mauvaise conscience des Américains. Si elle existait réellement, ils décriraient aussi les malheurs et les exactions causés par les soldats américains à l’encontre des Vietnamiens. Or, ce n’est que très rarement le cas puisque les Américains sont souvent davantage présentés comme des victimes de cette violence. Cette vision est largement au cœur de Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter), de Michael Cimino (1978). L’apitoiement des Américains sur eux-mêmes, présenté sans aucune ironie, est parfaitement illustré par la scène finale – au cours de laquelle les protagonistes chantent la chanson patriotique God Bless America – qui semble signifier que le sacrifice des combattants n’a pas été vain. Quant à Apocalypse Now, qui montre des soldats se perdant au fond de la jungle, il est souvent présenté comme un film critique, alors qu’il n’est pas dénué d’une certaine fièvre guerrière. La fameuse scène de la charge des hélicoptères sur la musique de La Chevauchée des Walkyries, de Richard Wagner, est diffusée aux soldats américains pour leur faire éprouver le plaisir de la guerre. En convoquant ainsi la catharsis, Francis Ford Coppola n’a guère contribué à stimuler la mauvaise conscience du spectateur. La manifestation d’une bonne conscience existe dans de nombreuses autres œuvres, y compris dans celles qui semblaient fondées sur la critique de la guerre. En montrant sans détour les méthodes violentes des soldats américains à l’encontre de l’ennemi, ignorées par de nombreux films, Outrages (Casualties of War), de Brian De Palma (1989), analyse le conflit avec un regard incontestablement critique. Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick (1987), est pour sa part remarquable dans la description du conditionnement des soldats, si impitoyable que la recrue Lawrence (Vincent D’Onofrio) tue le sergent instructeur Hartman (Lee Hermey). États-Unis et V ietnam : le cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience D’autres œuvres sont plus ambivalentes. C’est le cas avec Le Maître de guerre (Heartbreak Ridge), de Clint Eastwood (1986), dans lequel le sergent Highway (Clint Eastwood), ancien vétéran du Vietnam, se livre à une éducation brutale, jugée nécessaire, pour transformer les recrues dont il a la charge en courageux soldats. Dans Nous étions soldats (We Were Soldiers), de Randall Wallace (2002), le lieutenant-colonel Moore (Mel Gibson) incarne avec virilité les valeurs patriotiques de l’Amérique. L’illustration de la bonne conscience Deux éléments tendent à souligner la pérennité de la bonne conscience américaine au fil des productions cinématographiques. D’une part, la description dans le conflit du soldat américain, qui est en quelque sorte saisi par la « magie du lieu ». Il n’est généralement pas montré comme véhiculant un mal-être ou se livrant à des pratiques répréhensibles, comme l’alcool ou la drogue. Il semble égaré dans la guerre et en perte d’équilibre à cause du Vietnam lui-même. Dans Apocalypse Now, au fur et à mesure que le capitaine Willard (Martin Sheen) remonte le fleuve, il rencontre des soldats de plus en plus égarés, dans tous les sens du terme. L’avancée de Willard constitue un cheminement progressif vers le cœur de la guerre – le roman de Joseph Conrad, qui inspire le film, s’intitule Au cœur des ténèbres. L’enfoncement vers la folie marque l’itinéraire du militaire. Quand il pénètre enfin dans le camp du colonel Kurtz (Marlon Brando), il se trouve face à des scènes irréelles ou fantastiques. Le colonel Kurtz est complètement déséquilibré, ses hommes apparaissent comme fantomatiques, le reporter-photographe (Dennis Hopper) est totalement excentrique. Aucun élément n’est donné pour expliquer au spectateur que les soldats ont eux-mêmes apporté cette folie. L’enfoncement dans un déséquilibre aigu paraît consubstantiel à la progression vers le cœur de la jungle, marquée par une atmosphère de plus en plus étouffante. D’autre part, les films américains donnent généralement tous la même image de l’ennemi. Soit il est ignoré, caché, réduit à une simple silhouette qui n’apparaît souvent que dans l’obscurité de la jungle. Ainsi des scènes de combats dans Le Merdier (Go Tell the Spartans), de Ted Post (1978), ou des courts flashbacks dans Le Mort vivant (Dead of Night), de Bob Clark (1974), ou L’Exterminateur (Search and Destroy), de William Fruet (1978). Dans Platoon, de Oliver Stone (1986), un film pourtant très critique sur la guerre en de nombreux aspects, la plupart des combats laissent dans l’ombre l’ennemi vietnamien, systématiquement montré de loin – comme lorsque le sergent-chef Grodin (Willem Dafoe) lutte seul contre un groupe d’adversaires avant d’être tué. Soit l’ennemi est décrit comme particulièrement violent sinon inhumain. La situation la plus caricaturale est ici celle du Voyage au bout de l’enfer avec la fameuse scène de la roulette russe imposée par leurs geôliers vietnamiens aux Américains qu’ils ont capturés. Nick (Christopher Walken) en demeure profondément marqué, puisqu’il devient ensuite un professionnel du jeu, ce qui lui sera fatal. L’ennemi est aussi caricaturé dans toute sa violence dans Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 113 Les questions internationales à l’écran Rambo (First Blood), de Ted Kotcheff (1982), où certains flashbacks le montrent brutalisant le héros joué par Sylvester Stallone. Il faut attendre les années 1980 pour que certains films américains s’intéressent de manière plus compassionnelle à l’ennemi, notamment en montrant les exactions commises par des Américains sur des femmes. En dénonçant le viol d’une jeune Vietnamienne dans Outrages, le soldat (Michael J. Fox) est condamné par tous les militaires et, en particulier, sa hiérarchie. Platoon montre comment le sergent-chef Barnes (Tom Berenger) tue une femme pour essayer de faire parler d’autres prisonniers. Pourtant, quelques années plus tard, Nous étions soldats raconte encore l’histoire du lieutenant-colonel Hal Moore, un officier encerclé par les troupes vietnamiennes lors de la bataille de la Drang, en novembre 1965, qui combat avec courage et patriotisme, sans qu’existe le moindre doute sur le bien-fondé de son action. Une trentaine d’années après la fin de la guerre, la mauvaise conscience n’est pas encore présente dans tous les films. Dans Forrest Gump, de Robert Zemeckis (1994), le courage du héros (Tom Hanks) est de nouveau de mise quand, ayant sauvé ses camarades blessés au cours des combats, il reçoit en récompense de son action la médaille d’honneur du Congrès. Il existe donc dans la description des combats une hésitation du cinéma américain entre bonne et mauvaise conscience. Elle disparaît toutefois lorsqu’il s’agit de présenter les conséquences de la guerre dans la mesure où la bonne conscience apparaît dès lors manifeste. La bonne conscience dans la description des conséquences de la guerre La bonne conscience américaine est déjà au cœur de la description des graves blessures psychologiques et physiques infligées par la guerre aux anciens combattants. Elle devient particulièrement flagrante si on se penche sur l’action des anciens combattants au service des valeurs de l’Amérique. 114 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Les blessures psychologiques et physiques des vétérans Les États-Unis se sont souvent apitoyés sur les traumatismes des anciens combattants de la guerre du Vietnam. De nombreux films représentent des héros blessés, aussi bien physiquement que psychologiquement. Seul un film comme Les Visiteurs (The Visitors), de Elia Kazan (1972), décrit, au retour de la guerre, des anciens combattants dangereux, voulant se venger de leur ex-camarade Bill Schimdt (James Wood), qui a dénoncé leurs exactions. Dans Le Retour (Coming Home), de Hal Ashby (1978), les deux principaux protagonistes, le mari, le capitaine Hyde (Bruce Dern), et l’amant, Luke Martin (Jon Voight), de Sally (Jane Fonda) se rejoignent finalement dans une certaine complicité, davantage du fait de leurs blessures respectives qu’en raison de leur expérience commune de la violence au Vietnam. Dans ce même film apparaît Bill Munson (Robert Carradine), très atteint psychologiquement puisqu’il passe sans cesse du rire aux larmes et finit par se suicider en s’injectant de l’air dans les veines. Né un quatre juillet (Born on the Fourth of July), de Oliver stone (1989), met le spectateur face à un ancien combattant, Ron Kovic (Tom Cruise), revenu paraplégique du Vietnam, comme Luke Martin. En présentant ce personnage authentique comme un militant acharné contre la guerre, l’œuvre constitue l’un des rares films dans lequel les troubles physiques s’accompagnent d’une certaine mauvaise conscience américaine. De nombreux anciens combattants sont physiquement marqués, notamment amputés comme Steven (John Savage) dans Voyage au bout de l’enfer. Les troubles psychologiques de l’ancien combattant Travis Bickle (Robert de Niro), dans Taxi Driver, de Martin Scorsese (1976), le conduisent aussi bien à amener une jeune femme, Betsy (Cybill Shepherd), qu’il veut séduire, voir un film pornographique qu’à vouloir délivrer l’adolescente Iris (Jodie Foster) de son proxénète (Harvey Keitel). Un très grand nombre de films consacrés aux troubles physiques et psychologiques des anciens combattants s’apitoient sans recul sur États-Unis et V ietnam : le cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience les traumatismes subis. Loin de l’inhumanité des conflits, les rescapés ne sont plus que des hommes à vif. Que penser de Rambo qui met en scène un ancien combattant marqué par les violences du Vietnam qui s’effondre dans la dernière scène du film, révélant ainsi toutes ses failles ? Les anciens combattants au service des valeurs de l’Amérique Dans des dizaines de films, l’ancien combattant américain se met au service des États-Unis, soit comme libérateur de prisonniers de guerre encore enfermés dans des camps, soit comme policier ou justicier. Pour le premier cas, il convient de citer Rambo II, La Mission (Rambo : First Blood, Part II), de George Pan Cosmatos (1985), dans lequel l’ancien combattant John Rambo revient dans la jungle vietnamienne pour localiser et délivrer des Américains encore retenus prisonniers. Le fait que ces films aient recueilli une forte adhésion du public montre à quel point le spectateur américain s’est forgé une bonne conscience à l’égard de la guerre ou a ressenti le besoin de se rassurer sur le rôle de son pays dans cette guerre. Dans Portés disparus (Missing in Action), de Joseph Zito (1984), Portés disparus 2 (Missing in Action II: The Beginning), de Lance Hool (1985) et Portés disparus 3 (Braddock: Missing in Action III), de Aaron Norris (1988), le colonel Braddock (Chuck Norris) délivre ses camarades prisonniers avant de revenir au Vietnam pour exfiltrer sa femme, qu’il croyait morte, et son fils. Encore plus indestructible que Rambo, James Braddock est un héros qui ne craque jamais, ne manifeste aucun doute et porte haut les valeurs de la nation américaine. Moins attendu dans ce genre de rôle, Gene Hackman interprète aussi un colonel – décidément les héros des films américains ont tous le même grade ! –, le colonel Rhodes, dans Retour vers l’enfer (Uncommon Valor), de Ted Kotcheff (1983), qui repart au Vietnam pour sauver des prisonniers américains et, en particulier, son fils. Inéluctablement, la délivrance des malheureux prisonniers soumis à de mauvais traitements de la part des Vietnamiens constitue l’aboutissement du film. Les productions dans lesquelles l’ancien combattant est devenu policier ou se fait justicier, défenseur des valeurs américaines, sont également très nombreuses. Parmi les policiers, on rencontre Deke DaSilva (Sylvester Stallone) – dont le titre de gloire est d’avoir tué cinquantedeux Vietnamiens – dans Les Faucons de la nuit (Nighthawks), de Bruce Malmuth et Gary Nelson (1981), Stanley White (Mickey Rourke) dans L’Année du dragon (Year of the Dragon), de Michael Cimino (1985), ou Roger Murtaugh (Danny Glover) dans L’Arme fatale (Lethal Weapon), de Richard Donner (1987). Parmi les justiciers, Nick Parker (Rutger Hauer) combat dans Vengeance aveugle (Blind Fury), de Phillip Noyce (1989), des trafiquants de drogue, Holie Hand (Stephen Sandor) défend son père contre des voyous dans L’Homme sans merci (The No Mercy Man), de Daniel Vance (1973). Dans L’Exterminateur, de William Fruet (1978), deux anciens militaires ont un échange sans ambiguïté à propos de leur passé : « J’adorais cette vie, cette fièvre » déclare le premier qui se voit répondre : « C’était l’armée, mais on s’y plaisait. C’était chouette ! » n Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 115 Documents de RÉFÉRENCE > La mer Noire, espace de conflits Plutarque (v. 46/49-v. 125) Racine (1639-1699) Albert Sorel (1842-1906) Louis-Philippe de Ségur (1753-1830) Jean-Baptiste-Louis Berquin (1830- ?) Dormante au cours des décennies de la guerre froide, à nouveau espace stratégique, la mer Noire a depuis l’Antiquité et de façon intermittente été animée par des ambitions et des rivalités multiples. Empires et civilisations se sont côtoyés et affrontés sur ses bords. Les documents qui suivent illustrent soit des combats, soit des manœuvres diplomatiques qui l’ont concernée. Un royaume, celui de Mithridate (Mithridate VI, 132-63 av. J.-C.), l’a pour un instant unifiée, mais il a été détruit par Rome, qu’il avait défiée. Plutarque décrit la stratégie de Lucullus qui le combat, tandis qu’une tragédie de Racine, seize siècles plus tard, présente de façon héroïque le dessein de Mithridate, qui s’adresse ici à deux de ses fils : détruire Rome. Albert Sorel, fondateur en France de l’histoire diplomatique, analyse les manœuvres politico-militaires de Catherine II, impératrice de Russie, tendant à installer l’Empire sur les rivages de la mer Noire, en refoulant l’Empire ottoman. Le comte de Ségur, beau-père de la célèbre comtesse, présente, à l’occasion d’un voyage de l’Impératrice en Crimée, la naissance et le développement de Sébastopol, base navale qui devait quelques décennies plus tard être détruite lors de la guerre de Crimée (1854-1856) par une expédition franco-anglaise facilitée par l’Empire ottoman. Engagé dans cette guerre et témoin de la prise de Sébastopol, un jeune artilleur français, le sous-lieutenant Berquin, livre un témoignage instructif sur la vie et l’état d’esprit des assiégeants au moment du retrait des armées russes en 1855. Les dernières heures du royaume du Pont Plutarque (Ier siècle) Lucullus face à Mithridate « Lucullus passa en Asie, emmenant avec lui une légion qu’il avait levée à Rome. Quand il prit le commandement des troupes qui étaient dans le pays, il trouva les soldats depuis longtemps corrompus par la mollesse et par la cupidité. Les bandes fimbriennes surtout, habituées à vivre dans l’anarchie, n’étaient pas faciles à gouverner. Elles avaient, à l’instigation de Fimbria, tué le consul Flaccus, leur général, et livré Fimbria lui-même à Sylla ; c’étaient tous hommes audacieux, sans frein et sans loi, mais pleins de bravoure, endurcis 116 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 aux travaux, et expérimentés dans la guerre. Cependant Lucullus eut en peu de temps réprimé leur audace, et ramené à la discipline toutes les autres troupes, qui éprouvaient, sans doute pour la première fois, ce que c’est qu’un bon et véritable capitaine : jusqu’alors elles avaient été flattées par leurs généraux, qui ne leur commandaient que ce qui pouvait leur plaire. Quant aux ennemis, voici où en étaient leurs affaires. Mithridate, fier et avantageux, avait d’abord attaqué les Romains avec un appareil dénué de puissance réelle, mais imposant par son éclat, comme les déclamations des sophistes ; puis ensuite il s’était corrigé par L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s le ridicule dont l’avaient couvert ses défaites : aussi, lorsqu’il voulut recommencer la guerre, il réduisit ce fastueux appareil à de véritables forces. Il retrancha cette multitude confuse de nations diverses, ces menaces de Barbares proférées en vingt langues, ces armes ornées d’or et de pierreries comme choses qui ne sont bonnes qu’à enrichir le vainqueur, sans donner aucune force à ceux qui les portent : il fit forger des épées à la romaine, et façonner des boucliers massifs ; il rassembla des chevaux bien dressés plutôt que magnifiquement parés ; il mit sur pied cent vingt mille hommes d’infanterie, disciplinés comme les Romains, et seize mille cavaliers, outre cent quadriges armés de faux. Enfin les vaisseaux qu’il équipa, au lieu de ces pavillons dorés, de ces bains de concubines, de ces appartements de femmes voluptueusement meublés, regorgeaient d’armes, de traits, et d’argent pour la solde des troupes. Avec cet armement formidable, il se jeta dans la Bithynie, dont les villes s’empressèrent de lui ouvrir leurs portes ; exemple qui allait être suivi par toute l’Asie. […] […] Archélaüs, qui, après avoir combattu en Béotie comme lieutenant de Mithridate, l’avait abandonné pour embrasser le parti des Romains, assurait Lucullus qu’il n’avait qu’à se montrer dans le Pont pour soumettre d’un seul coup tout le pays. “Je ne suis pas, dit Lucullus, plus lâche que les chasseurs ; et je ne laisserai pas les bêtes pour courir au gîte qu’elles ont quitté.” Aussitôt il marche contre Mithridate, avec trente mille hommes de pied et deux mille cinq cents chevaux. Mais, quand il fut à portée de découvrir les ennemis, étonné de leur grand nombre, il voulait éviter le combat et gagner du temps, lorsque Marius, que Sertorius avait envoyé d’Espagne à Mithridate à la tête de quelques troupes, vint en face le provoquer au combat : il mit donc son armée en ligne, et s’apprêta à la bataille. On était sur le point de charger des deux parts, quand tout à coup, sans qu’il eût paru aucun changement dans l’air, le ciel se fendit, et l’on vit tomber entre les deux camps un grand corps enflammé qui avait la forme d’un tonneau, et une couleur d’argent incandescent : les deux armées, également effrayées du prodige, se séparèrent sans combattre. Ce phénomène parut, dit-on, dans un endroit de la Phrygie appelé Otryes. […] Fuite de Mithridate On conseillait à Lucullus de remettre à un autre temps la continuation de la guerre ; mais il rejeta ces conseils, traversa la Bithynie et la Galatie, et envahit le royaume de Pont. Il éprouva, dans les premiers temps de cette expédition, une si grande disette, qu’il se fit suivre par trente mille Galates, qui portaient chacun un médimne de blé : mais, une fois entré au cœur du pays, où tout pliait devant lui, il se trouva dans une telle abondance, que, dans le camp, un bœuf ne se vendait qu’une drachme et un esclave quatre ; quant au reste du butin, on n’en tenait aucun compte : on l’abandonnait ou on le dissipait, car on ne trouvait rien à vendre, tout le monde étant abondamment pourvu. La cavalerie, dans ses incursions jusqu’à Thémiscyre 1 et jusqu’aux plaines que traverse le Thermodon 2, ne s’arrêtait que le temps nécessaire pour ravager le pays : de là les plaintes des soldats, qui reprochaient à Lucullus de recevoir toutes les villes à composition, et de n’en avoir encore pris aucune de force pour les enrichir du pillage. “Aujourd’hui même, disaient-ils, Amisus 3, cette ville florissante et riche, qu’il serait si facile de prendre, pour peu qu’on voulût en presser le siège, il nous la fait laisser derrière nous, et nous traîne dans les déserts des Tibaréniens et des Chaldéens 4, pour combattre Mithridate.” Lucullus, qui ne se doutait point que ses soldats pussent jamais se porter à ce degré de fureur qu’ils firent éclater plus tard, méprisait ces rumeurs, et ne s’en inquiétait pas autrement. Il aimait mieux se justifier auprès de ceux qui l’accusaient de lenteur et le blâmaient de s’arrêter trop longtemps devant des bourgs et des villes de nulle importance, et de laisser se fortifier Mithridate. “C’est précisément, leur disait-il, ce que je veux ; je m’arrête à dessein pour donner à Mithridate le temps d’augmenter ses forces, et de rassembler une nombreuse armée : je veux qu’il nous attende, et ne fuie pas toujours à mesure que nous approchons. Ne voyezvous pas qu’il a derrière lui un désert immense ? Près de lui est le Caucase et plusieurs montagnes aux 54 gorges profondes, capables de cacher et de receler dix mille rois qui voudraient éviter de combattre. Du pays des Cabires 5 en Arménie il n’y a que quelques journées de chemin ; et c’est en Arménie que tient sa cour Tigrane, le roi des rois, disposant d’une puissance avec laquelle il enlève l’Asie aux Parthes, transporte les villes grecques jusque dans la Médie, soumet la Palestine et la Syrie, détruit les successeurs de Séleucus et emmène captives leurs femmes et leurs filles : il est l’allié, le gendre de Mithridate ; lorsqu’il l’aura reçu comme suppliant, il ne l’abandonnera point, il nous fera la guerre. En Ville située entre le Thermodon et l’Iris, sur la côte du Pont-Euxin. 2 C’est le fleuve sur les bords duquel les anciens avaient placé le séjour des Amazones. 3 Ville sur le Pont-Euxin, entre les fleuves Iris et Halys. 4 Il ne s’agit point ici des Chaldéens de la Chaldée ; les deux cantons dont parle Plutarque étaient à l’Orient du Thermodon, par conséquent dans les États de Mithridate. 5 Ville et canton au sud-est des Tibaréniens. 1 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 117 Documents de RÉFÉRENCE nous hâtant de chasser Mithridate, nous courons risque d’attirer sur nous Tigrane, qui cherche depuis longtemps un prétexte contre nous, et qui n’en pourrait saisir de plus spécieux que de secourir un roi son allié, réduit à implorer son assistance. Devons-nous procurer nous-mêmes à Mithridate cet avantage ? Devons-nous lui enseigner ce qu’il ignore ? Lui apprendre à qui il doit se joindre pour nous faire la guerre ? Devons-nous le forcer, malgré lui, car à ses yeux ce serait un déshonneur, à s’aller jeter entre les bras de Tigrane ? Ne faut-il pas plutôt lui donner le temps de rassembler assez de ses propres forces pour qu’il reprenne confiance, et avoir à combattre les Colchidiens, les Tibaréniens et les Cappadociens, que nous avons tant de fois vaincus, et non des Mèdes et des Arméniens ?” ». n Extraits de Plutarque, Vies des hommes illustres, traduction nouvelle par Alexis Pierron, Charpentier, libraire-éditeur, Paris, 1853, tome troisième, Vie de Lucullus (de l’an 115 à l’an 49 avant J.-C.), p. 43-45 et 52-54 (http://fr.wikisource.org/wiki/ Vies_des_hommes_illustres/Lucullus). [Nota bene : la graphie des noms propres du document d’origine a été respectée.] Mithridate et Rome Racine (1673) « Acte troisième Scène I Mithridate, Pharnace, Xipharès Mithridate Venez, Princes, venez. Enfin l’heure est venue Qu’il faut que mon secret éclate à votre vue. À mes nobles projets je vois tout conspirer ; Il ne me reste plus qu’à vous les déclarer. Je fuis, ainsi le veut la fortune ennemie. Mais vous savez trop bien l’histoire de ma vie Pour croire que longtemps soigneux de me cacher J’attende en ces déserts qu’on me vienne chercher. La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces ; Déjà plus d’une fois, retournant sur mes traces, Tandis que l’ennemi, par ma fuite trompé, Tenait après son char un vain peuple occupé, Et gravant en airain ses frêles avantages, De mes États conquis enchaînait les images, Le Bosphore m’a vu, par de nouveaux apprêts, Ramener la terreur du fond de ses marais, Et chassant les Romains de l’Asie étonnée, Renverser en un jour l’ouvrage d’une année. D’autres temps, d’autres soins. L’Orient accablé Ne peut plus soutenir leur effort redoublé. Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes De Romains que la guerre enrichit de nos pertes. Des biens des nations ravisseurs altérés, Le bruit de nos trésors les a tous attirés : Ils y courent en foule, et jaloux l’un de l’autre Désertent leur pays pour inonder le nôtre. Moi seul je leur résiste. Ou lassés, ou soumis, Ma funeste amitié pèse à tous mes amis ; Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête. Le grand nom de Pompée assure sa conquête ; C’est l’effroi de l’Asie, et loin de l’y chercher, C’est à Rome, mes fils, que je prétends marcher. Ce dessein vous surprend, et vous croyez peut-être Que le seul désespoir aujourd’hui le fait naître. J’excuse votre erreur ; et pour être approuvés 118 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 De semblables projets veulent être achevés. Ne vous figurez point que de cette contrée, Par d’éternels remparts Rome soit séparée. Je sais tous les chemins par où je dois passer, Et si la mort bientôt ne me vient traverser, Sans reculer plus loin l’effet de ma parole, Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole. Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours Aux lieux où le Danube y vient finir son cours ? Que du Scythe avec moi l’alliance jurée De l’Europe en ces lieux ne me livre l’entrée ? Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats, Nous verrons notre camp grossir à chaque pas. Daces, Pannoniens, la fière Germanie, Tous n’attendent qu’un chef contre la tyrannie. Vous avez vu l’Espagne, et surtout les Gaulois, Contre ces mêmes murs qu’ils ont pris autrefois, Exciter ma vengeance, et jusque dans la Grèce, Par des ambassadeurs accuser ma paresse. Ils savent que, sur eux prêt à se déborder, Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder, Et vous les verrez tous, prévenant son ravage, Guider dans l’Italie et suivre mon passage. C’est là qu’en arrivant, plus qu’en tout le chemin, Vous trouverez partout l’horreur du nom romain, Et la triste Italie encor toute fumante Des feux qu’a rallumés sa liberté mourante. Non, Princes, ce n’est point au bout de l’univers Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers ; Et de près inspirant les haines les plus fortes, Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes. Ah ! s’ils ont pu choisir pour leur libérateur Spartacus, un esclave, un vil gladiateur, S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent, De quelle noble ardeur pensez-vous qu’ils se rangent Sous les drapeaux d’un roi longtemps victorieux, Qui voit jusqu’à Cyrus remonter ses aïeux ? Que dis-je ? En quel état croyez-vous la surprendre ? Vide de légions qui la puissent défendre, Tandis que tout s’occupe à me persécuter, Leurs femmes, leurs enfants, pourront-ils m’arrêter ? L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre. Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers ; Qu’ils tremblent, à leur tour, pour leurs propres foyers. Annibal l’a prédit, croyons-en ce grand homme : Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome. Noyons-la dans son sang justement répandu, Brûlons ce Capitole où j’étais attendu, Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître La honte de cent rois, et la mienne peut-être ; Et la flamme à la main, effaçons tous ces noms Que Rome y consacrait à d’éternels affronts. Voilà l’ambition dont mon âme est saisie. Ne croyez point pourtant qu’éloigné de l’Asie J’en laisse les Romains tranquilles possesseurs. Je sais où je lui dois trouver des défenseurs. Je veux que d’ennemis partout enveloppée, Rome rappelle en vain le secours de Pompée. Le Parthe, des Romains comme moi la terreur, Consent de succéder à ma juste fureur, Prêt d’unir avec moi sa haine et sa famille, Il me demande un fils pour époux à sa fille. Cet honneur vous regarde, et j’ai fait choix de vous, Pharnace. Allez, soyez ce bienheureux époux. Demain, sans différer, je prétends que l’Aurore Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore. Vous que rien n’y retient, partez dès ce moment, Et méritez mon choix par votre empressement : Achevez cet hymen ; et repassant l’Euphrate, Faites voir à l’Asie un autre Mithridate. Que nos tyrans communs en pâlissent d’effroi, Et que le bruit à Rome en vienne jusqu’à moi.l. […] » n Extraits de Mithridate, acte III, scène 1, 1673 (www.atramenta.net/lire/mithridate/528/5#œuvre_page). La question d’Orient au xviiie siècle Albert Sorel (1889) Les visées de l’impératrice Catherine II de Russie sur Constantinople (1725) « Tandis que l’on voyait à Versailles le spectacle piteux d’un prince efféminé [Louis XV] livrant l’État à ses maîtresses, on vit en Russie une femme à l’âme virile [Catherine II] gouverner ses favoris et subordonner ses égarements à la raison d’État. Il fut très facile à Catherine d’assujettir les nobles ; il était moins aisé de gagner le peuple. Elle le devina ; elle sentit que dans cette nation à peine formée et dégrossie, les passions religieuses absorbaient et dominaient toutes les autres. Le patriotisme se confondait avec l’orthodoxie ; le peuple ne séparait point ces deux idées : la propagation de la foi et l’extension de la puissance russe. Catherine, toute voltairienne qu’elle était au fond, se fit la souveraine orthodoxe par excellence. C’est la croix grecque à la main qu’elle convia son peuple aux deux grandes entreprises que ses prédécesseurs avaient préparées, et dont l’accomplissement constituait, à ses yeux, la mission historique des tsars : la conquête de la Pologne, qui ouvrait les routes de la civilisation européenne, et la conquête des ports de la mer Noire, qui ouvrait la route de cet empire de Byzance, dont les superstitions populaires et les spéculations politiques appelaient la Sainte Russie à renouveler la grandeur. Catherine trouva le terrain déblayé et l’idée toute mûre. C’était une tradition répandue chez les peuples de religion grecque, asservis par les Ottomans, “que l’Empire turc serait détruit par une nation blonde”. Dès que ces peuples connurent les Moscovites, ils en attendirent leur salut ; dès que la Russie s’éleva, ils se tournèrent vers elle. C’étaient des moines venus de Byzance et des émigrés du Bas-Empire qui avaient porté en Russie, avec la religion chrétienne, les premiers rudiments d’une civilisation. Les liens qui unissaient la Russie aux grecs d’Orient s’étaient pour ainsi dire formés dès son enfance. Ils se fortifièrent à mesure qu’elle grandit, et dès qu’elle se sentit forte, elle crut faire œuvre pie en recueillant l’héritage dispersé de ses parrains. Les Byzantins, en lui donnant le baptême, lui avaient fait une destinée. Déjà, sous le règne de Catherine Ire, on vit les prêtres grecs de Turquie implorer la protection et les aumônes de la Russie. La Russie les accueillit, les renvoya les mains pleines ; bientôt, même des émissaires russes allèrent jusque dans les vallées du Monténégro porter aux églises les présents du tsar blanc, et fomenter la haine du Turc. Les Monténégrins, retranchés dans leurs montagnes et défendus par la république de Venise, étaient parvenus à sauvegarder leur indépendance ; ils entrèrent en relations suivies avec la Russie. Leurs prêtres allaient étudier à Pétersbourg ; leur évêque se faisait sacrer par les évêques russes. Ils portaient la bonne parole à leurs frères en orthodoxie, et répandaient parmi eux le nom de la Russie, que relevait l’éclat mystique des superstitions populaires et des légendes nationales. Lorsque la guerre éclata, en [1735], entre la Russie et la Turquie, le maréchal Munich songea à Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 119 Documents de RÉFÉRENCE profiter des espérances que les Grecs avaient conçues, et appela ces peuples aux armes. Il projetait la conquête de la Crimée et de la Moldavie, et il voyait dans une révolte des peuples de religion grecque un moyen de diversion puissant contre les Turcs. Il exposa à l’impératrice Anne “que tous les Grecs regardaient la tsarine comme leur légitime souveraine ; que la disposition de ces peuples tenait à ce premier état de renommée qu’avait maintenant la puissance russe ; qu’il fallait saisir ce premier moment de leur enthousiasme et de leur espérance, marcher à Constantinople, et qu’une pareille disposition dans les esprits ne se retrouverait peut-être jamais”. La tsarine approuva ; au printemps de [1739], Munich conquit la Moldavie, qui le reçut en libérateur. Il se préparait à passer le Danube et à pousser la guerre jusqu’au cœur de la Turquie, lorsque la paix de Belgrade (18 septembre 1739) l’arrêta en chemin. Quelques années après, la révolution qui donna le trône à Elisabeth le déporta en Sibérie. La nouvelle impératrice se contenta d’envoyer des présents aux Églises ; ses émissaires pénétrèrent jusqu’au mont Athos, et un prêtre russe parut dans les montagnes du Péloponnèse. C’est ainsi que les traditions des Grecs prenaient corps, et que les intelligences se formaient entre les Russes et les chrétiens d’Orient. [...] Contre les Ottomans (1771) Les propositions secrètes du comte Massin se rapportaient à six hypothèses différentes dans lesquelles l’Autriche et la Russie pouvaient s’entendre et trouver mutuellement leur avantage. Les deux premières supposaient une alliance destinée à chasser définitivement les Turcs de l’Europe […]. Le troisième projet était plus modeste ; il supposait que les Turcs resteraient en possession de la rive gauche du Danube ; la Serbie, la Bosnie et l’Herzégovine iraient à l’Autriche ; la Russie garderait ses conquêtes sur la mer Noire ; les Tartares seraient indépendants ; la Prusse se dédommagerait en Pologne, et les Polonais dans les Principautés danubiennes. Les trois derniers projets ne considéraient plus qu’un partage de la Pologne entre la Russie et la Prusse, et offraient à l’Autriche de prendre sa portion soit en Pologne, soit en Silésie, soit en Allemagne. [...] D’interminables tractations (1773) Ce qui [...] excédait la patience des Autrichiens, c’étaient les efforts incohérents et vains du ministère français pour ranimer les Turcs. La cour de Vienne se rendait bien compte que tant que la paix serait incertaine, les règlements du partage n’avanceraient point en 120 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Pologne. [...] Déboutés de ce côté, ils [les Autrichiens] se retournèrent vers les Turcs. Sur la proposition de Kaunitz, l’impératrice [Marie-Thérèse] décida de leur offrir cinq ou six millions de florins qui les aideraient à obtenir de la Russie des conditions meilleures, s’ils voulaient, en échange, céder à l’Autriche la petite Valachie, c’est-à-dire le territoire entre le Danube, l’Aluta et la frontière autrichienne, que l’Autriche s’était déjà fait promettre par la convention du 6 juillet 1771. On espérait, à Vienne, que cette offre captieuse, présentée au moment du congrès, séduirait les Turcs. Mais lorsque, le 10 mars 1773, Thugut reçut ces nouvelles instructions, le congrès était de nouveau sur le point de se rompre, et le ministre autrichien n’avait qu’à s’abstenir. Les négociations avaient repris à Bucharest, le 15 février 1773. Les Russes persistèrent dans leurs prétentions en les aggravant même. Ils exigeaient, outre la libre navigation de la mer Noire, la cession de Kertch, de Yéni-Kalé et de Kinburn, le démantèlement d’Otchakof, la reconnaissance de la Russie comme garante de l’indépendance des Tartares et un droit de protection sur les sujets du sultan qui professaient la religion grecque. Les Turcs se résignaient à tout, sauf à la cession de Kertch et de Yéni-Kalé, qui livrait la mer aux Russes et leur permettait de construire une flotte et de la lancer sur la capitale de l’empire. “La Porte, écrivait le ministre de Prusse, voit très clairement que la conquête de Constantinople est le dessein des Russes, et que c’est pour en préparer l’exécution qu’ils veulent Kertch et Yéni-Kalé.” Résolus à ne céder sur ce point qu’à la dernière extrémité, ils offrirent aux Russes de leur payer soixante-dix millions de piastres s’ils voulaient renoncer à ces deux places et à la navigation de la mer Noire. Obreskof répondit que loin d’accepter soixante-dix millions en compensation de Kertch et de Yéni-Kalé, la Russie les payerait pour obtenir ces deux villes, et que, d’ailleurs, la liberté de la navigation était une condition sine qua non de la paix. L’accord sur ces principes fut impossible, et le congrès se rompit de nouveau le 22 mars 1773. La guerre recommença. La tsarine s’y était préparée ; elle ne doutait pas du succès, ne faisant aucun état des secours que le ministère français annonçait aux Turcs, et dont l’espoir avait singulièrement soutenu leur résistance. “Si les Turcs continuent de suivre les bons conseils de leur soi-disant ami, écrivait-elle à Voltaire, vous pourrez être sûr que vos souhaits de nous voir sur le Bosphore seront bien près de leur accomplissement.” […] L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s Le traité de Koutschouk-Kaïnardji (1774) Ainsi fut signé, le 21 juillet 1774, le traité de Koutschouk-Kaïnardji, la première et la plus célèbre des grandes transactions entre la Russie et la Porte. C’est le point de départ, la pièce fondamentale du long procès, coupé d’intermèdes sanglants, qui devait après un siècle d’efforts conduire les soldats du tsar aux portes de Constantinople. Le traité était conforme aux conditions posées par la Russie. La Russie prenait peu de territoires : à part les deux Kabarda, elle restituait toutes ses conquêtes ; elle se faisait la protectrice des principautés du Danube et la garante de l’indépendance des Tartares ; elle ouvrait, en gardant Azof, Kertch, Yéni-Kalé, Kinburn, les voies à sa domination future sur la mer Noire, où elle obtenait le droit de libre navigation. Les stipulations essentielles du traité étaient celles qui touchaient à la religion. La Porte promettait “de protéger constamment la religion chrétienne et ses églises” en général, de “n’empêcher aucunement l’exercice libre de la religion chrétienne, et de ne mettre aucun obstacle à la construction des nouvelles églises et à la réparation des anciennes”, dans les principautés de Moldavie et de Valachie, dans la Grèce et les îles de l’Archipel, dans la Géorgie et dans la Mingrélie. Elle s’engageait à prendre en considération les représentations faites par les Russes en faveur de l’Église grecque de Constantinople et de ses desservants, et à accueillir avec les égards qui conviennent à des puissances amies et respectées les démarches des ministres russes en faveur des principautés de Moldavie et de Valachie. Ces stipulations, disséminées dans les divers articles du traité avec un désordre qui fait honneur à l’art des diplomates de la tsarine, constituèrent tout le fondement des obligations dont les publicistes russes ont déduit le droit juridique de la Russie à accomplir sa mission civilisatrice en Orient et à intervenir dans les affaires intérieures de l’empire ottoman. […] » n Extraits de Albert Sorel, La Question d’Orient au xviiie siècle. Le partage de la Pologne et le traité de Kaïnardji, Plon, Paris, 1889, p. 9-11, 165-166, 248-251 et 260-261 (http://gallica. bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5758590p). [Nota bene : la graphie des noms propres du document d’origine a été respectée. Les intertitres sont de la rédaction.] Le voyage en Tauride de Catherine II (1787) Louis-Philippe de Ségur (1824-1826) Une terre de cocagne Le lendemain nous arrivâmes à Pérékop, isthme étroit qui sépare la mer Noire de la mer d’Azoff. Une muraille et un fossé s’étendent de l’une à l’autre mer. On y voit un fort carré et en pierres, et un bourg composé de quelques baraques. Pérékop est l’entrée, la porte et la clef de la presqu’île de Crimée, à laquelle l’impératrice conquérante venait de rendre l’antique nom de Tauride. La presqu’île de Crimée est entourée à l’est par la mer d’Azoff, au sud et à l’ouest par la mer Noire, et bornée au nord par les plaines désertes de l’ancienne Scythie. Elle s’étend du 5e au 55e degré de longitude, et du 44e au 46e degré de latitude. La partie plate de cette presqu’île, malgré la fertilité de son terrain, était, lorsque je la vis, presque aussi déserte que les steppes des Nogais. Le nord était coupé de lacs salés, riche branche de commerce. De nombreux troupeaux paissaient dans ces vastes pâturages ; le long de la route, de loin en loin, on apercevait quelques hameaux et quelques champs qui commençaient à être cultivés. La partie montagneuse et méridionale, où l’on entre après avoir passé la rivière nommée Salguire, offre un coup d’œil tout différent, l’air y est sain ; le ciel, pur ; la nature, féconde ; la majesté de ces monts, dont quelques-uns s’élèvent à dix-huit cents pieds de hauteur, est imposante. Les nombreuses vallées qui les séparent sont riches de fleurs, de fruits, de bois, de ruisseaux, de cascades et de culture. Des arbres touffus de toute espèce, de riants bocages, des lauriers, des vignes qui se marient aux troncs des arbustes, des maisons de plaisance entourées de jolis jardins, présentent aux voyageurs mille aspects variés et délicieux. Au revers des montagnes, on éprouve la chaleur du climat de Naples et de Venise, tandis qu’au nord, dans la plaine, aucune hauteur n’arrêtant la course des vents depuis la mer Baltique jusqu’au Pont-Euxin, c’est-à-dire pendant l’espace de huit cents lieues, on y ressent la rigueur du froid des zones glacées. L’embouchure du Borysthène même est quelquefois prise par les glaces, de sorte que jusqu’aux montagnes on reste sous le climat de la Russie, pour passer en peu d’heures sous celui de l’Italie. Toutes les côtes offrent aux navigateurs de bons ports, des rades sûres ; et, en considérant l’étendue de la Tauride, la variété de ses productions, et tous les moyens de défense que la nature lui a prodigués, on trouve très simple que tant Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 121 Documents de RÉFÉRENCE de peuples s’en soient disputé pendant tant de siècles la possession. […] Sébastopol En sortant de Bachtchi-Saraï, nous parcourûmes d’agréables vallées, et nous traversâmes la Cabarta, dont les rives sont si pittoresques qu’on peut comparer toutes les campagnes qu’elle arrose, aux jardins les plus délicieux. Nous arrivâmes pour dîner à Inkerman, précédemment nommée Théodora par les Grecs et Actiar par les Tartares : là, de hautes montagnes, s’étendant en demi-cercle, forment un golfe large et profond sur les bords duquel étaient jadis bâties l’antique Kherson et la ville d’Eupatorie. Ce port et cette rade célèbre de la Chersonèse Taurique, plus tard appelée Héracléotique, avaient reçu de l’impératrice le nom de Sevastopol. La vue de ces côtes de la Tauride, consacrées à Hercule, à Diane, réveillait en nous les souvenirs fabuleux de la Grèce, ainsi que la mémoire plus historique des rois du Bosphore et des exploits de Mithridate. Pendant le repas de leurs majestés impériales, aux accords d’une musique harmonieuse, on ouvrit tout à coup les fenêtres d’un grand balcon. Alors le plus magnifique spectacle frappa nos regards à travers une ligne de Tartares à cheval qui se séparèrent, nous aperçûmes derrière eux une baie profonde de douze verstes et large de quatre. Au milieu de cette rade terminée par l’aspect d’une vaste mer, une flotte formidable, construite, armée, équipée en deux années, était rangée en bataille en face de l’appartement où nous dînions avec l’impératrice. Cette armée salua sa souveraine du feu de tous ses canons, dont le bruit éclatant semblait annoncer au Pont-Euxin qu’il avait une dominatrice, et que ses armes pouvaient en trente heures faire briller son pavillon et planter ses drapeaux sur les murs de Constantinople. Nous nous embarquâmes au fond du golfe. Catherine passa en revue les vaisseaux de son armée navale, admirant de larges et de profondes anses que la nature semblait avoir creusées dans les deux flancs de cette rade, pour en faire le plus beau port du monde connu. Après avoir ainsi parcouru l’espace de deux lieues, nous débarquâmes au pied d’une montagne sur laquelle s’élevait en amphithéâtre la nouvelle Sevastopol, fondée par Catherine. Déjà plusieurs magasins, une amirauté, des retranchements, quatre cents bâtiments qui s’élèvent, une foule d’ouvriers, une forte garnison, deux hôpitaux, plusieurs ports pour le carénage, pour le commerce et pour la quarantaine, donnaient à cette naissante création l’apparence d’une ville imposante. Il nous semblait inconcevable qu’à huit cents lieues de la capitale, dans une contrée si nouvellement conquise, le prince Potemkin eût trouvé la possibilité de former en deux ans un pareil établissement, bâtir une ville, construire une flotte, élever des forts et réunir un si grand nombre d’habitants : c’était réellement un prodige d’activité. » n Extraits de M. le comte de Ségur, Mémoires ou Souvenirs et Anecdotes, tome troisième, Éditeur Alexis Eymery, libraireéditeur, Paris, 1824-1826, p. 162-164 et 180-182 (http://gallica. bnf.fr/ark:/12148/bpt6k292065). [Nota bene : la graphie des noms propres du document d’origine a été respectée.] Lettre d’un combattant de Sébastopol Jean-Baptiste-Louis Berquin (1830- ?) Sébastopol, le 10 septembre 1855 Mon cher papa, « Nous sommes enfin maîtres de Sébastopol. Après 4 jours d’un feu d’artillerie très vif, on a attaqué cette redoutable tour Malakoff, de là on devait se replier un peu à gauche et prendre le bastion central. On a pris la tour Malakoff, mais le bastion central a résisté : on a essayé l’assaut, mais une pluie de balles de mitraille a forcé notre infanterie à battre en retraite, cependant une partie du 9e bataillon de chasseurs a occupé cette position pendant une heure. Nos pertes n’ont pas été très fortes, nous avons perdu 2 généraux tués, 2 blessés, 140 officiers et 1 500 hommes à peu près. Dans la journée du 8, on avait pris la tour 122 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Malakoff on était assez content, mais on espérait mieux. À 8 heures du soir j’ai pris le service aux Batteries 46 et 47, le feu de l’artillerie était toujours aussi vif ; la fusillade était terminée. Nous étions sur le qui-vive car nous craignions une sortie à la gauche ; mais au contraire à 11 heures les Batteries russes diminuent leur feu insensiblement : à 1 heure du matin il régnait le calme le plus parfait, mais j’avais reçu l’ordre de tirer un coup toutes les 10 minutes ; ce silence des Russes m’inquiétait, aussi j’avais mis tous mes hommes à leur poste et nous attendions, quand tout à coup je m’aperçus que le feu prenait aux gabions des Batteries russes ; au premier abord je pensais que L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s ce feu avait été allumé par nos bombes dans lesquelles nous mettions une matière inflammable (appelée roche à feu) ; mais non un second cordon de feu enveloppa une nouvelle Batterie et un instant après je la vis sauter, depuis ce moment ma conviction fut fixée et je dis au maréchal des logis qui était avec moi : les Russes partent. En effet à la pointe du jour tout était abandonné ; de temps en temps les Batteries sautaient et la retraite des Russes nous paraissait assurée. À 7 heures, une détonation terrible se fit entendre, c’était le bastion central qui sautait, pendant une demiheure nous avons été enveloppés dans un tourbillon de fumée qui nous permettait à peine de respirer ; c’est là où notre échec de la veille nous paru au contraire un succès, car si malheureusement on avait pu entrer dans ce bastion des milliers d’hommes y seraient restés engloutis ; néanmoins la joie domina toute retenue et à 8 heures on commença d’explorer le terrain, c’est en ce moment enfin où on mit le pied à Sébastopol. Je ne t’ai pas encore dit que depuis 2 jours on voyait un incendie terrible, cet incendie était la flotte et la ville qui brûlaient, la flotte est entièrement perdue et la ville continue à brûler, ceci rappelle l’incendie de Moscou où on voit renaître le caractère Moscovite ; les quelques parties de la ville qui ne sont pas envahies par l’incendie sont belles, les maisons bien construites et meublées avec élégance, nous avons pris un butin immense ; je suis assis pour t’écrire sur un magnifique fauteuil rembourré recouvert en maroquin où j’enfonce jusqu’aux oreilles, pense combien c’est doux lorsque depuis 15 mois je m’assieds sur une pierre ou une mauvaise planche ; j’ai ramassé aussi sur le champ de bataille de la veille une très jolie épée dont la monture est en or et que j’espère t’offrir en rentrant. […] Ainsi mon cher papa, la prise de Sébastopol a été une fête à l’armée d’Orient pour tous ceux qui n’avaient pas succombé dans les 4 jours de ce feu effrayant, au milieu de tout cela je suis resté sain et sauf, ce n’est pas sans avoir vu cent fois la mort près de moi ; il s’est passé des choses que l’on ne croira jamais en France et qui cependant sont réelles […]. Ma batterie a eu assez de chance à cette dernière affaire, nous n’avons eu que 5 hommes tués et une quinzaine de blessés. Nous avons 6 récompenses 2 croix et 4 médailles, les 2 croix pour 2 officiers dont un blessé gravement, les médailles pour des hommes qui ont une jambe de moins etc., il y a tant de monde à récompenser que l’on commence par les plus malheureux. J’attends pour récompense mon épaulette changée, qui cette fois ne doit pas se faire attendre. Je n’ai pas vu mes compatriotes depuis longtemps j’espère qu’ils s’en sont tirés sains et saufs. Nous continuons nos opérations, demain 11 septembre la première Division part pour couper la retraite des Russes du côté de Pérécop, ils se sont retirés très loin et on ne sait ce qu’ils ont envie de faire, j’espère que dans quelques jours nous irons les rejoindre. Suivant quelques prisonniers et les personnes que l’on a trouvées dans la ville, depuis le premier jour de l’ouverture de notre feu c’est-à-dire depuis l’augmentation, ils ont vu qu’ils ne pouvaient plus résister à Sébastopol, c’était un carnage effrayant dans la ville ; ils avaient construit un pont qui joignait leurs premières batteries avec une partie de la ville et qui traversait le port, en battant en retraite ils l’avaient tellement chargé qu’il a rompu et ils ont perdu beaucoup de monde. Voici les bonnes nouvelles que j’ai à t’apprendre aujourd’hui aussitôt qu’il y aura du nouveau je t’en instruirai, je suis certain que les journaux t’apprendront ce que j’omets sur ma lettre, je ne doute pas que cette réussite fasse bon effet en France et que l’on augmente la bonne opinion que l’on a de l’armée d’Orient. » n Extraits des « Lettres d’un combattant de Sébastopol (18551856) », présentées par Jean Colnat, publiées dans les Mémoires de l’Académie nationale de Metz, tome 9, (19631964), Éditions Le Lorrain, Metz, 1965, p. 266-269. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 123 > Les questions internationales sur Internet International Centre for Black Sea Studies www.icbss.org Fondé en 1998, le Centre international pour les études sur la mer Noire (International Centre for Black Sea Studies, ICBSS) est un institut de recherche et de formation ainsi que le think tank officiel de l’Organisation de la coopération économique de la mer Noire (OCEMN). Il se consacre à l’étude de la région de la mer Noire et à la promotion et au renforcement de la coopération entre les différents pays de la zone. Situé à Athènes, le centre comprend une dizaine de chercheurs permanents et est doté d’un conseil de direction qui compte des représentants de tous les États membres de l’OCEMN. Recevant une subvention du ministère grec des Affaires étrangères, l’ICBSS participe en outre à des appels d’offres internationaux. L’ICBSS publie en anglais des notes sur les pays de sa zone de compétence ou sur les enjeux transversaux auxquels est confrontée la région. Les princi- paux thèmes abordés sont la politique de voisinage de l’Union européenne, le développement économique, les stratégies énergétiques et l’évolution politique des républiques de la zone. On y trouvera également un nombre conséquent d’analyses portant sur les questions de sécurité, de stabilité régionale et de coopération économique. Les travaux concernant les différentes facettes de l’action de l’OCEMN, dans le domaine de la protection de l’environnement notamment, sont bien représentés. En revanche, la base de données statistiques sur les pays de la mer Noire est malheureusement difficilement exploitable, faute de mises à jour régulières. tiques qui permettent de suivre l’état du débat sur des questions bien précises : les biotechnologies ou la recherche, les migrations ou la santé, la sécurité et la défense par exemple. La rubrique « Culture et idées » offre quant à elle de nombreux points de vue sur les livres et la musique, les arts et la vie des idées. VoxEurop www.voxeurop.eu/fr Réalisé par une équipe de journalistes et de traducteurs bénévoles, le site VoxEurop (anciennement Presseurop) propose une sélection d’articles de presse extraits de plusieurs centaines de journaux et sites Internet – pas moins de 35 sources pour la France. L’Europe est ici entendue au sens le plus large puisque certains articles proviennent de sources géorgienne, russe, moldave ou islandaise. Pour juger de la manière dont est perçue l’Europe dans le reste du monde, une trentaine de sources viennent aussi compléter ce panel en provenance d’une dizaine d’autres pays dont les États-Unis, le Panama, le Liban, l’Inde ou la Chine. Traduite en 10 langues, cette revue de presse d’une grande richesse est regroupée au sein de grandes théma- 124 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 Liste des CARTES et GRAPHIQUES Densité de population et principales agglomérations autour de la mer Noire p. 5 La mer Noire dans l’Antiquité (280 avant J.-C. à 117 après J.-C.)p. 17 La mer Noire (XIe-XIIIe siècles)p. 19 La mer Noire (XVe-XVIe siècles)p. 20 La mer Noire (XVIIIe-XIXe siècles)p. 21 L’environnement stratégique de la mer Noire (2015)p. 33 Les pays riverains de la mer Noire : indicateurs comparatifs p. 35 Les Détroits p. 46 La mer Noire vue par l’Union européenne (janvier 2015)p. 51 Commerce de marchandises en mer Noire (entre 2009 et 2013)p. 53 L’Organisation de la coopération économique de la mer Noire et le GUAM (2015)p. 55 Département américain de l’Énergie : assistance financière aux pays de la mer Noire (hors Russie) pour la lutte contre la prolifération nucléaire (2001-2020)p. 63 Département d’État : assistance financière aux pays de la mer Noire (hors Russie) pour la lutte contre la prolifération, la lutte antiterroriste et le déminage (2001-2010)p. 63 Département d’État : dotation nationale pour la démocratie dans le voisinage oriental de l’Union européenne (hors Russie) (2001-2010)p. 64 Les infrastructures d’approvisionnement en gaz autour de la mer Noire p. 75 Évolution de la population de l’UE-27 et du monde (entre 1960 et 2060)p. 85 Part de la production mondiale par zone (de 1980 à 2018)p. 88 Évolution de la part de l’investissement par zone dans l’investissement mondial (de 1980 à 2018)p. 89 Taux de chômage par zone (de 2000 à 2013)p. 89 Le Yémen (2015)p. 103 Liste des principaux ENCADRéS Mer Noire : éléments chronologiques (Questions internationales)p. 11 Les pays riverains de la mer Noire : quelques indicateurs statistiques (Questions internationales)p. 23 La Turquie et la mer Noire, une relation consubstantielle (Jean Marcou)p. 26 Les peuples punis (Questions internationales)p. 32 Les litiges territoriaux autour de la mer Noire (Benoît Lerosey)p. 37 Le détroit du Bosphore : un entre-deux mers (Jean-François Pérouse)p. 46 La convention de Montreux (Questions internationales)p. 47 Les migrations internationales dans l’espace mer Noire (Adeline Braux)p. 58 Le théâtre d’une dégradation écologique (Gilles Lericolais)p. 69 Odessa, la belle endormie de la mer Noire ? (Benoît Lerosey)p. 79 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 125 ABSTRACTS > Abstracts The Black Sea Region: Conquest and Domination from Antiquity to the Present Day Stella Ghervas The Black Sea, which Herodotus proclaimed “the most marvellous sea of all”, has been a busy thoroughfare or a no-go zone since Antiquity, as the configuration of the states on its shores has changed. When an empire extends its hegemony over the region, the sea becomes a lake, impermeable to outside influences, and when its grip loosens, traffic resumes. It then also excites rivalries and becomes a focal point for international tensions. Infra-state Conflict in the Black Sea Region Baptiste Chatré After the conflict between Russia and Georgia in 2008, recent events in Ukraine have reminded the European Union of the extent of latent conflict in the areas around the Black Sea. This situation is related to the conjunction of two processes at work since the end of the Cold War: on the one hand, civil societies are still in the transitional stage of building a nation and constructing a state and, on the other hand, major powers, headed by Russia, United States and the European Union, are trying to influence these processes, threatening the stability of the region. Russia and the Black Sea: Geopolitical Storytelling and Identity Myths Kevin Limonier Punctuated by violent conflicts, the three centuries of Russian presence on the shores of the Black Sea have paved the way for a veritable “geopolitical mythology” relating Russia’s role in the region. The Kremlin now draws on this very varied corpus to explain its vision of Russia’s role in the world, as tensions mount on its southern borders. 126 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 The European Union’s Tribulations in the Black Sea Region Jean-Sylvestre Mongrenier The Black Sea region presents major challenges for the security and stabilisation of European Union’s southeast flank. But the institutional and civil approach so far privileged by the community’s institutions is coming up against the vigour of the conflict said to be “frozen” and Russian geopolitical revisionism in its “near abroad”. The Black Sea has once more become a conflict zone for which the European Union is rather ill prepared. The Evolution of American Stakes in the Black Sea Region Igor Delanoë While the Clinton and Bush administrations made a decisive contribution to anchoring American influence in the Black Sea region, the area was only a secondary priority for the first Obama administration. Focused on withdrawal from Iraq and Afghanistan, the United States also took a conciliatory approach to Moscow to obtain results on international security issues they considered more important: Iran, Afghanistan and disarmament. During the crisis in Georgia, they therefore entrenched themselves behind the Europeans and in Ukraine they tend to push NATO forward. The Ukrainian crisis might nonetheless revive American influence in the Black Sea for the transit of energy is still at the heart of their interest in the area. The Errant Black Sea Gas Pipelines Céline Bayou Since the end of the Cold War and under the effect of geopolitical reshuffles in the region, the Black Sea has become a pivotal point in the transit of Russian gas to Europe. This maritime space and its shores attract interest – as is shown by the many pipeline projects – because they offer alternative sources of gas and pipeline routes. This fans competition and alliances and the balance of power are changing so fast that no project seems sure. Towards a Decline of the European Union’s Weight and Influence in the World Pierre Verluise The European Union’s demographic, economic and strategic characteristics reveal a steady decline in its relative weight on the world stage. The trend even seems to be gathering momentum. Have the Europeans and their leaders really understood the extent of this change ? The European Automotive Industry: Changes Ahead ? Marc Prieto Since 2008, the automotive industry has been struggling with a structural crisis in Europe caused by surplus production capacity and feeble European demand. Although numerous efforts to support the sector have limited the effects of the crisis, recovery has been obtained at the cost of restructuring production and recapitalisation. Economic context aside, the task of leaders in the sector is not easy because the stakes far exceed the current crisis. The automobile as it developed during the post-war boom years is now under attack. Most countries have a saturated automobile market with limited growth prospects. Automobiles are also increasingly perceived as an ecological, economic and social constraint. Yemen: Transition at a Standstill and Confessional Polarisation Laurent Bonnefoy The Yemenite revolutionary process, which began early in 2011 in the euphoria of the Arab Spring, is far from finished. Day after day, recent developments seem to deprive the few remaining optimists of the last reasons to believe in a successful outcome. The capture of Sana’a by the Houthi insurgents, claiming Zaidi Shia affiliation, on 21 September 2014, has opened a new chapter in the post-Ali Abdallah Saleh period, marked by sudden reversals but also increasingly indiscriminate violence. The Circassian Question Régis Genté The Russian Empire’s conquest of the Caucasus in the 19th century has had tragic consequences for many of the indigenous peoples. A large part of the Circassian population was forced to leave the eastern shores of the Black Sea and to settle in particular in the Ottoman Empire. The Olympic Games in Sochi in February 2014 gave this Circassian diaspora an opportunity to inform the international community of the conditions of their forced exile. United States and Vietnam American Films between Good and Bad Conscience Jacques Viguier Since the 1960s, Hollywood has produced no fewer than a hundred films on American participation in the Vietnam War (1965-1975), some of which, The Deer Hunter, Apocalypse Now or Platoon, without mentioning the TV series Rambo and Missing in Action, have reached a worldwide audience. They all echo the deep moral crisis that shook the United States during and after the war. Unable to give a broad, objective historical account, each film tells a story in its own way, swinging between a clear and an uneasy conscience and making it hard to discern a single trend. Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015 127 no 52 Un bilan du xxe siècle no 51 à la recherche des Européens no 50 AfPak (Afghanistan-Pakistan) no 49 à quoi sert le droit international no 48 La Chine et la nouvelle Asie no 47 Internet à la conquête du monde no 46 Les états du Golfe no 45 L’Europe en zone de turbulences no 44 Le sport dans la mondialisation no 43 Mondialisation : une gouvernance introuvable Déjà parus no 42 L’art dans la mondialisation o o n 71 Afrique du Sud : une émergence en question n 41 L’Occident en débat o o 40 Mondialisation et criminalité n n 70 Les grands ports mondiaux no 39 Les défis de la présidence Obama no 69 La Pologne au cœur de l’Europe no 38 Le climat : risques et débats no 68 L’été 14 : d’un monde à l’autre no 37 Le Caucase no 67 L’espace : un enjeu terrestre o no 36 La Méditerranée n 66 Pakistan : un état sous tension no 35 Renseignement et services secrets no 65 énergie : les nouvelles frontières o no 34 La mondialisation financière n 64 états-Unis : vers une hégémonie discrète no 33 L’Afrique en mouvement no 63 Ils dirigent le monde no 32 La Chine dans la mondialisation nos 61-62 La France dans le monde o no 31 L’avenir de l’Europe n 60 Les villes mondiales no 30 Le Japon no 59 L’Italie : un destin européen o no 29 Le christianisme dans le monde n 58 Le Sahel en crises no 28 Israël no 57 La Russie no 27 La Russie no 56 L’humanitaire no 26 Les empires no 55 Brésil : l’autre géant américain no 25 L’Iran no 54 Allemagne : les défis de la puissance no 53 Printemps arabe et démocratie no 24 La bataille de l’énergie Vous avez rendez-vous … avec le monde A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 26 rue Desaix 75727 Paris Cedex 15 BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE Comment s’abonner ? 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Un avenir en question (n° 36) - Renseignement et services secrets (n° 35) - Mondialisation et crises financières (n° 34) - L’Afrique en mouvement (n° 33) - La Chine dans la mondialisation (n° 32) - L’avenir de l’Europe (n° 31) - Le Japon (n° 30) - Le christianisme dans le monde (n° 29) - Israël (n° 28) - La Russie (n° 27) - Les empires (n° 26) - L’Iran (n° 25) - La bataille de l’énergie (n° 24) - Les Balkans et l’Europe (n° 23) - Mondialisation et inégalités (n°22) - Islam, islams (n° 21) - Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20) - Les catastrophes naturelles (n° 19) - Amérique latine (n° 18) - L’euro : réussite ou échec (n° 17) - Guerre et paix en Irak (n° 16) Direction de l'information légale et administrative La documentation Française 26, rue Desaix – 75727 Paris Cedex 15 Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Directeur de la publication Bertrand Munch Commandes Direction de l’information légale et administrative Administration des ventes 26, rue Desaix – 75727 Paris Cedex 15 Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Télécopie : (0)1 40 15 70 01 www.ladocumentationfrancaise.fr Notre librairie 29, quai Voltaire 75007 Paris Tarifs Le numéro : 10 € L’abonnement d’un an (6 numéros) France métropolitaine : 50 € (TTC) Étudiants, enseignants : 41 € (sur présentation d'un justificatif) Europe : 56,10 € DOM-TOM-CTOM : 55,70 € Autres pays : 59 € (HT) Conception graphique Studio des éditions DILA Mise en page et impression DILA Photo de couverture : Un marin russe de la flotte de la mer Noire à Sébastopol en 2010. © Pavlishak Alexei/ITAR-TASS Photo/Corbis IMPACT-ÉCOLOGIQUE www.dila.premier-ministre.gouv.fr PIC D’OZONE IMPACT SUR L’ EAU CLIMAT 213 mg eq C2 H4 2 g eq PO43840 g eq CO2 Pour un ouvrage À paraître : Cet imprimé applique l'affichage environnemental. Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que leur auteur. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2015. «En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» Questions internationales Mars-avril 2015 N° 72 Dossier La mer Noire, espace stratégique Ouverture. Le réveil de la mer Noire Serge Sur L’espace mer Noire : conquêtes et dominations, de l’Antiquité à nos jours Stella Ghervas Les conflits infra-étatiques dans la région de la mer Noire Baptiste Chatré La Russie et la mer Noire : entre récit géopolitique et mythologie identitaire Kevin Limonier Les tribulations de l’Union européenne dans l’espace mer Noire Jean-Sylvestre Mongrenier L’évolution des enjeux américains dans l’espace mer Noire Igor Delanoë Gazoducs : les tubes errants de la mer Noire Céline Bayou Et les contributions de Adeline Braux, Gilles Lericolais, Benoît Lerosey, Jean Marcou et Jean-François Pérouse Questions européennes Vers un déclin du poids et de l’influence de l’Union européenne dans le monde Pierre Verluise L’Europe de l’automobile : à l’aube d’un renouveau ? Marc Prieto Regards sur le monde Yémen : panne de transition et polarisation confessionnelle Imprimé en France Dépôt légal : 1er trimestre 2015 ISSN : 1761-7146 N° CPPAP : 0416B06518 DF 2QI00720 10 € Printed in France CANADA : 14.50 $ CAN 3:DANNNB=[UU\WZ:: Laurent Bonnefoy Itinéraires de Questions internationales La question circassienne Régis Genté Les questions internationales à l’écran États-Unis et Vietnam : le cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience Jacques Viguer Documents de référence Les questions internationales sur Internet Abstracts