La mer Noire : espace stratégique

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Questions
internationales
Questions
Poids et influence de l’UE dans le monde
L’Europe de l’automobile
Le Yémen : transition ou chaos ?
Retour sur la question circassienne
La mer Noire
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N° 72 Mars-avril 2015
espace stratégique
Russie, Ukraine,
Turquie, Union
européenne,
OTAN, Crimée…
Questions
internationales
L’actualité internationale
décryptée par les meilleurs spécialistes
internationales
Une émergence en question
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Le modèle suédois à l’épreuve
Villes scientifiques russes vs Poutine ?
Le Nigeria au défi de Boko Haram
À propos d’Incendies de Denis Villeneuve
Afrique
du Sud
N° 71 Janvier-février 2015
N° 70 Novtembre-décembre 2014
Les grands
ports
mondiaux
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M 09894 - 69 - F: 10,00 E - RD
Questions
Questions
Questions
internationales
Norvège : fin de la social-démocratie ?
L’influence iranienne en Irak
Les canaux de Suez et Panama
Histoire des capitales ivoiriennes
internationales
internationales
Questions
Questions
internationales
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Christian de Boissieu
Yves Boyer
Frédéric Bozo
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Jean-Claude Chouraqui
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Questions internationales sur :
Questions internationales assume la responsabilité du choix des illus­trations et de leurs
légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des
cartes et graphiques publiés.
Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication
contraire.
Éditorial
L
a mer Noire, cette inconnue : ainsi aurait-on pu titrer le présent
dossier, tant en Europe occidentale cet espace est ignoré, alors même
que l’Union européenne en est riveraine grâce à la Bulgarie et à la
Roumanie, alors même que les crises qui l’ont affecté récemment –
Géorgie, Ukraine en particulier – l’intéressent et le mettent en cause
sinon en danger. La mer Noire, l’ancien Pont-Euxin, appartient en outre à
l’histoire la plus ancienne de l’Europe. Ses côtes ont vu déferler au long des
temps conquérants et invasions, et ses rivages sont des points de contact entre
civilisations multiples, dont les héritages subsistent sur ses bords, en bloc ou
en détail. Il est vrai qu’elle a longtemps semblé périphérique par rapport aux
grands affrontements ou courants des relations internationales, qu’il s’agisse de
l’opposition Est-Ouest, du monde musulman et du monde chrétien, de l’Europe
et de l’Asie, de l’Occident et de l’Orient. Périphérie politique, mais aussi point
aveugle ou œil du cyclone : il suffit de regarder les cartes. Istanbul, Marioupol,
Odessa, Sébastopol, Tbilissi sont des villes qui, à divers égards, sont devenues
familières aux médias et qui n’évoquent pas la douceur des lieux de vacances.
C’est donc à l’espace mer Noire que s’attache la présente livraison de Questions
internationales, étant entendu que les territoires adjacents en font partie et
même dominent cette mer quasi fermée. Ces territoires relèvent d’États qui
ont tous connu d’importantes transformations au cours du xxe siècle, voire
de ses dernières décennies pour nombre d’entre eux. La Turquie fait même
figure d’« ancien » dans ce contexte, puisque sa métamorphose de puissance
impériale en État-nation est presque séculaire, alors que la Russie, renaissant
de la défunte URSS, a récemment vu la quitter plusieurs des républiques de
l’ex-URSS, Géorgie, Ukraine, tandis que des vassaux s’émancipaient – la
Bulgarie, la Roumanie. La Russie a conservé ou retrouvé cependant quelques
dépendances sur ou à proximité de ces rivages, l’Abkhazie, la Crimée, la
Transnistrie. Des puissances extérieures sont également apparues, l’Union
européenne, les États-Unis. À la coexistence un peu languide entre URSS et
Turquie s’est donc substituée une relation plus complexe entre États divers,
plus méfiants, voire hostiles les uns aux autres que rassemblés par une vision
commune de la mer Noire et de son avenir.
Pour les rubriques récurrentes, les « Itinéraires de Questions internationales »
restent autour de la mer Noire en s’intéressant à la diaspora circassienne, que
les vicissitudes de l’histoire ont dispersée sur ses bords. Les « Documents
de référence » prolongent également le dossier en illustrant sa profondeur
historique. Les « Questions européennes » s’interrogent sur le poids de
l’Union dans le monde et, dans un autre registre, sur le renouveau de l’industrie
automobile. Les « Regards sur le monde » s’attachent au Yémen et aux
contrecoups du printemps arabe dans ce pays. « Les questions internationales
à l’écran » ne quittent pas un univers guerrier avec la représentation ambiguë
de la guerre du Vietnam par le cinéma américain.
Questions internationales
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
1
N  72 Sommaire
o
dossier…
La mer Noire,
espace stratégique
– Le réveil
4Ouverture
de la mer Noire
Serge Sur
mer Noire :
14L’espace
conquêtes et dominations,
de l’Antiquité à nos jours
Stella Ghervas
conflits infra-étatiques
29Les
dans la région
de la mer Noire
Baptiste Chatré
Russie et la mer Noire :
39La
entre récit géopolitique
et mythologie identitaire
Kevin Limonier
tribulations
50Les
de l’Union européenne
dans l’espace mer Noire
Jean-Sylvestre Mongrenier
61L’évolution
des enjeux américains
© Corbis
dans l’espace mer Noire
2
Igor Delanoë
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
itinéraires
de Questions internationales
:
71Gazoducs
les tubes errants
question circassienne
107 La
Régis Genté
de la mer Noire
Les questions internationales
à l’écran
Céline Bayou
Et les contributions de
Adeline Braux (p. 58),
Gilles Lericolais (p. 69)
Benoît Lerosey (p. 37 et 79)
Jean Marcou (p. 26)
et Jean-François Pérouse (p. 46)
et Vietnam :
111Életats-Unis
cinéma de guerre
américain entre bonne
et mauvaise conscience
Jacques Viguier
Questions européennes
un déclin
84Vers
du poids et de l’influence
de l’Union européenne
dans le monde
Documents de référence
a mer Noire,
116Lespace
de conflits
Plutarque, Racine, Albert Sorel,
comte de Ségur et
sous-lieutenant Berquin (extraits)
Pierre Verluise
de l’automobile :
93àL’Europe
l’aube d’un renouveau ?
Marc Prieto
Regards sur le monde
100
Yémen : panne
de transition
et polarisation
confessionnelle
Laurent Bonnefoy
Les questions internationales
sur internet
124
Liste des cartes et encadrés
Abstracts
125 et 126
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
3
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Le réveil
de la mer Noire
Pendant les quelque quatre décennies de la
guerre froide, la mer Noire est apparue comme
un espace périphérique, une sorte de muraille
maritime entre deux rives : d’un côté, la Turquie
et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN) sur la rive sud ; de l’autre, le pacte de
Varsovie, les riverains de l’Est et de la rive nord
appartenant à l’URSS ou étant placés sous sa
houlette. Le contrôle des détroits turcs, Bosphore
et Dardanelles, l’isolait du reste du monde. Les
restrictions navales résultant de la convention
de Montreux de 1936 1 limitaient son accès aux
marines de guerre extérieures, cependant que sa
situation stratégique enclavée risquait d’en faire
une souricière pour des entreprises aventurées.
Les rives méridionale et septentrionale étaient
séparées, étanches l’une à l’autre.
Ainsi cadenassée, la mer Noire a été une mer
fermée, une mer dormante, un peu l’espace du
Rivage des Syrtes 2. Le conflit Est-Ouest, si
vibrant dans d’autres régions, y était comme
gelé – et le terme « conflit gelé » anticipe
nombre de conflits locaux actuels sur ses bords,
pour lesquels le temps semble arrêté mais qui
restent gros d’affrontements armés dangereux. Le Rivage des Syrtes, c’était pour l’imaginaire de Julien Gracq l’espace d’un « ennui
supérieur », d’une décadence au ralenti, de côtes
abandonnées, de ruines solitaires, dont le réveil
était brutal, sanglant, catastrophique pour la
Seigneurie d’Orsenna – une sorte de sommeil
prolongé qui brutalement débouche sur un retour
de la guerre entre deux riverains et sur la destruction de la Seigneurie.
Convention du 20 juillet 1936 concernant le régime des détroits.
Sur cette question, voir l’encadré p. 47 dans le présent dossier.
2 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, 1951.
1 4
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
La mer Noire n’est pas à l’origine de la décomposition de l’URSS. Elle n’a pas ensuite été
l’objet d’affrontements majeurs entre riverains ou
puissances extérieures. Mais elle a connu nombre
de secousses locales qui ont impliqué les pays
des rives septentrionale ou orientale, Géorgie 3,
Russie, Ukraine spécialement. La stratégie n’est
pas nécessairement guerrière et les mouvements
de fond qui ont affecté et affectent l’espace mer
Noire ne sont guère comparables à l’intensité et
à la violence qui ont marqué la destruction de la
Yougoslavie par exemple. Pour être de basse intensité, les affrontements armés n’en comportent pas
moins de grands enjeux. Ils ajoutent un nouveau
volet à l’ancienne question d’Orient 4, et la mer
Noire est leur épicentre. Les États riverains sont
les premiers acteurs et victimes des tensions et
conflits qui l’affectent. Peuvent-ils en faire, et
comment, un espace de paix ?
L’espace mer Noire,
entre terre et mer
On ne s’intéresse – « on » tout particulièrement
en Europe occidentale – qu’assez peu à la mer
Noire 5. La perception de son réveil est épisodique et parcellaire. Elle se limite trop souvent à
la médiatisation de tensions locales lorsqu’elles
comportent des passages à l’acte armés, et
s’évanouit lorsqu’un semblant de paix précaire
est rétabli. L’espace mer Noire mérite cependant d’être considéré dans son ensemble et ses
3 Voir Analyse, interprétation et conséquences des événements
militaires en Géorgie (août 2008), collectif, Cahier Thucydide,
no 9, 2010 (www.afri-ct.org/Analyse-interpretation-et).
4 Albert Sorel, La Question d’Orient au xviiie siècle, 1889.
5 Voir cependant Baptiste Chatré et Stéphane Delory (dir.),
Conflits et sécurité dans l’espace mer Noire. L’UE, les riverains
et les autres, Centre Thucydide, 2009.
Densité de population et principales agglomérations autour de la mer Noire
MOLDAVIE Kryvyï Rih
SERBIE
M O NTENE GR O
KO SO VO
Chișinău
ROUMANIE
Nikolaev
Odessa
Bucarest
Sébastopol
Sofia
Mer Noire
Burgas
Istanbul
Thessalonique
Gebze
Ankara
Konya
Antalya
Nombre d’habitants au km2 en 2000
0
25
0
50
0
et
pl
us
75
10
5
25
0
12 700
5 000
GÉORGIE
Samsun
Trabzon
Tbilissi
Batoumi
ARMÉNIE
AZERB.
TURQUIE
Eskişehir
Izmir
Population en 2015
(agglomérations en milliers)
Makhatchkala
Soukhoumi
Erevan
Bursa
Athènes
Astrakhan
Krasnodar
Sinop
Ereğli
GRÈCE Mer
Égée
Rostov-sur-le-Don
Sotchi
Varma
BUL GARIE
RUSSIE
Mer
d'Azov
Kertch
Novorossiisk
Constanța
M A CÉDO INE
A L B ANIE
Donetsk
Zaporizhzhya
Kayseri
Tabriz
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
Belgrade
Volgograd
Dnipropetrovsk
UKRAINE
HONGRIE
Source : Socio-economic Data and Applications Center (SEDAC),
NASA et Columbia University, Gridded Population of the World
and the Global Rural-Urban Mapping Project,
www.sedac.ciesin.columbia.edu ;
Nations Unies, division Population, www.un.org
500
différents défis mis en relation. Ils mobilisent
certes les riverains, mais ils intéressent l’Europe
tout entière, ainsi que les grandes puissances
extérieures. L’Union européenne en est devenue
riveraine, ses membres y jouent également leurs
partitions particulières. Les États-Unis y sont
très actifs, spécialement en termes politiques et
de sécurité. L’espace mer Noire, c’est autant la
masse aquatique qui la constitue que les territoires qui la bordent.
Si la mer Noire est l’épicentre des affrontements actuels, elle n’est pas pour autant leur
hypocentre, car les questions terrestres sont les
plus importantes. L’espace mer Noire confirme
cette donnée : la terre domine la mer. Même
lorsque l’espace maritime est directement
concerné, c’est le fond de la mer qui importe,
pour y faire passer des tubes, ou encore le plateau
continental, sol et sous-sol du socle continental
qui prolonge le territoire solide sous les eaux et
permet d’étendre son emprise au-delà de la mer
territoriale 6. La mer Noire retrouve dans une
certaine mesure le rôle de communication de tout
espace maritime, et les passages sous-marins et
terrestres peuvent ignorer les détroits, désenclaver la zone, mais les tensions et conflits ont
avant tout des origines et des enjeux terrestres.
Ce n’est pas à dire que l’espace liquide est
marginal. Tout au contraire, il est important,
mais important d’abord par sa fragilité. Mer
fermée, la mer Noire est polluée, elle est livrée
aux déchets des riverains, menacée d’eutrophisation, et ses perspectives ne sont guère
prometteuses. La tendance générale des populations à s’installer sur les côtes, les exigences
du développement économique de riverains
rarement sensibles aux exigences de l’environnement, la possibilité d’exploitations minières
dans le sous-sol de la mer, tout cela accroît la
6 Questions internationales, n o 14, « Mers et océans »,
juillet-août 2005.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
5
Dossier La mer Noire, espace stratégique
pression et les risques pour la qualité des eaux.
Le débouché d’un grand fleuve comme le
Danube, partagé en outre entre la Roumanie et
l’Ukraine, ajoute à la pollution côtière.
L’espace liquide est important ensuite sur le plan
stratégique, puisque passer par la mer est souvent
le chemin le plus aisé pour atteindre un adversaire
ou un partenaire. On se souvient que, lors de la
guerre entre la Géorgie et la Russie en 2008, des
responsables russes observèrent que s’ils avaient
disposé d’un navire de type Mistral 7, alors en
commande en France, l’invasion de la Géorgie
aurait été beaucoup plus rapide. La convention
de Montreux, en accordant des droits particuliers aux riverains, confère à la base navale de
Sébastopol, toujours restée sous contrôle russe,
un avantage considérable qui fait de la Russie la
principale puissance maritime de la région et la
met à portée de tous les rivages de la mer Noire.
Tensions et conflits
Ceux qui éclatent aujourd’hui de façon épisodique autour du démantèlement de l’URSS
sont sans commune mesure avec les tribulations
qu’a connues la mer Noire depuis l’Antiquité
jusqu’à la guerre froide. Espace de confins sous
domination grecque, romaine puis byzantine,
lieu mythique de la Toison d’or 8, le Pont-Euxin
ou Pont a été aussi bien cul-de-sac des empires
que champ d’affrontement entre eux, et objet
de vagues successives d’invasions. Au cours
des siècles, la composition ethnique, culturelle des groupes humains établis sur ses côtes
s’est modifiée et enrichie, au prix de nombreux
massacres, expulsions, réductions en esclavage… Il en reste, recouverte par les structures
étatiques qui se sont progressivement imposées,
une mosaïque de populations et de minorités, au
moins sur les rives Nord et Est. États et nations
ne coïncident qu’imparfaitement, source de
crises qui trouvent leur paroxysme en Crimée.
7 On sait que la livraison par la France à la Russie de deux
navires de type Mistral, transporteurs de troupes et de matériel,
a été suspendue à la suite des événements survenus en Ukraine
en 2014.
8 Située en Colchide, espace de l’actuelle Géorgie.
6
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
L’héritage de la décomposition de l’URSS
Si l’on compare la Méditerranée 9 et la mer Noire
qui la prolonge, on observe des ressemblances et
des différences. Les deux sont fermées ou semifermées, les deux ont une rive septentrionale et
méridionale opposées. Pour la Méditerranée, la
rive sud est à dominante musulmane et arabe, avec
l’enclave israélienne, la rive nord à dominante
chrétienne, avec quelques façades musulmanes,
l’Albanie, les rives ouest et sud de la Turquie.
Mais, pour la Méditerranée, la rive nord est globalement paisible, avec des États-nations dont les
frontières ne sont guère contestées, sauf situations
marginales, Gibraltar, Chypre par exemple. La
décomposition de la Yougoslavie a parachevé la
consécration d’États-nations. En revanche, la rive
sud, quoique principalement arabe, est marquée
par la fragilité, l’instabilité et, pour certains observateurs, par l’absence de légitimité de plusieurs
États riverains, d’origine récente, postcoloniale.
Pour la mer Noire, c’est la rive méridionale,
dominée par la Turquie héritière de l’Empire
ottoman, devenue État-nation, qui est aujourd’hui
stable. En revanche, les rives septentrionale et
orientale, affectées par la chute de l’URSS et les
difficultés de la Russie, connaissent instabilité
et affrontements, parfois larvés, parfois actifs.
Depuis le xviiie siècle, sa vie était animée par
l’affrontement entre l’Empire russe et l’Empire
ottoman, le premier imposant progressivement
son emprise sur la rive nord, le second cédant
par morceaux ses possessions européennes.
En jeu, le contrôle des détroits, route obligée
vers la Méditerranée, voire la maîtrise de
Constantinople-Istanbul au profit de la Russie.
Puis, comme on l’a vu, une certaine neutralisation, un modus vivendi entre les deux rives s’était
établi. La chute de l’URSS l’a fait voler en éclats,
et le réveil de la mer Noire est agité.
Ce réveil, il passe par la métamorphose de certains
riverains, par les tribulations de la naissance
ou renaissance d’autres. Métamorphose de
la Bulgarie et de la Roumanie, États surgis
de la décomposition de l’Empire ottoman au
9 Questions internationales, no 36, « La Méditerranée : un avenir
en question », mars-avril 2009.
xixe siècle, qui sortent de la vassalisation soviétique pour un changement profond d’organisation politique, juridique, économique, sociale et
pour devenir membres de l’OTAN et de l’Union
européenne. Tribulations d’anciennes républiques
de l’URSS, Géorgie, Moldavie, Ukraine, qui
aspirent à suivre le même chemin, mais se heurtent
à divers obstacles. Tous ces riverains sont en voie
de dépopulation et corrompus, donc fragiles. Le
repli de l’URSS s’est en outre accompagné du
maintien ou de la formation d’enclaves soutenues par la Russie, largement contestées sur le
plan international et au statut incertain et précaire :
la Transnistrie entre la Moldavie et l’Ukraine,
l’Abkhazie sur la côte géorgienne, sans parler de
l’Ossétie du Sud…
S’agit-il de résidus d’un empire ou de relais pour
un retour de la Russie ? S’y ajoute la présence
de minorités russophones dans plusieurs des
nouveaux États riverains. Les perceptions à ce
sujet sont très opposées. Certains considèrent que
la Russie doit être repoussée et maintenue aussi
loin que possible, d’autres qu’elle a des intérêts
légitimes, historiques, culturels, économiques,
stratégiques que l’on ne doit pas méconnaître.
On y reviendra lorsqu’on s’interrogera sur les
perspectives d’un retour à la paix et à la stabilité de
la région de la mer Noire. Si l’on considère simplement les faits, il semble difficilement contestable
que la Russie a été poussée dans ses retranchements par la pression américaine, accompagnée
de celles de l’OTAN et de l’Union européenne 10.
Qu’attendent de la Russie les États-Unis et l’Union
européenne ? Leur politique est pour le moins
ambiguë. La diabolisation de Vladimir Poutine
par les médias occidentaux contraste fortement
avec leur tolérance à l’égard de la Chine, guère
plus généreuse en matière de droits de l’homme.
Cette diabolisation est peut-être légitime au regard
des valeurs occidentales, mais il n’est pas certain
qu’elle soit conforme aux intérêts de l’Europe.
Et les pays membres de l’OTAN trouvent bien
moins à redire lorsqu’un des leurs, la Turquie,
occupe militairement une partie de Chypre, État
membre de l’Union européenne depuis 2004, et
construit un mur au cœur de sa capitale, Nicosie,
10 John J. Mearsheimer, « Why the Ukraine Crisis is the West’s
Fault: The Liberal Delusions That Provoked Putin », Foreign
Affairs, septembre-octobre 2014, p. 77-89.
que lorsque la Russie annexe la Crimée, au cœur
de la mer Noire.
Un point de fixation, la Crimée
Presqu’île ou promontoire avancé en mer Noire,
la Crimée en est le centre et permet son contrôle.
Ce n’est pas un hasard si la ville de Sébastopol
est la base navale la plus importante de la région.
La Russie a tout fait pour la conserver quand bien
même la Crimée était rattachée depuis 1954 à
l’Ukraine, alors république soviétique, et était
demeurée ukrainienne après l’indépendance
du pays à la suite de la disparition de l’URSS.
Ajoutons qu’une grande majorité de sa population est russophone et que son territoire a été
conquis par la Russie au cours du xviiie siècle.
Ce n’est pas non plus un hasard si, au xixe siècle,
les Britanniques et les Français, appuyés par
l’Empire ottoman, ont entrepris une expédition navale et terrestre pour détruire la base de
Sébastopol afin de freiner l’expansion de la
Russie vers la Méditerranée.
En protégeant au passage l’Empire ottoman en
cours de décadence, ils garantissaient les voies
de communication entre le Royaume-Uni,
l’Égypte et l’empire des Indes. L’intervention
des puissances extérieures en mer Noire supposait cependant l’accord de l’Empire ottoman,
maître des détroits, cas d’école pour la géopolitique. Après un retournement d’alliance contre
les franco-britanniques, il bloquait durant la
Première Guerre mondiale leur connexion avec
la Russie, entraînant l’échec sanglant de l’expédition des Dardanelles. Par la suite, la Turquie
signait la convention de Montreux, déjà évoquée,
dont l’un des résultats a été d’écarter largement de la mer Noire les puissances navales
extérieures, en faisant de cette mer une chasse
gardée des riverains, Turquie et URSS.
Les États-Unis ne sont pas partie à cette convention, attachés qu’ils sont à la liberté de navigation,
y compris pour les navires de guerre dans les mers
territoriales. Bien que la Turquie soit membre de
l’OTAN, elle a toujours été réservée à l’égard de
la présence de flottes extérieures en mer Noire
et demeure un gardien vigilant de la convention.
On note sa prudence et sa réserve dans les différents conflits qui ont agité l’ancienne URSS sur
les rivages de cette mer. Il semble clair que, même
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
7
Dossier La mer Noire, espace stratégique
de façon discrète, elle préfère que Sébastopol soit
une base russe plutôt qu’une base de l’OTAN,
c’est-à-dire américaine, ce qui n’aurait pas
manqué d’arriver si l’Ukraine et la Géorgie
avaient pu rejoindre l’OTAN. La situation actuelle
aboutit soit à un condominium russo-turc sur la
mer Noire, soit à un face-à-face avec la Russie,
plus équilibré que si les États-Unis la contrôlaient
comme ils le font de la Méditerranée, grâce à la
présence de leur vie flotte.
Le retour de la Crimée à la Russie est loin de
reposer sur des raisons purement géopolitiques.
La péninsule est comme un modèle réduit et
un concentré de l’espace mer Noire dans son
ensemble. Elle est aussi un symbole de l’identité russe, par sa population, par son histoire, par
le récit national d’un empire qui entreprend de
se transformer en État-nation. Les conditions de
ce retour sont vivement critiquées en Occident et
ailleurs, au nom de l’inviolabilité des frontières,
principe juridique, et de leur stabilité, principe
politique. Mais personne n’a pu démontrer de
façon irréfutable que la Russie avait envahi la
Crimée avant le référendum d’indépendance,
devenu un référendum de rattachement. Quant à
la stabilité des frontières, il ne faut pas confondre
leur inviolabilité avec leur intangibilité. L’histoire
de l’Europe depuis plus de deux décennies montre
que les frontières ont à l’inverse été très instables,
avec la réunification allemande, la dislocation de
la Yougoslavie, la séparation de la Slovaquie et de
la République tchèque.
L’affaire du Kosovo a quant à elle montré que
des pays membres de l’OTAN n’hésitaient pas à
recourir à la force, sans habilitation du Conseil de
sécurité, pour provoquer sa sécession de la Serbie,
malgré la vive opposition de la Russie. Suivant
l’argumentaire russe, c’est cette affaire qui a
entraîné les répliques russes, en Géorgie, voire
en Ukraine. L’origine immédiate de ces interventions est cependant spécifique à chacune de ces
situations. Dans le cas de la Géorgie, une tentative malencontreuse de la présidence 11, appuyée
Le Président Saakachvili a vainement tenté en 2008 de
reprendre le contrôle de l’Ossétie du Sud par les armes, suscitant
l’intervention russe en Géorgie.
11 8
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
par certains milieux américains 12, de reprendre
le contrôle de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie
a provoqué le conflit. Quant à l’Ukraine, était-il
besoin de conclure un accord d’association avec
l’Union européenne qui écartait la Russie, alors
qu’elle est un partenaire économique essentiel de
cette ancienne république soviétique ? La rivalité
entre cet accord d’association et l’accord de libreéchange en voie de négociation entre l’Ukraine et
la Russie a littéralement mis le feu aux poudres.
Cet accord fait basculer l’Ukraine dans l’espace
économique de l’Union, imposant ses standards
de production qui sont de plus en plus ceux de
l’OTAN. Logique bureaucratique européenne
un peu aveugle, calcul américain visant à
repousser la Russie 13 , esprit de revanche
d’anciens États vassaux de l’URSS 14 ? L’action
couverte de la Russie, tendant soit à une partition de l’Ukraine soit au maintien d’une capacité
de pression sur le pays lui permettant de faire
valoir ses intérêts, en a découlé. La propagande médiatique s’est déployée des deux côtés
et il est bien difficile de conduire une analyse
indépendante et sereine. Les passions locales
l’emportent, les puissances extérieures ne
parviennent pas aux compromis diplomatiques
nécessaires. Cependant, il semble que l’Ukraine
doive oublier la Crimée : on ne reconnaîtra
pas le rattachement, pas davantage que l’on ne
reconnaît la République turque de Chypre, mais
la Russie ne quittera plus la Crimée.
Faire de la mer Noire
une zone de paix ?
« Comment en est-on arrivé là ? » Cette
question désolée posée par BethmannHollweg, chancelier de Guillaume II, à son
prédécesseur Bernhard von Bülow 15 après la
Représentés par le sénateur John McCain, alors candidat à la
présidence des États-Unis, qui déclara au plus fort de la crise :
« Nous sommes tous Géorgiens. » Il est vrai que le soutien
américain a été en réalité très modeste.
13 Le rôle de Victoria Nuland, secrétaire d’État adjoint aux
Affaires asiatiques et européennes de l’administration Obama et
proche du courant néoconservateur, a été souvent souligné.
14 La Pologne, les pays baltes spécialement.
15 Mémoires du chancelier prince de Bülow, 1931.
12 © Wikimedia Commons
déclaration de guerre allemande en 1914, on peut
la reposer à propos de l’Ukraine et de la Russie
aujourd’hui. Sans doute les événements sont de
moindre gravité et le risque d’une conflagration
européenne maîtrisé. Mais la contradiction entre
le cours pacifique des relations interétatiques en
Europe après l’affaire yougoslave et la brutale
flambée de violence en son cœur met en cause
à la fois l’esprit paneuropéen issu du processus
d’Helsinki, avant même la chute de l’URSS, et
les valeurs de l’Union européenne, valeurs de
paix et de réconciliation. Les propos alarmistes
tenus par certains dirigeants des nouveaux États
membres, Pologne et pays baltes, la logique
de confrontation qu’ils préconisent avec la
Russie tendent à l’inverse à faire de l’Union le
bras civil mais coercitif de l’OTAN, alors que
l’Ukraine n’en est même pas membre, à recréer
des lignes de clivage en Europe qui impliqueraient la mer Noire.
Pourquoi revenir en arrière ? À chacun des protagonistes sa mémoire historique. Pour l’OTAN
et ses membres, c’est la guerre froide. Pour la
Russie, c’est la Grande Guerre patriotique contre
l’agression venue de l’Ouest. Pour l’Ukraine,
ce sont les exactions multiples de la soviétisation stalinienne. Ces mémoires ont en commun,
d’une part, d’être anachroniques, d’autre part,
d’être tournées vers le passé, ses frustrations,
humiliations, confrontations – exactement
l’inverse de l’intérêt autant que des valeurs de
l’Union européenne, exactement aussi l’inverse
de l’intérêt individuel de chacun des pays
européens en cause. On mobilise certes plus
facilement les opinions publiques sur des peurs
et des rancœurs que sur des projets, sur le passé
que sur l’avenir. Tout se passe comme si l’histoire devait se dérouler à l’envers, revenir au
xixe siècle, comme s’il fallait mettre les morts à
table et non du passé faire table rase, ainsi qu’a
su le faire la construction européenne en ses
commencements. Alors, à qui profite cette crise
qui divise l’Europe contre elle-même, sinon aux
États-Unis ? Ils peuvent engluer le continent
dans un conflit de basse intensité au détriment de
ses intérêts bien compris et de ses principes, sans
en subir eux-mêmes les conséquences.
Inutile de s’appesantir trop longtemps sur ce qui
a été manqué en Europe après la chute du mur
Exilé à Tomis (la ville roumaine de Constanta où a été érigée cette statue)
par décision de l’empereur Auguste, le poète latin Ovide (43 av. J.-C.-17
apr. J.-C.) y dressa un portrait sombre du Pont-Euxin, celui d’un monde
barbare et hostile à la civilisation romaine. La ville était pourtant alors le
port principal de la région et un centre commercial animé où les populations
indigènes et nomades coexistaient avec les colons grecs et romains.
de Berlin et la réunification allemande. Inutile de
cultiver les théories du complot, de rechercher de
noirs desseins géopolitiques à partir, par exemple,
du livre de Zbigniew Brzezinski, considérant que
le contrôle de l’ensemble ukraino-polonais était
la clé de la domination en Europe et ailleurs 16. Le
plus probable est un mélange de négligence et de
persévérance de l’être dans l’être. C’est ainsi que
le choix, opéré par le Président George H. Bush,
de préférer l’OTAN à la Conférence sur la
sécurité et la coopération en Europe (CSCE),
16 Le Grand Échiquier, 1997.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
9
Dossier La mer Noire, espace stratégique
devenue Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), pour reconstruire
la sécurité européenne 17 a entraîné des conséquences à long terme sans doute insoupçonnées.
L’OTAN, organisation politico-militaire issue de
la guerre froide, a bien du mal à s’en distancier,
à trouver une nouvelle raison d’être. Son expansion en mer Noire au profit d’anciens membres
du pacte de Varsovie n’est pas de nature à établir
la confiance entre ses membres et la Russie.
Quant à l’Union européenne, elle n’a pas initié
une politique à l’égard de la mer Noire qui aurait
fait de la Russie un partenaire et s’est engagée
dans un accord d’association avec l’Ukraine que
son grand voisin ne pouvait accepter.
Si l’on part de la situation actuelle, puisque des
changements irréversibles se sont inscrits sur
le terrain, peut-on et comment faire de l’espace
mer Noire une zone de paix, au bénéfice de tous
et sans punir des États riverains ? L’histoire,
surtout celle du continent européen, est remplie
d’États châtiés à un moment donné dans leurs
ambitions et diminués dans leur expansion. Ce
n’est que pure spéculation, mais l’exemple de
l’Union européenne instruit que la réconciliation et le dépassement des antagonismes dans
l’intérêt mutuel ne sont pas des vues de l’esprit.
On pourrait espérer que certaines tensions soient
réglées par la justice internationale – un arrêt
de la Cour internationale de justice (CIJ) entre
la Roumanie et l’Ukraine a ainsi mis fin à un
différend au sujet des bouches du Danube, et la
Géorgie a tenté vainement, après 2008, d’obtenir
une condamnation de la Russie 18.
Mary Elise Sarotte, « A Broken Promise? What the West
Really Told Moscow About NATO Expansion », Foreign Affairs,
septembre-octobre 2014, p. 90-97.
18 Arrêt, 3 février 2009, Délimitation maritime en mer Noire
(Roumanie c. Ukraine) ; dans l’affaire opposant la Géorgie à la
Russie au sujet de la Convention sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale, la Cour s’est déclarée incompétente (arrêt, exc. prél., 1er avril 2011).
17 10
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
C’est que les problèmes de la mer Noire sont
avant tout de nature politique, institutionnelle,
économique. C’est sur ces plans qu’il conviendrait de sortir par le haut des crises récurrentes
de la mer Noire, de substituer une zone de paix
aux tensions et affrontements actuels, qui sont
un gâchis pour l’Europe dans son ensemble. Sur
le plan politique, impliquer tous les riverains et
voisins, avec les États-Unis, dans une négociation d’ensemble, revenir à la diplomatie multilatérale avec par exemple un forum de sécurité,
qui pourrait renouer avec la politique des
mesures de confiance qui ont été si importantes
pour la détente Est-Ouest. Sur le plan institutionnel, redonner force et projet à l’OSCE, seule
organisation paneuropéenne comprenant toutes
les parties intéressées, alors qu’il n’existe pas
d’organisation spécifique à la mer Noire qui soit
équilibrée et compétente en matière de sécurité.
Sur le plan économique enfin, peut-on simplement jouer la compétition entre riverains pour
le passage de gazoducs qui désenclavent la
mer Noire et alimentent en énergie les régions
voisines, dont l’Europe occidentale ? Le
rôle des États, riverains ou non, est ici plus
limité, puisque les intérêts privés, la rentabilité, les contraintes des passages jouent un rôle
autonome. La concurrence des projets repose sur
des considérations multiples, et l’arbitrage des
États est soumis à des pressions contradictoires.
Le « doux commerce » de Montesquieu est-il
à lui seul facteur de paix ? L’opposition entre
l’accord d’association de l’Union européenne et
l’accord de libre-échange avec la Russie montre
que non. Sur les trois plans, politique, institutionnel et économique, il faudrait donc une autre
approche et une autre vision de la mer Noire.
On demande projets, on demande hommes et
femmes d’État ! n
Serge Sur
La région de la mer Noire : éléments chronologiques
vi e
i er
siècle avant J.-C. –
siècle après J.-C.
Le Pont-Euxin
Au cours du premier millénaire
avant J.-C., les Grecs colonisent
progressivement les rives de la
mer Noire, alors appelée PontEuxin, et y fondent une multitude
de cités commerçantes qui fleurissent rapidement au contact des
populations locales, notamment
les Scythes. Cette prospérité
est néanmoins mise à mal à
partir du ive siècle avant J.-C.,
lorsque l’Empire perse puis les
conquêtes d’Alexandre le Grand
viennent menacer l’hégémonie
économique des cités grecques.
L’expansion de la République
romaine sonne finalement leur
glas, puisqu’elle annexe l’Anatolie
durant le ier siècle avant J.-C. Le
royaume du Pont, qui avait connu
une courte apogée sous Mithridate VI le Grand, ne résiste pas
aux campagnes du général Pompée. Il survit en Crimée comme un
État client de Rome.
i er- iv e
siècle
La mer Noire
sous l’Empire romain
La domination romaine du littoral
sud est bientôt ébranlée par les
incursions des Daces, habitant la
rive occidentale de la mer Noire,
que Trajan soumet au terme
de plusieurs campagnes. Les
attaques reprennent néanmoins
par la suite et l’Empire romain est,
en 274, contraint de se retirer de
la zone frontière de la Dacie.
iv e- xiii e
siècle
La suprématie byzantine
Après le partage de l’Empire
romain en 395, les rives de la
mer Noire reviennent à l’Empire
d’Orient mais sont bientôt
menacées par les conquêtes de
l’Empire perse sassanide au sud.
À peine la domination byzantine
réaffirmée en 628, la mer Noire est
le théâtre de huit guerres russobyzantines, qui s’achèvent par
la défaite définitive de la Rus’ de
Kiev, en 1043.
xiii e- xv e
siècle
La Mare Maggiore des Génois
Les Mongols soumettent la quasitotalité des rivages de la mer
Noire, à l’exception des détroits
contrôlés par l’Empire byzantin.
Ce dernier conclut le traité de
Nymphaeon (1261) qui octroie à la
république de Gênes d’importants
privilèges commerciaux dans le
détroit du Bosphore et consacre
sa suprématie sur sa rivale Venise. Des comptoirs génois s’établissent alors le long du littoral de
la mer Noire et coexistent avec
les Tartares.
xv e- xvii e
siècle
Le lac turc
Le déclin des Génois s’amorce
avec la prise de Constantinople
(1453) par les Ottomans. Sous le
règne de Sélim Ier puis de Soliman
le Magnifique, l’Empire ottoman
connaît son apogée avec de nouvelles conquêtes en Europe. La
mer Noire devient un lac turc.
xviii edébut du
xix e
siècle
L’Empire ottoman
face au péril russe
Plusieurs guerres russo-turques
permettent à l’Empire russe de
progresser vers les mers chaudes
aux dépens de la Sublime Porte.
Le traité de Küçük Kaynarca
(1774) lui impose la perte du
khanat de Crimée, qui rentre
bientôt dans le giron russe, et
accorde à Saint-Pétersbourg le
libre passage de ses navires dans
les détroits. La navigation de la
mer Noire est partagée entre
les empires russe et ottoman.
Catherine II de Russie crée en
1783 la Flotte de la mer Noire, dont
Sébastopol devient
la base principale.
1815-1918
Le temps du Concert européen,
la question des Détroits
et la naissance des États-nations
La convention de Londres (1841)
affirme la neutralité des Détroits
en temps de paix et interdit
l’accès à la mer de Marmara
aux navires de guerre.
La guerre de Crimée (1853-1856)
oppose l’Empire russe, qui
cherche un débouché vers les
mers chaudes, à l’Empire ottoman soutenu par la France et la
Grande-Bretagne. La coalition
l’emporte après la conquête de
Sébastopol, le traité de Paris
(1856) met fin au conflit.
À l’issue d’une nouvelle guerre
russo-ottomane (1877-1878), le
traité de San Stefano puis le traité
de Berlin imposent de nombreux
changements territoriaux. La principauté de Roumanie, formée en
1859, est reconnue indépendante
par les Puissances, tandis qu’une
principauté autonome de Bulgarie, vassale de l’Empire ottoman,
est créée. L’Empire russe obtient
plusieurs territoires de l’Empire
ottoman, qui n’occupe plus que la
rive méridionale de la mer Noire
(la Thrace et l’Anatolie).
Les deux guerres balkaniques
(1912-1913), dont la première
oppose la Ligue balkanique à
l’Empire ottoman et la deuxième la
Bulgarie à ses voisins, entraînent
d’importants changements territoriaux, notamment la perte par
les Ottomans de la plus grande
partie de leurs possessions dans
les Balkans.
Lors de la Première Guerre mondiale, la France et le Royaume-Uni
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
11
Dossier La mer Noire, espace stratégique
tentent, dès 1915, de passer par
le détroit des Dardanelles, pour
accéder à la mer Noire et ravitailler leur allié russe. L’Empire
ottoman, allié de l’Allemagne et de
l’Autriche-Hongrie, les repousse,
aidé par l’entrée en guerre de la
Bulgarie à ses côtés. Le détroit du
Bosphore est quant à lui bloqué
par l’Empire russe, dans le but
d’empêcher le passage de navires
ennemis en mer Noire.
1919-1947
De l’effondrement
des empires dynastiques
à la domination soviétique
perdus à la fin de la guerre, tandis
que la Bulgarie et la Roumanie
entrent dans l’orbite soviétique.
Toutes les rives de la mer Noire
sont alors directement ou indirectement contrôlées par l’URSS à
l’exception du littoral méridional
sous domination turque.
La conférence de Yalta
(février 1945) entre l’URSS, les
États-Unis et la Grande-Bretagne
a lieu en Crimée.
1947-1989
La mer Noire coupée en deux
par la guerre froide
Après avoir bénéficié du plan
Conclu entre les Alliés et l’Empire Marshall lancé par les États-Unis,
ottoman, le traité de Sèvres (1920)
la Turquie et la Grèce adhèrent en
exige de ce dernier la démilita1952 à l’Organisation du traité de
risation des zones proches des
l’Atlantique Nord (OTAN), créée
détroits et entérine le principe de
trois ans plus tôt, tandis que la
libre navigation que confirment le
Roumanie et la Bulgarie intègrent
traité de Lausanne (1923), signé à
le pacte de Varsovie constitué
l’issue de la guerre turco-grecque
en 1955 par l’URSS. La mer Noire
(1919-1922), puis la convention
est désormais divisée entre deux
de Montreux (1936), sous réserve
alliances antagonistes : le bloc
toutefois de se trouver en temps
occidental au sud avec la Turquie,
de paix.
et le bloc soviétique sur le reste
Au terme du conflit, quatre
de ses rives avec l’URSS et ses
« jeunes » États bordent désorÉtats satellites. Ankara signe en
mais la mer Noire : la Roumanie,
outre un accord d’association
la Bulgarie, ainsi que l’URSS et
avec la Communauté économique
la Turquie, créées respectiveeuropéenne (CEE) en 1963, censé
ment en 1922 et en 1923. Après
faciliter une adhésion future, mais
l’effondrement de l’Empire russe
dont l’union douanière prévue
en 1917, les bolcheviks se sont en n’entre en vigueur qu’en 1996.
effet emparés de l’Azerbaïdjan et
En 1954, Nikita Khrouchtchev
de l’Arménie orientale en 1920,
cède l’oblast de Crimée à la RSS
puis de la Géorgie en 1921, qui
e
deviennent des républiques socia- d’Ukraine à l’occasion du 300 anniversaire de la réunification
listes soviétiques (RSS)
de la Russie et de l’Ukraine.
et rejoignent l’URSS.
à Kiev sous condition d’une certaine autonomie. Les cinq États
adhèrent à la Communauté des
États indépendants (CEI) dans
les années qui suivent.
Des conflits éclatent entre les
nouvelles autorités nationales
et certaines régions à velléités
sécessionnistes dont les populations, minoritaires à l’échelle du
pays, contestent la pertinence
des nouvelles frontières.
Ainsi, le Haut-Karabakh, région
autonome d’Azerbaïdjan majoritairement peuplée d’Arméniens, demande dès 1988 à être « réunifiée »
à l’Arménie, tandis que l’Abkhazie
et l’Ossétie du Sud, deux régions
autonomes de Géorgie, proclament
leur indépendance en 1990 et que
la Transnistrie, territoire moldave
à majorité non roumanophone,
exige son rattachement à la Russie
en 1991. Ces affrontements ne
prennent fin qu’avec des cessezle-feu imposés par des organisations internationales, appuyées par
la Russie, entre 1992 et 1994, mais
ces conflits restent des « conflits
gelés » en l’absence de règlement
politique durable.
Années 1990
Sous l’impulsion de la Turquie,
l’Organisation de la coopération
économique de la mer Noire
(OCEMN) est fondée en 1992
par onze États. Sa charte, signée
en 1998 lors du sommet de Yalta,
reconnaît l’entité comme une
organisation régionale économique dont le but est de développer la coopération en accord avec
les principes du droit internatioÀ partir de 1941, l’Allemagne nazie 1988-1994
nal. Ses membres adoptent la
et ses alliés, dont la Roumanie
Indépendances et conflits gelés
déclaration de Bucarest relative à
et la Bulgarie, progressent sur le
En 1991, l’Ukraine, la Géorgie, la
la dimension sécuritaire de l’orgafront de l’Est et prennent rapideMoldavie, l’Azerbaïdjan et l’Armé- nisation (lutte contre les crimes
ment possession des rives occinie proclament leur indépendance organisés, les trafics illicites et le
dentale et septentrionale de la
terrorisme notamment) et créent
mer Noire aux dépens de l’URSS. de l’URSS, de même que la Crila Banque de commerce et de
Moscou reconquiert les territoires mée, qui finit par être rattachée
12
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
développement de la mer Noire
(BCDMN).
Les États riverains adoptent, à
Bucarest, la Convention sur la
protection de la mer Noire contre
la pollution et fondent, en 2001, la
Blackseafor, une force de coopération navale destinée à améliorer la sécurité dans la zone.
Le traité de partition sur le
statut et les conditions de la
flotte de la mer Noire, stationnée
en Crimée, est signé entre la
Russie et l’Ukraine en 1997.
Moscou conserve le port de
Sébastopol pour une durée de
vingt ans et est autorisé à maintenir 25 000 hommes ainsi que
du matériel dans la péninsule.
Le Congrès américain adopte le
Silk Road Strategy Act qui définit
la stratégie des États-Unis à
l’égard du Caucase du Sud et de
l’Asie centrale (1999)
Années 2000
L’enjeu énergétique,
les discordes régionales
et la recomposition des alliances
L’oléoduc Bakou-Soupsa, le
premier à être indépendant du
réseau russe, est mis en service dès 2001. Il est suivi par
le gazoduc sous-marin Blue
Stream, fruit d’un accord de
livraison de gaz passé en 1997
entre Gazprom et la société
turque Botas pour une durée de
vingt-cinq ans, puis par l’oléoduc
Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC)
en 2006 et le gazoduc BakouTbilissi-Erzurum (BTE) en 2007.
La Turquie et la Russie fondent
une alliance régionale, la CSCP
(Caucasus Stability and Cooperation Platform, « plateforme
pour la stabilité et la coopération
du Caucase ») et projettent de
développer un nouveau gazoduc
sous la mer Noire, nommé Blue
Stream-2. Enfin, en 2009, un
accord intergouvernemental est
signé par la Turquie, l’Autriche,
la Hongrie, la Roumanie et la
Bulgarie, futurs pays de transit
du projet de gazoduc Nabucco
soutenu par l’Union européenne.
Plusieurs États de la zone
s’éloignent de la Russie pour
se rapprocher des institutions
euro-atlantiques. Après que la
Roumanie, la Bulgarie, la Géorgie,
l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont
adhéré au Partenariat pour la paix
de l’OTAN au milieu des années
1990, la Turquie acquiert officiellement en 1999 le statut de pays
candidat à l’Union européenne. La
Bulgarie et la Roumanie, anciens
membres du pacte de Varsovie
dissous en 1991, intègrent l’OTAN
en 2004 et l’Union européenne
en 2007. Dans l’intervalle, toutes
deux ouvrent plusieurs de leurs
installations militaires aux forces
américaines, notamment dans le
cadre de la Force d'intervention
d'Europe de l'Est (Eastern European Task Force, EETAF).
En Géorgie puis en Ukraine, des
élections contestées entraînent
les révolutions dites « de couleur » et mènent au pouvoir
des présidents considérés plus
proches des Occidentaux que
leurs prédécesseurs. Les deux
États se voient toutefois refuser
l’octroi du Membership Action
Plan (plan d’action pour l’adhésion) lors du sommet de l’OTAN
à Bucarest en 2008 mais signent
une « charte de partenariat
stratégique » avec les ÉtatsUnis. La Commission européenne
renforce sa coopération avec les
États de la région en associant la
Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine
à son Partenariat oriental, volet
de la politique européenne de
voisinage (PEV) mise en œuvre
en 2004, et en lançant l’initiative
Synergie de la mer Noire.
En 2003, la construction d’un
barrage par la Russie dans le
détroit de Kertch suscite de vives
tensions avec Kiev en raison de
sa proximité avec l’île de Touzla,
territoire ukrainien, tandis qu’en
2009 la Cour internationale de
justice (CIJ) rend un arrêt relatif
au litige qui opposait depuis 2004
la Roumanie à l’Ukraine sur leur
ligne de délimitation maritime.
À la suite de l’entrée des troupes
géorgiennes en Ossétie du Sud,
la Russie intervient militairement
en 2008 au motif de protéger
ses ressortissants vivant dans
la région et occupe une grande
partie du territoire géorgien.
Grâce à la médiation de l’Union
européenne, un cessez-le-feu est
signé le 15 août 2008 et une mission d’observation de l’Union en
Géorgie (EU Monitoring Mission in
Georgia, EUMM Georgia) est mise
en place. Moscou, qui a reconnu
l’indépendance de l’Abkhazie et
de l’Ossétie du Sud, signe des
traités de coopération et d’amitié,
prévoyant l’implantation de bases
militaires russes sur leurs territoires respectifs.
Années 2010
La résurgence des tensions
russo-occidentales
La Russie et l’Ukraine
conviennent, en 2010, du maintien
de la flotte russe de la mer Noire
à Sébastopol jusqu’en 2042 en
échange d’un tarif préférentiel
sur la fourniture de gaz russe.
Les États-Unis annoncent, l’année
suivante, qu’une partie de leur
bouclier antimissile, officiellement
tourné contre l’Iran, sera installée
dans le sud de la Roumanie
en 2015.
À la suite du renversement du
Président ukrainien prorusse
Viktor Ianoukovitch en février 2014
par un soulèvement populaire, la
Crimée est annexée par Moscou
en mars. Dans l’est de l’Ukraine,
des séparatistes prorusses
entrent en conflit avec Kiev.
Questions internationales
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
13
Dossier La mer Noire, espace stratégique
L’espace mer Noire :
conquêtes et dominations,
de l’Antiquité à nos jours
Stella Ghervas *
* Stella Ghervas
est Visiting Scholar en histoire et relations
internationales au Center for European
Studies de l’université de Harvard.
« La plus merveilleuse des mers » selon Hérodote, la mer
Noire a connu depuis l’Antiquité des périodes d’ouverture
et de fermeture, au gré des configurations successives de
ses États riverains. Lorsqu’un empire y établit son hégémonie, elle se
transforme en lac et semble alors se fermer aux influences extérieures.
Si cette emprise se relâche, elle s’ouvre aux circulations. C’est alors
qu’elle peut également devenir un objet de convoitises, et donc une
zone de vives tensions internationales.
La mer Noire, située au nord-est de la
Méditerranée, a des couleurs différentes de sa
grande sœur, dont le ciel et l’eau éclatent dans
les bleus. Sauf les journées de grand soleil, elle
a plutôt des verts et des gris qui lui confèrent
une atmosphère bien différente, plus mélancolique et recueillie. Selon les géologues, le bassin
de la mer Noire fut un vaste lac survivant d’une
grande mer préhistorique, devenu salé le jour où,
il y a cinquante mille ans, la Méditerranée s’y
serait brusquement engouffrée par le détroit du
Bosphore – un « déluge » sans doute aussi majestueux que dévastateur 1.
Mais comment pourrait-on saisir les
vicissitudes actuelles de cette région, sans en
embrasser en même temps la géographie et l’histoire ? Comme le remarquait l’historien Fernand
Braudel à propos de la Méditerranée, le milieu
Voir notamment William Ryan et Walter Pitman, Noah’s Flood:
The New Scientific Discoveries About the Event that Changed
History, Simon & Schuster, New York, 2000, p. 101-107.
demeure une contrainte persistante dans l’histoire
des hommes 2. Avant tout, il y a la mer, pratiquement dépourvue d’îles. Sa forme a été comparée
à un arc, dont les deux « branches » correspondraient à la côte nord, et la « corde » à la côte sud.
Venus du sud, les marins ont sauté aisément d’un
rivage à l’autre et fondé des villes portuaires.
Le bassin de la mer Noire sépare les
steppes froides du nord, incessamment parcourues par des vagues de nomades, et le monde
méditerranéen sédentaire du sud. En fait, seule
la « branche » gauche de cette mer est réellement ouverte à la steppe qui s’étend au-delà de
l’Oural jusqu’à la Sibérie. La « branche » droite
est escarpée et excessivement difficile d’accès,
car ce sont les premiers contreforts du Caucase.
La « corde » – la côte de l’Anatolie – est également montagneuse, difficile à traverser par voie
de terre. Le bateau est infiniment préférable.
1 14
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à
l’époque de Philippe II, Armand Colin, Paris, 1949.
2 © BNF / département des Cartes et Plans
Fac-similé manuscrit de la carte de la mer Noire extraite de l’atlas d’Andrea
Biancho de 1436 conservé à la bibliothèque de la Marciana à Venise.
Le vrai problème de la mer Noire n’est
donc pas son étendue, mais son arrière-pays. De
tout temps, les envahisseurs venus du nord ont eu
une difficulté majeure. Pour avancer en direction
du sud, il leur fallait d’abord atteindre la côte, par
voie de terre ou fluviale. Ensuite, il leur fallait
soit traverser par bateau, soit redescendre la côte
ouest en franchissant le delta du Danube. En face
d’eux, des peuples de marins retranchés dans
des villes-forteresses adossées à des montagnes.
Inversement, gare aux envahisseurs du sud qui
voulaient s’aventurer dans la steppe et se frotter
aux redoutables cavaliers du nord ! Toute l’histoire stratégique de la mer Noire tient dans cet
équilibre dynamique.
Tous les mouvements autour de la mer
Noire oscillent autour d’un balancier, la péninsule de la Crimée. Celle-ci a connu un destin à
part, avec ses ports qui regardent au sud, coupés
du nord par une chaîne de montagnes. Pour être
complet, il faudrait enfin citer le bassin secondaire de la mer d’Azov, à laquelle on accède à
travers le détroit de Kertch, qui sépare la Crimée
de la terre ferme à l’est (le Kouban). Depuis les
steppes du nord, on y arrive par le fleuve Don, à
l’embouchure duquel se trouve Azov. Mais, celui
qui ne détiendrait pas en même temps la Crimée
s’y retrouverait pris au piège.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
15
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Une grande puissance qui contrôlerait les
accès à la mer Noire, directement ou à travers des
vassaux, serait donc en mesure de la transformer
en un « lac ». C’est ainsi que, selon les configurations successives d’États sur ses rivages, elle a
connu des périodes d’ouverture et de fermeture.
Lorsqu’un empire établit son hégémonie sur elle,
elle devient un lac et se ferme. Lorsqu’il lâche
son emprise, elle s’ouvre aux circulations.
La « mer hospitalière » :
des Grecs à l’Empire romain
Au détour du premier millénaire avant
notre ère, la mer Noire fut une sorte de toit
du monde pour les tout premiers Grecs. Sans
doute leur paraissait-elle infinie – un océan –
et confirmait-elle leur géographie mentale. La
mer séparait les cités « d’Europe » – la Grèce
continentale – de celles « d’Asie » – l’Anatolie. Ils voyaient un resserrement au niveau des
« Détroits » 3, qui leur facilitait le passage entre
les deux « continents ». Très tôt, leur importance
stratégique fut considérable. Deux des plus
anciens textes qui nous soient parvenus, l’Iliade
et l’Odyssée, racontent une guerre conduite par
une coalition de cités grecques contre la ville
de Troie, à une époque archaïque. Même si les
fouilles archéologiques ne permettent pas de
faire aisément le lien entre le mythe et l’histoire,
la position de cette ville sur la côte asiatique, au
débouché des Dardanelles, devait certainement
en faire un enjeu substantiel.
Les Grecs appelèrent la mer Noire Pontos
Axeinos, « mer inhospitalière », et même Pontos
tout court. La dualité entre la mer-obstacle et la
mer-circulation se retrouve dans le double sens
du mot Pontos. Signifiant « (haute) mer » en
langage poétique, espace hostile, il est lié à une
racine indo-européenne signifiant « chemin »,
voie navigable pour les bateaux. Au gré des
migrations, elle devint progressivement Pontos
Euxinos, la « mer hospitalière » 4.
Le terme sert à désigner la zone comprenant le détroit des
Dardanelles, la mer de Marmara et le détroit du Bosphore.
4 Voir François de Blois, « The Name of the Black Sea », in Maria
Macuch et al. (dir.), Iranian Languages and Texts from Iran and
Turan, Harrassowitz Verlag, Wiesbaden, 2007, p. 1-8.
3 16
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
La colonisation grecque alla en effet
bon train à partir du viiie siècle avant notre ère,
commençant par l’Anatolie, ainsi que par la côte
ouest. Un siècle plus tard, elle atteint la côte nord
avec la fondation d’Olbia à l’embouchure du
Dniestr, puis la Crimée et, enfin, l’embouchure
du Don au-delà de la mer d’Azov. Deux villes,
Milet en Asie et Mégare près d’Athènes, furent
à l’origine de la course à la colonisation conclue
en deux siècles. Byzance, lointain ancêtre de la
ville d’Istanbul, fut fondée au viie siècle avant
notre ère sur la côte européenne du Bosphore,
sur un lieu stratégique appelé la Corne d’Or.
L’économie de la côte nord de la mer Noire s’établit alors et pour longtemps. Les ports exportent
des céréales ainsi que des esclaves. Depuis le
Sud, ils importent des produits agricoles, notamment de l’huile d’olive, et manufacturés.
La région de la mer Noire fut unifiée pour
la première fois par l’Empire perse, au détour du
ve siècle avant notre ère, jusqu’à ce qu’Alexandre
le Grand l’anéantisse. Sous le règne de
Mithridate VI, au ier siècle avant notre ère, toute la
mer Noire fut à nouveau unifiée dans un royaume
du Pont. Cette épopée fut toutefois de très courte
durée. Les Romains, un instant décontenancés
par cette expansion subite, réagirent en écrasant
Mithridate.
L’Empire romain établit ainsi un contrôle
durable sur la côte ouest jusqu’au Danube, et sur
l’Anatolie jusqu’au Caucase. Mais ce fut au prix
d’une division de cette mer en deux. L’empereur
Trajan (97-117), qui étendit ses domaines en
Dacie, entretint un instant l’ambition d’envahir
toute la côte nord, mais les grands espaces
parcourus par des cavaliers ne furent jamais un
terrain favorable pour les lourdes légions. Les
Romains se contentèrent donc de la Crimée orientale, qu’ils gardèrent comme un royaume client.
Sans surprise, ils placèrent leur base navale à
Chersonèse, non loin de la Sébastopol moderne.
Au début du ive siècle après J.-C., l’empereur Constantin décida de fonder une nouvelle
capitale, Constantinople, destinée à être en
Orient le pendant de Rome. Pour cela, il choisit
le site de Byzance, qu’il reconstruisit de fond en
comble. Occupant toute la Corne d’Or, quasiment imprenable par mer, elle était défendue
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La mer Noire dans l’Antiquité (280 avant J.-C. à 117 après J.-C.)
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Sources : G. Duby, Grand AtlasOhistorique,
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d’Am Perthes, 1895 ; L.AJerphagnon,
1999 ; W. Sieglin, Atlas Antiquus,
Les Divins Césars, Tallandier, Paris, 2e éd., 2004.
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leur ampleur et la qualité de leur construction.
Des Byzantins aux Mongols
Si l’arrivée des Goths à partir du iiie siècle
amena un déclin pour les villes du littoral nord
et ouest de la mer Noire, la brève descente
des Huns quelques décennies plus tard fut un
cataclysme. L’Empire romain d’Occident périt
dans la tourmente, mais celui d’Orient – appelé
quelque peu arbitrairement « byzantin » par les
historiens – parvint à se ressaisir. Il rétablit ses
territoires traditionnels dans la région – le peuple
nomade des Khazars dominant le nord de la
Crimée ainsi que le détroit de Kertch. Pour les
Byzantins, la mer Noire prit toutefois une importance tout à fait différente, puisqu’elle formait
l’arrière-cour de la capitale Constantinople, dont
elle était une source vitale d’approvisionnement.
Face aux vagues successives de peuples
qui s’installèrent alors dans la région – notam-
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ment les Slaves –, l’Empire byzantin pratiqua
une savante stratégie d’alliances et de contrealliances, qui lui permit de faire usage de
son armée et de sa marine avec la plus grande
parcimonie. L’arrivée des Bulgares lui fit
perdre, pendant un certain temps, le contrôle
de la côte ouest jusqu’au Danube. Néanmoins,
Constantinople, immense métropole à une
époque où les villes européennes n’étaient que
de gros bourgs, continua de susciter l’admiration. En raison de ses murailles colossales, de ses
monuments, de sa richesse et de sa population,
elle fut appelée Miklagaard (la grande ville) par
les Vikings, Tsarigrad (la ville impériale) par les
Slaves, ou tout simplement Polis (la Ville, d’où
vient le nom Istanbul). La ville par excellence
faisait pendant à la mer par excellence.
Dans le sud de l’Ukraine actuelle, la
principauté de Kiev prospéra sous l’autorité
des Vikings. L’est de la mer Noire, du Kouban
au Caucase, était quant à lui gouverné par le
royaume chrétien de Géorgie. Ce fut un âge
d’or au cours duquel les villes et la civilisation
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
17
Dossier La mer Noire, espace stratégique
urbaine se redéveloppèrent, comme ailleurs en
Europe et au Moyen-Orient. L’Empire byzantin
connut quant à lui une nouvelle heure de gloire
sous le règne de l’empereur Basile II (960-1025).
Après avoir soumis à nouveau les Bulgares à
l’ouest, il étendit même son contrôle en direction de la Palestine.
Son déclin vint d’une part de l’invasion des
Turcs seldjoukides, qui établirent un royaume
musulman au cœur de l’Anatolie, et d’autre part
du développement des cités marchandes de Venise
et de Gênes. La première profita de la quatrième
croisade qui mit Constantinople à sac (1204).
Cet événement dramatique se produisit alors
que, à l’est, la Géorgie vivait son âge d’or. C’est
sous son égide que se fonda l’Empire grec de
Trébizonde, au débouché de la route de la Perse.
Affaibli, l’Empire byzantin parvint néanmoins à
se rétablir tant bien que mal en Anatolie occidentale et en Thrace.
Chaque époque apporte son lot d’envahisseurs, mais certains sont plus destructeurs
que d’autres. Dans les années 1230, les deux
royaumes seldjoukide et géorgien furent vaincus
et vassalisés par les Mongols. Pour la principauté de Kiev, déjà en proie à des dissensions
politiques, ce fut le désastre. Le nord de la mer
Noire fut réduit à nouveau, et pour longtemps, à
un paysage rural et semi-désertique. Mis à part les
rivages de la Thrace et un petit morceau d’Anatolie occidentale contrôlés par les Byzantins, la
mer Noire était devenue un lac mongol.
Le malheur des uns fit toutefois le bonheur
des autres. L’unification de l’Asie sous un même
Empire mongol apporta la sécurité pour le grand
commerce depuis la Chine jusqu’à l’Europe.
Profitant de l’aubaine, Gênes étendit son réseau
de comptoirs jusqu’à la mer Noire, alors appelée
Mare Maggiore, la mer Majeure ou la Grande
Mer. À l’emplacement de l’ancienne Théodosie,
en Crimée, se développa la ville portuaire de
Caffa. Débouché maritime de la route de la soie
par le nord, elle devint le plus grand comptoir
commercial de l’Empire génois, avec une
population de 80 000 habitants. L’arrière-pays
était quant à lui tenu par les Tatars de Crimée,
un nouveau peuple formé d’une élite de Mongols
qui avaient emporté des populations turques dans
18
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
leur sillage. En 1347, les Tatars qui tentaient
une nouvelle fois de prendre Caffa aux Génois
transmirent la peste noire aux assiégés, ce qui
aurait contribué à diffuser cette terrible épidémie
en Occident. Vers la fin du siècle, une seconde
invasion mongole par Timur Lang (Tamerlan)
frappa à nouveau l’Anatolie. Le royaume de
Géorgie sombra peu à peu dans l’anarchie.
Un lac ottoman
L’histoire de la mer Noire a ensuite été
durablement influencée par le destin extraordinaire d’une petite tribu turque qui se développa à
la fin du xiiie siècle dans l’Anatolie occidentale,
au cœur des territoires historiques de l’Empire
byzantin : les Osmanlis, mieux connus sous le
nom d’Ottomans. Leur croissance phénoménale les conduisit au-delà du Bosphore et les
rendit rapidement maîtres des Balkans. Le roi
de Pologne Ladislas III réunit contre eux une
coalition européenne, qui fut écrasée à Varna
(Bulgarie) sur la côte ouest en 1444. Après quoi,
la voie fut ouverte à la conquête ottomane de la
côte nord de la mer Noire.
Les Ottomans tenaient les Détroits et
– fait nouveau – étaient en mesure d’interdire
tout trafic entre la Méditerranée et la mer Noire,
grâce à l’artillerie. Dès lors, ce n’était plus qu’une
question de temps. Les murs de Constantinople
affamée tombèrent face aux canons des assiégeants en 1453, puis ceux de Trébizonde en 1461,
et enfin ceux de Caffa en 1473. La Géorgie,
morcelée, vassalisée, disparut en tant qu’État
autonome. Constantinople connut un nouvel essor
et un nouveau système économique s’installa.
En Crimée, les Ottomans permirent l’établissement durable d’un khanat tatar descendant des
Mongols. Les Tatars, habitués des raids en terre
polonaise ou russe, représentèrent longtemps une
menace pour les États du nord de l’Europe.
C’est aux Turcs que nous devons le terme
« mer Noire » (Karadeniz) entré dans les langues
occidentales, car elle est pour eux au nord, une
direction représentée par la couleur noire. Au
xviiie siècle, l’Encyclopédie de Diderot note
sobrement : « Les peuples qui habitent les bords
de cette mer sont ou sujets ou tributaires de
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La mer Noire (XIe-XIIIe siècles)
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Sources : R. Grousset, L’Empire des steppes, Payot, Paris, 1965 ; G. Duby, Grand Atlas historique, Larousse, Paris, 1997,
et F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1992.
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l’Empire ottoman 5. » Seuls les Polonais conservèrent un accès ténu à cet espace, grâce aux
fleuves Boug et Dniepr. Pourtant, cette domination fut assez vite mise à mal par un peuple de
marins redoutables, qui pratiquèrent la piraterie
jusqu’en Anatolie. Ironiquement, ceux-ci
passèrent à l’histoire comme d’excellents
cavaliers au service de la Russie : les Cosaques.
Le rêve grec :
de l’arrivée des Russes
à la guerre de Crimée
La guerre de la Sainte Ligue (1683-1699),
coalition qui réunissait l’Autriche, la Pologne et
Louis de Jaucourt, « Mer Noire » (1765), in Encyclopédie
ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers
(http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.74:304:35./var/artfla/
encyclopedie/textdata/IMAGE/).
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Venise, stoppa toutefois définitivement l’avancée
ottomane. Pour la première fois, l’Empire russe
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participait
à une alliance européenne. Néanmoins,
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les Turcs représentaient encore une puissance
formidable et le tsar Pierre le Grand échoua
notamment à s’emparer de la Crimée. Il se
contenta d’établir une tête de pont en mer d’Azov,
qu’il ne put d’ailleurs pas conserver longtemps.
Mais ce n’était que partie remise. Lors
du traité de Küçük Kaynarca signé en 1774 au
terme d’une nouvelle guerre, l’Empire russe
obtint le contrôle de la Crimée ainsi que les
débouchés du Boug et du Dniepr. Désormais, il
pouvait accéder à la haute mer. Ses ambitions ne
connurent plus de bornes. La tsarine Catherine
la Grande formula un rêve grec, qui ne prévoyait
rien de moins que l’anéantissement de l’Empire
ottoman et la reconstitution d’un Empire romain
d’Orient, avec Constantinople pour capitale.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
19
Dossier La mer Noire, espace stratégique
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Sources : R. Grousset, L’Empire des steppes, Payot, Paris, 1965 ; G. Duby, Grand Atlas historique, Larousse, Paris, 1997,
et F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1992.
Ce fut aussi le signal d’une course à la
colonisation de cet espace largement inhabité.
Des colons venant de Russie, mais aussi du reste
de l’Europe, furent invités à s’installer, incités
par des offres de terres et d’exemptions fiscales.
De nombreuses villes nouvelles furent fondées.
De façon significative, la plupart reçurent des
noms à consonance grecque, en référence à la
première vague de fondation des villes grecques
dans l’Antiquité : Kherson au débouché du Dniepr
(1778), Sébastopol (1783) et Simferopol (1784)
en Crimée, le suffixe pol signifiant ville en grec 6.
En 1794, ce fut au tour du port commercial d’Odessa situé face à l’estuaire du Dniepr
dont le nom fut emprunté au nom d’une ancienne
ville grecque Odessos 7. Beaucoup plus saine
Voir Boris Unbegaun, « Les noms des villes russes : la mode
grecque », Revue des études slaves, tome 16, n° 3-4, 1936,
p. 214-235.
6 20
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
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et mieux placée que Kherson, avec son plan en
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comme un concentré d’Europe des Lumières. La
région de Nouvelle Russie (Novorossia) devint
une grande exportatrice de céréales en raison de
son arrière-pays exceptionnellement fertile 8.
L’avancée
de la Russie se poursuivit.
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En 1812, à la suite d’une nouvelle guerre contre
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Quoique la référence à Odessos soit certaine, l’explication fait
débat. L’impératrice Catherine II aurait baptisé la ville nouvelle
en référence à une petite localité grecque qui aurait existé dans
les environs. En tout état de cause, il a bel et bien existé une ville
grecque d’Odessos, mais beaucoup plus au sud, à l’actuel emplacement du port de Varna en Bulgarie. Il est aujourd’hui admis que
ce nom signifiait « ville d’eau » dans une langue pré-grecque.
Toutefois, l’idée selon laquelle le nom Odessos viendrait d’Odusseus (« Ulysse ») avait été invoquée dès les débuts de la ville.
Même si cette explication est sans doute incorrecte d’un point de
vue étymologique, on ne peut exclure qu’elle contribua à séduire
l’imagination de la Grande Catherine.
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Sources : G. Duby, Grand Atlas historique, Larousse, Paris, 1997, et F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1992.
les Ottomans, la Russie annexa une partie de la
principauté danubienne de Moldavie, au nord de
la rivière Prout. Ce territoire fut aussitôt baptisé
Bessarabie. Le congrès de Vienne (18 septembre
1814-9 juin 1815) consacra malgré tout un statu
quo en mer Noire entre les puissances victorieuses de Napoléon. Bon an mal an, l’Empire
ottoman bénéficia de cette accalmie. Néanmoins,
Odessa servit en 1822 de base de départ pour
une attaque de patriotes qui lança l’insurrection
des Grecs contre les Ottomans… au grand dam
du tsar Alexandre Ier.
Avec sa mort et l’accession de son frère
Nicolas I er, l’atmosphère libérale qui avait
La Nouvelle Russie comprenait les territoires au nord de la mer
Noire conquis par la Russie sur l’Empire ottoman, à la suite des
guerres russo-turques de la seconde partie du xviiie siècle. Voir
Stella Ghervas, « Odessa et les confins de l’Europe : un éclairage
historique », in Stella Ghervas et François Rosset (dir.), Lieux
d’Europe. Mythes et limites, Éditions de la Maison des sciences
de l’homme, Paris, 2008, p. 107-124.
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prévalu en Nouvelle Russie fut progressivement
remplacée par une politique de centralisation
et de russification. Entrée en guerre en même
temps que la Grande-Bretagne et la France
pour soutenir les Grecs, la Russie étendit son
influence sur les principautés de Moldavie et de
Valachie – actuellement situées en Roumanie.
L’État grec obtint son indépendance en 1830.
Malgré tout, le nord de la mer Noire continua de
se développer économiquement et de susciter le
rêve en Occident.
Dans le roman Le Père Goriot
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de Balzac
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le personnage principal, qui
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s’était enrichi
ok avec les céréales d’Ukraine, rêve
encore sur son lit de mort d’aller fonder une
fabrique de pâtes à Odessa.
L’Empire ottoman, économiquement
affaibli, et désormais appelé « l’homme malade
de l’Europe », tenta néanmoins, à partir des
années 1840, une politique de réformes (Tanzimat
en turc). Peu à peu, l’égalité entre les citoyens
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
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21
Dossier La mer Noire, espace stratégique
ottomans fut établie sans égard à leur religion, et
l’esclavage fut aboli. Sur le pourtour de la mer
Noire, le développement économique s’accéléra
encore grâce à l’arrivée de la navigation à vapeur
puis, un peu plus tard, du chemin de fer.
Caucase, les Britanniques exploitèrent – avec
l’accord des Ottomans – la route qui passe par
le sud du Caucase. Les bateaux anglais traversaient le Bosphore et relâchaient à Trébizonde,
d’où partaient et arrivaient les caravanes faisant
le commerce avec l’Iran.
L’ère du désenchantement :
de la guerre de Crimée à la
Première Guerre mondiale
Au tournant du xxe siècle, avec le développement des puits de pétrole de la mer Caspienne,
la Russie construisit un chemin de fer à travers le
couloir géorgien, le Transcaucasien. Au port de
Batoumi sur la mer Noire, le pétrole était transbordé et amené à Novorossiisk et à nouveau
chargé sur des trains à destination du nord.
Les nuages commencèrent à nouveau à
s’amonceler quand l’expansionnisme russe en
direction de Constantinople ainsi que sa politique
d’intervention en Méditerranée orientale finirent
par menacer la survie même de l’Empire ottoman.
La répartition de ses dépouilles devint l’enjeu
de la « question d’Orient » entre les grandes
puissances. La Grande-Bretagne et la France
vinrent à la rescousse des Turcs, et la guerre de
Crimée (1853-1856) se solda par la chute de
Sébastopol. Pour les Russes, la défaite en mer
Noire face aux puissances occidentales, suivie de
l’interdiction d’y entretenir une flotte militaire et
des forteresses, constitua un traumatisme.
Dans les années qui suivirent, la Russie
se tourna donc vers le nord-est de la mer
Noire. Elle avait déjà obtenu – nominalement – le contrôle du littoral oriental montagneux, délimité par le fleuve Kouban, alors
appelé Circassie. Contrairement aux Géorgiens
annexés dès 1801, les Tcherkesses, musulmans
sans État constitué, ne reçurent pas le même
traitement que les populations chrétiennes.
Entre 1864 et 1867, l’armée russe occupa sans
ménagement l’arrière-pays et pratiqua une
politique déterminée d’expulsion. Près d’un
demi-million de personnes prirent le chemin
de l’exil en direction de l’Empire ottoman dans
des conditions épouvantables. Des dizaines de
milliers de Tatars de Crimée prirent eux aussi la
même voie de l’exil.
La mer Noire fut également un théâtre
secondaire du « grand jeu » entre la Russie et
la Grande-Bretagne pour le contrôle de l’Asie
centrale, et notamment de la Perse. Alors que
les Russes contrôlaient le corridor transcaucasien qui mène à la mer Caspienne à travers le
22
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
En 1877-1878, la Russie tenta à nouveau
d’en finir avec l’Empire ottoman, qui fut sauvé
in extremis par l’intervention de la flotte britannique dans les Détroits. Le traité de Berlin
de 1878 déboucha sur une nouvelle configuration
de la côte ouest de la mer Noire, avec la reconnaissance de la souveraineté de la Roumanie et
la naissance de la Bulgarie moderne. Le retrait
des Turcs fut l’occasion d’exactions contre les
populations civiles, commises de part et d’autre.
Alors que les Balkans furent le théâtre de déportations, l’Empire russe vit la multiplication de
pogroms contre les populations juives. Les deux
guerres balkaniques de 1912-1913 ne furent,
hélas, que le prélude à la tempête.
De la fin des empires
à la chute de l’URSS
Pour les Balkans et l’espace de la mer
Noire, la Première Guerre mondiale (1914-1918)
ne fut en effet qu’un épisode parmi une chaîne
interminable de bouleversements, ponctués de
déportations et de massacres. La région de la
mer Noire sombra dans le cauchemar. Au bout
du compte, les deux Empires russe et ottoman,
exténués, s’effondrèrent tous deux, éclatant en
une myriade de petites républiques. En Anatolie,
des centaines de milliers d’Arméniens furent
massacrés. Les Turcs et les Grecs, établis côte
à côte depuis des siècles, se livrèrent une guerre
sans merci qui conduisit à la « dés-hellénisation » de l’Anatolie, pendant que les populations
musulmanes disparurent quasiment d’Europe.
Les pays riverains de la mer Noire :
quelques indicateurs statistiques
Russie
Roumanie
Population : 143,5 millions (2013)
PIB : 2 097 milliards de dollars (2013)
PIB par habitant : 14 611 dollars (2013)
Taux de croissance du PIB : 1 % (2013) ; 3 % (2012)
Taux de croissance démographique : 0 % (2013)
Taux de croissance du PIB/habitant : 1 % (2013)
Taux d’inflation : 7 % (2013)
Espérance de vie à la naissance : 70 ans (2012)
Taux de chômage : 6 % (2012)
Taux de pauvreté : 11 % (2013)
Part de l’agriculture dans le PIB : 4 % (2013)
Part de l’industrie dans le PIB : 36 % (2013)
Part des services dans le PIB : 60 % (2013)
Population : 19,9 millions (2013)
PIB : 189 milliards de dollars (2013)
PIB par habitant : 9 490 dollars (2013)
Taux de croissance du PIB : 3 % (2013) ; 0 % (2012)
Taux de croissance démographique : – 1 % (2013)
Taux de croissance du PIB/habitant : 4 % (2013)
Taux d’inflation : 4 % (2013)
Espérance de vie à la naissance : 75 ans (2012)
Taux de chômage : 7 % (2012)
Taux de pauvreté : 23 % (2011)
Part de l’agriculture dans le PIB : 6 % (2013)
Part de l’industrie dans le PIB : 43 % (2013)
Part des services dans le PIB : 50 % (2013)
Turquie
Bulgarie
Population : 74,9 millions (2013)
PIB : 820 milliards de dollars (2013)
PIB par habitant : 10 945 dollars (2013)
Taux de croissance du PIB : 4 % (2013) ; 2 % (2012)
Taux de croissance démographique : 1 % (2013)
Taux de croissance du PIB/habitant : 3 % (2013)
Taux d’inflation : 4 % (2013)
Espérance de vie à la naissance : 75 ans (2012)
Taux de chômage : 9 % (2012)
Taux de pauvreté : 2 % (2012)
Part de l’agriculture dans le PIB : 9 % (2013)
Part de l’industrie dans le PIB : 27 % (2013)
Part des services dans le PIB : 64 % (2013)
Population : 7,3 millions (2013)
PIB : 53 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 7 300 dollars (2013)
Taux de croissance du PIB : 1 % (2013) ; 1 % (2012)
Taux de croissance démographique : – 1 % (2013)
Taux de croissance du PIB/habitant : 1 % (2013)
Taux d’inflation : 1 % (2013)
Espérance de vie à la naissance : 74 ans (2012)
Taux de chômage : 12 % (2012)
Taux de pauvreté : 21 % (2011)
Part de l’agriculture dans le PIB : 6 % (2012)
Part de l’industrie dans le PIB : 30 % (2012)
Part des services dans le PIB : 63 % (2012)
Ukraine
Géorgie
Population : 45,5 millions (2013)
PIB : 177 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 3 900 dollars (2013)
Taux de croissance du PIB : 2 % (2013) ; 0 % (2012)
Taux de croissance démographique : 0 % (2013)
Taux de croissance du PIB/habitant : 2 % (2013)
Taux d’inflation : 0 % (2013)
Espérance de vie à la naissance : 71 ans (2012)
Taux de chômage : 8 % (2012)
Taux de pauvreté : 9 % (2012)
Part de l’agriculture dans le PIB : 10 % (2013)
Part de l’industrie dans le PIB : 27 % (2013)
Part des services dans le PIB : 63 % (2013)
Population : 4,5 millions (2013)
PIB : 16 milliards de dollars (2013) PIB par habitant : 3 600 dollars (2013)
Taux de croissance du PIB : 3 % (2013) ; 6 % (2012)
Taux de croissance démographique : 0 % (2013)
Taux de croissance du PIB/habitant : 3 % (2013)
Taux d’inflation : – 1 % (2013)
Espérance de vie à la naissance : 74 ans (2012)
Taux de chômage : 15 % (2012)
Taux de pauvreté : 15 % (2012)
Part de l’agriculture dans le PIB : 9 % (2013)
Part de l’industrie dans le PIB : 24 % (2013)
Part des services dans le PIB : 67 % (2013)
Source : Banque mondiale.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
23
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Partout se produisit une « homogénéisation »
ethnique sur fond de souffrances humaines.
fut une série de catastrophes politiques, démographiques et culturelles pour toute la région.
La défaite des Russes blancs en Crimée
face aux bolchéviques, en novembre 1921,
entraîna un nouvel exode de plus de cent mille
réfugiés depuis Sébastopol. Le nouvel ordre de
l’entre-deux-guerres déboucha sur une réunification de la Russie en une fédération (l’Union
soviétique) et l’émergence d’un État national turc
(la Turquie). À l’ouest, la Roumanie récupéra
la Bessarabie, ce morceau de la principauté de
Moldavie perdu en 1812.
La guerre froide divisa ensuite la mer
Noire en deux : un nord communiste sous l’égide
du pacte de Varsovie qui incluait la Bulgarie et
la Roumanie et, au sud, une Turquie devenue
membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dès 1952, en même temps
que la Grèce. Ce fut au début des années 1950
que se produisit une singulière redistribution
des cartes en mer Noire, dont les conséquences
se font sentir jusqu’à nos jours. Khrouchtchev
confia la Crimée à la République soviétique
d’Ukraine, alors que le littoral de la mer Noire au
sud d’Odessa était confisqué à la Moldavie.
On pourrait penser que c’était là la fin des
épreuves. Il n’en fut rien. L’URSS étant désormais
sous la dictature stalinienne, l’Ukraine subit une
terrible famine, qui fit des centaines de milliers
de victimes. En 1939, une clause secrète du pacte
de non-agression signé entre Hitler et Staline
réattribua la Bessarabie à l’URSS. Des dizaines
de milliers d’habitants roumanophones furent
déportés ou assassinés, et les Allemands expulsés.
La guerre entre l’Allemagne nazie (avec
ses alliés la Roumanie et la Bulgarie) et l’URSS,
puis l’occupation de l’Ukraine furent à nouveau
l’occasion d’effroyables tueries. La population
juive fut aux deux tiers massacrée ou déportée
par les Allemands. À Odessa, en octobre 1941,
c’est l’armée roumaine qui commit une tuerie
contre les Juifs. La Crimée fut le théâtre de
combats acharnés qui donnèrent lieu à des
épisodes particulièrement cruels. La bataille de
Stalingrad (septembre 1942-février 1943), la
plus meurtrière de la Seconde Guerre mondiale,
eut lieu à mi-chemin entre la mer Noire et la mer
Caspienne. Seule la Turquie resta prudemment
hors des combats.
Comme à vouloir satisfaire les projets de
la Russie tsariste, la victoire de l’URSS avança
sa domination dans l’ouest de la mer Noire.
En 1944, la retraite des Allemands ramena les
Soviétiques en Bessarabie, qu’ils ré-annexèrent.
La fin de la guerre plaça également la Roumanie
et la Bulgarie sous la domination de l’URSS. Les
Tatars de Crimée, accusés en bloc de collaboration avec les Nazis – tout comme d’autres peuples
« punis » – furent déportés en Asie centrale. Au
bout du compte, la première moitié du xxe siècle
24
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
De la débâcle de l’URSS
à l’annexion russe
de la Crimée
Le destin de la mer Noire fut influencé,
une nouvelle fois, par des événements ayant
lieu à plusieurs milliers de kilomètres de là. En
avril 1991, la Géorgie proclama son indépendance,
suivie quelques mois plus tard par la République
de Moldavie. Le 8 décembre 1991, les représentants de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie
signèrent la dissolution de l’Union soviétique. À
la fin de l’année, c’était un fait accompli. Au lieu
d’un seul État souverain allant de la frontière du
Prout à l’ouest à la frontière turque à l’est, il y en
avait trois, quatre si l’on compte la Moldavie.
Loin d’apporter un apaisement, la libération de la tutelle soviétique signifia au contraire
un retour vers des nationalismes exacerbés. La
Russie, un instant fragilisée et affaiblie, soutint
immédiatement les dissidences armées chez ses
voisins au nord de la mer Noire, générant des
conflits gelés. La Transnistrie fit sécession de
la Moldavie, encouragée par la présence d’une
ancienne armée soviétique. Plus loin, l’armée
russe entra en Abkhazie révoltée contre la
Géorgie, ce qui fut l’occasion de nouvelles expulsions de population. À ces oppositions politiques
s’ajoute une lutte pour le transport des ressources
gazières et pétrolières venant de la mer Caspienne
et au-delà – la « géopolitique des tubes ».
Aujourd’hui, les équilibres semblent se
déplacer et changer de nature. La mer Noire
a connu, au début du xxie siècle, l’expansion
fulgurante d’un étrange « envahisseur » venu
de l’ouest : l’Union européenne. En 2007, la
Roumanie et la Bulgarie obtinrent leur adhésion.
Dès lors, les débats politiques en Moldavie,
en Ukraine et en Géorgie commencèrent à se
formuler de façon nouvelle, entre « Europe » et
« Russie ». Mais la source des tensions est que
l’OTAN – une alliance défensive sous l’égide
des États-Unis naguère dirigée contre la menace
soviétique, et qui survécut à la fin de la guerre
froide – pourrait désormais s’étendre dans des
pays du nord de la mer Noire qui avaient fait
partie de l’URSS. En 2014, à la suite de la chute
d’un gouvernement prorusse en Ukraine, une
insurrection éclata dans l’est du pays et la Crimée
fut rattachée à la Russie par la force, en dépit des
règles internationales. C’est désormais un État
russe profondément inquiet et irrédentiste 9 qui
tente de rétablir son influence sur le nord de la
mer Noire, face à ce qu’il perçoit comme une
expansion militaire de « l’Occident ».
La Turquie, candidate à l’Union européenne
depuis 1987, vit elle aussi une crise identitaire,
partagée entre son attraction pour l’Europe et
l’Asie centrale. Mais le littoral anatolien, qui
frappait jadis les visiteurs par son arriération,
produit désormais un contraste avec la côte nord,
grâce à son activité économique débordante et à
ses infrastructures modernes. Quant à Istanbul,
elle est devenue une métropole moderne, figurant
parmi les grandes capitales internationales.
lll
La mer Noire a bien été, comme l’a
affirmé l’écrivain britannique Neal Ascherson,
un lieu de naissance de la civilisation et de la
9 On appelle irrédentisme (de l’italien irredento, non restitué ou
libéré) un mouvement nationaliste qui réclame la « restitution »
de territoires appartenant à des États étrangers.
10 Neal Ascherson, Black Sea, Hill and Wang, New York, 1995.
barbarie 10. Alors que le xixe siècle avait présagé
une nouvelle ère de modernité, la création de
nouveaux États du pourtour de la mer Noire
a légué à la postérité des identités nationales
problématiques, lestées par une mémoire de
massacres et de déportations.
Dans ces conditions, raconter l’histoire de
la mer Noire reste un défi, non seulement parce
qu’elle est compliquée, mais aussi parce que les
histoires nationales constituent encore de nos
jours un enjeu politique. Un travail de réconciliation tel que l’ont effectué les Allemands et les
Français après la Seconde Guerre mondiale n’y a
pas encore eu lieu. Les récits des exactions subies
servent encore malheureusement à minimiser
celles déjà commises ou à en justifier de nouvelles,
perpétuant ainsi un cycle de violences sans fin.
Pour désamorcer les antagonismes, il est
indispensable que les États-nations riverains
de la mer Noire admettent enfin qu’ils ont tous
joué un rôle dans l’immense tragédie qui s’est
déroulée depuis le xixe siècle. Une nouvelle
génération d’historiens a reconnu cette nécessité d’écrire une histoire transnationale de la mer
Noire au-dessus des parties. Ce processus, qui
consiste notamment à recueillir, à côté des témoignages des victimes, également les confessions
des bourreaux, se révèle parfois douloureux.
Ceux qui s’engagent sur cette voie s’exposent
assez inévitablement à des critiques véhémentes
d’un côté comme de l’autre.
Mais les rancœurs entre États riverains ne
sont au fond que de brefs moments dans la vie de
cette région. Elles sont peu de chose à côté de la
permanence des cieux et des flots gris-vert de la
mer Noire, « la plus merveilleuse des mers » selon
Hérodote. C’est elle l’acteur principal de cette
région, qui exista longtemps avant les empires et
les États-nations, et qui leur survivra. Ce serait
plutôt aux êtres humains, qui en sont les hôtes, de
lui faire honneur en établissant une paix durable
sur ses rivages, et en réapprenant ensemble à
protéger son précieux environnement. n
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
25
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
La Turquie et la mer Noire,
une relation consubstantielle
« Ombre de Dieu, Sultan des deux terres et des
deux mers. » Le titre que se donnaient les souverains ottomans, au sommet de leur gloire, montre à
quel point la mer Noire est au cœur d’une histoire
que la Turquie revendique plus que jamais. Kara
Deniz ! Avant même les Ottomans, les Turcs seldjoukides pourraient être à l’origine de ce nom, car ils
identifiaient les points cardinaux par des couleurs.
Kara (noir), qui désignait le nord, renverrait ainsi au
positionnement septentrional de la mer (deniz) en
question.
Une importance stratégique
depuis l’Empire ottoman
Après avoir été le théâtre des multiples conflits russobyzantins au Moyen Âge, puis un champ d’expansion de la thalassocratie génoise au xive siècle, cet
espace eurasiatique, marqué dès l’Antiquité par la
civilisation hellénistique, est rapidement devenu
un « lac turc » au cours de la période moderne.
Dès la fin du xive siècle, les Ottomans tiennent, à
l’est, une partie de la façade maritime anatolienne
et, à l’ouest, les côtes bulgares et valaques. Au
xve siècle, après la prise de Constantinople (1453),
ils relient ces possessions occidentales et orientales, puis s’étendent encore à l’est après la chute
de Trébizonde (1461), tout en établissant au nord,
à partir de 1475, des liens de domination avec les
Tatars de Crimée et les Circassiens. Au xvie siècle, la
conquête de la Moldavie et de la Géorgie achève de
leur donner le contrôle de l’ensemble des rivages de
la mer Noire.
Cette situation dure jusqu’au déclin de l’empire que
l’on s’accorde à dater du traité de Küçük Kaynarca
en 1774 entre les Russes et les Ottomans, qui
enlève la Crimée à ces derniers. Au xixe siècle, la
mer Noire est au cœur de la question d’Orient qui
voit les Britanniques et les Français, lors de la guerre
de Crimée (1853-1856), s’employer à freiner la
poussée russe vers les mers chaudes, en soutenant
26
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
un « homme malade » désormais promis à une mort
certaine.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’avènement de la Turquie nouvelle est associée par l’histoire officielle à un port de la mer Noire : Samsun,
où débarque Mustafa Kemal en 1919 pour conduire
la « guerre d’indépendance » qui débouche sur
la création d’un État-nation. Installée dans ses
frontières par le traité de Lausanne (1923), la
république de Turquie, qui conserve la totalité du
littoral sud de la mer Noire, conforte aussi à l’issue
de la convention de Montreux (1936) sa maîtrise
multiséculaire des détroits qui conditionnent
l’accès à cette étendue maritime stratégique. C’est
un atout de taille pendant la guerre froide, Ankara,
alliée au bloc occidental, restant de surcroît le seul
État riverain non communiste de la mer Noire.
Une région particulière en Turquie
En dépit de cette importance géopolitique, la mer
Noire, notamment ses côtes les plus orientales,
demeure un territoire à part en Turquie, probablement
celui – si l’on excepte le Kurdistan – qui affiche les
particularismes les plus saillants. Communément
appelés « Lazes » – une référence abusive à un
peuple montagnard géorgien qui n’est que l’une des
composante du melting-pot local –, les natifs de la
mer Noire (Karadenizli) sont souvent considérés par
leurs concitoyens turcs comme des gens bornés – ce
qui fait ainsi l’objet de nombreuses moqueries –,
volontiers nationalistes, conservateurs sur le plan
religieux et attachés à leurs traditions, en particulier
au Horon, une danse folklorique exécutée au son
du kemece (un petit violon) et du tulum (une sorte
de cornemuse). Dans cette région, le tourisme reste
peu développé, les principaux contingents – même
les Russes – des 40 millions de visiteurs étrangers
qu’accueille la Turquie chaque année préférant les
côtes ensoleillées égéennes ou méditerranéennes
aux rivages brumeux de la mer Noire.
© AFP / Adem Altan
La visite d’État à Ankara, le 1er décembre 2014, du Président russe Vladimir Poutine à son homologue turc
Recep Tayyip Erdogan a ouvert la voie à une nouvelle ère de coopération en matière énergétique.
Les sérieuses divergences de vue entre les deux hommes, notamment sur la Syrie, ont en revanche
été passées sous silence.
Ces zones côtières sont pourtant actives. À l’ouest,
elles abritent l’important bassin charbonnier de
Zonguldak, tout en étant à l’est le lieu de productions
agricoles réputées, tels les laitages, la viande ou le
miel, ou spécifiques comme le thé et la noisette.
C’est dans les années 1930 que s’est développée
la culture du thé pour réduire les importations de
café, faisant du premier la boisson nationale dans
un pays où la consommation exclusive du second
a longtemps été la tradition. Quant à la culture de
la noisette, elle fait de la Turquie le premier producteur et exportateur mondial de ce fruit sec essentiel pour la fabrication du Nutella et de ses dérivés.
Il faut dire que, dans sa partie la plus orientale,
cette région humide se caractérise par ses torrents
qui descendent des Alpes pontiques vers la mer à
travers des vallées à la végétation luxuriante. Ces
ressources hydriques sont désormais considérées
comme le nouvel atout du développement économique local. Elles génèrent ainsi des centaines
de projets de centrales électriques qui suscitent
néanmoins d’intenses mouvements de protestation
animés par les populations locales et les défenseurs
de l’environnement.
Les enjeux géopolitiques contemporains
Le développement et le désenclavement de cette
région, qui possède des pôles urbains portuaires
de plus en plus importants, comme Samsun ou
Trabzon, pourraient aussi venir de la mer et de ses
potentialités. Encouragée par l’Union européenne,
l’Organisation de la coopération économique de la
mer Noire (OCEMN) a été lancée en 1992 à Istanbul.
Elle a placé la Turquie au cœur d’un processus visant
à rapprocher les pays riverains par la conduite de
projets concrets – halieutiques, autoroutiers ou
encore environnementaux.
Il a pourtant fallu attendre que les conflits en
cours à la fin du xxe siècle, dans les Balkans et le
Caucase, s’apaisent pour que cette organisation
prenne enfin son essor dans les années 2000. Elle
demeure dominée par la Russie et la Turquie qui
représentent 65 % de la population et produisent
75 % des richesses de ses États membres. Or, si elle
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
27
© AFP / Max Vetrov
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Deux mois après l’annexion de la Crimée par la Russie, des milliers de Tatars commémorent à Simferopol
le 70e anniversaire de la déportation de leur peuple par Staline. Représentant quelque 12 % de la population
criméenne, ils sont parmi les plus farouches opposants au rapprochement avec Moscou.
peut déboucher sur des synergies fructueuses, cette
emprise des puissances russe et turque peut aussi
réveiller les rivalités ancestrales.
En dépit de l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie
à l’Alliance atlantique, la Turquie reste en effet l’un des
principaux contributeurs aux forces navales de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en mer
Noire. Issu de cette rivalité russo-occidentale nouvelle,
le conflit russo-géorgien de l’été 2008 a montré que
la Turquie, alliée des Occidentaux et gardienne des
détroits, restait pour la Russie un adversaire potentiel
sur lequel elle n’hésitait pas, le cas échéant, à faire
pression par des déclarations politiques dissuasives et
des mesures de rétorsion économique.
En dépit de la prudence de la diplomatie turque,
la crise russo-ukrainienne de 2014 a confirmé ces
données stratégiques, en réactivant la question des
Tatars de Crimée. Déportés à l’époque stalinienne 1,
ces derniers – traditionnellement soutenus par la
Turquie – s’opposent à l’annexion de la péninsule par
la Russie et font à nouveau l’objet de persécutions 2.
28
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Cette situation peut aviver des tensions entre Ankara
et Moscou, qui sont déjà latentes sur les théâtres
voisins chypriote et syrien. Toutefois, Russes et Turcs
sont aussi enclins à taire ce différend régional pour
accroître leurs échanges économiques mutuels
avec des objectifs très ambitieux (100 milliards de
dollars par an en 2020). Les Turcs pourraient être
ainsi les premiers bénéficiaires des projets russes
de couloirs énergétiques dans la région après
l’annonce de l’abandon du gazoduc South Stream
par Vladimir Poutine en décembre 2014.
Jean Marcou *
* Professeur à Sciences Po Grenoble.
Accusés de collaboration collective avec l’ennemi nazi, les Tatars
ont été déportés de la Crimée au moment de la Seconde Guerre
mondiale. En 1989, les Tatars de Crimée ne constituaient que 1,6 %
de la population totale de la péninsule. Le recensement de 2001
a dénombré 243 400 Tatars, soit 12,1 % de la population totale.
2 Human Rights Watch, Rights in Retreat. Abuses in Crimea,
novembre 2014 (www.hrw.org/node/130595/).
1 Les conflits
infra-étatiques dans
la région de la mer Noire
* Baptiste Chatré
Baptiste Chatré *
est docteur en science politique et
consultant, notamment codirecteur
Après le conflit russo-géorgien de 2008, les événements
récents en Ukraine ont rappelé à l’Union européenne à
et sécurité dans l’espace mer Noire
(Éditions Panthéon-Assas, 2009).
quel point la conflictualité demeurait latente dans les
régions voisines de la mer Noire. Cette situation est liée
à la conjonction de deux processus à l’œuvre depuis la fin de la guerre
froide. D’une part, les sociétés civiles y sont encore en transition en
ce qui concerne la formation de la nation et la construction de l’État.
D’autre part, les grandes puissances, Russie, États-Unis et Union
européenne en tête, cherchent à peser sur ces processus, contribuant
à la déstabilisation de la zone.
(avec Stéphane Delory) de Conflits
L’espace de la mer Noire a, depuis l’Antiquité, constitué tout à la fois une frontière, au
sens mythique du terme, et une périphérie floue
pour les grandes puissances. Il est aussi une terre
de contact entre différents peuples, devenant par
là même l’objet de revendications contradictoires. De ce point de vue, l’obstacle que forment
la mer Noire et la chaîne du Caucase, qui culmine
à plus de 5 000 mètres d’altitude, n’a pas isolé
les différentes populations en présence, mais a
plutôt encouragé leurs échanges autour de points
de passage localisés (ports ou vallées).
Cette situation géographique particulière a entraîné un formidable entremêlement de
populations appartenant à des groupes ethnolinguistiques et religieux très divers, faisant ainsi du
Caucase, « la montagne des peuples », l’une des
régions d’Europe les plus variées d’un point de
vue ethnique. Cet espace est notamment marqué
par un lien étroit entre nationalisme et religion.
Le rôle joué par les Églises orthodoxes et par les
différents courants de l’islam y a considérablement renforcé les divisions d’ordre politique.
Ces éléments sont l’une des explications
des incessants partages qu’a subis la région de
la mer Noire, devenue la périphérie de quatre
empires désormais disparus – l’Empire perse,
l’Empire ottoman, l’Empire d’AutricheHongrie et l’Empire russe puis soviétique. Leurs
chutes successives et leur incapacité à créer
des systèmes fédéraux fonctionnels ont libéré
des mouvements locaux réclamant davantage
d’autonomie, qui ont rencontré l’opposition des
nouveaux États indépendants.
La période soviétique
L’Empire russe puis l’URSS ont, à l’image
des empires coloniaux, cherché à administrer
cette ligne de front en mer Noire. Moscou a figé
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
29
Dossier La mer Noire, espace stratégique
les territoires, tracé des frontières et influé sur
la répartition des populations, en organisant des
déportations massives (Tcherkesses, Tatars), des
transferts de populations russes et des processus
de russification forcée. La politique soviétique
a permis l’attribution d’un territoire à chaque
« grande » nation (Géorgiens, Arméniens,
Ukrainiens, Azéris), ce qui a contribué à leur
renforcement dans une première phase, de la
création de l’URSS à la fin de la Seconde Guerre
mondiale. La consolidation et la construction de leurs États respectifs – sur la base des
Républiques socialistes soviétiques (RSS) –
via une relative décentralisation du pouvoir
ne sont intervenues que plus tard, à partir des
années 1970.
L’absence de correspondance entre États et
nations s’est ensuite imposée comme un facteur
de déstabilisation lors de la transition postsoviétique. Par exemple, la RSS de Moldavie,
largement roumanophone, a été créée artificiellement en coupant en deux l’ancienne Bessarabie
et en lui adjoignant un territoire hétérogène – qui
deviendra la Transnistrie – où les roumanophones
étaient minoritaires et les Slaves majoritaires
(Russes immigrés et Ukrainiens russophones).
La RSS d’Ukraine s’est aussi vue agrandie
après 1945 de plusieurs territoires non ukrainiens, comme la Bucovine, la Transcarpathie ou
la Crimée. De la même façon, l’URSS a attribué
à la RSS d’Azerbaïdjan un territoire à la population en majorité arménienne, le Haut-Karabakh.
Parallèlement, le pouvoir soviétique a
affaibli ces RSS en consentant des statuts d’autonomie à certains de leurs territoires ethniquement hétérogènes. Ces territoires ont souvent à
leur tour été conçus selon les mêmes principes, à
l’image du Daghestan, où aucun groupe ethnique
ne dépassait 30 % de la population totale en 1991,
ou des républiques autonomes de KabardinoBalkarie et de Karatchaïevo-Tcherkessie, au
sein desquelles deux « majorités » se trouvaient
face à face. Ces entités ont été dotées d’un
gouvernement et d’une administration propres,
favorisant ainsi l’émergence de revendications
sécessionnistes. Souvent situées à la périphérie
des anciennes RSS et délaissées par le pouvoir
central, elles ont en outre souffert d’un retard
30
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
socio-économique qui a attisé leur volonté de
modifier leur statut en 1991.
Ces petits territoires autonomisés ont dès
lors constitué autant de bombes à retardement
pour les nouveaux États de la région (Ukraine,
Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie), alors que ces
derniers étaient plongés dans l’effervescence du
processus d’indépendance. Les conflits qui sont
nés au cours de cette période présentent deux
caractéristiques communes. Tout d’abord, ils
sont tous liés à la transformation de la place et du
rôle de ces nouveaux États, et particulièrement à
leur approche de la diversité identitaire. Ensuite,
l’influence russe y est décisive.
Une transition complexe
Les nouveaux États issus de l’ancienne
URSS ont été confrontés, depuis 1991, non seulement à la nécessité de transformer leur appareil
étatique, mais aussi à celle de mobiliser leur
population autour d’un projet national. Ce projet
s’est exprimé au travers de mesures spectaculaires – affirmation d’une seule langue officielle,
suppression des statuts d’autonomie des territoires périphériques comme au Haut-Karabakh 1,
interdiction des partis politiques régionaux, etc.
Ces décisions ont radicalisé des mouvements
séparatistes qui avaient saisi l’opportunité du
démembrement de l’URSS pour affirmer leurs
revendications identitaires et chercher à s’autonomiser vis-à-vis du centre.
Ces deux impulsions contradictoires
ont été exacerbées par l’accaparement des
ressources économiques par une petite élite
lors du chaos post-1991, à l’origine de « zones
grises », comme la Transnistrie. Près de vingtcinq ans après les premières indépendances, ces
territoires sans existence légale sont minés par
l’omniprésence de la fraude, de la corruption et
de trafics en tout genre.
En Ukraine, depuis décembre 2013, l’affirmation du processus de renforcement de l’identité ukrainienne s’accompagne, pour certaines
1 Le Haut-Karabakh a déclaré son indépendance à la suite de la
suppression de son statut d’autonomie par le nouvel État azéri
en 1991.
© AFP / Daniel Milailescu
À Tiraspol, la capitale de la Transnistrie, une
campagne d’affichage à la gloire de cet État non
reconnu, indépendant de la Moldavie depuis la
dissolution de l’URSS en 1991.
élites locales, du déni de l’importance de la langue
russe dans les zones où elle est parlée. À ce phénomène répond l’utilisation de l’argument linguistique pour justifier l’annexion de la Crimée par les
Russes, tandis que les tensions ont pu être exacerbées par le jeu trouble de certains oligarques ukrainiens oscillant entre l’un ou l’autre camp selon les
intérêts économiques en jeu.
La nouvelle politique
de puissance de la Russie
Dès le début de la transition, la Russie s’est
impliquée activement dans la gestion des conflits
de son voisinage immédiat. L’arrivée au pouvoir à
Moscou de Vladimir Poutine en 1999, l’utilisation
des exportations de gaz comme levier de pression
dès 2005, mais aussi l’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) au
Kosovo et l’élargissement des institutions euroatlantiques à la région ont aussi contribué à la
réaffirmation d’une politique de puissance de la
Russie dans la région de la mer Noire.
La Russie a ainsi cherché à maintenir en
l’état certains conflits pour préserver le nouveau
statu quo régional. Cette orientation se traduit
en particulier par la maîtrise des processus
de négociation, dont le cœur s’est déplacé à
Moscou.
L’activisme russe de la première partie des
années 1990 avait pourtant été positif. La Russie
s’était imposée comme force de maintien de la
paix dès 1993 en Abkhazie et elle avait participé
à la Commission mixte de contrôle en Ossétie
du Sud dès 1992. Elle avait également coprésidé le groupe de Minsk de l’Organisation pour
la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
pour le Haut-Karabakh. Enfin, jouant un rôle
décisif dans les relations entre la Moldavie et la
Transnistrie, elle a envoyé une force de maintien
de la paix dès 1992 pour venir en aide à ses alliés
de Tiraspol.
Bénéfique à court terme en raison de
son effet pacificateur, cette implication s’est
avérée déstabilisatrice à moyen ou long terme.
Elle semble en effet légitimer le démembre-
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
31
Dossier La mer Noire, espace stratégique
➜ FOCUS
Les peuples punis
Les rives de la mer Noire ont depuis
toujours abrité une grande diversité ethnique, en particulier de
nombreuses minorités bien souvent
persécutées par les pouvoirs en place.
Aujourd’hui mis en lumière par la
résistance des Tatars de Crimée face à
leur réinsertion dans le giron russe, le
sort des « peuples punis » est probablement l’exemple le plus marquant,
bien que largement méconnu, de cette
oppression.
Des centaines de milliers de Soviétiques
– certaines estimations vont jusqu’à
deux millions – ont en effet été soumis
à un déplacement forcé aux confins de
l’URSS en raison d’une loyauté jugée
douteuse lors de la « Grande Guerre
patriotique » de 1941-1945. Unies par
une même punition, ces populations ne
furent toutefois pas déportées simultanément. Ces mouvements de masse
s’échelonnèrent sur plusieurs années,
au gré des décisions du pouvoir
soviétique.
La première vague débute en août
1941. Alors que les forces hitlériennes
gagnent du terrain face à l’Armée
rouge, un décret du praesidium du
Soviet suprême d’URSS – organe
qui a exercé jusqu'en 1990 la présidence collégiale de l'État – ordonne
la déportation des citoyens soviétiques d’origine allemande, accusés
de collaborer avec l’envahisseur nazi.
Assignés à résidence au Kazakhstan,
parfois contraints au travail forcé, les
Allemands de la Volga sont bientôt
collectivement déclarés « ennemis du
régime soviétique ».
La deuxième vague sur vient dès
1943, lorsqu’une condamnation identique s’abat sur certaines
minorités ethniques soupçonnées du
même crime de collaboration. Parmi
ces « déplacés spéciaux », on trouve
des Tchétchènes, des Ingouches, des
Kalmouks, des Balkars ou encore
des Tatars de Crimée. Leurs membres
sont progressivement déportés en
Sibérie ainsi qu’en Asie centrale, et les
républiques autonomes dont ils sont
issus rayées de la carte administrative
de l’URSS – la République socialiste
soviétique de Crimée est par exemple
rabaissée au simple rang d’oblast de
Crimée.
Enfin, la troisième vague frappe à
partir de 1944 les dernières populations épargnées en Crimée et dans le
ment territorial des États concernés et retarde la
mise en œuvre d’un règlement durable de ces
conflits.
Le retour à une politique plus active
depuis 2005 sous-tend un double objectif
des autorités russes actuelles : tout d’abord,
empêcher tout processus de rapprochement
entre les États de la région et les institutions
euro-atlantiques ; ensuite, maintenir la présence
et l’influence de Moscou dans la région, voire
les accroître.
Cette influence se traduit par une présence
militaire russe officielle (Transnistrie, Ossétie
du Sud, Abkhazie) ou non (les fameux « petits
32
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Caucase, entre autres des Grecs, des
Bulgares et des Kurdes.
Quatre années plus tard, les peuples
punis sont déclarés déportés à perpétuité par les autorités soviétiques,
tandis que leurs conditions de vie,
déjà précaires, sont graduellement
durcies par de nouvelles contraintes
administratives.
Ce n’est qu’après la mort de Staline
qu’est adopté en 1955 un décret
sur la délivrance des passeports aux
« déplacés spéciaux » et que sont
annulées les dispositions restrictives à leur encontre. Non sans que se
pose l’épineuse question de la restitution des terres, les populations déportées sont dès lors autorisées à rentrer
dans leur région d’origine, à l’exception
notable des Tatars de Crimée dont la
plupart ne retrouveront leur terre d’origine qu’à la disparition de l’URSS. Au
vu des difficultés que pose le retour,
certains préfèrent rester sur leur territoire de déportation, d’où la persistance de nos jours de nombreuses
minorités, notamment tatares, au sein
des pays d’Asie centrale.
Questions internationales
hommes verts » en Ukraine) sur la plupart des
théâtres concernés, mais aussi sur le territoire
des États alliés de la Russie. En Arménie, la base
militaire russe de Gumri, située au nord-ouest
du pays, joue ainsi un rôle dissuasif vis-à-vis
du voisin azéri. Une fois ses troupes présentes
sur un territoire, Moscou s’attache, comme en
Ossétie du Sud, à les y maintenir pour mieux y
légitimer le statu quo.
Cet interventionnisme russe, qui passe
également par le soutien aux mouvements
séparatistes, connaît toutefois quelques limites
tant il est susceptible d’isoler la Russie sur la
scène internationale. Au-delà des vives tensions
L’environnement stratégique de la mer Noire (2015)
K A Z A K H S TA N
Kiev
UKRAINE
Na
Volgograd
Donetsk
M O L D AV I E
cc
o
BT
E
Transnistrie
Rostov
Tenguiz
RUSSIE*
ROUMANIE
Astrakhan
Odessa
Mihaïl
Novo
Tikhoretsk
Crimée
Kogalniceanu
Kropotkine
Selo
Sébastopol
Deveselu
Simferopol Novorossisk
Tchétchénie
Touapsé
Daghestan
Constanța
BULGARIE
Abkhazie
Graf
M er Noire
Kaspiisk
Ossétie
Bezmer
Ignatievo
Goudaouta
du Sud
M er
Tskhinvali
Tbilissi
C as p ien n e
GÉORGIE
TAP
Istanbul
Bakou
Samsun
Gumri
AZERBAÏDJAN
TANAP Ankara
Erzurum
ARMÉNIE
GRÈCE
HautKarabakh
BTC
TURQUIE
Küreçik
IRAN
Ceyhan
Mossoul
IRAK
CHYPRE
Mer Méd it erranée
Tartous
SYRIE
* La Russie est membre
du conseil OTAN/Russie
Région à majorité
russophone
Territoire annexé
par la Russie
Russie :
Oléoduc existant
Gazoduc existant
Oléoduc en projet
Gazoduc en projet/abandonné
Zone
de tension
et ou conflit
200 km
OTAN :
Membre
Partenaire
États-Unis :
Base aérienne
Base aérienne
Base navale
Base navale
Radar d’alerte
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
bu
Ukraine
orientale
avec les États occidentaux, certains alliés traditionnels de la Russie, comme la Biélorussie ou
le Kazakhstan, craignent les déstabilisations
internes et paraissent réticents à l’égard de cette
remise en cause de l’intégrité des frontières
issues de la transition post-soviétique.
fait principalement de l’obstruction de Moscou.
Depuis le conflit russo-géorgien de l’été 2008, ce
qualificatif est encore moins adapté à une situation éminemment dynamique, du fait même de
la volonté russe de saisir les opportunités qui se
sont créées dans la région.
Une conflictualité
persistante
Le Caucase du Nord, un foyer
de tensions internes pour la Russie
Le risque sécuritaire posé par le Caucase du
Nord demeure largement minoré depuis la fin de
la guerre en Tchétchénie en 1999. Cette région,
entièrement située sur le territoire de la Russie,
correspond, depuis 2010 seulement, à un district
fédéral russe – échelon administratif principal de
la Fédération, le Caucase du Nord étant le plus
petit des neuf que compte la Fédération. Cette
Les conflits dans la région de la mer Noire
ont souvent été qualifiés de « gelés », n’ayant ni
vainqueurs ni vaincus 2. Or, seuls les processus
de résolution restent véritablement bloqués, du
Sur les « conflits gelés », voir l’encadré de Benoît Lerosey,
pages 37-38.
2 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
33
Dossier La mer Noire, espace stratégique
évolution est le signe de la difficulté qu’a Moscou
à gérer cet ensemble hétérogène et instable. Elle
témoigne aussi de sa volonté de modifier la situation actuelle afin de laisser davantage d’autonomie locale à la région spécifique du Caucase
du Nord. Pour maintenir la stabilité dans la zone
et tenter d’y conserver la maîtrise du territoire, la
Russie préfère y soutenir des dirigeants au profil
autoritaire. Ces derniers bénéficient alors de l’aide
militaire et financière russe à la condition expresse
de faire preuve de loyauté vis-à-vis de Moscou
et de jouir d’une certaine légitimité au sein des
populations locales.
Conséquence directe des deux guerres de
Tchétchénie, le Caucase du Nord peut désormais être perçu comme un foyer de radicalisation islamiste et un vivier pour le terrorisme. Ses
combattants continuent de menacer directement
les intérêts russes, mais aussi la sécurité internationale comme le montrent l’attentat du marathon
de Boston en 2013, dont les auteurs étaient deux
frères tchétchènes, ou encore la présence de
combattants tchétchènes sur les théâtres d’opérations en cours, du Donbass à la Syrie.
Le traitement russe de la question du terrorisme caucasien, basé sur une sécurisation autoritaire de la région, a apporté une certaine accalmie
à court terme – l’opération de contre-terrorisme en
Tchétchénie a été clôturée en 2009. En revanche,
à moyen ou long terme, les problèmes demeurent
sans solution : luttes entre clans pour l’accaparement des ressources et notamment des terres,
absence de développement économique, corruption, mauvaise gestion par les élites, chômage des
jeunes, décentralisation avortée, gestion autocratique du pouvoir local et instrumentalisation des
revendications identitaires. Dans ce contexte,
le modèle d’un islam radical offre souvent aux
populations la seule alternative à des élites
politiques en quête d’une nouvelle crédibilité.
La zone demeure extrêmement conflictuelle, avec des groupes insurgés, en apparence
liés à l’islam radical mais, plus concrètement,
structurés autour d’un activisme local – criminel et
politique –, qui agissent de la Kabardino-Balkarie
à la république du Daghestan, actuellement la
plus touchée par les violences. Cette instabilité est nourrie par une myriade de petits mouve34
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
ments locaux que l’idée de lancer un « émirat du
Caucase » n’arrive pas à fédérer ou à hiérarchiser
et qui, pour l’essentiel, restent imperméables à
tout mouvement islamiste radical global.
Le détournement de l’attention vers
l’Ukraine et l’emploi de forces russes sur
d’autres terrains constituent néanmoins autant
d’occasions pour relancer des opérations plus
importantes contre la Russie. Mais davantage
que les troubles en Ukraine, ce sont les événements qui se déroulent plus au sud, entre l’Irak
et la Syrie, qui pourraient avoir des répercussions
dans la région et encourager des actions déstabilisatrices. L’action du 4 décembre 2014 à Grozny
de la part d’insurgés tchétchènes montre bien que
les groupes armés prêts à en découdre avec les
autorités locales et nationales restent puissants et
loin d’être éradiqués, malgré le discours rassurant des autorités russes. Il pourrait ne s’agir que
d’une première étape vers un retour à des actions
armées de plus grande ampleur de la part des
rebelles tchétchènes.
La permanence des tensions
interétatiques dans le Caucase du Sud
Le Caucase du Sud demeure l’objet d’une
lutte d’influence entre États-Unis, Russie et
Européens, comme en témoigne l’évolution
récente des conflits en Abkhazie, en Ossétie du
Sud et au Haut-Karabakh.
En Géorgie, le contexte actuel, marqué par
la poursuite d’un rapprochement avec l’OTAN
et la signature d’un accord d’association entre
l’Union européenne et ce pays en juin 2014,
ne peut que déplaire à Moscou. La Russie a
répondu en novembre 2014 à cette pénétration
occidentale au Caucase du Sud par un traité avec
l’Abkhazie – comprenant un accord de sécurité
et de défense, et officialisant la situation de fait
qui prévaut. Désormais, toute récupération des
deux territoires sécessionnistes par la Géorgie
ne pourrait intervenir, selon Moscou, qu’au sein
de l’Union eurasiatique 3. Le nouveau gouvernement géorgien, plus conciliant à l’égard des
intérêts russes que celui de l’ancien président
L’Union eurasiatique a été créée par la Russie, la Biélorussie et le
Kazakhstan le 29 mai 2014. L’Arménie y a adhéré le 9 octobre 2014.
3 Les pays riverains de la mer Noire
Indicateurs comparatifs
Indice de Gini
Géorgie
Turquie
Russie
Bulgarie
Roumanie
Ukraine
(2012)
41,4
(2011)
40,0
(2009)
39,7
(2011)
34,3
(2012)
27,3
(2010)
24,8
PIB par habitant, 2013
(en milliers de dollars courants)
Russie
Turquie
Roumanie
Bulgarie
Ukraine
Géorgie
14,6
10,9
9,5
7,3
3,9
3,6
Part de migrants, 2010
(en % de la population totale)
Ukraine
Russie
Géorgie
Turquie
Bulgarie
Roumanie
11,5
8,6
3,8
2,0
1,5
0,7
Dépenses publiques en éducation
(en % du PIB)
Ukraine
Russie
Bulgarie
Roumanie
Turquie
Géorgie
(2011)
6,2
(2008)
4,1
(2010)
4,1
3,1
(2011)
(2006)
2,9
(2012)
1,5
Dépenses publiques de santé, 2012
(en % du PIB)
Turquie
Bulgarie
Ukraine
Roumanie
Russie
Géorgie
4,7
4,2
4,1
4,0
3,8
1,7
Dépenses militaires publiques, 2013
(en % du PIB)
Russie
Ukraine
Géorgie
Turquie
Bulgarie
Roumanie
4,2
2,9
2,7
2,3
1,6
1,3
Dépenses publiques en R&D
(en % du PIB)
Russie
Turquie
Ukraine
Bulgarie
Roumanie
Géorgie
1,1 (2012)
0,9 (2011)
0,7 (2011)
0,6 (2012)
0,5 (2012)
0,2 (2005)
Sources : Banque mondiale, www.banquemondiale.org
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
Mikhéil Saakachvili (2004 à 2013), paraît indécis
face à ces derniers développements, comme
pourrait l’illustrer la démission de plusieurs
ministres pro-occidentaux en novembre 2014,
même si l’orientation pro-occidentale des élites
géorgiennes reste une posture incontournable.
Plus au sud, l’Arménie, enclavée, en
conflit ouvert avec l’Azerbaïdjan à propos
du Haut-Karabakh et en conflit latent avec la
Turquie, voit en la Russie la garantie de sa survie
dans une région qui lui reste hostile, à la fois
économiquement et militairement.
L’Azerbaïdjan, grâce aux revenus des
hydrocarbures, jouit pour sa part d’une forte
indépendance stratégique et exerce un attrait
indéniable vis-à-vis de l’ensemble des grands
acteurs qui s’intéressent à la région. Il maintient
une relation pragmatique avec la Russie
– Moscou vendant des armements à l’Azerbaïdjan qui les utilise contre son allié arménien.
Cependant, une méfiance réciproque demeure,
entretenue par deux facteurs. Le premier est lié
à la menace d’une importation du salafisme sur
le territoire azéri à travers la minorité lezguienne
présente à la fois au Daghestan et en Azerbaïdjan
et qui bénéficie du soutien russe. Le second est
celui du conflit du Haut-Karabakh.
Territoire azéri peuplé à une très large
majorité d’Arméniens, le Haut-Karabakh a
demandé dès 1991 son indépendance. Depuis, le
conflit s’est mué en un différend entre l’Arménie
et l’Azerbaïdjan à travers le soutien sans faille
de l’Arménie aux dirigeants indépendantistes du
territoire. Le cessez-le-feu de 1994 est régulièrement remis en cause, l’Azerbaïdjan n’ayant
pas renoncé, comme la plupart des autres États
concernés par des mouvements séparatistes, à
rétablir sa souveraineté sur la région. Le processus
de négociation entre les deux États reste bloqué.
Alors que leurs dirigeants respectifs ne sont pas
prêts à en payer le prix politique, les sociétés
demeurent, quant à elles, opposées à tout accord.
Le cas est en outre particulier en raison du
rôle différent qu’y joue la Russie. N’étant pas
directement impliquée, elle affiche son volontarisme dans la recherche d’un compromis, comme
le montre la rencontre de Sotchi du 10 août 2014
entre la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie,
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
35
Dossier La mer Noire, espace stratégique
intervenue après une nouvelle escalade de
violence durant l’été. Or, le Haut-Karabakh
constitue probablement le seul conflit dont la
solution ne réside pas directement à Moscou. Ce
blocage entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan souffre,
en effet, du regain de tensions entre l’Occident
et la Russie, États-Unis, France et Russie devant
agir de concert pour favoriser la signature d’un
accord. L’enjeu du Haut-Karabakh est, pour
l’Arménie, suffisamment fort pour avoir choisi
de rejoindre l’Union eurasiatique proposée par
V. Poutine, l’Union européenne défendant plutôt
l’intégrité des frontières dans la région.
Dans ce conflit, la situation peut devenir
instable entre un Azerbaïdjan riche de ses
exportations d’hydrocarbures et une économie
arménienne délabrée. Si l’expérience et la qualité
du matériel de l’armée arménienne ont pu,
jusque-là, défendre l’acquis du Haut-Karabakh,
il est probable que les lourds investissements consentis pour l’amélioration de l’outil
militaire azéri porteront un jour leurs fruits et
donneront aux autorités militaires azéries les
mêmes velléités de reconquête que celles de
M. Saakachvili en Ossétie du Sud en 2008.
L’hypothèque ukrainienne
Principal élément de déstabilisation de la
région, les événements de 2014 en Crimée et dans
le Donbass sont une occasion décisive pour la
Russie de peser de façon durable dans les affaires
ukrainiennes. Plusieurs explications peuvent être
avancées à cette flambée de violence : la transition démocratique ukrainienne chaotique, une
certaine instrumentalisation des populations
russophones – qui représentent près de 17 % de
la population ukrainienne –, des régions périphériques refusant la centralisation du pouvoir
et l’occidentalisation du pays, des difficultés
économiques et de développement, et l’importance des groupes criminels. Moscou cherche à
empêcher par tous les moyens un éloignement de
l’Ukraine de sa zone d’influence. Elle tente de
la déstabiliser par le grignotage de son territoire,
en invoquant la « Nouvelle Russie », la frontière
symbolique de la conquête russe au xviiie siècle.
Il paraît désormais improbable que ces
territoires reviennent un jour sous souveraineté
36
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
ukrainienne, tant la mainmise des groupes armés
et/ou criminels est, avec le soutien de Moscou,
forte et tant l’outil militaire ukrainien est faible.
L’annexion éclair de la Crimée par la Russie et
le processus de russification en cours témoignent
de la rapidité avec laquelle la Russie exploite
les moindres occasions offertes par le contexte
régional. Dans le Donbass, Moscou pourrait
préférer la création d’une nouvelle zone grise,
favorisant la présence de forces russes en Ukraine.
Ce litige territorial semble rapprocher l’Ukraine de
l’OTAN via une occidentalisation de la politique
nationale. Il pourrait aussi durablement empêcher
l’Ukraine de rejoindre celle-ci, l’importance des
relations pacifiques avec les États voisins étant un
critère utilisé jusqu’ici avec constance en Europe
centrale et orientale pour freiner les ardeurs de
certains candidats.
Les résultats pro-européens des élections
générales d’octobre 2014 en Ukraine montrent
néanmoins les limites de cette tactique. L’absence
de soulèvement majeur des populations russophones du Sud-Est ukrainien entre Crimée et
Donbass hypothèque, pour l’instant, le projet russe
d’étendre la déstabilisation régionale. L’enjeu des
prochains mois est de savoir comment Moscou va
chercher à avancer ses pions dans la zone, et peutêtre soutenir les milices locales dans l’extension
de leurs avantages territoriaux jusqu’en Crimée.
lll
La permanence de ces conflits pèse sur la
mise en place d’un climat de confiance dans la
région de la mer Noire. Ceux-ci nuisent à toute
forme de coopération entre États, même sur le
plan bilatéral. Par ailleurs, l’omniprésence des
grands acteurs internationaux, Russie en tête,
empêche les sociétés locales de prendre en main
les processus de résolution de leurs différends.
L’implication d’autres acteurs régionaux dans les
négociations (Turquie, Pologne, Iran) pourrait
représenter l’une des perspectives de sortie
d’une crise qui risque sinon de s’aggraver et de
se prolonger. Ceci pourrait en effet renforcer la
dimension régionale de la résolution des conflits
et permettre l’entrée en jeu d’acteurs légitimes
dont l’influence diplomatique a été jusque-là
sous-utilisée. n
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Les litiges territoriaux autour de la mer Noire
Point de rencontre, jusqu’au début du xxe siècle, entre
les grands empires russe, ottoman et austro-hongrois,
le littoral de la mer Noire, peuplé des nations les plus
diverses, a suscité d’innombrables antagonismes
territoriaux. Tandis que la fin de la Seconde Guerre
mondiale avait stabilisé les frontières entre les pays
riverains, pour la plupart inclus dans le bloc socialiste, la disparition de l’URSS en 1991 a donné lieu
à l’apparition de nouveaux conflits, dont aucun, à ce
jour, ne semble durablement résolu.
Les « conflits gelés » issus
de la dislocation de l’Union soviétique
l La Transnistrie est un étroit territoire situé en Moldavie
entre le Dniestr et la frontière avec l’Ukraine. À la différence
du reste de la Moldavie, elle est majoritairement peuplée
de Russes et d’Ukrainiens russophones. Dès 1990, dans
le contexte du démembrement de l’Union soviétique, la
Moldavie cherche à affirmer son identité roumanophone
et à obtenir son indépendance, voire son rattachement
à la Roumanie. Les autorités locales de Transnistrie
proclament l’indépendance de la région et demandent
à rejoindre l’URSS puis, après 1991, la Fédération de
Russie. Le sécessionnisme transnistrien donne lieu à un
conflit armé avec Chisinau en 1992, à l’issue duquel la
République moldave du Dniestr, ou Transnistrie, autoproclamée et soutenue par des éléments de l’armée russe,
obtient son indépendance de facto.
Alors qu’aucun État membre des Nations Unies, pas
même la Russie, ne reconnaît son indépendance, Tiraspol
a développé un ensemble d’institutions étatiques :
président, gouvernement, monnaie, police et même une
armée et un service de renseignement, largement sous
la coupe du FSB 1 russe. Bien que la Transnistrie soit une
région dépositaire de la plus grande partie du potentiel industriel de la Moldavie soviétique, les autorités
locales vivent essentiellement des subsides de Moscou
et de diverses activités illégales. Malgré des négociations
multilatérales régulières en « format 5 + 2 » 2, le règleFederalnaïa Sloujba Bezopasnosti, Service fédéral de sécurité,
le successeur du KGB.
2 OSCE, Union européenne, Russie, Ukraine et États-Unis
+ Moldavie et Transnistrie.
ment du conflit est toujours au point mort. Pour Moscou,
conserver un conflit gelé et entretenir une importante
présence militaire russe en territoire moldave demeurent
des puissants leviers de pression pour freiner les velléités
d’intégration européenne de Chisinau. Vu de Tiraspol,
le récent exemple de l’annexion éclair de la Crimée par
Moscou a, en outre, redonné des arguments aux partisans d’une ligne intransigeante.
l Région
montagneuse du Caucase, peuplée majoritairement d’Arméniens, le Haut-Karabakh est rattaché
en 1921 par le jeune pouvoir soviétique à l’Azerbaïdjan.
À la fin des années 1980, dans le contexte de la
pere­stroïka et de l’exacerbation des nationalismes dans
toute l’Union soviétique 3, ce territoire, qui bénéficiait d’un
statut d’autonomie au sein de la République socialiste
soviétique d’Azerbaïdjan, demande son rattachement à
l’Arménie, puis proclame finalement son indépendance
en septembre 1991. S’ensuit un conflit de trois ans
entre l’Azerbaïdjan, d’une part, la république sécessionniste soutenue par l’Arménie — et indirectement par la
Russie —, d’autre part.
Le protocole de Bichkek du 5 mai 1994 met un terme
aux affrontements et entérine l’indépendance de facto du
Haut-Karabakh. Les armées karabakhtsie et arménienne
occupent les territoires séparant le Haut-Karabakh de
l’Arménie. Depuis lors, les négociations pour le règlement
du conflit sont supervisées par le « Groupe de Minsk »,
créé sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE) et coprésidé par la France,
les États-Unis et la Russie. En 2005, les « principes de
Madrid » ont établi une feuille de route pour une résolution du conflit fondée sur l’autodétermination de la
population du Haut-Karabakh. Les affrontements et les
incidents demeurent néanmoins fréquents, et le récent
sommet de Paris du 27 octobre 2014 entre les présidents azerbaidjanais et arménien n’a pas empêché un
regain de tensions presque immédiat.
l L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie sont deux territoires
géorgiens, frontaliers de la Russie, qui ont proclamé
leur indépendance vis-à-vis de Tbilissi, respectivement
1 3 Notamment les pogroms anti-arméniens de Soumgaït en 1988 et
Bakou en 1990.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
37
Dossier La mer Noire, espace stratégique
en 1991 et en 1992, amputant le pays de près de
20 % de son territoire et de la moitié de son littoral. À
la suite de conflits armés entre la Géorgie et les forces
indépendantistes soutenues par Moscou (1991-1992 et
1992-1993), les deux régions ont obtenu leur indépendance de facto, garantie par une mission de surveillance
du cessez-le-feu de la Communauté des États indépendants (CEI).
En août 2008, après de nombreux incidents sur la ligne
de cessez-le-feu, le conflit est réactivé par la tentative
du régime géorgien de Mikhéil Saakachvili de reprendre
le contrôle des deux régions. L’armée russe intervient
alors militairement sur les territoires abkhaze et ossète
et, au-delà, sur le territoire géorgien. Elle s’arrête avant
Tbilissi, mais Moscou prend argument du conflit pour
reconnaître officiellement l’indépendance des deux
républiques, à la différence des autres « conflits gelés »
de la région. Cette reconnaissance rend de fait impossible tout projet de règlement fondé sur le maintien des
territoires au sein de la Géorgie. Récemment, la volonté
de Moscou d’inclure l’Abkhazie à ses projets d’intégration
économique eurasiatique, via un traité bilatéral signé le
24 novembre 2014, fait de ces deux conflits les différends
les plus durablement gelés de l’espace post-soviétique.
La guerre de 2014 en Ukraine :
de nouvelles oppositions pour
le contrôle du littoral de la mer Noire
l La Crimée est une péninsule située sur la rive nord
de la mer Noire, qu’elle sépare de la mer d’Azov.
Longtemps partie intégrante du monde grec et byzantin,
elle passe sous contrôle des Tatars venus du Nord au
xve siècle, avant d’être intégrée à l’Empire russe à la fin
du xviiie siècle. République autonome au sein de l’URSS,
elle est transférée de la Russie à la République socialiste soviétique d’Ukraine par décision personnelle de
Nikita Khrouchtchev en 1954. Après 1991, elle demeure
ukrainienne, mais continue à abriter la principale base
de la marine russe à Sébastopol et constitue un foyer du
nationalisme russe au sein de l’Ukraine indépendante.
Jouissant d’un statut d’autonomie poussée, elle ne fait
cependant pas l’objet d’un conflit indépendantiste armé.
En février 2014, suite au renversement du régime prorusse
du président Viktor Ianoukovitch à Kiev, la Russie, mettant
à profit le mécontentement de la population criméenne,
lance une action de grande ampleur et extrêmement
bien planifiée fondée sur la prise des points clés de
la péninsule par des soldats des forces spéciales, en
38
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
uniforme russe mais dépourvus d’insignes 4. En quelques
jours, les forces russes prennent le contrôle du territoire,
organisent un référendum, largement contesté, et reconnaissent dans la foulée l’indépendance du territoire. Le
18 mars, les nouvelles autorités de Crimée signent avec
Vladimir Poutine un traité de rattachement à la Russie.
L’annexion de la Crimée par la Russie modifie sensiblement les équilibres géopolitiques en mer Noire, en privant
l’Ukraine d’une grande partie de son littoral. Elle permet à
la Russie d’accroître sa présence maritime et de tirer profit
d’un plateau continental riche en hydrocarbures et offre au
surplus une plateforme pour le transit du gaz vers l’Europe.
région du Donbass est un bassin houiller situé dans
l’est de l’Ukraine, à la frontière avec la Russie. Haut lieu de
l’extraction du charbon et de l’industrie métallurgique dès
l’époque soviétique, il s’agit d’une région riche, densément peuplée et urbanisée, et de tradition ouvrière. Bien
que très majoritairement russophone, culturellement et
humainement proche de la Russie, elle n’avait, jusqu’à
récemment, jamais fait l’objet de tensions sécessionnistes au sein de l’Ukraine indépendante, parvenant à
voir ses intérêts largement représentés à Kiev, notamment
sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, lui-même originaire de la région.
l La
Dans le prolongement des événements de
l’hiver 2013-2014, puis de l’annexion de la Crimée par la
Russie en mars 2014, un mouvement de déstabilisation
se développe, avec des manifestations de populations
locales insatisfaites du changement de régime, la mise en
place de milices locales et une ingérence militaire russe.
Les séparatistes aidés par les services spéciaux et l’armée
russe prennent le contrôle d’une partie des régions de
Donetsk et de Lougansk et tentent de bâtir des « États »
comparables à celui de Transnistrie, mais que Moscou ne
reconnaît pas davantage : les « républiques populaires »
de Donetsk et de Lougansk. Au printemps 2014, la
progression de l’armée ukrainienne et des bataillons
combattant pour l’unité de l’Ukraine face aux séparatistes
amène l’armée russe à s’impliquer plus activement dans
le conflit. Les séparatistes stabilisent leur territoire et un
accord est signé à Minsk, le 5 septembre 2014, en vue
d’un processus de règlement politique du conflit. Celui-ci
paraît cependant dans l’impasse.
Benoît Lerosey *
* Diplômé de Sciences Po Paris.
4 Rapidement qualifiés de « petits hommes verts ».
La Russie et la mer Noire :
entre récit géopolitique
et mythologie identitaire
* Kevin Limonier
Kevin Limonier *
est chercheur à l’Institut français
de géopolitique (IFG – Paris 8).
Ponctués de violents conflits, les trois siècles de
présence russe sur les rives de la mer Noire ont permis
le développement d’une véritable mythologie identitaire et d’un récit
géopolitique racontant et légitimant le rôle de la Russie dans la région.
C’est sur ce corpus très divers que s’appuie désormais en partie le Kremlin
pour mettre en récit sa vision de la place de la Russie dans le monde, dans
un contexte de forte hausse des tensions sur ses frontières méridionales.
Le 4 décembre 2014, lors de sa traditionnelle allocution devant l’Assemblée fédérale de
Russie, Vladimir Poutine a déclaré : « La Crimée
[…] et Sébastopol ont une importance civilisationnelle et même sacrée inestimable pour la
Russie, comme le mont du Temple à Jérusalem
pour les adeptes de l’islam et du judaïsme 1 ». De
par sa formulation, cette adresse du Président
russe aux députés de la Douma et du Conseil
de la Fédération constitue une rupture. Sur le
fond, le propos ne fait que reprendre le thème
de la grandeur russe érigé en doctrine politique
depuis quelques années. En revanche, l’emploi
répété des notions de sacralité, de vérité ou de
civilisation confirme la séparation très nette que
la communication officielle tente depuis peu
d’établir entre Vladimir Poutine et le reste de la
classe politique russe. Le Président russe fait ici
figure de « visionnaire » éloigné des « techniciens » chargés de l’exécution de cette vision.
1 Discours du président de la Fédération devant l’Assemblée
fédérale, 4 décembre 2014 (http://kremlin.ru/news/47173).
En ce sens, V. Poutine renoue avec une
ancienne tradition intellectuelle consistant
à magnifier les ambitions d’un État aspirant
au contrôle d’un espace géographique donné
pour des raisons stratégiques – contrôle des
ressources, des richesses, des voies de communication, etc. Les références mémorielles et
théoriques choisies servent alors à légitimer ces
ambitions et à accroître la capacité de mobilisation – humaine, financière ou autres – de l’État.
Le rapport que la Russie contemporaine
entretient avec la mer Noire peut être abordé de
bien des façons. Tant la question des hydrocarbures que celles des rapports de force militaires,
des tensions identitaires ou même des difficultés économiques et politiques internes à la
Russie permettent en effet d’éclairer la progressive radicalisation du discours présidentiel.
Le recours à des représentations géopolitiques
par les autorités russes répond également à des
impératifs stratégiques. Il constitue enfin une
tentative d’actualisation de certains courants de
la pensée géopolitique russe autour d’un espace
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
39
Dossier La mer Noire, espace stratégique
géographique, la mer Noire, qui s’avéra l’un des
lieux privilégiés de sa projection.
Un espace de conquête
Dès la fin du xviiie siècle, l’Empire russe
a commencé à s’intéresser sérieusement à la
mer Noire, avec en toile de fond la volonté de
poursuivre la stratégie de désenclavement du
pays et d’intensification des échanges avec
l’Europe occidentale lancée par Pierre le Grand
(1672-1725). Jusqu’à la grande guerre du
Nord (1700-1721) et à la fondation de SaintPétersbourg en 1703, l’État russe moderne s’était
en effet développé sans pratiquement aucun
accès à la mer. Malgré les tentatives parfois
fructueuses d’Ivan IV (1530-1584) pour accéder
à des espaces maritimes synonymes de richesse,
de commerce et de modernité, la Russie demeurait coincée entre les principautés germano-baltes
au nord, les vassaux tatars des Ottomans au sud,
ainsi que par la Pologne catholique à l’ouest.
Après les conquêtes de Pierre Ier sur les
rivages de la Baltique, l’accès à la mer Noire
devient l’un des principaux horizons de l’expansion territoriale russe sous Catherine II (17291796). Rendue possible par l’affaiblissement
progressif de l’Empire ottoman, cette politique
poursuit plusieurs objectifs. D’abord, fournir
à l’Empire russe, alors en plein développement
économique, de nouveaux débouchés. Ensuite,
renforcer la stratégie de conquêtes territoriales sur les rives de cette mer qu’il s’agissait
de contrôler au moyen d’une flotte permanente,
face aux Ottomans et à leurs alliés. Enfin et
surtout, permettre à la Russie de disposer des
atouts nécessaires pour ce qui paraissait alors
comme l’objectif final de toutes ces conquêtes :
le contrôle du détroit du Bosphore et de celui
des Dardanelles. Cette avancée aurait donné à
la Russie la possibilité d’entrer durablement
en Méditerranée et de peser sur les échanges
maritimes mondiaux.
En fondant notamment Sébastopol en 1783,
Catherine II jette les bases de cette stratégie qui
se poursuit tout au long du xixe siècle. Rythmée
par une série de guerres opposant la Russie à
un Empire ottoman déclinant, cette dynamique
40
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
d’expansion territoriale au sud finit par inquiéter
fortement les grandes puissances maritimes
occidentales, en particulier la Grande-Bretagne.
La poussée russe menace en effet la route des
Indes que l’Empire britannique sécurise progressivement à cette époque en Méditerranée. Si bien
qu’en 1853-1856 la guerre de Crimée et le siège
de Sébastopol par la coalition franco-britannique
portent un coup d’arrêt brutal, mais momentané,
à cette politique d’expansion. Celle-ci reprend
dès les années 1870 et, lorsque l’Empire ottoman
accepte de signer le traité de San Stefano en 1878,
les troupes russes ne sont qu’à une centaine de
kilomètres d’Istanbul et des détroits.
C’est dans ce contexte de lutte pour le
contrôle de cette mer fermée qu’au xixe siècle des
géographes, des philosophes et des écrivains y ont
trouvé un terrain fertile au développement d’une
pensée messianique dont on voit aujourd’hui
resurgir certaines composantes. Ayant inspiré
de larges pans de la littérature russe, les rivages
ensoleillés du Caucase ou de la Crimée se sont
progressivement chargés d’une valeur symbolique tendant à en justifier le contrôle.
Deux types de récits peuvent à cet égard être
distingués. D’une part, les théories stratégiques
qui donnent à l’espace mer Noire une importance
géographique encore mobilisable dans certaines
luttes politiques. D’autre part, les récits géopolitiques stricto sensu ayant vocation à mettre en scène
cette valeur géographique, et dont certains éléments
sont désormais repris par les autorités russes.
Un point d’accès
aux « mers chaudes »
ou la « porte du Heartland »
Une formule pourrait suffire à résumer les
nombreuses tentatives de théorisation stratégique
dont la mer Noire a fait l’objet de la part du monde
intellectuel russe : celle de « mers chaudes ». Le
plus souvent, elle désigne un objectif à atteindre,
à savoir la Méditerranée et, plus loin encore, les
océans libres de glaces. Le terme se nourrit de la
représentation d’une Russie considérée comme
enclavée, dans la mesure où ses accès maritimes
donnent sur des mers fermées ou des océans
© BNF / département des Cartes et Plans
gelés une grande partie de l’année. Ce concept
de mers chaudes place la mer Noire au centre
d’un dispositif intellectuel et stratégique qui s’est
développé tout au long du xixe siècle et resurgit à
l’époque contemporaine.
L’amiral français Raoul Castex (18781968) en offre l’une des meilleures synthèses
dans ses Théories stratégiques : « [La] mer Noire
n’est intéressante qu’en ce qu’elle conduit en
Méditerranée [...]. Comme il serait désirable d’y
pénétrer directement. Mais cela pose le célèbre
problème des détroits et exige que la Turquie
soit complice. [...] En 1914 encore, le slavisme,
malgré tous ses efforts, n’est pas parvenu à réaliser
son rêve d’accéder à la mer ensoleillée 2. »
Raoul Castex, Théories stratégiques, tome VII, Economica,
Paris, 1997, p. 112.
2 Panorama du théâtre de la guerre de Crimée, opposant l’Empire russe
à l’Empire ottoman soutenu par la France et la Grande-Bretagne, publié
dans Le Figaro en 1855.
Si la représentation de la mer Noire comme
« tremplin » vers la Méditerranée est largement répandue, certains penseurs vont encore
plus loin en la désignant, ni plus ni moins,
comme la première marche vers la « domination mondiale ». Ainsi, pour le géographe russe
Piotr Semionov-Tian-Chanski (1827-1914), le
contrôle de la mer Noire et des détroits permettrait à la Russie de ravir à la Grande-Bretagne le
leadership mondial.
La théorie de Tian-Chanski part du constat
qu’il existe sur terre trois « baies océaniques »
(Méditerranée, Caraïbes et mer de Chine), autour
desquelles se sont développées les civilisations
les plus puissantes et les plus avancées. Si le
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
41
Dossier La mer Noire, espace stratégique
contrôle de ces trois zones paraît indispensable
à ses yeux pour asseoir une domination globale,
il estime cependant que la domination d’une ou
deux de ces baies par un État lui suffirait pour
s’assurer du leadership mondial.
Selon Tian-Chanski, dans le cas de la
Russie, contrôler la Méditerranée – et donc la
mer Noire – reviendrait à ouvrir une liaison
permanente « entre Sébastopol et Vladivostok,
comme entre Kronstadt et Sébastopol. La
Méditerranée jouerait enfin, au profit des
Russes, son rôle essentiel : grâce à elle, les
trois mers qui baignent les territoires [russes]
communiqueraient les unes avec les autres ».
Enfin, Tian-Chanski juge la domination russe
sur la mer Noire comme une condition sine qua
non de sa sécurité : « Quel que soit le choix de
la Russie, [...] pour sa défense dans le premier
cas, comme point de départ de son expansion
dans le second […]. Une mer fermée est un
lieu où tous les pays qui bordent cette mer sont
contrôlés par celui qui possède la force navale
la plus puissante 3. »
Voie d’accès à la Méditerranée et aux
océans, la mer Noire peut donc également
être une faiblesse pour la Russie si celle-ci
venait à y perdre sa suprématie. C’est l’idée
développée par le théoricien britannique Halford
John Mackinder (1861-1947), pour lequel cette
mer fermée est la « porte du Heartland », c’est-àdire du centre de la masse continentale eurasiatique qu’il qualifie de « pivot géographique de
l’histoire ». Selon Mackinder, le contrôle de
ce « cœur des terres » assurerait, lui aussi, la
domination mondiale.
Les puissances périphériques à la masse
continentale eurasiatique, à savoir la GrandeBretagne puis les États-Unis, qui dominent les
mers entourant ce Heartland, n’auraient de cesse
de vouloir s’en emparer. Les ressources dont il
regorge et sa position centrale dans le monde
attirent en effet les convoitises. Ainsi, Mackinder
explique que la mer Noire en constitue l’une des
rares portes d’entrée pour les puissances périphéPiotr Semionov-Tian-Chanski, cité par Tsutomu Takashima,
Traditions, actions et stratégies de la marine de guerre soviétique
de 1945 à 1991, Atelier national de reproduction des thèses,
université Lille III, 2006, p. 27.
riques, comparant les détroits à une brèche dans
le « barrage continu de terres » que sont « le mont
Taurus et les Alpes dinariques », qui séparent le
Heartland de la Méditerranée 4.
La théorie des mers chaudes de même
que celle de Mackinder représentent un premier
niveau du phénomène de mise en récit géopolitique de l’espace mer Noire. Si elles ne sont
pas dénuées d’intérêt pour le géographe, le flou
qu’entretient le recours à des termes vagues tels
que « pivot géographique de l’histoire » incite
à la prudence. En effet, loin de constituer des
grilles de lecture scientifiques, ces concepts
créent à partir d’un espace géographique des
représentations produites pour être mobilisées
dans des luttes politiques, voire idéologiques,
sous couvert d’un vernis académique.
Depuis le début de la crise ukrainienne et
l’annexion de la Crimée par la Russie, les théories
du Heartland ou des mers chaudes ont ainsi
bénéficié d’un regain d’intérêt. Leur apparente
systématisation des réalités géographiques est
séduisante. Y faire référence peut s’avérer utile
dans des prises de position incriminant ou justifiant le comportement des belligérants dans la
région. On ne compte plus, par exemple, les
articles de presse qui rappellent l’aspiration
séculaire de la Russie à accéder aux océans libres
de glace pour expliquer la valeur stratégique de la
Crimée et de la base navale de Sébastopol.
Or, avant l’annexion de la presqu’île,
la Russie disposait déjà non seulement de
plusieurs centaines de kilomètres de côtes sur
la mer Noire, mais également de toutes les
infrastructures stratégiques lui permettant, dans
l’absolu, d’exercer une suprématie maritime sur
cet espace.
Une mythologie identitaire
À côté de cette mise en récit de l’espace
géographique, une autre représentation de
l’espace mer Noire existe, d’ordre historique.
De très nombreuses tentatives ont en effet été
effectuées, depuis le xviii e siècle, tant pour
3 42
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
H. J. Mackinder, « The Geographical Pivot of History »,
The Geographical Journal, vol. XXIII, n° 4, avril 1904.
4 © AFP / Uri Lashov
Sur la façade d’un immeuble de Sébastopol, en juin 2014, une
fresque représente le Président Vladimir Poutine en uniforme de
marin. On peut y lire l’inscription suivante : « Retour au port ! »
donner un sens à la progression russe sur les
rivages de cette mer, que pour rehausser la
valeur symbolique des objectifs stratégiques
qui guident cette progression.
La plupart des courants de pensée qui se
sont essayés à donner un sens historique au rôle
de la Russie en mer Noire ont comme racine
commune le projet politique de Catherine II. Les
succès que connaît la Russie en mer Noire sous
son règne établissent durablement l’empire dans
la région. Ils sont aussi l’occasion de formuler
un véritable « projet civilisateur » pour les territoires nouvellement conquis. Ainsi, l’annexion
du khanat tatar de Crimée en 1774 est perçue par
certains historiens, à l’instar de Orest Subtelny,
comme l’ultime victoire de la Russie sur « la
steppe, qui depuis un millénaire représentait une
source de danger pour les populations sédentaires slaves 5 ».
Aussi la colonisation par des populations
russes de régions situées au sud de l’Ukraine
actuelle – la « Novorossia » aujourd’hui brandie
par les séparatistes de l’est de l’Ukraine ainsi que
par le Président russe – constituait-elle une tentative de consolider les marches méridionales de
l’empire en formulant un projet politique initialement inspiré de la philosophie des Lumières 6.
Mais, surtout, cette avancée fut également
justifiée par le « projet grec » que nourrissait
Catherine II, selon lequel elle entendait prendre
Constantinople et placer son neveu sur le trône
d’un nouvel empire byzantin panorthodoxe qui
Orest Subtelny, Ukraine: A History, University of Toronto
Press, Toronto, 2000, p. 176.
Cette influence de la philosophie des Lumières est
particulièrement visible dans le Manifeste de l’Union à la Crimée,
un document signé par Catherine II en 1783 qui définit les grandes
lignes du rôle de l’État russe dans cette nouvelle province.
5 6 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
43
Dossier La mer Noire, espace stratégique
succéderait ainsi à la Russie 7. La fondation de
villes aux noms helléniques, telle Sébastopol
(Sebastê Polis, la « ville auguste »), répondait
alors autant à l’impératif de « civiliser » les
marches méridionales de la Russie que d’établir
une solide tête de pont en direction d’Istanbul.
Demeurée vivace tout au long du
xixe siècle, l’ambition russe de contrôler un jour
les détroits s’est enrichie de diverses traditions
intellectuelles qui se sont nourries de ce récit
initial. Le courant de pensée le plus fécond de ce
processus est de loin le slavophilisme, ainsi que
ses ramifications ultérieures.
S’il est difficile de définir ce mouvement
intellectuel tant celui-ci fut protéiforme, on
retrouve chez certains de ses représentants un
intérêt commun pour la mer Noire, que l’écrivain Fiodor Dostoïevski (1821-1881) résuma
ainsi : « Il faut que Constantinople et la Corne
d’Or soient nôtres. Car non seulement c’est un
port illustre qui maîtrise les détroits, centre de
l’univers, arche de la Terre, mais car la Russie,
ce formidable géant, doit enfin s’évader de sa
chambre close où il a grandi au point que sa
tête vient heurter le plafond, pour remplir ses
poumons de l’air libre des mers et des océans
[…]. Cette obsédante question d’Orient est
notre destinée future 8. » Chez Dostoïevski,
mais également chez d’autres penseurs slavophiles tels qu’Ivan Iline (1883-1954) ou
Nikolaï Danilevski (1822-1885), la mer Noire
est en effet considérée comme un espace dont le
contrôle a une vocation certes stratégique mais
aussi messianique.
En présentant comme finalité de la
domination russe sur la région non pas le
« contrôle des détroits » mais bien la prise de
Constantinople pour en faire une « capitale
d’une fédération de tous les Slaves […], les
Russes, les Serbes, Croates […], Slovènes,
Bulgares, Grecs, Magyars et Byzantins 9 »,
7 Maurice Pernot, « L’Union soviétique et la Méditerranée »,
Politique étrangère, vol. 11, n° 2, 1946, p. 117-128.
8 Fiodor Dostoïevski, « De ce que Constantinople doit être
nôtre », in Journal d’un écrivain. La Pléiade, Paris, 1972.
9 N. I. Danilevski, Rossia i Evropa, vzgliad na koultournye i polititcheskie
otnochenia [La Russie et l’Europe, regard sur des relations culturelles
et politiques], Strakhova, Saint-Pétersbourg, 1895.
44
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Nikolaï Danilevski double d’ailleurs ce messianisme orthodoxe d’un projet panslave qui fut
maintes fois repris pour justifier les intérêts
russes en mer Noire.
Ainsi, en 1916, en pleine Première
Guerre mondiale et un an avant la révolution bolchévique, le président de la Douma
Alexandre Trepov écrivait, pour justifier l’engagement des troupes russes contre l’AutricheHongrie et l’Empire ottoman : « Depuis plus de
mille ans, la Russie cherche à s’étendre vers le
sud, elle cherche un accès libre à une mer ouverte,
Les clefs du Bosphore et de Constantinople. Le
bouclier d’Oleg aux portes de Byzance, c’est le
rêve immémorial, le rêve sacré du peuple russe
depuis qu’il existe. Ce rêve, le voici tout près de
se réaliser... Le peuple russe doit savoir pourquoi
il verse son sang ! 10 »
Durant la période soviétique, ces mises
en récit disparaissent tant en raison du contexte
idéologique que de la place qu’occupe alors la
région dans la stratégie générale de l’URSS.
Après la Seconde Guerre mondiale et avec le
début de la guerre froide, les rivages soviétiques
de la mer Noire font en effet directement face
à ceux d’une puissance membre de l’OTAN, la
Turquie. Depuis Moscou, la mer Noire est considérée d’abord comme l’un des possibles grands
théâtres d’opération en cas de confrontation
armée avec le bloc de l’Ouest 11.
La Crimée devient une véritable forteresse
où se concentrent de très importants effectifs
terrestres, navals et aériens, ainsi que des installations balistiques de première importance.
Après 1991, les nouvelles tensions géopolitiques qui apparaissent à la faveur de l’effondrement de l’Union soviétique et du pacte de
Varsovie font d’ailleurs craindre un embrasement de la région – comme à Sébastopol
en 1992-1993, où des soldats russes et ukrainiens s’étaient affrontés autour de la question
du contrôle de l’ancienne flotte soviétique de la
mer Noire.
A. Trepov cité par M. Pernot, op. cit. p. 121.
Le rôle stratégique de la mer Noire pour la défense de l’Union
soviétique a notamment été théorisé par Vladimir Shlomin dans
son ouvrage La Souveraineté sur les mers fermées (Gospodstvo
na zakritykh moriakle, 1974).
10 11 La Crimée
et le renouveau
du mythe pontique
Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir
Poutine, la politique régionale de la Russie est
caractérisée par une stratégie d’influence qui
promeut une identité supranationale et pluri­
ethnique structurée par des récits fondateurs
racontés en langue russe. Les politiques linguistiques de certaines anciennes républiques
riveraines de la mer Noire, comme l’Ukraine ou
la Géorgie, ont souvent servi de leitmotiv à toutes
sortes d’actions ayant pour but de maintenir
l’influence russe dans la région, face notamment aux révolutions « de couleur ». Pourtant, les
événements de Crimée en 2014 constituent une
rupture, dans la mesure où jamais le pouvoir russe
n’avait été aussi loin dans sa tentative d’imposer
une certaine vision de l’histoire et du rôle de la
Russie au sud.
En qualifiant la Crimée de « nouvelle
Jérusalem du peuple russe », mais aussi en utilisant des termes tels que « Nouvelle Russie »
pour qualifier le sud-est de l’Ukraine, Vladimir
Poutine a clairement ancré son discours dans une
stratégie non seulement de réactualisation mais
aussi de production de mythes géopolitiques en
complément des positionnements classiques sur
les questions linguistiques ou mémorielles. Le
fait que la mer Noire soit l’espace privilégié de
leur production est bien entendu lié, en premier
lieu, au conflit en Ukraine et à l’annexion de la
Crimée. Mais l’histoire de cette région en fait
également un laboratoire d’une certaine radicalisation qui évoque bien les mutations et tensions
auxquelles est soumis le pouvoir russe à l’intérieur du territoire de la Fédération.
Face à la crise économique qui frappe
aujourd’hui la Russie et qui entame la crédibilité
d’un pouvoir qui avait fondé sa légitimité sur sa
capacité à redresser l’économie nationale, cette
politique apparaît comme une dangereuse fuite
en avant. Elle contribue en effet à cristalliser les
positions et à diminuer un peu plus la probabilité
d’un règlement pacifique des crises qui secouent
cet espace et, plus largement, des tensions qui
existent entre la Russie et l’Occident. Mais elle
est aussi et surtout le signe du virage intellectuel et idéologique qui se produit actuellement à
Moscou, où l’on fait désormais référence à des
notions telles que la « vérité historique » pour
justifier et mettre en scène l’action du pays. n
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
45
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Le détroit du Bosphore : un entre-deux mers
L’annonce en mai 2011 par Recep Tayyip Erdogan, alors
Premier ministre turc, du grand projet de « Bosphore
parallèle » baptisé Kanal Istanbul a eu pour effet quasi
immédiat de replacer la « question des Détroits » – pour
reprendre la formule héritée de la diplomatie
européenne de la fin du xviiie siècle – dans l’arène internationale. Arguant de la menace que constituerait le
trafic maritime pour la métropole d’Istanbul, le Premier
ministre prétendait ainsi détourner la circulation internationale dans le Bosphore pour la diriger sur ce canal
artificiel à ouvrir entre mer Noire et mer de Marmara.
Des voix se sont alors élevées pour rappeler que cette
voie d’eau restait une voie internationale – selon les
principes de la convention de Montreux de 1936 – et
qu’un État – tout riverain qu’il fût – ne pouvait unilatéralement en modifier les règles d’utilisation.
Deux ans plus tard, fin mai 2013, le chantier du
troisième pont autoroutier et ferroviaire sur le
Bosphore était solennellement lancé à l’entrée du
Bosphore du côté de la mer Noire, alors que le tunnel
ferroviaire Marmaray était mis en service au fond du
Bosphore et que les travaux du tunnel routier – dit
« Tunnel Eurasie » – étaient entrepris. Ces grands
projets d’infrastructure ont comme objectif commun
d’assurer un meilleur franchissement du Bosphore,
détroit d’environ 30 kilomètres de long et d’une
largeur de 1 000 mètres en moyenne – à l’entrée
sur la mer Noire, il est large de 3,5 kilomètres et le
secteur le plus étroit ne dépasse pas 750 mètres –
qui fend en deux Istanbul. Les 14 millions d’habitants de cette métropole se répartissent désormais
presque équitablement de part et d’autre de cette
ligne discontinue. À une échelle nationale et internationale, ces nouvelles infrastructures sont destinées à
conforter la vocation de corridor de transit d’Istanbul
et de la Turquie, entre les Balkans et le Moyen-Orient.
Les Détroits (2015)
B U L G A R I E
Mer Noire
Bosphore
Kirklareli
Edirne
Lüleburgaz
Istanbul
Izmit
Tekirdag
Komotiní
Mer de Marmara
Keçan
G R È C E
Mer de Thrace
Da
r
n
da
ell
es
Bursa
TURQUIE
Çanakkale
50 km
Source :
46
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Balikesir
Projet
Kanal Istanbul
Kütahy
Frontières
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
Haskovo
➜ FOCUS
La convention de Montreux
La convention concernant le régime
des Détroits, dite convention de
Montreux, a été signée le 20 juillet
1936 à l’initiative de la Turquie
d’Atatürk, déterminée à jouer un
rôle plus important dans la région.
Elle définit le régime juridique
international des détroits turcs
du Bosphore et des Dardanelles,
c’est-à-dire les règles de passage
et de navigation dans cette zone
qui comprend également la mer
de Marmara. Dans la mesure où
ces détroits sont un passage obligé
pour quiconque souhaite pénétrer
dans la mer Noire – ou la quitter –
par voie maritime, elle détermine
également les règles d’accès à
l’espace pontique.
Cette convention, à laquelle
neuf États sont originellement
parties – la Bulgarie, la France, le
Royaume-Uni, la Grèce, le Japon, la
Roumanie, la Turquie, l’URSS et la
Yougoslavie – est entrée en vigueur
le 9 novembre 1936 et s’est
substituée au traité de Lausanne
qui fixait depuis 1923 le statut
de la zone dite des « Détroits ».
Quoique celui-ci, conclu à
l’issue de la guerre gréco-turque
de 1919-1922, ait confirmé le
principe de libre navigation que
prônait dès 1918 le président
américain Woodrow Wilson
dans ses « quatorze points »
et qu’avait entériné le traité de
Sèvres en 1920, la convention de
Montreux définit un régime plus
réglementé.
En effet, elle établit plusieurs
distinctions, d’une part, entre
la navigation en temps de paix
et celle en temps de guerre,
d’autre part, entre les navires
de commerce et les bâtiments
de guerre. En temps de paix,
les premiers jouissent de la
libre navigation, de même que
les seconds à condition qu’ils
notifient leur passage à la Turquie,
naviguent en surface pour les
sous-marins et limitent leur
séjour dans la mer Noire à vingt
et un jours pour les puissances
non riveraines – ces dernières
sont soumises à plusieurs conditions supplémentaires par rapport
aux puissances riveraines. En
temps de guerre, la libre navigation reste de mise pour les navires
de commerce sous réserve que
Une voie maritime internationale
nécessaire aux États riverains
L’argument de Recep Tayyip Erdogan – devenu
président de la République turque en août 2014 –
sur le caractère menaçant du trafic est en partie
fondé. Le Bosphore est effectivement une grande
voie maritime internationale, avec un trafic annuel
estimé en 2013 à 50 000 navires commerciaux
étrangers. Si l’on y ajoute le trafic local, de pêche,
de traversée ou de cabotage et le trafic militaire,
l’idée d’un encombrement n’est pas insensée. La
la Turquie ne soit pas en guerre
avec l’État du pavillon, tandis
que les bâtiments de guerre ne
peuvent passer les Détroits s’ils
appartiennent à une puissance
belligérante ou si Ankara est
partie au conflit et en a décidé
autrement.
Ainsi, la convention de Montreux
consacre l’importance stratégique de la Turquie, qui devient
gardienne de l’accès à la mer Noire
et est autorisée à remilitariser la
zone des Détroits. Malgré l’adoption, en 1982, de la convention de
Montego Bay sur le droit de la mer,
la convention de Montreux régit
encore de nos jours le passage
et la navigation dans les Détroits,
en raison notamment du refus de
la Turquie de renégocier un régime
qui lui est pour le moins favorable.
Il est enfin à noter que si la Russie
et l’Ukraine sont désormais liées
à la convention en tant qu’États
successeurs de l’URSS, la Géorgie,
pourtant riveraine, n’en est quant à
elle toujours pas partie, en dépit de
son intérêt stratégique.
Questions internationales
hiérarchie des utilisateurs, à considérer les pavillons des bateaux qui empruntent cette voie, varie
peu, tant les alternatives offertes aux pays riverains
de la mer Noire sont restreintes : Russie, Ukraine,
Bulgarie, Roumanie, Géorgie, Grèce et Chypre…
Seuls les pavillons de complaisance viennent
perturber cette hiérarchie.
S’agissant du transport d’hydrocarbures, le projet
d’un oléoduc « orthodoxe » avait un temps été
envisagé, de même que celui d’un canal nord-sud qui
aurait traversé la Bulgarie et la Grèce pour permettre
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
47
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Le trafic dans le Bosphore
Années
Nombre
de bateaux
de commerce
1992
25 530
n.d.
2002
47 283
9 427
2005
54 794
10 054
2012
48 329
9 027
Nombre
de tankers
N.D. : non disponible.
Sources : Sabah, 26 juillet 2010, p. 10, et Dünya,
31 janvier 2013, p. 20.
au pétrole russe d’accéder à la Méditerranée sans
passer par le Bosphore. Il semble néanmoins avoir
été abandonné faute de garanties suffisantes quant
à sa faisabilité technique et à son financement. Avec
le Blue Stream, gazoduc sous-marin officiellement
inauguré le 17 novembre 2005 entre la station littorale de Beregovaïa en Russie et celle de Durusu en
Turquie (département de Samsun), les Russes ont
néanmoins favorisé une option turque alternative
au Bosphore. De plus, un complexe de gazoducs est
en cours d’aménagement, en prolongation terrestre
du Blue Stream, entre Durusu et les installations de
Ceyhan sur la Méditerranée – que l’on nomme déjà
Blue Stream 2.
Enfin, l’ouverture en 2006 de l’oléoduc BTC (BakouTbilissi-Ceyhan) dans le golfe d’Iskenderun, à
proximité de la frontière syrienne, a aussi eu pour
conséquence un allégement du trafic des tankers
au cœur d’Istanbul, dans la mesure où l’exportation
d’une partie croissante du pétrole de la Caspienne
ne passe désormais plus par les détroits.
Un trafic décroissant
Cette décrue du trafic international semble s’être
amorcée depuis le milieu des années 2000. Après
un pic d’activité en 2004 avec 3,4 millions de barils
de pétrole transitant par le Bosphore, le nombre
annuel de barils est passé à 2,9 millions en 2010.
Parallèlement, alors que 9 427 tankers avaient
emprunté le Bosphore en 2002, on a dénombré
9 027 en 2012, après un pic en 2005 (10 054). En
48
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
octobre 2002, la Turquie a édicté de nouvelles restrictions de trafic pétrolier. Celles adoptées en mai 1994
incitaient déjà les navires de plus de 150 mètres de
long à recourir à des remorqueurs turcs, bannissaient
l’usage du pilote automatique et limitaient la hauteur
des navires à 190 pieds. Celles de 2002 interdisent le passage nocturne de bâtiments de plus de
200 mètres de long transportant des hydrocarbures
bruts ou dérivés.
La stratégie russe consistant à privilégier les ports de
la mer Baltique pour exporter le brut a eu en outre
des effets tangibles sur le trafic d’hydrocarbures
dans le Bosphore. Les efforts des « pays frères » de
Transcaucasie et d’Asie centrale, issus de l’ex-URSS,
pour exporter davantage par la mer Noire n’ont pas
conduit à un volume comparable à ce qu’il était avant
la diminution du trafic russe. Malgré la poursuite de
mouvements écologistes contre le trafic d’hydrocarbures et de matières nucléaires dans le Bosphore,
il apparaît donc que les arguments utilisés en 2011
par le Premier ministre turc, l’augmentation inéluctable du trafic sensible et le danger consécutif pour
la sécurité de la métropole, se trouvent en partie
infirmés par les faits.
Une artère mieux sécurisée
La mise en place, fin 2003, d’un système sophistiqué
et coûteux de surveillance radar continue, dénommé
Turkish Straits Vessel Traffic Ser vice (TSVTS), a
entraîné une diminution du nombre d’accidents
spectaculaires, telle la collision en octobre 1994 du
Nassia, un navire chypriote grec, qui s’était soldée
par la mort de 30 marins. Ces accidents passés 1
sont évoqués inlassablement par les partisans d’une
prise de contrôle totale du trafic maritime international par les autorités turques ou d’un transfert de
ce trafic sur Kanal Istanbul.
Toutefois, si le trafic est mieux contrôlé, ses retombées pour l’économie stambouliote restent modestes
dans la mesure où plus de 57 % des navires étrangers transitant par le Bosphore ne font pas escale
dans les ports d’Istanbul et que plus des deux tiers
1 Ils font l’objet d’un chapitre à part dans l’ouvrage d’Orhan Pamuk,
Istanbul. Souvenirs d’une ville (paru en 2007 pour la traduction
française).
© AFP / Bulent Kilic
Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, les manœuvres navales des pays occidentaux ont été plus
intensives en mer Noire. Ici, le Dupuy-de-Lôme, un navire français collecteur de renseignement, s’engageant
dans le Bosphore à Istanbul, en avril 2014. Il a été précédé quelques jours plus tôt par le destroyer américain
USS Donald Cook en route pour le port de Constanta, en Roumanie.
des navires ne recourent toujours pas aux services
d’un remorqueur.
Artère privilégiée d’un trafic illégal d’hydrocarbures
qui n’a pas d’expression statistique, le Bosphore
est aussi le lieu d’un trafic humain. Ainsi, en
novembre 2014, au moins 24 migrants clandestins ont péri noyés au débouché du Bosphore sur
la mer Noire, leur frêle embarcation n’ayant pas
résisté à la houle de cette dernière, conjuguée aux
écueils et aux hauts-fonds redoutés depuis l’Antiquité. Partis d’un port situé au cœur d’Istanbul, ces
migrants pour la plupart originaires d’Afghanistan
ont remonté tout le Bosphore, traversant la grande
métropole de part en part, côtoyant les pétroliers
géants, dans l’espoir de rejoindre la Roumanie
européenne via la mer Noire.
lll
Si le temps où les autorités soviétiques réclamaient
un droit de contrôle du trafic sur le Bosphore est
révolu 2, les tensions que cristallise cette voie
maritime internationale encore active sont récur-
rentes entre pays riverains de la mer Noire, malgré
la diversification des voies et des modalités d’exportation des hydrocarbures qui a changé la donne par
rapport au début des années 2000. Les débats dont
l’Organisation maritime internationale (OMI) est
encore périodiquement le théâtre en témoignent.
À l’heure des crises en Ukraine et en Syrie, la réapparition de bâtiments de guerre étrangers dans la zone
rappelle également qu’à la problématique commerciale s’ajoute un enjeu militaire, sans parler de la
diplomatie invisible déployée par les grandes compagnies gazières ou pétrolières et leurs intermédiaires
opérant sous pavillon de complaisance.
Jean-François Pérouse *
* Géographe, Institut français d’études anatoliennes (IFEA,
Istanbul).
2 Ce fut notamment le cas au lendemain immédiat de la Seconde
Guerre mondiale.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
49
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Les tribulations
de l’Union européenne
dans l’espace mer Noire
* Jean-Sylvestre Mongrenier
Jean-Sylvestre Mongrenier *
est professeur agrégé et docteur en
géographie-géopolitique, chercheur
La région de la mer Noire recèle des enjeux majeurs
en termes de sécurité et de stabilisation du flanc sud-est
(Paris VIII), chercheur associé
à l’Institut Thomas-More.
de l’Union européenne. Or, l’approche institutionnelle
et civile privilégiée jusqu’ici par les institutions
communautaires se heurte à la vigueur des conflits dits gelés
et au révisionnisme géopolitique russe dans son « étranger proche ».
La mer Noire redevient un espace de confrontation sans que l’Union
européenne s’y soit réellement préparée.
à l’Institut français de géopolitique
Charnière entre l’Europe, l’Eurasie et
le Moyen-Orient, la mer Noire ne semble pas
pleinement intégrée dans les représentations
géopolitiques des dirigeants européens. Cet état
d’esprit paraît même encore plus marqué dans les
capitales des grands États membres de l’Union
européenne qu’à Bruxelles, où la Commission
européenne a davantage pris en compte l’importance de la région pour l’avenir de l’Europe postguerre froide. Toutefois, de par la nature même
de l’Union européenne, c’est une vision mettant
l’accent sur la puissance civile et la coopération
technico-fonctionnelle qui prévaut, les intérêts
bien compris de chacun devant théoriquement
l’emporter sur les rivalités de puissance.
En appuyant notamment les efforts de
coopération régionale menés dans le cadre de
l’Organisation de la coopération économique de
la mer Noire, créée en 1992, Bruxelles pensait
contribuer à la promotion de la démocratie
libérale et imposer des lignes de stabilité jusque dans l’hinterland eurasiatique de
l’Union européenne. L’annexion de la Crimée
50
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
en mars 2014 et le retour de la puissance russe
dans la zone ont changé la donne. La mer Noire
est redevenue un espace de confrontation, et
l’Europe communautaire, de par ses modes
de fonctionnement, se révèle impréparée à
l’épreuve de force. Pourtant, l’Union européenne
et ses États membres ne sauraient s’abstraire de
cette importante aire géopolitique.
Une mer négligée
par les Européens de l’Ouest
Un espace européen
Sur le plan géographique, l’Europe peut
être définie comme un monde d’isthmes et de
grandes péninsules, l’interpénétration entre
terres et mers permettant de distinguer le « Vieux
Continent » de la masse terrestre eurasiatique. Au-delà de l’isthme Baltique-mer Noire
s’ouvrent grandes plaines et steppes qui s’évasent
jusqu’en Sibérie et dans l’ancien Turkestan (Asie
centrale et Xinjiang).
La mer Noire vue par l'Union européenne (janvier 2015)
Union européenne
BIÉLORUSSIE
RÉP.
TCHÈQUE
POLOGNE
État membre
Candidat
SLOVAQUIE
Politique européenne
de voisinage
UKRAINE
Partenariat oriental
MOLDAVIE
RUSSIE
ROUMANIE
BOSNIEHERZÉGOVINE
Synergie de la mer Noire
Mer
d'Azov
SERBIE
Coopération
MONTÉNÉGRO
Kosovo
UE-Russie*
BULGARIE
MACÉDOINE
Mer Noire
GÉORGIE
ALBANIE
AZERBAÏDJAN
ARMÉNIE
GRÈCE
Mer
Égée
TURKMÉNISTAN
Mer
Caspienne
TURQUIE
IRAN
* Depuis mars 2014,
la plupart des programmes
de coopération entre l’UE et la Russie
ont été interrompus et des sanctions adoptées.
CHYPRE
SYRIE
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
HONGRIE
IRAK
200 km
Source : Portail de l’Union européenne, http://europa.eu
Ce constat met en exergue l’importance de
la mer Noire dans la définition et les destinées
de l’Europe. Si l’on considère sa seule surface,
ladite mer n’est en outre pas négligeable. Elle
s’étend sur 1 200 kilomètres d’est en ouest et
couvre 420 000 kilomètres carrés, soit une superficie comparable à celle de la mer Baltique 1.
Reliée à la mer Méditerranée par les détroits turcs
– le Bosphore et les Dardanelles –, la mer Noire
est à l’intersection de l’Europe, de l’Eurasie et du
Moyen-Orient. Ainsi se trouve-t-elle à proximité
des gisements pétrogaziers de la mer Caspienne
et du Moyen-Orient. Enfin, la mer Noire est au
centre d’un système d’interactions qui associe
les Balkans, l’Ukraine, la Russie, les États du
Caucase et la Turquie.
Dans cette aire géopolitique, les
instances euro-atlantiques – Organisation du
La Baltique est une mer quasi fermée – entre la péninsule scandinave, la Fennoscandie et la plaine germano-polonaise –, d’une
superficie de 450 000 km2. Les détroits danois de Skagerrak et
de Kattegat commandent le passage avec la mer du Nord et, plus
largement, l’Atlantique Nord.
1 traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et Union
européenne – et la « Russie-Eurasie » sont en
situation de compétition, voire de rivalité. Là
où Bruxelles entendait promouvoir un « voisinage commun » 2 fondé sur la coopération avec
Moscou pour régler les conflits réputés gelés, la
Russie revendique un « étranger proche » défini
comme une sphère exclusive d’intérêts 3.
Vue d’Europe occidentale, la mer Noire
est cependant considérée comme une lointaine
« petite Méditerranée ». Cette vision réductrice a été combattue par Fernand Braudel ou
Yves Lacoste pour lesquels la région constitue
au contraire une annexe de la « grande
Méditerranée » et un « espace-mouvement »
La question du nouveau voisinage commun entre l’Union
européenne et la Fédération de Russie, son « partenaire stratégique », est devenue centrale depuis l’entrée dans l’Union de la
Bulgarie et de la Roumanie en 2007. Cet espace de voisinage
comprend l’Ukraine, la Moldavie et la Biélorussie, mais aussi les
pays du Caucase du Sud.
3 La notion d’« étranger proche » a été utilisée dès 1992 à la
Douma, pour être très vite reprise par Boris Eltsine.
2 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
51
Dossier La mer Noire, espace stratégique
dont les parties antagoniques sont solidarisées
par les échanges commerciaux et les affrontements entre puissances.
Dans l’Antiquité, l’Empire romain s’est
ainsi étendu jusqu’aux côtes de la Tauride
(Crimée) et de la Colchide (Géorgie), le royaume
d’Arménie faisant figure d’État-client. Ce que
l’on nomme alors le Pont-Euxin, ancien nom
grec de la mer Noire, est une partie de la Mare
nostrum. Il en est de même à l’époque byzantine
où l’Empire romain d’Orient forme un monde de
détroits.
Puis, la conquête ottomane inclut la mer
Noire comme la « mer Blanche du milieu » (nom
arabe de la Méditerranée) dans un nouvel empire
qui s’étend des Balkans au Caucase. Lorsqu’au
xviiie siècle Catherine II, impératrice de Russie,
annexe la Crimée, y fonde le port de Sébastopol
(1783) et prend possession des rives septentrionales de la mer Noire (la « Nouvelle Russie »),
l’idée directrice est encore d’ouvrir une route vers
la Méditerranée. Contre cette stratégie dite « des
mers chaudes », Anglais et Français viennent
prêter main-forte à la Sublime Porte, au cours de
la guerre de Crimée (1853-1856), pour empêcher
que le tsar ne s’empare des détroits turcs.
Or, curieusement, les représentations de la
Méditerranée mettent à l’écart la mer Noire, la
géographie académique justifiant ce choix par
la volonté de définir l’ensemble méditerranéen à
partir du seul facteur climatique. Les géographes
du xixe siècle entendent en effet fonder la scientificité de leur discipline sur l’exclusion des
phénomènes politiques 4.
Une configuration géopolitique
renouvelée
Pourtant, la fin de la guerre froide et la
dislocation de l’URSS auraient dû renouveler les
perceptions et représentations de la mer Noire
et des territoires adjacents. Il est vrai qu’au fil
de l’affrontement Est-Ouest le bassin de la mer
Noire faisait figure de « cul de sac » géopolitique. Menacée par Staline, qui voulait réviser la
convention de Montreux de 1936 afin d’obtenir
4 Voir Yves Lacoste, Géopolitique de la Méditerranée, Armand
Colin, Paris, 2006, p. 42-44.
52
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
des bases dans les détroits et inclure les provinces
turques de Kars et Ardahan dans les limites de
l’URSS, la Turquie a bénéficié du plan Marshall
dès 1947, puis rejoint l’OTAN en 1952.
La mer Noire devient alors l’un des
espaces de confrontation entre l’Est et l’Ouest, la
Turquie montant la garde sur la rive méridionale,
avec le renfort des États-Unis qui disposent de
bases et d’une logistique pour observer le dispositif militaire soviétique – telle la base aérienne
d’Incirlik. Sur la rive septentrionale, l’URSS
s’appuie quant à elle sur la base de Sébastopol
pour faire de la mer Noire un « lac soviétique »,
même si pour se déployer en Méditerranée son
Eskadra doit transiter par les détroits.
Après 1991, la Russie post-soviétique ne
dispose plus que de 300 kilomètres d’ouverture
sur la mer Noire, avec les ports de Novorossiisk
et de Touapsé, une grande part des littoraux
soviétiques devenant ceux des nouveaux États
indépendants d’Ukraine et de Géorgie. Cette
« démaritimisation » est en partie compensée
par la location de la base de Sébastopol, désormais sous souveraineté ukrainienne. Dans les
années qui suivent, l’élargissement des instances
euro-atlantiques à la Bulgarie et à la Roumanie,
antérieurement satellisées par Moscou, renouvelle la configuration géopolitique régionale. La
nouvelle situation ouvre à la Turquie, associée
depuis 1963 à la Communauté européenne 5, de
nouvelles opportunités en mer Noire, dans le
Caucase et en Asie centrale.
Une approche
institutionnelle
et économique
Un nouveau « grand jeu » ?
Soucieux d’exploiter leur « victoire
froide » sur l’URSS, de consolider le pluralisme
5 La Turquie a obtenu le statut de pays candidat lors du sommet
européen d’Helsinki en 1999. Les négociations d’adhésion ont
commencé en 2005 mais butent en particulier sur la question
du respect de l’État de droit et des libertés ainsi que sur celle de
Chypre. Des 35 chapitres qui constituent le processus d’adhésion,
14 avaient été ouverts et un seul avait été provisoirement clôturé
fin 2014.
Commerce de marchandises en mer Noire (entre 2009 et 2013)
Montant des exportations et des importations
(en milliards de dollars cumulés)
Part de la zone*
dans le total monde (en %)
Exportations
Importations Exportations
vers ou depuis...
...le monde
2 268 Russie
1 337
...les pays autour
de la mer Noire*
9
9
Importations
valeurs
monde
* Pays figurant dans le graphique.
Turquie
292
350
Ukraine
277
336
Roumanie
145
315
Grèce
17
12
38
37
13
17
121
148
Bulgarie
39
110
43
Azerbaïdjan
38
17
20
30
14
10
32
Géorgie
49
57
10
23
Moldavie
48
57
6
20
Arménie
42
36
Source : UN Comtrade Database, http://comtrade.un.org
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
655
1 055
53
Dossier La mer Noire, espace stratégique
géopolitique de l’aire post-soviétique et d’ouvrir
le bassin de la Caspienne au marché énergétique mondial, les dirigeants américains successifs ont vite pris la mesure de l’importance de la
mer Noire. Adopté par le Congrès américain en
mars 1999, le Silk Road Strategy Act définit les
stratégies des États-Unis à l’égard du Caucase du
Sud et de l’Asie centrale. Il prévoit des projets
de « tubes » comme l’oléoduc Bakou-TbilissiCeyhan (BTC) et le gazoduc Bakou-TbilissiErzurum (BTE), inaugurés respectivement
en 2006 et en 2007. L’ouverture d’un corridor
énergétique contournant le territoire russe par
le sud doit permettre à l’Azerbaïdjan d’exporter
une partie grandissante de sa production de
pétrole et de gaz vers les marchés occidentaux,
en échappant au contrôle de Moscou.
En parallèle, Washington soutient la
création en 1997 du GUAM (Géorgie, Ukraine,
Azerbaïdjan et Moldavie) 6, un forum rassemblant des États successeurs de l’URSS dont les
dirigeants veulent renforcer leur souveraineté,
en opposition à l’ambition russe d’un « étranger
proche » plus ou moins institutionnalisé à travers
différents sous-ensembles de la Communauté
des États indépendants (CEI) 7.
L’Union européenne n’est pas totalement
absente de ce que l’on a pu qualifier de nouveau
« grand jeu », expression depuis galvaudée,
même si c’est une approche indirecte qui
prévaut dès l’origine à Bruxelles. La « région
de la mer Noire » et les enjeux qu’elle recèle
sont appréhendés à travers l’élargissement
des institutions communautaires aux pays de
l’Europe centrale et orientale (PECO), et la
formation d’un arc de bonne gouvernance aux
confins de l’Union européenne. La politique
européenne de voisinage (2004), l’initiative
Synergie mer Noire (2007), plus spécifiquement
le Partenariat oriental (2009), en sont le prolongement. Tourné vers les pays de l’Est européen
Créé en 1997, le GUAM a été rebaptisé en 2006 « Organisation
pour la démocratie et le développement économique – GUAM ».
7 Fondée en 2002, l’Organisation du traité de sécurité collective
(OTSC) prolonge le traité de sécurité collective de la CEI (1992),
mais sur une base géopolitique plus réduite. L’Union douanière
Russie-Biélorussie-Kazakhstan (2010) et la Communauté économique eurasiatique sont d’autres sous-ensembles de l’espace
couvert par la CEI.
(Ukraine, Moldavie, Biélorussie) et du Caucase
du Sud (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), le
Partenariat oriental vise la transformation
des structures politiques et économiques des
pays en question. Président de la Commission
européenne lorsque la politique européenne
de voisinage a été conçue, Romano Prodi en
a résumé l’esprit comme suit : « Tout sauf les
institutions. » La promotion de la démocratie,
de l’État de droit et de l’économie de marché
dans les pays voisins de l’Union européenne
est alors vue comme le substitut à une politique
étrangère de style classique 8. Le Partenariat
oriental a été doté d’un volet parlementaire :
l’Assemblée parlementaire Euronest réunit
des délégations du Parlement européen et des
partenaires orientaux de l’Union européenne (la
Biélorussie est maintenue à l’écart).
La candidature turque à l’Union
européenne a aussi joué dans le sens d’un intérêt
plus grand pour le bassin de la mer Noire, ainsi
que pour les enjeux énergétiques, les deux
questions étant étroitement liées. La Turquie est
en effet comparable à un « pont énergétique »
entre l’Europe et les ressources de la Caspienne.
Si le partenariat avec la Russie prime alors,
la Commission européenne a déjà le souci de
diversifier les sources d’approvisionnement de
l’Union européenne.
Une approche subrégionale
aux avancées limitées
Pour mettre en faisceau ses moyens
d’action et contribuer à la stabilisation de son
flanc sud-est, l’Union européenne a décidé de
soutenir le projet turc d’un marché commun de
la mer Noire. L’idée en revient à Turgut Özal,
le chef du gouvernement issu des premières
élections qui ont suivi le coup d’État militaire
de 1980, porté à la présidence en 1989. Ce projet
incarne une forme d’eurasisme, voire de pantou-
6 54
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Bien que prudent et limité dans ses objectifs, le Partenariat
oriental de l’Union européenne est présenté par Moscou comme
une entreprise de refoulement de la Russie. Dans les mois qui
précédèrent le sommet de Vilnius (28-29 novembre 2013),
le pouvoir russe a exercé de fortes pressions économiques et
commerciales sur l’Ukraine.
8 Organisation de la coopération économique de la mer Noire et GUAM (2015)
BIÉLORUSSIE
RÉP.
TCHÈQUE
OCEMN (Organisation
de la coopération économique
de la mer Noire)
POLOGNE
Membre
SLOVAQUIE
Observateur 1
Sectoral Dialogue
Partner Countries 2
UKRAINE
HONGRIE
MOLDAVIE
B OS N I E HER Z É G O V I N E
Mer
d'Azov
SERBIE
GUAM (Organisation
pour la démocratie
et le développement
économique)
RUSSIE
MONTÉNÉGRO
Kosovo
BULGARIE
MACÉDOINE
Membre
Mer Noire
Observateur 3
GÉORGIE
ALBANIE
AZERBAÏDJAN
ARMÉNIE
GRÈCE
Mer
Égée
Hors cadrage :
1
Allemagne, Égypte, États-Unis,
France, Italie, Israël et Tunisie.
2
Corée du Sud, Japon et Slovénie.
3
Lettonie.
TURKMÉNISTAN
Mer
Caspienne
TURQUIE
IRAN
CHYPRE
SYRIE
IRAK
200 km
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
KAZAKHSTAN
ROUMANIE
Sources :OCEMN, www.bsec-organization.org ; GUAM, guam-organization.org
ranisme 9, qui fait de la Turquie un pont entre
Europe et Asie, plus largement entre Orient
et Occident. Ce projet a trouvé une traduction
concrète avec la création en 1992 de l’Organisation de la coopération économique de la
mer Noire (OCEMN) dont le siège est installé
à Istanbul. L’OCEMN comprend la totalité des
pays riverains de la mer Noire et du Caucase du
Sud ainsi que la Grèce, la Serbie et l’Albanie.
Outre la Russie, plusieurs pays de l’aire postsoviétique — l’Ukraine, la Moldavie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie — y participent.
Du point de vue de la Commission
européenne, l’OCEMN est une organisation subrégionale complémentaire de l’Union
9 À l’origine, l’eurasisme désigne un ensemble de doctrines qui
voient en la Russie une synthèse supérieure entre l’Orient et
l’Occident. L’eurasisme de Turgut Özal consistait à promouvoir
la Turquie comme carrefour de civilisations et jonction entre
l’Orient et l’Occident. La thématique eurasiste fait résonance à
celle du pantouranisme, cette idéologie visant la réunion de tous
les peuples turciques (c’est-à-dire de langue turque) en un vaste
ensemble politique.
européenne. Bruxelles lui apporte donc une aide
multiforme (technique, financière et institutionnelle) afin de contribuer à la stabilisation d’une
vaste région – les 12 États membres de l’OCEMN
représentent un marché de plus de 360 millions
d’individus – appelée à jouer le rôle de passerelle
eurasienne avec le bassin de la Caspienne, notamment sur le plan énergétique. Malgré l’adoption
d’une charte à Yalta en juin 1998 et les déclarations
de bonne volonté des États parties, les résultats ne
sont toutefois pas à la hauteur des ambitions. La
coopération régionale achoppe sur les conflits et
les rivalités géopolitiques.
Relations bilatérales
et enjeux énergétiques
À côté de cette présence réduite de l’Union
européenne, certains États membres, à l’instar de
la Roumanie, ont directement conclu des accords
d’association avec d’autres États du bassin de
la mer Noire (Ukraine, Moldavie, Géorgie).
On sait l’intérêt que la Roumanie accorde
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
55
Dossier La mer Noire, espace stratégique
plus particulièrement à la Moldavie, ancienne
république soviétique majoritairement peuplée
de roumanophones. Le gouvernement roumain
soutient fermement le pouvoir central moldave,
confronté au séparatisme de la Transnistrie et
aux velléités sécessionnistes des Gagaouzes. Sa
politique libérale en termes de visas et de passeports roumains ouvre aux Moldaves les portes de
l’Union européenne.
Bucarest est en outre impliqué dans le
projet, en voie de réalisation, de « corridor
méridional » vers la Caspienne. L’expression
renvoie à la mise en place d’une liaison directe
entre l’Europe et la Caspienne, avec pour objet la
diversification des approvisionnements énergétiques de l’Union européenne et la réduction de
la dépendance au gaz russe. Amorcée par l’entrée
en fonction des pipelines BTC et BTE au milieu
des années 2000, la mise en place de ce corridor
méridional devait se concrétiser avec la construction d’un ambitieux gazoduc, le Nabucco, reliant
le « nouvel Orient énergétique » – le bassin de la
Caspienne – au marché européen du gaz, le plus
important au monde.
Si la Commission européenne a appuyé ce
tracé, les principaux États membres de l’Union
européenne n’ont pas tous suivi, et certaines des
grandes compagnies énergétiques européennes,
en relation d’affaires avec la compagnie russe
Gazprom, ont préféré rallier son concurrent, South Stream. Désormais abandonné, ce
projet russe de gazoduc devait être construit au
fond de la mer Noire et représentait le pendant
méridional du gazoduc Nord Stream déposé au
fond de la Baltique 10. En l’absence du Nabucco,
la construction par l’Azerbaïdjan et la Turquie du
Trans Anatolian Natural Gas Pipeline (TANAP)
devrait permettre d’exporter directement du
gaz azerbaidjanais depuis la Caspienne vers
l’Europe 11.
10 Vladimir Poutine a annoncé l’abandon du projet South
Stream lors d’une conférence de presse avec Recep T. Erdogan,
en Turquie, le 1er décembre 2014. La décision a ensuite été
confirmée par Alexeï Miller, PDG de Gazprom.
11 En 2018, le TANAP devrait acheminer 10 milliards de mètres
cubes de gaz naturel vers l’Europe. En 2023, ce serait 20 à
25 milliards. Cinq ans plus tard, 60 milliards de mètres cubes
s’écouleraient vers l’Europe via le TANAP, soit près de la moitié
de ce qui est aujourd’hui importé de Russie.
56
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Un espace de confrontation
Marquée du sceau des théories du soft power
et de la puissance civile, l’approche européenne
de la mer Noire et des territoires adjacents relève
d’une vision du monde selon laquelle les conflits
entre États seraient davantage le fruit de la compétition économique que des classiques rivalités de
puissance. Dans cette optique, le marchandage
et les intérêts bien compris de chacun devraient
ainsi l’emporter sur le jusqu’au-boutisme. Or, les
enjeux territoriaux et identitaires qui marquent
certains des conflits dits « gelés » de la région 12
ont été sous-évalués. Depuis la dislocation de
l’URSS, ces conflits sont utilisés par les dirigeants
russes comme autant de leviers de pouvoir sur les
États concernés.
À cela s’ajoutent les difficiles relations
entre la Russie et l’Ukraine, le conflit récurrent
autour du gaz russe et de son transit vers l’Union
européenne s’inscrivant dans un contexte plus
large – libre usage de la base de Sébastopol et
revendications larvées sur la Crimée, voire sur
l’est de l’Ukraine. Depuis la fin de l’année 2013,
ce conflit russo-ukrainien est ouvert, avec des
conséquences importantes dans le bassin de la
mer Noire, en Europe et sur les relations entre la
Russie et l’Occident.
À l’évidence, ni l’OECMN ni la volonté
proclamée de part et d’autre de privilégier une
approche coopérative n’ont pu prévenir l’aggravation de ces différends. Les vertus du régionalisme et l’idéal de la sécurité collective ne peuvent
suppléer l’absence de bonne volonté, et le choc de
projets politiques adverses s’est révélé plus fort
que prévu. En complément de l’Accord de partenariat et de coopération en vigueur depuis 1997
entre l’Union européenne et la Russie, accord
axé sur l’énergie, l’économie et les réformes,
les Européens ont cherché à développer un
« dialogue politique et de sécurité ». Des consultations mensuelles entre le Comité politique
et de sécurité (COPS) de l’Union européenne
et l’ambassadeur de Russie à Bruxelles étaient
Il s’agit des conflits de Transnistrie (Moldavie), d’Abkhazie
et d’Ossétie du Sud (Géorgie) ou encore du Haut-Karabakh
(Azerbaïdjan). Voir l’encadré de Benoît Lerosey dans le présent
dossier, p. 37.
12 censées faciliter la résolution des conflits gelés
dans cet espace qualifié à Bruxelles de « voisinage commun » – Est européen et Caucase du
Sud. Cette voie diplomatique a profondément
sous-évalué la volonté des dirigeants russes de
contrôler leur étranger proche, et en premier lieu
le bassin de la mer Noire.
En août 2008, la guerre russo-géorgienne
et la reconnaissance unilatérale comme États par
la Russie de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud
– une annexion rampante – ont marqué le retour
en force de la Russie dans le Caucase du Sud
doublé d’un élargissement de sa « fenêtre » sur
la mer Noire. En témoigne le libre usage retrouvé
pour la flotte russe du port de Soukhoumi, en
Abkhazie. Deux ans plus tard, la victoire de
Viktor Ianoukovitch à la présidentielle ukrainienne s’est traduite par le renouvellement du
bail de location de la base de Sébastopol à la
flotte russe, et ce jusqu’en 2042.
Le rattachement manu militari de la Crimée
à la Russie, le 18 mars 2014, et la guerre en cours
dans le Donbass au sud-est de l’Ukraine, avec
les entreprises séparatistes (les « prorusses »)
sur l’aéroport de Donetsk et le port de Marioupol
(mer d’Azov), marquent une nouvelle étape.
L’ensemble des rives méridionales de l’Ukraine,
jusqu’au port ukrainien d’Odessa, est désormais sous la menace d’une prise de contrôle par
les forces prorusses. Aussitôt la Crimée rattachée, Vladimir Poutine a décidé de renforcer la
base navale de Sébastopol, port d’attache d’une
puissante flotte de la mer Noire qui étendrait
l’influence de la Russie sur tout le bassin et
jusqu’en Méditerranée – où la flotte russe dispose
de forces navales dans le port syrien de Tartous.
Cette politique du fait accompli bouleverse le
rapport des forces en mer Noire et inquiète les
pays riverains membres des instances euro-atlantiques (Roumanie, Bulgarie, Turquie) et partenaires (Géorgie).
L’Union européenne n’a pas été conçue
pour affronter le révisionnisme géopolitique russe
et la remise en cause des structures géopolitiques
européennes 13. L’Union ne dispose ni de réelles
Rappelons que 27 % des frontières des États membres du
Conseil de l’Europe ont été tracées à partir de la césure 1989-1991.
13 compétences militaires ni de forces opérationnelles, et ses États membres n’ont que partiellement mutualisé leur politique étrangère. Aussi
les sanctions adoptées par l’Union européenne à
l’égard de la Russie sont-elles d’ordre diplomatique, économique et financier : interdictions de
visa et gels des avoirs de personnalités, interdiction d’accès aux marchés financiers : de compagnies russes et gel des transferts de technologies
civilo-militaires et dans le domaine des hydrocarbures. Instance en charge de la défense collective
des Alliés, l’OTAN semble plus en adéquation
avec le présent contexte géopolitique, et le leadership que les États-Unis y assument compense le
manque d’unité et l’insuffisance des capacités
militaires des Européens. De la Baltique à la
mer Noire, c’est sous le drapeau de l’OTAN que
des mesures destinées à rassurer les partenaires
européens (European Reassurance Initiative) ont
été prises, pour rappeler à la Russie la clause de
solidarité qui lie les États membres du traité de
l’Atlantique Nord.
lll
Les événements récents dans le bassin de
la mer Noire montrent les limites d’une approche
basée sur la croyance selon laquelle les affrontements militaires relèveraient du passé, en Europe
et sur ses marges à tout le moins. Certes, l’Union
européenne dispose encore d’une certaine
latitude d’action dans la zone et sa politique de
voisinage, redéfinie et renforcée, peut contribuer
à terme à la consolidation des États bousculés ou
menacés par l’activisme russe.
Ce type de politique présuppose toutefois
un environnement stable et des normes internationales respectées. C’est là que le bât blesse. Le
bras de fer qui oppose la Russie et les Européens/
Occidentaux en mer Noire et dans l’Est européen
pose donc la « question d’Europe ». Les 28 États
membres sont-ils prêts à faire de l’Union
européenne un véritable acteur global des relations
internationales ? Pour l’heure, le primat d’un
mode de fonctionnement intergouvernemental et
les opinions publiques européennes ne vont pas en
ce sens, le « fédéralisme monétaire » de la zone
euro n’a guère de conséquences diplomatiques
et stratégiques, et la sécurité de l’Europe continue
de reposer avant tout sur l’Alliance atlantique. n
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
57
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Les migrations internationales
dans l'espace mer Noire
Le naufrage d’un bateau avec à son bord 24 migrants,
pour la plupart afghans, dans le Bosphore en
novembre 2014 1 a rappelé que les candidats
malheureux à l’émigration vers l’Union européenne
ne meurent pas seulement en Méditerranée ou en
mer Égée. De fait, dans le domaine des migrations,
la région de la mer Noire entendue au sens large,
c’est-à-dire comprenant en plus des États riverains
la Grèce, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, voire
l’Albanie, apparaît comme un concentré de toutes les
formes de mobilités.
À la mosaïque ethnolinguistique, héritage des
empires ottoman et russe 2, et aux migrations postimpériales, s’ajoutent désormais une immigration
récente et très importante vers certains pays traditionnellement d’émigration comme la Turquie ou
la Grèce, des migrations de retour, des migrations
internes et externes forcées, mais aussi des migrations irrégulières et le trafic d’êtres humains.
Des institutions en retrait
Les institutions présentes dans la région de la mer
Noire semblent souvent déconnectées des réalités
migratoires. Même si elle s’est penchée sur le problème
du trafic d’êtres humains, l’Union européenne s’est
jusqu’à présent davantage concentrée sur les enjeux
énergétiques et environnementaux liés à la zone.
L’Organisation de la coopération économique de
la mer Noire (OCEMN) a certes signé en 2006 avec
l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)
un protocole de bonne conduite en matière de gestion
des migrations irrégulières et de trafic d’êtres humains,
mais cet accord n’a aucun caractère contraignant.
1 AFP, « Naufrage d’un bateau de migrants dans le
Bosphore : 24 morts », Libération, 3 novembre 2014
(www.liberation.fr/monde/2014/11/03/naufrage-d-un-bateau-demigrants-dans-le-bosphore-24-morts_1135051).
2 Qu’on considère par exemple les populations turcophones en
Bulgarie, les populations parlant géorgien dans le nord-ouest de la
Turquie, les Albanais en Turquie ou encore les populations d’origine grecque vivant dans le sud-ouest de la Russie.
58
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
La région mer Noire fait aussi l’objet d’un groupe
de travail au sein du Processus de Budapest, qui
regroupe, depuis 1993, gouvernements et organisations internationales et entend servir de plateforme
d’échanges d’informations et d’expériences dans
le domaine des migrations. Indépendamment du
débat sur son efficacité, cette institution a au moins
eu le mérite de prendre acte des bouleversements
migratoires survenus dans la région ces dernières
années. Focalisé dans un premier temps sur les pays
candidats à une adhésion à l’Union européenne, le
Processus de Budapest a d’ailleurs élargi son champ
d’étude géographique aux contreforts asiatiques,
Pakistan et Afghanistan compris.
Des situations migratoires contrastées
Les migrations régionales et les migrations internationales doivent ici être distinguées. En effet, si
l’ensemble des migrations internes ou externes à la
région mer Noire sont de fait des migrations internationales dès lors qu’il y a passage de frontières
étatiques, cet espace se caractérise par une grande
complexité institutionnelle. Les phénomènes migratoires s’y développent notamment parallèlement
au processus d’élargissement européen qui se
conjugue lui-même au pluriel. Alors que la Grèce est
partie aux accords de Schengen, la Roumanie et la
Bulgarie patientent toujours dans l’antichambre de
ce processus. La Turquie demeure quant à elle aux
portes de l’Union européenne, alors même que sa
situation géographique et géopolitique en fait un
carrefour du « Grand Moyen-Orient ». Istanbul est
ainsi devenu une plaque tournante pour les migrants
venant de régions lointaines comme le Bangladesh
ou la Corne de l’Afrique en route vers les pays
européens.
Pays de transit et parfois d’installation faute de mieux,
la Turquie représente un pôle d’attraction majeur dans
la région en raison de son dynamisme économique.
Pour les ressortissants des pays d’Europe de l’Est et
© Adeline Braux
Le poste-frontière entre la Turquie et la Géorgie à Sarp/Sarpi en 2014.
de l’ancien bloc soviétique, la Turquie a été, sinon un
pays d’immigration durable, du moins une destination
d’émigration au plein sens du terme dès la disparition
de l’URSS. En raison des facilités d’entrée octroyées,
ces migrations ont pris la plupart du temps un caractère circulaire – hier pour les Roumains, les Bulgares,
les Russes et les Ukrainiens, notamment des femmes,
engagés dans le commerce à la valise –, désormais
pour les citoyens géorgiens qui peuvent se rendre en
Turquie munis de leur seule carte d’identité 3.
La présence turque est particulièrement visible en
Adjarie, région géorgienne frontalière de la Turquie.
Elle n’y est du reste pas toujours appréciée, tant le
souvenir de la présence ottomane y demeure vif.
L’aéroport de Batoumi, utilisé aussi bien par des
Géorgiens que par des Turcs, a été construit et est
géré par des entreprises turques. Le poste-frontière
de Sarp/Sarpi est la plupart du temps saturé, les
poids lourds turcs à destination du Caucase et de
la Russie n’ayant à ce jour que peu d’itinéraires
alternatifs.
Côté piétons, les mobilités transfrontalières vont
bon train et on se bouscule pour acheter en Turquie
3 L’inverse est également vrai pour les citoyens turcs qui se
rendent en Géorgie.
des marchandises qui seront ensuite revendues
en Géorgie. Les centres commerciaux destinés à
une clientèle géorgienne ont ainsi fleuri dans la
partie septentrionale de la « région mer Noire »
(Karadeniz bölgesi, en turc), contribuant à régulariser des activités commerciales apparues à l’orée
des années 1990 sur les bazars de la côte turque. À
la même époque, la présence en nombre de prostituées originaires de Géorgie, d’Azerbaïdjan, mais
également de Russie et d’Ukraine, avait suscité des
polémiques dans ces localités à la population traditionnellement très conservatrice.
Autre pôle migratoire régional, la Russie a accueilli
sur son flanc méridional – dans le territoire (kraï) de
Krasnodar baigné par la mer d’Azov au nord et la mer
Noire au sud – un grand nombre de réfugiés et de
migrants économiques de l’ex-URSS depuis 1991,
venant en particulier du Caucase russe voisin ou des
nouveaux États indépendants, Arménie, Azerbaïdjan
et Géorgie. Elle a également été, tout comme
l’Ukraine, un pays de départ vers la Turquie. La situation économique s’étant depuis améliorée, la finalité
d’un voyage en Turquie est désormais souvent touristique, mais les flux demeurent importants. En 2011,
avec 3,5 millions d’entrées, soit 11 % du total, la
Fédération de Russie figurait en deuxième position
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
59
Dossier La mer Noire, espace stratégique
(après l’Allemagne) du classement des dix nationalités cumulant le nombre le plus important d’entrées
en Turquie.
Trafics illicites
Route alternative à la Méditerranée très surveillée,
la mer Noire est aussi traversée par des populations
originaires de pays plus lointains, souvent en conflit,
ou en proie à l’instabilité. Certains migrants sont
notamment intégrés à des réseaux illicites de vente
de marchandises, voire à des trafics criminels.
Alors que les uns – Baloutches afghans et iraniens –
semblent avoir tiré profit de la vente de produits
électroniques fabriqués dans le Sud-Est asiatique
et avantageusement détaxés dans le Golfe, d’autres
– Géorgiens par exemple – font office tout à la fois
d’animateurs de réseaux de prostitution de jeunes
femmes balkaniques et caucasiennes et de passeurs
de drogues. Les plus-values opérées sur la vente
d’héroïne, dont le prix négocié dans les grands ports
de la mer Noire (Trabzon, Poti, Sotchi) augmente à
l’approche des frontières de l’Union européenne,
alimentent les activités de ces réseaux dont les
ramifications s’étendent jusqu’en Espagne, voire en
Europe du Nord, via les Balkans et l’Italie.
lll
Les processus migratoires à l’œuvre dans l’espace de
la mer Noire, tant dans leur aspect régional qu’extra-
60
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
régional, permettent donc de déconstruire une vision
« eurocentrée » des mobilités et laissent apparaître
des territoires circulatoires connectés à un espace
bien plus vaste que le seul bassin maritime concerné.
Adeline Braux *
* Responsable de l’Observatoire du Caucase, antenne de
l’Institut français d’études anatoliennes (Istanbul) basée à
Bakou. Ses recherches actuelles portent sur les reconfigurations
migratoires dans l’espace sud-caucasien et sur les circulations
migratoires entre l’ex-URSS et la Turquie.
Bibliographie
●● Faruk Bilici, « Sarp/Sarpi :
la porte de l’intégration
entre la Turquie et la Géorgie
vingt ans après la chute
de l’Union soviétique »,
Anatoli, no 3, CNRS Éditions,
septembre 2012, p. 203-222
●● Adeline Braux, « Les
migrations en provenance des
ex-républiques soviétiques
en Turquie, vingt ans après
la disparition de l’URSS »,
Anatoli, no 3, CNRS Éditions,
septembre 2012, p. 89-201
●● Sylvie Gangloff et
Jean-François Pérouse,
« La présence roumaine
à Istanbul », Les Dossiers
de l’IFEA, Institut français
d’études anatoliennes, 2001
(http://books.openedition.org/
ifeagd/154)
●● Michel
Péraldi, « Istanbul.
Le commerce à la valise,
face discrète de l’économie »,
Urbanisme, no 369,
novembre-décembre 2009,
p. 67-68
●● Alain Tarrius, « La mer
Noire, carrefour migratoire
mondial », Mondes sociaux,
décembre 2013
(www.regard-est.com/home/
breve_contenu.php ?id=1234)
L’évolution
des enjeux américains
dans l’espace mer Noire
Igor Delanoë *
* Igor Delanoë
est docteur en histoire, chercheur
associé à l’Ukrainian Research
Tandis que les administrations Clinton et Bush ont
contribué de manière décisive à ancrer l’influence
et au Center for International
and European Studies (université
américaine dans la région de la mer Noire, la première
de Kadir Has, Istanbul), enseignant
administration Obama n’a accordé qu’une priorité
au Collège universitaire franco-russe
de second rang au bassin pontique. Focalisés sur leur
de Saint-Pétersbourg.
retrait militaire d’Irak et d’Afghanistan, les États-Unis
entendaient aussi ménager Moscou afin d’obtenir des
résultats sur des dossiers de sécurité internationale jugés prioritaires
– Iran, Afghanistan, désarmement. Lors de la crise en Géorgie, ils se
sont donc retranchés derrière les Européens et, en Ukraine, ils tendent
à mettre l’OTAN en avant. La crise ukrainienne pourrait toutefois
raviver l’influence américaine en mer Noire, alors que les enjeux
de transit énergétique restent au cœur de leur intérêt pour la zone.
Institute (université Harvard)
Véritable carrefour des routes terrestres et
maritimes entre l’Europe, la Russie, le MoyenOrient et l’Asie centrale, la région de la mer
Noire a représenté lors de la guerre froide un
« espace frontière » clé dans la stratégie mise
en place par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour contrer l’expansionnisme soviétique en direction des mers chaudes.
L’effondrement de l’Union soviétique en 1991
a ensuite créé un vide stratégique dans l’espace
mer Noire qui n’a, depuis lors, toujours pas été
comblé en dépit de l’irruption d’autres acteurs :
les nouveaux États indépendants, l’Union
européenne et les États-Unis.
Quel territoire exact désigne-t-on sous
le terme d’« espace mer Noire » ? En 2007, la
Commission européenne a défini la région de la
mer Noire comme l’aire géographique formée
par les six États bordant les rives de l’ancien
Pont-Euxin – Turquie, Bulgarie, Roumanie,
Ukraine, Russie et Géorgie – auxquels elle a
ajouté, pour des raisons tant historiques que de
proximité géographique, la Grèce, la Moldavie,
l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Même si cette
définition dessine une représentation spatiale, la
mer Noire est loin de constituer une « région »,
dans la mesure où aucune forme d’intégration
régionale, fût-elle économique, sécuritaire ou
politique, n’a pu y émerger depuis 1991.
Depuis la chute du bloc soviétique,
l’espace pontique est en effet le théâtre d’une
lutte d’influence entre puissances riveraines
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
61
Dossier La mer Noire, espace stratégique
– l’OTAN, la Russie, la Turquie et, depuis 2007,
l’Union européenne – et étrangères – les ÉtatsUnis, qui cherchent à y asseoir et à y consolider leur empreinte stratégique. Ces rivalités
ont longtemps abouti à un jeu à somme nulle
qui a favorisé la survivance de la Realpolitik
et rendu le recours à la force possible pour les
acteurs locaux, comme le conflit russo-géorgien
d’août 2008 l’a démontré.
Tandis que l’Alliance atlantique représente un acteur à part entière de la scène sécuritaire pontique depuis que la Turquie et la Grèce
y ont adhéré en 1952, Washington s’est inséré un
peu plus dans la géopolitique de la mer Noire au
cours des années 1990. Le vide stratégique créé
par l’effondrement de l’URSS a aussi permis la
pénétration de l’influence américaine au-delà de
la Transcaucasie, jusque sur les rives de la mer
Caspienne. D’abord attirés par les ressources
naturelles du bassin caspien, les États-Unis ont
surtout manifesté un intérêt politique et sécuritaire pour la région de la mer Noire au cours des
années 2000. Plus récemment, la crise ukrainienne est venue rappeler que la sécurité du
Vieux Continent faisait encore partie de l’agenda
de Washington et qu’elle pourrait bien redevenir
la raison d’être de l’OTAN.
L’expansion de l’influence
américaine en mer Noire
L’ère Clinton et les réserves
énergétiques de la mer Caspienne
C’est sous la seconde administration
Clinton (1997-2001) que les États-Unis ont
développé une stratégie énergétique autour de la
Caspienne. Les réserves énergétiques prouvées
du bassin caspien, hermétiquement fermé à toute
forme d’investissements occidentaux jusqu’à la
chute de l’URSS, sont estimées à 48 milliards
de barils de pétrole et à plus de 8 263 milliards
de mètres cubes de gaz naturel 1. Le concept de
corridor énergétique « Est-Ouest » pour l’évacuation des hydrocarbures de la Caspienne vers
Overview of Oil and Natural Gas in the Caspian Sea Region, U.S.
Energy Information Administration, Washington, 26 août 2013
(www.eia.gov/countries/regions-topics.cfm?fips=csr).
1 62
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
l’Europe via le Caucase du Sud a émergé à la fin
des années 1990. Dès 1999, le Congrès américain a voté le Silk Road Strategy Act qui donnait
un cadre légal à l’assistance économique et
militaire américaine aux pays d’Asie centrale et
du Caucase du Sud.
L’objectif poursuivi par l’administration Clinton est alors celui du désenclavement
des réserves énergétiques de la mer Caspienne
et leur acheminement vers le marché européen
en évitant la Russie. Les hydrocarbures caspiens
intéressent d’autant plus les États-Unis qu’ils
offrent le double avantage de ne provenir ni des
États membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) ni de la Russie.
L’Azerbaïdjan, en tant qu’État producteur, et la Géorgie, en tant qu’État de transit,
acquièrent dès lors une importance significative
aux yeux de Washington. Quant à la Turquie,
elle s’impose comme un « hub » énergétique à
partir des mises en service de l’oléoduc BakouTbilissi-Ceyhan (BTC) en 2006 et du gazoduc
Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE) en 2007.
Le 11 Septembre
et l’élargissement de l’OTAN
La guerre globale lancée contre le terrorisme par l’administration Bush au lendemain
des attentats du 11 Septembre change la perception américaine de l’espace pontique. Celui-ci
est dès lors perçu comme une plateforme pour la
projection d’influences et de forces vers l’Asie
centrale et le Moyen-Orient. Alors que l’administration Clinton avait concentré ses efforts sur
le bassin caspien, l’administration Bush accorde
une plus grande importance au bassin pontique.
Dès 2002, l’agenda sécuritaire de Washington en
mer Noire porte non seulement sur la lutte contre
le terrorisme mais aussi sur la lutte contre le
crime international, la prolifération et les trafics
illicites d’armements, qui constituent des sources
d’instabilité autant que des ressources financières
pour les réseaux terroristes (voir graphiques).
C’est dans ce contexte que se déroule
l’élargissement de l’OTAN à la Roumanie et à
la Bulgarie en 2004. Tout en étant intégrée au
concept de « Nouvelle Europe » mis en avant par
l’ancien secrétaire d’État à la Défense Donald
Département américain de l’Énergie : assistance financière aux pays de la mer
Noire (hors Russie) pour la lutte contre la prolifération nucléaire (2001-2020)
Caucase du Sud (Azerbaïdjan,
Géorgie, Arménie)
153
(35 %)
Turquie
Bulgarie, Roumanie
Moldavie
81
(19 %)
Ukraine
(En millions de dollars)
Réalisation : Dila. © Dila, Paris, 2015.
187
(43 %)
Département d’État : assistance financière aux pays de la mer Noire
(hors Russie) pour la lutte contre la prolifération, la lutte antiterroriste
et le déminage (2001-2010)
Caucase du Sud (Azerbaïdjan,
Géorgie, Arménie)
52
(23 %)
Bulgarie, Roumanie
163
(71 %)
Moldavie
Ukraine
(En millions de dollars)
Source : auteur à partir de la base de données de l’United States Agency for International Development (USAID).
Rumsfeld, l’adhésion d’anciennes républiques
soviétiques à l’alliance a permis de renforcer
l’influence américaine dans la région. L’OTAN
avait établi un partenariat avec l’Ukraine et
la Géorgie en 1994 à travers la signature du
Partenariat pour la paix, puis par l’établissement du conseil OTAN-Ukraine lors du sommet
de Madrid en 1997. Entre 1995 et 2003, près de
15 exercices militaires otaniens se sont déroulés
en Ukraine, tel le Cooperative Adventure
Exchange en 2002, de même que des exercices
bilatéraux américano-ukrainiens (Peace Shield,
1995) et anglo-ukrainiens (Cossack Step, 1996).
En mer Noire, les exercices navals Sea Breeze se
Réalisation : Dila. © Dila, Paris, 2015.
Turquie
sont déroulés pour la première fois en 1997 au
large de la Crimée 2.
La promotion de la démocratie
et les révolutions « de couleur »
Dès 1996, l’ancien secrétaire d’État adjoint
Strobe Talbott rappelait qu’il était dans l’intérêt
des États-Unis de soutenir le développement de
la démocratie dans les pays de la Communauté
Devenu annuel, cet exercice naval a notamment impliqué en
septembre 2014, outre les États-Unis, le Canada, l’Espagne,
la Turquie et la Roumanie, deux pays riverains qui ne sont pas
membres de l’alliance : la Géorgie et l’Ukraine.
2 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
63
Dossier La mer Noire, espace stratégique
4000000
8000000
3500000
7000000
3000000
6000000
2500000
5000000
2000000
4000000
1500000
3000000
1000000
2000000
500000
1000000
0
0
2001
2002
2003
Azerbaïdjan
2004
2005
Arménie
2006
Géorgie
2007
2008
Moldavie
2009
2010
Ukraine
2011
2012
Tendance
Source : auteur à partir de la base de données de l’United States Agency for International Development (USAID).
des États indépendants (CEI) 3. Le financement
de programmes d’aide à la construction de la
société civile, géré par l’United States Agency for
International Development (USAID) et le département d’État américain, a alors pour objectif
non seulement de consolider des États encore
fragiles du point de vue de leur gouvernance
et de l’État de droit mais également d’éviter le
déclenchement des conflits interétatiques.
Après le 11 Septembre, le foyer de la
sécurité transatlantique américaine se réoriente
vers le Grand Moyen-Orient (Greater Middle
East) et un espace mer Noire élargi (Wider Black
Sea). Washington cherche en effet à empêcher
l’émergence, notamment dans le Caucase,
d’États faillis susceptibles de devenir des
sanctuaires pour le terrorisme international. La
révolution des Roses en Géorgie (2003), qui porte
Mikhéil Saakachvili au pouvoir, puis la révolu3 Strobe Talbott, « Democracy and the National Interest »,
Foreign Affairs, novembre-décembre 1996.
64
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
tion Orange en Ukraine (2004), qui débouche
sur la présidence de Viktor Iouchtchenko, sont
alors interprétées aux États-Unis comme les
conséquences directes de cette réorientation
stratégique. Elles apparaissent aussi comme une
déclinaison dans la zone pontique de la nouvelle
théorie des dominos du secrétaire à la Défense
Donald Rumsfeld, visant à promouvoir la diffusion de la démocratie au Moyen-Orient suite à
l’invasion de l’Irak en 2003.
L’administration Obama :
une influence en retrait
Le tournant de l’année 2008
L’extension de l’Alliance atlantique a
connu une halte lors du sommet de Bucarest en
avril 2008. À cette occasion, pas plus la Géorgie
que l’Ukraine n’ont reçu de Plan d’action pour
l’adhésion (Membership Action Plan, MAP),
une étape de transition obligatoire pour tout pays
Réalisation : Dila. © Dila, Paris, 2015.
Département d’État : dotation nationale pour la démocratie dans le voisinage
oriental de l’Union européenne (hors Russie) (2001-2012) (en dollars)
© AFP / Velko Angelov
Les exercices navals Sea Breeze 2014 qui ont eu lieu en juillet 2014
dans les eaux territoriales bulgares en mer Noire ont réuni des
bâtiments des forces navales de Bulgarie, de Grèce, de Roumanie, de
Turquie et des États-Unis avec un avion patrouilleur américain et quatre
navires du deuxième groupe permanent de guerre des mines de l’OTAN.
souhaitant rejoindre l’OTAN. La perspective de
l’intégration de la Géorgie et de l’Ukraine a en
effet provoqué des dissensions importantes au
sein même de l’Alliance. Paris et Berlin n’ont
en particulier pas manqué de souligner que
l’OTAN courait le risque de se retrouver directement impliquée dans des conflits potentiels
(Crimée) ou dont le processus de résolution est
gelé (Abkhazie, Ossétie du Sud). Un tel élargissement risquait en outre d’être perçu par Moscou
comme une ingérence directe de l’Alliance dans
ce que le Kremlin considère comme sa « sphère
privilégiée d’intérêts ».
Quelques mois plus tard, la guerre du 8
au 13 août 2008 entre la Russie et la Géorgie a
modifié la configuration sécuritaire de l’espace
pontique. Moscou a alors mis un point d’arrêt à
l’expansion de l’influence de l’OTAN sur ses
marches. Le conflit russo-géorgien a démontré
l’incapacité des acteurs régionaux de prévenir,
gérer et résoudre un conflit et consacré le recours
à la force comme une option envisageable dans la
gestion des différends territoriaux entre les États
de la zone. L’issue du conflit a démontré que, si
aucun schéma de sécurité régionale pontique n’est
possible sans l’implication de Moscou, bâtir une
architecture de sécurité euro-atlantique contre les
intérêts de la Russie apparaît encore plus périlleux.
La politique du « reset »
Le Président Obama avait fait du rétablissement de la confiance dans les relations russoaméricaines (le « reset ») l’un des objectifs de
la politique étrangère de son premier mandat.
Les États-Unis sont toutefois alors bien davantage préoccupés par l’Irak, l’Afghanistan et la
refondation des liens avec le monde musulman
annoncée dans le discours du Caire prononcé par
Barack Obama en juin 2009. Au plan international, cette nouvelle orientation devait permettre
à Washington d’établir des relations constructives avec Moscou, utiles pour faire progresser
le dossier iranien, pour la coopération autour
de l’Afghanistan, et le désarmement – nouveau
traité Strategic Arms Reduction Talks (START)
d’avril 2010.
En mer Noire, le reset se traduit par une
baisse sensible de la pression américaine. La
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
65
Dossier La mer Noire, espace stratégique
première administration Obama se retranche
derrière l’Union européenne et l’Alliance atlantique en Géorgie et en Ukraine, le seul impératif
dans le Caucase étant de garantir la sécurité et la
stabilité du corridor énergétique sud. Un bureau
de liaison de l’OTAN est ouvert à Tbilissi en
octobre 2010 et l’armée géorgienne envisage
de contribuer à la force de réaction de l’OTAN
en 2015. En Ukraine, après que la perspective
de l’adhésion de Kiev à l’OTAN se fut éloignée
avec l’arrivée au pouvoir de Viktor Ianoukovitch
en février 2010, Washington renforce sensiblement son soutien financier à la démocratie tout
en appuyant les efforts de Bruxelles en vue de la
signature d’un accord d’association économique
avec Kiev en 2014.
La crise ukrainienne :
vers un renouveau
de l’influence américaine ?
Les États-Unis et la crise ukrainienne
En Ukraine, conformément à la nouvelle
approche « leading from behind » mise en œuvre
par l’administration Obama depuis l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011 4, Washington
comptait sur l’Europe pour promouvoir, à travers
le Partenariat oriental, les intérêts politiques
et économiques de la communauté euro-atlantique, puis pour gérer la crise survenue à
l’automne 2013. Les États-Unis ont néanmoins
manifesté une forme de frustration explicitement formulée en février 2014 par la soussecrétaire d’État pour l’Europe et l’Eurasie,
Victoria Nuland, à l’égard des atermoiements
européens vis-à-vis de la crise ukrainienne 5.
À l’inconsistance de la politique de
Bruxelles en Ukraine ont alors répondu les
réticences américaines à s’engager dans un
soutien direct au gouvernement du nouveau
Président ukrainien Petro Porochenko. Celui-ci
4 Voir Maya Kandel, « Les nouvelles modalités d’engagement militaire américaine : “Light footprint” et “Leading
from behind” », Questions internationales, no 64, novembredécembre 2013, p. 32-40.
5 « US official apologizes to EU counterparts for undiplomatic
language », The Guardian, 6 février 2014.
66
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
est revenu de son déplacement à Washington,
en septembre 2014, avec une promesse d’aide
économique et militaire non létale quasi symbolique, d’un montant de 53 millions de dollars 6.
Washington, tout comme les États européens, a
mis en place une série de sanctions économiques
à l’égard de la Russie pour l’isoler de la scène
internationale. Ces mesures se sont avérées
jusqu’à présent inefficaces pour régler le conflit
en Ukraine orientale.
Le bouclier antimissile et la réassurance
des alliés d’Europe centrale et orientale
Une partie du programme Anti-Ballistic
Missile (ABM), rebaptisé Ballistic Missile
Defense (BMD) en 2009 par la première administration Obama, concerne la région pontique. Il est
censé protéger l’Europe d’une menace balistique
émanant du Moyen-Orient en général, et de l’Iran
en particulier. Un radar d’alerte a ainsi été mis
en service en décembre 2011 en Turquie sur la
base aérienne de Küreçik, tandis que les missiles
intercepteurs doivent être déployés en 2015 en
Roumanie sur la base de Deveselu, où une base
de l’US Navy a été ouverte en octobre 2014 7.
Enfin, Washington entend déployer en mer Noire
des destroyers Aegis emportant des missiles
intercepteurs, qui pourront compter sur le port
roumain de Constanta comme base de soutien
logistique en mer Noire 8.
La question du bouclier antimissile figure
parmi les principaux sujets de tension entre
Washington et Moscou. Le Kremlin estime que
ce programme remet en cause sa capacité de
dissuasion nucléaire, et qu’un prochain accord
sur le nucléaire iranien invalide la raison d’être
de ce projet. Suite à la fermeture de la base
aérienne de Manas au Kirghizstan, les ÉtatsUnis ont transféré au mois de février 2014 leur
Heidi Przybyla, Volodymyr Verbyany et Aliaksandr Kudrytski,
« Poroshenko Ends Trip to U.S. as Hryvnia Plunges to Record »,
Bloomberg, 19 septembre 2014.
7 La base navale de Deveselu (Deveselu Naval Support Facility)
est la première base navale américaine à être ouverte depuis 1987.
(Source : Luke B. Meineke, « Navy Establishes New Base in
Romania », America’s Navy, 10 octobre 2014.)
8 Ronald O’Rourke, « Navy Aegis Ballistic Missile Defense
(BMD) Program: Background and Issues for Congress »,
CRS Report for Congress, Congressional Research Service,
2 juillet 2013, p. 63.
6 © AFP / Saul Loeb
Le Président ukrainien Petro Porochenko (à la droite de Barack Obama) a exceptionnellement participé au sommet
des États membres de l’OTAN à Newport (Pays de Galles), en septembre 2014. L’OTAN s’est alors engagée à défendre
l’intégrité territoriale de l’Ukraine sans toutefois y déployer des troupes, cette question étant traitée au niveau bilatéral.
centre opérationnel pour le retrait des troupes
américaines d’Afghanistan sur la base roumaine
Mihail Kogalniceanu.
L’activité de l’OTAN dans la région
pontique pourrait encore s’accroître au cours
des années à venir dans le cadre de la stratégie
de réassurance décidée par l’Alliance suite à
la crise ukrainienne. Dès le mois de juin 2014,
Washington a en effet annoncé que les ÉtatsUnis entendaient consacrer un milliard de dollars
à la consolidation de leur présence militaire
en Europe centrale et orientale. De son côté,
l’OTAN a fait état, lors de son sommet au pays
de Galles début septembre 2014, de l’instauration d’une force de réaction rapide dotée d’un
effectif de 4 000 hommes capable de se déployer
en quarante-huit heures à partir de bases situées
en Europe orientale 9.
La mise en place de l’Initiative de réassurance européenne intervient à un moment
charnière pour l’OTAN dans la mesure où la fin
« NATO weighs rapid response force for Eastern Europe »,
The New York Times, 1er septembre 2014.
9 programmée du déploiement de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) en
Afghanistan en décembre 2014 ne manque pas
de soulever la question de la raison d’être de
l’Alliance 10.
L’Alliance atlantique fait également face à
un sérieux défi interne, relevé en juin 2014 par le
secrétaire américain à la Défense Chuck Hagel,
et que la crise ukrainienne met de manière
saillante en lumière. L’engagement formel des
États membres de l’Alliance de consacrer un
minimum de 2 % de leur produit intérieur brut
à leur budget de défense n’est en effet appliqué
que par quelques-uns d’entre eux, dont les ÉtatsUnis (3,8 % en 2013), la Turquie (2,3 % en 2013)
et la Grèce (2,4 % en 2013 malgré la crise). En
revanche, la Bulgarie et la Roumanie, de même
que les pays baltes et la Pologne sont encore loin
du compte, ayant dépensé en moyenne 1,4 % de
leur PIB pour leur défense en 2013. Davantage
consommateurs que contributeurs au système
10 Une nouvelle mission qualifiée de « non combattante »
(Resolute Support), de taille plus modeste, apportera après 2014
un soutien aux forces de sécurité afghanes.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
67
Dossier La mer Noire, espace stratégique
collectif de sécurité, ils font en fait reposer la
charge de leur défense sur les États-Unis 11.
Gaz de schiste pontique
contre gaz naturel russe
L’administration Obama a aussi poursuivi
la politique énergétique de ses prédécesseurs
afin de promouvoir la diversification énergétique
et de diminuer la dépendance des Européens
à l’égard du gaz naturel russe. Dans cette
perspective, Washington soutient les efforts de
mise en valeur des réserves de gaz de schiste
pontique, dont celles de la Bulgarie (estimées à
481 milliards de m3), de la Roumanie (estimées à
1 444 milliards de m3) et de l’Ukraine (évaluées
à 3 625 milliards de m 3) 12. La compagnie
américaine Chevron a notamment conclu un
Base de données du Stockholm International Peace Research
Institute.
12 Technically Recoverable Shale Oil and Shale Gas Resources:
An Assessment of 137 Shale Formations in 41 Countries Outside
the United States, U.S. Energy Information Administration, U.S.
Department of Energy, Washington, juin 2013, p. 6 (www.eia.
gov/analysis/studies/worldshalegas/pdf/fullreport.pdf).
11 contrat de 10 milliards de dollars avec Kiev en
novembre 2013 pour l’exploitation du champ
gazier d’Oleska en Ukraine occidentale. La
mise en valeur du champ de Iouzivska, situé à
la frontière entre les régions de Khorkiv et de
Donetsk, devait pour sa part être réalisée, en
vertu d’un accord signé en mai 2012, par l’anglonéerlandaise Shell et par la compagnie ukrainienne Burisma dont le vice-président américain
Joe Biden est membre du conseil d’administration 13. En Roumanie, Chevron est également présente, de même que ExxonMobil qui
a affirmé vouloir investir jusqu’à un milliard de
dollars dans l’exploration offshore de pétrole en
mer Noire avec le roumain Petrom 14. Toutefois,
l’hostilité de la population en Roumanie et les
combats en Ukraine orientale ont entravé ces
projets qui ne pourront dorénavant se concrétiser,
dans le meilleur des cas, que vers 2020. n
« Kiev fights in Ukraine’s southeast for shale gas deposits to be
controlled by US », Tass, 16 août 2014.
14 « Romania’s Petrom, ExxonMobil to resume Black Sea gas
drilling », Reuters, 25 juin 2013.
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Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
La
documentation
Française
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Le théâtre d’une dégradation écologique
La mer Noire est le plus grand bassin anoxique, c’està-dire dépourvu d’oxygène, au monde. Elle constitue
le principal réceptacle des apports liquides et solides
des fleuves de l’Europe centrale, notamment du
Danube. Vestige du vaste océan « Téthys » 1, cette mer
est aujourd’hui un bassin semi-fermé dont les échanges
avec l’extérieur se limitent à sa connexion avec la
Méditerranée par l’intermédiaire de deux détroits : le
Bosphore et les Dardanelles.
Il y a plusieurs milliers d’années, l’homme avait privilégié les côtes accueillantes et fertiles de la mer Noire
pour s’y établir. Or, cette harmonie environnementale
s’est fortement dégradée au cours des quatre dernières
décennies en raison d’un développement urbain et
industriel incontrôlé 2. La mer Noire abritait naguère l’un
des secteurs de pêche les plus productifs d’Europe.
L’industrialisation et l’explosion démographique dans
la région ont favorisé la surpêche, l’eutrophisation 3 et
le déversement de substances toxiques chimiques et
radioactives dans la mer. Ce milieu aquatique, qui était
autrefois une source importante d’alimentation et un
espace de loisirs apprécié, est devenu le théâtre d’une
catastrophe écologique sans précédent.
Un écosystème en danger
Compte tenu de sa situation géographique et de ses
caractéristiques socio-économiques, culturelles et
environnementales, la mer Noire est d’une importance
vitale pour l’Europe depuis l’adhésion de la Roumanie
et de la Bulgarie à l’Union européenne en 2007. Elle se
situe, en effet, à la fois aux confins de l’Europe géographique et de l’Union européenne, et constitue un trait
d’union entre des cultures et des religions différentes.
Observé dès 1973, le déclin irrésistible des habitats
écologiques principaux de la mer Noire a en fait
G. Lericolais, « Nouvelles données sur l’évolution de la mer
Noire », in Universalia 2001, Sciences de la Terre, Encyclopaedia
Universalis, Paris, p. 233-237.
2 J.-B. Chatré et S. Delory (dir.), Conflits et sécurité dans l’espace
mer Noire. L’Union européenne, les riverains et les autres, Éditions
Panthéon-Assas, Paris, 2010.
3 Augmentation de la teneur en nutriments favorisant la croissance
végétale mais conduisant à une baisse importante de la teneur en
oxygène.
1 succédé à une série de modifications plus subtiles tout
aussi significatives. Il a pourtant fallu attendre la fin
des années 1980 pour que la communauté internationale prenne conscience de l’importance de cette crise
écologique. À cette époque, les concentrations d’azote,
de phosphore et de pesticides répandus sur les terres
agricoles étaient extrêmement élevées. Ces excédents
d’éléments nutritifs provoquèrent des proliférations
massives de micro-organismes. Les métaux lourds
s’accumulèrent en raison de l’absence de restrictions
sur les rejets industriels, tandis que la pollution due
aux rejets pétroliers et la contamination en pesticides
dépassaient des niveaux jamais atteints.
Les effets cumulés de ces déversements massifs ont
eu un impact dévastateur sur les écosystèmes locaux.
Certaines espèces de poissons n’ont pas survécu à ces
changements considérables et une pêche trop intensive
a, de surcroît, conduit à leur quasi-extinction, entraînant
l’effondrement de l’industrie de la pêche pour tous les
pays riverains. De nouvelles espèces de méduses introduites par les eaux de ballast des navires en transit se
sont rapidement multipliées et ont occupé cette niche
écologique abandonnée. Des cas de maladies graves,
transmises par l’eau – comme le choléra et l’hépatite A – ont été enregistrés dans les régions côtières et,
en de nombreuses zones localisées, des taux de contamination en métaux lourds particulièrement élevés ont
été relevés.
Une coopération internationale accrue
Au début des années 1990, l’avenir de la mer Noire
semblait irrémédiablement menacé. À la faveur de la
disparition du bloc soviétique, les nouveaux gouvernements des pays riverains ont alors cherché à mettre
en place des mécanismes de coopération en matière
de protection de l’environnement. S’inspirant des
premières conventions pour les mers régionales, ils ont
signé en 1992 à Bucarest la Convention sur la protection de la mer Noire contre la pollution. Par la suite,
un Plan d’action pour la mer Noire adopté en 1996 a
permis la création d’un réseau régional d’institutions
scientifiques dotées du matériel nécessaire pour assurer
la surveillance continue de la pollution, la formation de
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
69
Dossier La mer Noire, espace stratégique
personnel spécialisé et la collecte d’informations scientifiques détaillées.
La modernisation de l’agriculture dans le bassin
du Danube, accélérée depuis l’entrée dans l’Union
européenne de la Bulgarie et de la Roumanie, a eu
pour effet une utilisation plus prononcée des fertilisants
et autres pesticides. Les directives européennes en
matière d’eaux usées ont dans le même temps conduit
au développement des égouts et à l’augmentation du
nombre de stations d’épuration dans les villes de plus
de 2 000 habitants. Les conséquences, si des directives
comme la directive-cadre européenne sur l’eau 4 ne sont
pas appliquées, pourraient être alors le déversement
dans les rivières de nitrates et de phosphates.
En encourageant dès 2008 les États membres à
mettre en œuvre la directive-cadre « Stratégie pour
le milieu marin » (DCSMM 5), l’Union européenne
a incité les pays riverains de la mer Noire à prendre
les précautions nécessaires pour limiter l’utilisation
excessive d’engrais et de dérivés chimiques. Il semble
donc à la fois important et urgent que les nouveaux
programmes-cadres européens en la matière continuent à favoriser la prévention plutôt que des actions
réparatrices a posteriori.
De nombreuses structures de coopération existent
désormais dans la région de la mer Noire – certaines
ayant trait à bien d’autres domaines que l’environnement. Au niveau gouvernemental, on peut citer l’Organisation de la coopération économique de la mer
Noire (OCEMN, en anglais Organization of the Black
Sea Economic Cooperation, BSEC), la Communauté
de l’énergie qui regroupe les États membres de l’Union
européenne et sept États et territoires européens des
Balkans, le Centre régional sur l’énergie de la mer Noire
(Black Sea Regional Energy Centre, BSREC) ou encore
la Commission sur la protection de la mer Noire contre
la pollution (Commission de la mer Noire).
La Commission régionale des Balkans et de la mer Noire
a quant à elle pour objectif d’encourager le dialogue
et la coopération entre les échelons administratifs
subnationaux. À son échelon et selon ses compétences,
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:
32000L0060
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:
52012DC0662
6 www.danubius-ri.eu/
7 http://french.ruvr.ru/news/2014_05_15/La-Russie-aidera-laCrimee-a-resoudre-les-problemes-environnementaux-8225/
4 5 70
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
chacune de ces institutions contribue à la préparation, à
la définition et à la mise en œuvre des directives nationales et européennes destinées à préserver le bon état
écologique des mers, se conformant ainsi aux objectifs
assignés par la directive-cadre « Stratégie pour le milieu
marin » de 2008.
Au niveau national, la Roumanie reçoit en tant que
membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) depuis 2004 des financements – en
dehors des coopérations militaires – pour l’étude
de l’environnement du delta du Danube. Elle vient
de démarrer l'installation d'un Centre international
de recherches dans le delta 6 destiné à fournir un
ensemble de nouveaux instruments et des moyens
accrus pour améliorer la recherche sur l’environnement et les écosystèmes et ainsi contribuer à la
gestion intégrée du macro-système « Danube – delta
du Danube – mer Noire ». Un agenda stratégique de
recherche financé par la Commission européenne a
présenté en décembre 2014 les concepts et le plan
détaillé de cette future infrastructure de recherche.
L’annexion de la Crimée
et l’environnement
L’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014
a totalement recomposé le contexte maritime en
mer Noire. Moscou a affirmé vouloir aider la péninsule à résoudre ses problèmes environnementaux,
lesquels étaient selon la Russie laissés en suspens
sous la gestion des autorités ukrainiennes 7. Ainsi,
à Sébastopol où stationnait une partie de la flotte
militaire russe, il existait des décharges illégales,
des rejets industriels incontrôlés et des écoulements
d’eaux empoisonnées.
En près de trente ans, la mer Noire est passée d’un
écosystème diversifié, avec une pêche très productive, à
un espace dont les conditions environnementales sont
devenues impropres à la survie des organismes évolués.
Alors qu’en 2013 on notait un certain répit de la dégradation environnementale, la crise russo-ukrainienne et
la redistribution des zones économiques exclusives qui
pourrait résulter de l’annexion de la Crimée par la Russie
font dorénavant craindre la mise au second plan des
initiatives environnementales nécessaires.
Gilles Lericolais *
* Directeur des affaires européennes et internationales, Ifremer
(Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer).
Gazoducs :
les tubes errants
de la mer Noire
Céline Bayou *
* Céline Bayou
est analyste-rédactrice
à La Documentation française
Depuis la fin de la guerre froide et sous l’effet
notamment des recompositions géopolitiques à
l’œuvre, la mer Noire est en passe de devenir l’une des
zones pivot du transit de gaz vers l’Europe. Cet espace
maritime et son pourtour attisent les convoitises – ce qu’atteste la
multiplication des projets de tubes –, parce qu’ils offrent une occasion
de diversifier à la fois les sources et les voies d’exportation du gaz.
Dès lors, ils mettent en jeu des concurrences, des combinaisons
d’alliances et des rapports de puissance qui évoluent si rapidement
qu’il paraît bien difficile de tenir un projet pour acquis.
(Questions internationales
et P@ges Europe)
Après des années d’évaluations, de discussions, d’atermoiements et d’annonces parfois
ultérieurement démenties, on pensait que le
projet de gazoduc Nabucco, promu par les
États-Unis et l’Union européenne et visant à
acheminer du gaz non russe vers l’Europe via
la Turquie, avait été définitivement abandonné,
laissant place à un corridor gazier Sud composé
de plusieurs mini-projets. On pensait surtout que
le tube concurrent promu par Moscou et devant
traverser la mer Noire, le South Stream, allait à
coup sûr être construit.
C’était sans compter avec l’annonce
inattendue du Président russe qui, le
1er décembre 2014, à la veille de la pose du
premier tronçon sous-marin du gazoduc, a
surpris tous les acteurs impliqués et les observateurs en décrétant l’abandon pur et simple
d’un projet auquel son pays avait pourtant déjà
consacré des sommes considérables. D’autres
coups de théâtre ne sont pas à exclure, mais celui
orchestré par Vladimir Poutine a bien révélé, si
besoin était, l’éminente valeur géostratégique
acquise par la région en matière de transit gazier.
Le nouveau mantra
de la diversification
Depuis quelques années, dans le domaine
énergétique, le mot d’ordre est à la diversification 1, qu’il s’agisse du mix énergétique (pétrole,
gaz, charbon, énergies renouvelables, etc.),
du fournisseur (Russie, Norvège, Caspienne,
etc.), du client (pays européens, Chine, Japon,
etc.) ou encore du trajet d’acheminement de la
ressource énergétique choisie. Cette diversifica1 Sur ces questions, voir notamment le dossier « Énergie : les
nouvelles frontières », de Questions internationales, no 65,
janvier-février 2014.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
71
Dossier La mer Noire, espace stratégique
tion doit permettre de réduire le niveau de dépendance des acteurs impliqués à l’égard de tous ces
paramètres et, ainsi, d’acquérir une plus grande
marge de manœuvre, c’est-à-dire un pouvoir de
négociation.
En ce qui concerne les échanges de gaz
entre les pays européens et leurs fournisseurs – la
Russie en est un de poids, puisqu’elle contribue
à près d’un tiers de la consommation européenne
de gaz –, l’objectif désormais consiste bien à
multiplier les interlocuteurs – que ceux-ci soient
fournisseurs ou clients – et les voies d’acheminement. L’enjeu est donc celui de la sécurisation,
qu’il s’agisse de celle du vendeur, de l’acheteur
ou du pays de transit.
C’est la raison pour laquelle les pays
européens perçoivent l’espace de la mer Noire
comme une chance de multiplier les pays auprès
desquels ils se fournissent en gaz, pouvant
contribuer ainsi à réduire leur niveau de dépendance, notamment vis-à-vis de l’entreprise russe
Gazprom. C’est en effet par cette région qu’on
envisage d’acheminer du gaz azéri, turkmène
voire iranien à destination de l’ouest de l’Europe.
Cet espace est également perçu comme une
passerelle pour le gaz russe à destination du
sud de l’Europe, amenuisant d’autant le degré
de dépendance à l’égard d’autres voies plus ou
moins stables.
Du point de vue russe, l’installation de
gazoducs dans la région est avant tout une façon
de multiplier les voies d’acheminement de gaz
vers l’Europe en réduisant le rôle de l’Ukraine
en tant que pays de transit. Il s’agit pour Moscou
d’un moyen de sécuriser ses exportations en
réduisant son degré de dépendance vis-à-vis d’un
partenaire jugé non fiable, voire inamical. Mais
l’enjeu pour le Kremlin est également de contrer
les tentatives de diversification de l’Europe en
entravant la mise en œuvre de projets concurrents. Si la Russie installe un tube au fond de la
mer Noire pour amener son gaz vers l’Ouest, il
devient moins rentable économiquement pour
l’Europe d’installer un autre tube à proximité,
tout simplement parce que la demande n’est pas
illimitée.
Les stratégies qui découlent de ces tentatives diverses et parfois concurrentes de diversi72
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
fication s’accommodent parfaitement des effets
d’annonce. Pour ce qui concerne les contrats
gaziers, le discours joue un rôle d’autant plus
remarquable que cette énergie, liée à des infra­
structures de transport techniquement et financièrement lourdes, s’avère éminemment politique. Il
n’en va pas de même pour le pétrole, plus facilement transportable par des voies et des infra­
structures facilement modifiables. La pose d’un
gazoduc peut prendre trois à cinq ans et nécessiter des investissements considérables, surtout
s’il s’agit de traverser des espaces à l’accessibilité
réduite. Comme une mer.
Le corridor gazier Sud,
un phénix pour l’Europe ?
L’Union européenne, après une période
d’enthousiasme inaugurée en 2000 avec le lancement du partenariat énergétique russo-européen
qui impliquait une hausse notable des volumes de
gaz russe fournis, a vite compris qu’il était dans
son intérêt d’accéder également aux ressources
gazières des pays riverains de la mer Caspienne,
voire d’Iran et d’Irak, et de mettre en place un
corridor permettant d’acheminer en priorité du
gaz azéri et turkmène vers son territoire.
Hésitations européennes
Ce corridor Sud a un moment regroupé cinq
projets différents : le gazoduc Nabucco prévu
pour relier l’Iran et les pays de Transcaucasie
à l’Europe centrale pour sa version longue,
l’est de la Turquie à l’Autriche pour sa version
abrégée (Nabucco West), le White Stream censé
traverser la Géorgie et aboutir en Roumanie
ou en Ukraine via la mer Noire et/ou la
Crimée, le projet AGRI (Azerbaidjan-GeorgiaRomania Interconnector) envisagé pour transporter du gaz naturel liquéfié, le projet ITGI/
IGB (Interconnector Turkey-Greece-Italy/
Interconnector Greece-Bulgaria) et, enfin, le
TAP (Trans Adriatic Pipeline) 2.
Marc-Antoine Eyl-Mazzega, « L’approvisionnement du
corridor gazier Sud : les ambitions politiques à l’épreuve des
réalités du terrain », CERI, juillet 2011 (www.sciencespo.fr/ceri/
sites/sciencespo.fr.ceri/files/art_maem.pdf).
2 © AFP Photo / Bulphoto / M3 Communications Group
Lancement, en octobre 2013, de la construction du tronçon
bulgare du gazoduc South Stream. Le projet a finalement
été annulé dans son ensemble par Vladimir Poutine le
1er décembre 2014, quelques jours avant la pose du
premier tronçon sous-marin du gazoduc en mer Noire.
La préférence affichée d’emblée par
l’Union européenne et par les États-Unis pour
Nabucco, projet le plus ambitieux (31 milliards
de mètres cubes de gaz par an) et le plus coûteux
(entre 8 et 15 milliards d’euros), s’est heurtée à
une incertitude de taille quand l’Union a réalisé
qu’elle ne pourrait compter sur des livraisons
stables et importantes de gaz en provenance du
Turkménistan, d’Iran et d’Irak. Rien ne garantissait dès lors que son taux de remplissage assurerait une rentabilité suffisante au gazoduc.
La version la plus ambitieuse de Nabucco
a donc été abandonnée en 2011 et les protagonistes se sont rabattus sur une version légère
(16 milliards de mètres cubes), prévue pour
acheminer du gaz azéri du champ caspien de
Shah Deniz II, exploitable à partir de 2018-2020.
Du lieu d’extraction à la frontière occidentale
de la Turquie (2 000 km), le choix s’est fait en
faveur du TANAP (Trans-Anatolian Natural Gas
Pipeline 3), consacré au transport du gaz par la
Géorgie et jusqu’à l’ouest de la Turquie.
Le consortium TANAP est composé de la SOCAR
(Azerbaïdjan), de BOTAŞ (Turquie), de TPAO (Turquie) et de
British Petroleum.
Puis la question s’est posée du trajet retenu
par le consortium créé autour de Shah Deniz II 4
à partir de la frontière turque. Serait-il préférable d’opter pour Nabucco West (1 326 km),
en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la
Hongrie et l’Autriche ou pour le TAP (800 km)
qui, à partir de la Grèce et de l’Albanie, traverserait l’Adriatique pour aboutir au sud de
l’Italie ? Le 28 juin 2013, le consortium exploitant Shah Deniz II a annoncé son choix en faveur
du TAP, à la satisfaction de l’Union européenne,
qui n’a pas manqué d’insister sur le fait que
cette décision contribuait à libérer quelque peu
l’Europe du gaz russe, et ceci sans trop inquiéter
Moscou, qui voyait dans la modestie du projet
une option préférable à Nabucco.
Le jeu de la Russie
Ce corridor Sud et ses variantes ont pâti de
l’insistance de la Russie à défendre son propre
projet, à savoir un gazoduc russe transportant
du gaz russe et évitant autant que faire se peut
les pays de transit non acquis à la cause russe.
3 4 Le consortium Shah Deniz II rassemble la SOCAR, British
Petroleum, Statoil (Norvège) et Total (France).
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
73
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Après avoir enterré Nabucco, les Européens ont
donc discuté des conditions consenties à l’installation et au fonctionnement des divers tronçons
envisagés par eux, quitte à passer outre certaines
exigences imposées par la législation communautaire. C’est le cas du TAP qui, dès mai 2013,
a été libéré par la Commission européenne de
toute obligation concernant le découplage.
En effet, depuis 2009, le troisième
« paquet énergie » de l’Union européenne
impose l’unbundling, c’est-à-dire une séparation
juridique ou comptable des divers segments de
la chaîne gazière, afin d’empêcher l’intégration
verticale perçue comme une barrière à l’entrée
de sociétés tierces sur le marché 5. Or, la compagnie azerbaïdjanaise SOCAR, selon le scénario
envisagé, devait être détentrice du tube de son
point de départ à celui d’arrivée. « Favoritisme et
violation du troisième paquet » dénoncent certains
commentateurs russes 6. « Approche cohérente »,
puisque l’Azerbaïdjan n’est pas membre de
l’Union européenne, pourrait répondre Bruxelles.
On verra plus loin que cette accusation d’usage de
doubles standards n’est pas anodine.
Ambiguïté azerbaïdjanaise
La posture de l’Azerbaïdjan, qui souffre
d’un relatif enclavement et s’efforce depuis
quelques années d’offrir ses hydrocarbures aux
mieux et plus offrants, a pu paraître parfois
ambiguë. Pour Bakou, il s’agit avant tout d’attirer
des investisseurs, qu’ils soient russes, européens
ou américains 7. En l’occurrence, le retrait des
États-Unis du continent européen a eu un impact
évident sur la politique énergétique de l’Azerbaïdjan, qui a pu un moment sembler se tourner
vers la Russie.
5 Voir Catherine Locatelli, « Les échanges gaziers entre
l’Union européenne et la Russie : des interdépendances aux
incertitudes », Questions internationales, n o 65, janvierfévrier 2014, p. 60-62, et Céline Bayou, « Russie. Gazprom
dans la ligne de mire de l’Union européenne », Grande Europe,
août 2011 (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/
d000411-russie.gazprom-dans-la-ligne-de-mire-de-l-unioneuropeenne-par-celine-bayou/article).
6 « EK gotova obsoujdat dalche rossiïskiï proekt ‘Ioujnyï
potok’ », Teknoblog.ru, 8 décembre 2014.
7 Les États-Unis ont d’ailleurs largement soutenu le gazoduc
BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum), entré en service en 2007 et qui
devait, à terme, être relié à Nabucco.
74
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
En réalité, les autorités azerbaïdjanaises
veillent surtout à ne froisser aucun de leurs partenaires potentiels et à défendre les intérêts du
pays. D’où leur soutien sans équivoque d’abord
au projet Nabucco puis, quand celui-ci a été
abandonné, à l’option TANAP-TAP – d’autant
que cette dernière avait l’heur d’être préférée
par Moscou qui y a vu l’échec de Nabucco –,
mais aussi leur rapprochement manifeste de la
Turquie et le maintien du dialogue gazier avec
la Russie.
Le corridor Sud tel qu’il est désormais envisagé n’a pas inquiété Gazprom dans
un premier temps. La cérémonie de pose de
sa première pierre, en septembre 2014, et la
perspective de voir à terme s’y connecter des pays
comme le Turkménistan ou l’Iran ont en revanche
éveillé des inquiétudes à Moscou. La situation
dominante de la Russie sur le marché européen
du gaz pourrait bien être remise en question par
l’arrivée sur ce même marché de volumes importants de gaz non russe. Le diamètre retenu pour
le tube TANAP est l’un des plus élevés de ce qui
se pratique actuellement. Subsiste toutefois la
question de sa capacité d’extension si, un jour,
du gaz d’une autre provenance que Shah Deniz II
venait à l’alimenter 8.
L’abandon de South Stream,
dans l’intérêt de qui ?
Si le corridor Sud a le vent en poupe et
paraît bien renaître de ses cendres après des
années d’incertitudes et de modifications, c’est
aussi parce que la Russie a brutalement annoncé
son renoncement au principal projet concurrent
de cet entrelacs de tubes. Le 1er décembre 2014,
lors d’une visite officielle à Ankara, le Président
russe a indéniablement surpris son auditoire en
décrétant l’abandon du projet South Stream.
Russe… jusqu’au bout du tube
Le South Stream aurait dû permettre de
transporter 63 milliards de mètres cubes de gaz
8 Marc-Antoine Eyl-Mazzega, « Quel rôle pour l’Azerbaïdjan
dans la nouvelle géopolitique de l’énergie ? », Table-ronde, IRIS,
Paris, 26 novembre 2014.
Les infrastructures d’approvisionnement en gaz autour de la mer Noire
Stream
rd
No
ESTONIE
LETTONIE
Mer
Gazoducs :
Baltique
Existant
LITUANIE
ALLEMAGNE
Vilnius
POLOGNE
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Varsovie
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RUSSIE
Moscou
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Abandonné
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Istanbul
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St Blue
re
am
SLOVÉNIE
KAZAKHSTAN
Volgograd
TANAP Ankara
Source : d’après Pascal Marchand, Atlas géopolitique de la Russie,
cartographie Cyrille Suss, Autrement, Paris, 2012.
sibérien par an vers l’Europe en traversant la mer
Noire sur 900 kilomètres d’Anapa (Russie) à
Varna (Bulgarie), puis par voie terrestre à travers
les Balkans (Serbie – avec deux branches vers
la Republika Srpska et la Croatie), la Slovénie
et jusqu’à la Hongrie et à l’Italie. Au total, ce
sont 2 446 kilomètres de tubes qui devaient être
installés et dix stations de compression, pour un
coût envisagé de 16 milliards d’euros (11 pour la
partie sous-marine et 5 pour la partie terrestre),
ce qui aurait pu en faire l’un des gazoducs les
plus chers de l’histoire de la construction du
transport par tubes 9.
Pour situer l’importance en volume de ce
projet, il suffit de rappeler qu’en 2013 la Russie a
9 Céline Bayou, « Le gazoduc South Stream. Pari de la
Russie pour éviter l’Ukraine », P@ges Europe, 6 mai 2014
(www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000725-legazoduc-south-stream.-pari-de-la-russie-pour-eviter-l-ukrainepar-celine-bayou/article).
GÉORGIE
Tbilissi
Erzurum
ARMÉNIE
BTE
Bakou
AZERBAÏDJAN
TURQUIE
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
SUÈDE
livré 162,7 milliards de mètres cubes à l’Europe
et que, jusque récemment, 80 % de ces flux
transitaient par l’Ukraine, le reste traversant la
Biélorussie. Depuis 2011 et la mise en service
du gazoduc sous-marin Nord Stream qui relie
directement la Russie et l’Allemagne via la mer
Baltique, le rôle de l’Ukraine en tant que pays de
transit s’est considérablement réduit – la capacité
du Nord Stream est de 55 milliards de mètres
cubes et il a transporté plus de 30 milliards de
mètres cubes en 2014.
Autant dire que l’une des vocations essentielles du South Stream était bien de réduire à
néant le rôle de l’Ukraine en tant que pays de
transit. Projet initialement russo-italien, lancé
en 2009 directement par V. Poutine et le président
du Conseil italien Silvio Berlusconi, le capital de
South Stream a été réparti entre Gazprom (50 %),
l’italien ENI (20 %), l’allemand Wintershall
(15 %) et le français EDF (15 %).
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
75
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Le tube devait être doté de quatre conduites,
dont la première aurait dû entrer en activité à la
fin de 2015, la construction du gazoduc ayant
été officiellement lancée en décembre 2012. Des
contrats fermes avaient été conclus portant sur la
fourniture et la pose de deux des conduites, ce
qui signifie que leur route avait été arrêtée.
Or, depuis des mois, l’Union européenne
faisait pression sur la Russie et sur les pays de
transit, dénonçant la violation par ce projet des
volets « découplage » et « accès aux tiers » du
troisième paquet énergie. La Russie avait en
effet fort habilement verrouillé les conditions de
passage du tube, offrant aux pays d’accueil des
modalités à la fois mirobolantes – construction et
installation à ses frais des tubes et autres infra­
structures, promesses de créations d’emplois,
engagement sur l’installation de branches supplémentaires de raccordement assurant par exemple
la Serbie de jouer un rôle géopolitique de taille
dans l’approvisionnement de pays voisins – et
mettant ces pays dans un état de dépendance
accrue – hausse de la part du gaz russe dans
leur mix gazier, vente au rabais de la compagnie
pétrolière serbe NIS (Nafta Industrija Srbije)
à Gazprom, notamment. Ce faisant, Moscou a
placé ces pays dans une position très inconfortable en les forçant quasiment de choisir entre
deux allégeances antinomiques, celle à l’Union
européenne ou celle à la Russie.
La Bulgarie, maillon faible
Clairement mise en demeure de renoncer
à la construction du tube par la Commission
européenne, la Bulgarie, en tant qu’État membre
de l’Union européenne, a annoncé en juin 2014
l’interruption des travaux sur son territoire. Cette
décision faisait suite à des mois de tensions, les
pays de transit se trouvant pris entre les feux de
Bruxelles – qui dénonçait la non-conformité du
projet avec la législation communautaire – et
ceux de Moscou, qui avançait deux arguments.
D’une part, les accords bilatéraux signés entre
Gazprom et les pays concernés l’avaient été
en 2008. Par conséquent, ces textes n’avaient pas
à se conformer rétroactivement aux exigences
d’un troisième paquet adopté ultérieurement.
D’autre part, ce tube, dans la totalité de son
76
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
parcours, allait traverser des pays membres et
des pays non membres de l’Union européenne. Il
n’avait pas non plus à se conformer à ces mêmes
exigences, puisqu’il s’agirait en fait d’un tube
« international ».
Malgré tout l’intérêt que pouvait constituer pour la Bulgarie le passage de ce gazoduc
par son territoire, celle-ci a fini par plier
devant l’intransigeance de Bruxelles, d’autant
plus forte depuis 2014 que l’Union souhaite
manifester son soutien à l’Ukraine et marquer
le temps des sanctions et contre-sanctions avec
la Russie. Vladimir Poutine ne s’est d’ailleurs
pas trompé de cible dans ses déclarations du
1er décembre 2014 : « Mes collègues bulgares
m’ont toujours dit que, quoi qu’il arrive, ils
allaient réaliser le South Stream parce que ce tube
répond à l’intérêt national. Malheureusement, ça
ne s’est pas passé comme ça. Si la Bulgarie n’a
pas les moyens de se comporter comme un État
souverain, qu’elle aille demander des compensations à la Commission européenne, parce que
les revenus directs du transit auraient rapporté au
budget bulgare au moins 400 millions de dollars
par an 10. » Prise à partie, la Commission s’est
empressée de préciser qu’il n’y aurait pas de
compensation.
Depuis des mois, les pays de transit incriminés, de la Bulgarie à l’Autriche en passant par
la Hongrie, la Slovénie ou même la Serbie en
tant que potentiel futur État membre de l’Union
européenne, avaient délégué leurs pouvoirs à
Bruxelles et demandé aux deux acteurs principaux du litige de trouver un accord. L’annexion
de la Crimée et la guerre en Ukraine n’ont certes
pas facilité le dialogue. Il n’en reste pas moins
que les pays de transit se sont sentis floués. Pour
eux, la perte n’est pas seulement financière.
La Bulgarie, qui dépend en quasi-totalité de
la Russie pour sa consommation de gaz, estimait
par exemple que le South Stream était paradoxalement pour elle un gage de liberté, un moyen
de rehausser son rôle géopolitique dans la région.
« Ce n’est plus la Bulgarie qui va dépendre de
quelqu’un, mais les autres qui vont dépendre de
10 Cité par Maxime Sokolov, « Nikogda my ne boudem bratouchkami », Izvestia, 2 décembre 2014.
nous », aurait déclaré en 2007 le ministre bulgare
de l’Énergie alors en poste 11. Désormais, le pays
qui, pendant longtemps, avait refusé de choisir
entre Nabucco et South Stream, se sent à la fois
abandonné par Bruxelles et dans le collimateur
de Moscou.
La Turquie, partenaire incertain
La Turquie, en revanche, semble tirer
son épingle du jeu. Le « Turkish Stream »,
projet de déroutement du tube par son territoire
et jusqu’à la Grèce, était déjà évoqué durant
l’été 2014 par la Russie, dans l’hypothèse où
l’Union européenne continuerait de s’opposer
au passage du South Stream par les territoires
d’États membres. Le tracé, non encore précisé,
de l’option évoquée par le Président russe en
décembre 2014 à Ankara, pourrait suivre celui
du Blue Stream, gazoduc qui, depuis 2005, transporte 16 milliards de mètres cubes de gaz par an
de la Russie vers la Turquie via la mer Noire.
Le Turkish Stream, pour sa part, aurait à terme
une capacité de 50 milliards de mètres cubes.
La Turquie, qui poursuit elle aussi une stratégie
de diversification, pourrait enfin devenir le hub
gazier qu’elle rêve d’être depuis longtemps.
On peut s’étonner de voir la Russie
renoncer au moment de sa mise en œuvre à un
projet dans lequel elle semblait s’être fortement
investie – notamment financièrement puisque
4,5 milliards de dollars y auraient déjà été
engagés – et pour lequel elle avait élaboré une
véritable stratégie visant à éliminer les scénarios concurrents. Alors, s’agit-il d’une défaite
de V. Poutine, comme le jugent certains 12, le
pays perdant de l’argent et se trouvant presque
forcé de passer par la Turquie ? Ou bien est-ce
l’Europe qui est la grande perdante de ce retrait,
comme le suggèrent d’autres 13 ?
Les relations relativement tendues entre
Moscou et Ankara, qu’il s’agisse par exemple
de l’annexion de la Crimée ou de la guerre
en Syrie, ne laissent pas présager un partenariat sans vague. On peut même se demander
si, après l’Ukraine, la Russie ne s’encombre
pas d’un autre partenaire de transit problématique. Elle aura peut-être du mal à imposer à son
partenaire turc ses règles de prix. Les prémices
de ce nouveau rapprochement sont d’ailleurs
parlantes : Gazprom s’est d’emblée engagé à
réduire le prix du gaz consenti à la Turquie de
6 % à partir du 1er janvier 2015 et à augmenter les
volumes fournis au Blue Stream, ce qu’Ankara
réclamait depuis longtemps.
En outre, la Russie sait d’expérience
combien le partenariat énergétique avec la
Turquie est complexe. Un mois après la mise en
service du Blue Stream, la Turquie avait interrompu ses importations de gaz et exigé une
réduction de prix et de volumes 14. Ce virage
en forme de cadeau énergétique à la Turquie 15
pourrait ne pas être à l’avantage de la Russie.
L’Union européenne paraît elle aussi
perdante puisque la Russie a prévenu que, selon
ce nouveau scénario, Gazprom n’acheminerait
le gaz que jusqu’à la frontière turco-grecque. À
charge ensuite pour les Européens de venir le
chercher, certes à leurs conditions mais aussi à
leurs frais. Si la Commission européenne donne
l’impression d’avoir mis en échec la stratégie
russe de contournement de l’Ukraine, il ne s’agit
tout au plus que d’un retardement, les volumes
promis à la Turquie annihilant de toute façon le
rôle d’acteur du transit dont peut encore se prévaloir Kiev.
Qui plus est, la difficulté inhérente du
dialogue russo-turc pourrait avoir des conséquences pour l’Europe, car rien ne dit que des
« crises du gaz » comparables à celles vécues
en 2006 et en 2009 lors des interruptions de
livraisons russes à l’Ukraine ne pourraient pas
se produire avec un tracé via la Turquie. À cet
égard, le South Stream s’avérait sans doute plus
sécurisant pour l’Europe.
lll
« Potchemou issiak ‘Ioujnyï potok’? », Radio Svoboda,
2 décembre 2014.
12 Andrew Roth, « In Diplomatic Defeat, Putin Diverts Pipeline
to Turkey », The New York Times, 1er décembre 2014.
13 Ben Hoyle, Matthew Luxmoore, « Putin Declares Gas War on
Europe with Turkey pipeline deal », The Times, 2 décembre 2014.
11 14 Andreï Sinitsyne, « Do svidania, gazovoe oroujie », Vedomosti,
3 décembre 2014.
15 Arta Seiti, « Le tournant turc de Poutine », Défense nationale,
11 décembre 2014.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
77
Dossier La mer Noire, espace stratégique
La multiplication des projets gaziers dans
la région de la mer Noire révèle à la fois des
indécisions, des concurrences et des recompositions qui dessinent une carte mouvante. La
logique qui prévaut en la matière relève essentiellement de calculs géopolitiques qui font
passer les critères de rationalité économique
au second plan. Il en résulte une configuration
qui, sous certains aspects, confine presque à
l’absurde.
Au cours de l’année 2014, les Européens
ont vu le soupçon d’instabilité dans les livraisons
gazières glisser imperceptiblement de l’Ukraine
vers la Russie. Alors que V. Poutine avait pu se
prévaloir jusqu’alors de la fiabilité de son pays en
tant que fournisseur, il est permis de se demander
si l’aventure criméenne et la guerre d’Ukraine
méritaient de payer un tel prix.
On peut aussi voir quelque ironie sur la
carte que semble désormais tracer la Russie avec
ses gazoduc régionaux. En déroutant le South
Stream vers la Turquie, en relançant par là même
les projets européens à partir de la frontière turcocommunautaire, V. Poutine n’est-il pas en train de
réhabiliter le tracé du Nabucco, contre lequel il
s’est battu pendant quelques années ? Certes, à la
nuance près que c’est Gazprom qui l’alimenterait.
Dans un premier temps du moins, car si, demain,
Achgabat et Téhéran parviennent à faire aboutir
leur gaz dans la région, la Turquie n’assurera-telle pas le chargement de ses tubes avec du gaz
indifféremment russe, turkmène ou iranien ? n
LE MONDE DÉCHIFFRÉ
PAR LES MEILLEURS EXPERTS
DOSSIER
Internet : une gouvernance inachevée
Le web après Snowden
La révolution Big Data
Neutralité de l’internet
Puissances émergentes
CONTRECHAMPS
Ebola : ce qu’il fallait faire
MAIS AUSSI :
Les groupes d’autodéfense civile au Mexique
Faut-il interdire les « robots tueurs » ?
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78
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Odessa, la belle endormie de la mer Noire ?
Pourtant, la belle endormie de la mer Noire est devenue,
bien malgré elle, l’un des lieux où les troubles qui
secouent l’Ukraine depuis plus d’un an se sont exprimés
de manière tragique. De tradition russophone, plus
tournée vers le grand large que vers l’intérieur du pays, et
célèbre pour son esprit frondeur, Odessa a subi durement
les antagonismes qui déchirent le pays. Le 2 mai 2014,
plus de quarante Odéssites sont morts dans un incendie
criminel qui fit suite à de violents affrontements entre
pro-russes et pro-ukrainiens. Sa loyauté à l’Ukraine n’a
toutefois pas été, comme ailleurs, remise en cause.
Un photochrome de l’Opéra
et de la rue Richelieu à Odessa
vers 1895.
L’essor d’une nouvelle Babylone
À la fin du xviiie siècle, le règne de Catherine II voit
plusieurs guerres opposer la Russie à l’Empire ottoman
pour le contrôle de la rive septentrionale de la mer
Noire. Les armées russes s’y illustrent notamment sous
le commandement du prince Grigori Potemkine, favori
de l’impératrice, et du général Alexandre Souvorov. La
Sublime Porte cède en 1791 à la Russie, par le traité de
Iaşi, la province de Yedisan, située entre la Crimée et la
Bessarabie. Très rapidement, une forteresse puis un port
sont construits à l’emplacement d’un ancien village tatar,
situé aux abords d’une baie particulièrement propice aux
activités maritimes.
La ville est officiellement fondée en 1793 sous le nom
d’Odessa, qui serait une forme féminisée du nom grec
d’Ulysse (Odysseos). En 1803, son commandement est
confié au duc Armand du Plessis de Richelieu, parent du
© Library of Congress
Principal port méridional de l’Empire russe, fleuron du
commerce et de l’industrie, métropole multiculturelle
et centre intellectuel du monde juif d’Europe de l’Est,
Odessa affiche une gloire passée à laquelle ne semble
pas rendre justice sa place de ville moyenne de province
de l’Ukraine indépendante.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
79
Dossier La mer Noire, espace stratégique
Cardinal, aristocrate français ayant fui la Révolution et
passé au service de la couronne de Russie, qui devint
ainsi le véritable fondateur de la ville. C’est sous sa
direction, puis sous celle de son successeur le comte
Alexandre de Langeron, que la ville connaît son premier
essor. Attirées par des exemptions de taxes et une grande
liberté religieuse, des populations arrivent de toutes parts.
Ce sont d’abord des sujets ottomans, Constantinople
contrôlant alors les détroits, donc l’accès maritime à la
mer Noire. Grecs, Arméniens, Bulgares, Roumains en
furent ainsi, avec quelques Européens (Italiens et Français
surtout), les premiers colons.
Par la suite, des habitants des campagnes de la
Russie intérieure, essentiellement ceux des territoires
annexés par l’Empire russe à l’issue de trois partages
de la Pologne, vinrent se mêler aux populations locales
ukrainiennes, tatares ou cosaques. Approchant les
100 000 habitants au milieu du xixe siècle, Odessa était
devenue une nouvelle Babylone au sud de l’Empire russe.
Première interface entre l’Empire russe et le monde
méditerranéen, le port d’Odessa ouvrit au commerce
russe une alternative aux routes maritimes septentrionales, dominées par l’Angleterre, et offrit à la production
agricole des plaines fertiles d’Europe de l’Est un débouché
de choix. Dotée du statut de port franc en 1817, elle devint
très rapidement une plaque tournante du commerce des
céréales en Russie et en Europe, tissant en particulier
des liens privilégiés avec Marseille. Lorsque, en 1835,
Balzac publie Le Père Goriot, c’est déjà à Odessa qu’il
fait rêver son personnage principal, toujours déterminé,
sur son lit de mort, à aller y reconstituer sa fortune dans le
commerce des vermicelles. Ville commerciale, ensoleillée
et influencée par l’esprit européen, visitée et chantée
par Pouchkine 1, Odessa devient en seulement quelques
décennies l’une des plus grandes métropoles de l’Empire,
la quatrième après Saint-Pétersbourg, Moscou et Varsovie.
Au plan architectural, Odessa présente la caractéristique
d’être une ville construite ex nihilo en seulement quelques
décennies, selon les plans stricts de ses premiers maîtres.
La construction de la ville portuaire, aujourd’hui centre
historique classé au patrimoine mondial de l’humanité
par l’Unesco, a ainsi été menée selon les canons d’un
classicisme russe assez semblable à celui qui présida au
développement de Saint-Pétersbourg : des palais assez
bas, aux couleurs vives, inspirés autant du palladianisme
1 Notamment dans le « Voyage d’Onéguine », chapitre complémentaire inachevé d’Eugène Onéguine.
80
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
que du style néo-grec, bordent de larges rues tracées à
angle droit, que le climat méridional a permis de planter
généreusement d’acacias. Une promenade côtière, le
boulevard Primorski, encercle cet ensemble et surplombe
le port, auquel il est relié par un escalier monumental,
connu aujourd’hui sous le nom d’escalier Potemkine.
À son sommet trône la statue de bronze d’un duc de
Richelieu en toge, main levée vers la mer, source de toutes
les richesses de la cité.
Odessa la juive, Odessa la frondeuse
À quelques pas, le majestueux Opéra, reconstruit dans
un style baroque après son incendie en 1873, de même
que l’université et les nombreuses écoles et imprimeries
témoignent de l’intensité de la vie culturelle et intellectuelle d’Odessa sous l’Empire.
Sans conteste, la ville la doit largement à son identité
juive, affirmée dès les premières vagues d’immigration – la ville se dote de sa première synagogue en 1798.
La « zone de résidence » décrétée par Catherine en 1791
ayant confiné une grande partie des Juifs de l’Empire
russe dans ses marges occidentales, la population juive
prit rapidement une importance considérable dans cette
ville entièrement consacrée au commerce. Au tournant du
xxe siècle, elle représentait le tiers des habitants.
Si la communauté juive prit rapidement une grande place
dans le négoce, son influence fut également notable
dans la vie intellectuelle d’Odessa. C’est dans cette ville
que Vladimir Jabotinsky, l’un des pères du mouvement
sioniste, passa ses jeunes années, de même que le futur
révolutionnaire Léon Trotski. Cette communauté juive
n’était certes pas composée que de riches marchands et
de brillants intellectuels, mais aussi de toute une plèbe
dont Isaac Babel, plus tard, contera l’existence dans ses
Récits d’Odessa, autour notamment du personnage de
Benia Krik, petit voyou attachant du quartier juif de la
Moldavanka.
L’Odessa du début du xxe siècle est le lieu d’un bouillonnement intellectuel sans égal dans l’Empire russe. Son
statut de ville portuaire, où circulent sans cesse hommes,
marchandises et idées, y rend toute censure presque
impossible. Les cercles, les salons, les journaux et les
premiers studios de cinéma de l’Empire y prospèrent,
de même que les idées socialistes. Lors de la révolution de 1905, la ville est un des centres de l’agitation
et, lorsque l’équipage du cuirassé Potemkine se mutine
en mer Noire, c’est vers le port d’Odessa que se dirige
le navire en arborant le drapeau rouge. La féroce répres-
© Wikimedia Commons
Cette statue d’Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu (1766-1822), en toge romaine, domine
le fameux escalier immortalisé par Eisenstein dans son film Le Cuirassé Potemkine. Considéré comme
le fondateur de la ville et du port d’Odessa, le duc de Richelieu en a été le maire de 1803 à 1805
avant d’être nommé gouverneur général de la Nouvelle Russie (sud-ouest de l’Empire russe,
avec la région d’Odessa, actuelle Ukraine).
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
81
Dossier La mer Noire, espace stratégique
sion de l’insurrection des ouvriers et soldats dans les
rues d’Odessa et jusque dans l’escalier qui mène au port
donnera à Sergueï Eisenstein l’une des plus belles scènes
de son film Le Cuirassé Potemkine (1925).
Relativement plus épargnée par les révolutions de 1917,
Odessa, après l’intermède de la guerre civile et d’une
occupation étrangère, devient soviétique. La période de
la « nouvelle politique économique » (NEP) 2 lui permet
de renouer avec ses activités commerciales mais aussi
avec les pratiques illégales qui prospèrent dans la plupart
des villes portuaires. La ville, qui a toujours abrité une
pègre active, devient un eldorado pour escrocs et aventuriers que les romanciers satiriques Ilf et Petrov croquent
sans concession. Odessa devient la ville portuaire de
Tchernomorsk dans leurs romans-feuilletons de la même
époque 3. Leur personnage d’Ostap Bender, archétype
du truand sympathique et incarnation de la cosmopolite
Odessa, est devenu une figure clé de la littérature puis du
cinéma soviétique.
Durant la Seconde Guerre mondiale, le sud-ouest de
l’Ukraine, à la différence du reste de la partie européenne
de l’URSS, fut occupé non par l’Allemagne nazie mais par
la Roumanie du général Antonescu. Cette occupation ne
fut guère plus clémente à l’égard des Juifs, et le massacre
de plus de 100 000 d’entre eux par l’armée roumaine
en 1941 constitue l’un des épisodes les plus brutaux de
la « Shoah par balles ». Odessa occupée est le théâtre
d’une intense activité de partisans, qui mettent à profit
les quelque 2 500 kilomètres de catacombes creusées
sous la ville et ses alentours par plusieurs générations
de contrebandiers et de fraudeurs. À sa libération, elle
est une des douze villes d’Union soviétique à recevoir le
titre de « ville-héros ». Épargnée par les combats contre
l’Allemagne nazie, elle voit son centre historique presque
entièrement préservé de la destruction.
Requiem pour Odessa
Si des pogroms avaient plusieurs fois endeuillé Odessa
dès le début du xxe siècle, les crimes de l’occupation
portent un coup fatal à la communauté juive de la ville.
Après-guerre, ses membres émigrent pour la plupart vers
Israël ou les États-Unis. Dans les décennies qui suivent,
Odessa perd peu à peu son caractère cosmopolite et sa
forte identité juive, au profit de populations russes ou
ukrainiennes. Si les dernières décennies de l’Union soviétique continuent à faire vivre l’activité portuaire d’Odessa,
articulée à un complexe industriel plus important, la
ville connaît un développement plus lent. Sa population
décroît, même depuis la disparition de l’URSS, et Odessa
n’est aujourd’hui, avec environ un million d’habitants, que
la troisième ville de l’Ukraine indépendante.
Marginalisée sur le plan économique, rongée dans les
années 1990 par le retour d’une criminalité organisée
endémique, Odessa est néanmoins parvenue à
s’imposer comme destination touristique. Son climat
méridional, ses promenades ombragées, ses plages et
ses boîtes de nuit faisaient encore, il y a peu, le régal
des nombreux touristes ukrainiens et surtout russes
qui ne pouvaient s’offrir de séjours plus lointains. Ce
tourisme de masse, populaire et teinté de nostalgie
soviétique, risque pourtant de ne pas se remettre de la
rupture entre Kiev et Moscou.
Odessa, ville presque exclusivement russophone et assez
mal intégrée dans l’Ukraine post-soviétique, ancien
centre administratif, à l’époque tsariste, du gouvernorat
de Nouvelle Russie, avait en apparence tout, comme la
Crimée ou le Donbass, pour préférer Moscou à Kiev. La ville
et sa région faisaient vraisemblablement partie intégrante
du projet russe de « Novorossia » visant à déstabiliser
l’Ukraine par son flanc Sud et Est. Pourtant, les antagonismes entre pro-russes et pro-ukrainiens s’y sont faits
plus aigus, jusqu’à devenir meurtriers. En l’absence de
consensus, aucun sécessionnisme pro-russe ne s’y est
durablement implanté et la ville est demeurée loyale à
Kiev. Certains y verront le signe qu’Odessa la frondeuse
est demeurée rétive à toutes les propagandes et à tous les
endoctrinements, d’autres que la « perle de la mer Noire »
s’est définitivement endormie loin des affaires du monde.
Benoît Lerosey *
* Diplômé de Sciences Po Paris.
Bibliographie
●● Charles King, Odessa :
Genius and Death in a City
of Dreams, W.W. Norton
& Company, New York,
Londres, 2012
●● Patricia Herlihy, Odessa :
Période de libéralisation économique partielle introduite par
Lénine au début des années 1920.
3 Voir notamment Les Douze Chaises (1928) et Le Veau d’or (1931).
2 82
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
A History, 1794-1914,
Harvard Ukrainian Research
Institute, 1991
●● Stella Ghervas, « Odessa
et les confins de l’Europe :
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in Stella Ghervas
et François Rosset (dir.),
Lieux d’Europe : mythes
et limites, Maison des sciences
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Pour en savoir plus sur la mer Noire
Ouvrages
●● Neal Ascherson :
– Black Sea, Hill and Wang, New York, 1995
– Black Sea : The Birthplace of Civilisation
and Barbarism, Vintage, Londres, 2007
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Istros, Braïla, 2007
Zone or Future Security Community ?,
Ashgate, Farnham, Burlington, 2013
●● Emmanuelle Armandon, « La
Crimée dans les relations ukraino-russes :
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internationales, no 50, juillet-août 2011,
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●● Stephen Blank, « Russia and the
Black Sea’s Frozen Conflicts in Strategic
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vol. 13, no 3, été 2008, p. 23-54
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●● Charles King :
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●● Thomas de Waal, The Caucasus :
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Articles et chapitres
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stratégiques de la Crimée », Outre-Terre,
no 41, 4e trimestre 2014, p. 316-329
Dossiers spéciaux
Crisis : Toward a Greater Russian Maritime
Power in the Black Sea », Southeast
European and Black Sea Studies, vol. 14,
no 3, 2014, p. 367-382
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« De la Crimée à la Russie-Eurasie. La
crise ukrainienne comme révélateur
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4e trimestre 2014, p. 255-260
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www.harvard-bssp.org/bssp/news
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ottomans, balkaniques et centrasiatiques
http://cetobac.ehess.fr/index.php
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●● Regard sur l’Est
www.regard-est.com
●● Southeast European and Black Sea
Studies
www.eliamep.gr/en/journal-of-see-and-blacksea-studies
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
83
Questions européennes
Vers un déclin
du poids et de l’influence
de l’Union européenne
dans le monde
Pierre Verluise *
* Pierre Verluise
est docteur en géopolitique, directeur
du Diploweb.com et du compte de
Les paramètres démographiques, économiques et
stratégiques qui caractérisent l’Union européenne révèlent
en classe préparatoire économie/
gestion et au sein du magistère relations
une baisse continue du poids relatif de cette entité au sein
internationales et action à l’étranger de
des grands ensembles mondiaux. Les tendances constatées
l’Université Paris I.
vont même dans le sens d’une accentuation de cet effacement
progressif. Les Européens et leurs dirigeants ont-ils pris la
mesure de cette évolution ?
veille twitter.com/diploweb. Enseignant
Pour qui se préoccupe de l’influence de
l’Union européenne dans le monde, il convient de
distinguer les apparences et les dynamiques. Les
sept élargissements successifs de l’Europe communautaire se sont traduits par une extension territoriale significative. Débutée en 1957 à six pays
d’une superficie cumulée de 1,3 million de km2,
la Communauté économique européenne (CEE)
est passée, en 1973, à neuf pays pour atteindre
1,7 million de km2. Les deuxième, troisième et
quatrième élargissements de 1981, 1986 et 1995
ont ensuite porté respectivement la superficie de
ce qui est devenu en 1992 l’Union européenne
à 1,8 puis 2,3 et 3,2 millions de km2. Enfin, les
cinquième, sixième et septième élargissements de
2004, 2007 et 2013 ont conduit ces configurations
successives à 3,9 puis 4,3 et 4,5 millions de km2 1.
Yves Doutriaux et Christian Lequesne, Les Institutions de
l’Union européenne après la crise de l’euro, coll. Réflexe Europe,
La Documentation française, Paris, 2013, p. 44.
1 84
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Ces chiffres démontrent amplement
l’attractivité de l’Union européenne puisque
cette extension s’est faite pacifiquement, avec
l’accord des populations intégrées… quoique
souvent aussi avec un déficit de débat public
et une absence de consultations référendaires
dans les États déjà membres. Au lendemain de
l’intégration de dix nouveaux pays en 2004, le
mouvement a notamment engendré une évidente
« fatigue des élargissements ». Depuis, la crise
économique et financière de 2008 s’étant ajoutée
à ces doutes, le soutien des opinions publiques
au projet européen s’effiloche progressivement dans certains pays, comme en a témoigné
la poussée des partis anti-européens lors des
élections européennes de 2014.
Avec 4,5 millions de km2, la superficie
de l’Union à 28 États membres (UE-28) reste
loin derrière celle de la Russie, du Canada, de
la Chine, des États-Unis, du Brésil ou de l’Aus-
Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e
➜ FOCUS
La faible croissance démographique de l’Europe depuis 1960
à 127,8 et le monde à 252, en 2040 respectivement
à 130,6 et 292,1 et, en 2060, à 128,4 et 316,5. Tandis que
la population mondiale pourrait tripler en un siècle, celle de
l’espace UE-27 pourrait donc atteindre un plafond après une
progression de 30 % sur cette durée. Même en intégrant tous
les pays candidats officiels – aux populations vieillissantes
ou en décélération démographique 2 –, l’Union européenne
n’a plus aucune chance de rattraper le rythme de croissance
démographique du monde.
Les données fournies par Eurostat permettent de comparer
la croissance de la population de l’espace UE-27 en regard
de la croissance de la population mondiale, avec 1960 pour
année de référence (base 100).
En 1980, l’espace UE-27 se situe à l’indice 113,5 et le monde
à 146,6 1. En 2000, il se place respectivement à 119,9
et 201,5. Ce qui signifie que la population mondiale a doublé
entre 1960 et 2000, alors que la population européenne
progressait de moins de 20 % dans l’espace UE-27. Les
projections moyennes situent pour 2020 l’espace UE-27
Dans le cas de la Turquie, voir Gérard-François Dumont, « La Turquie
et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ? »,
Géostratégiques, no 30, 2011.
2 1 Soit des progressions respectives de 13,5 % et 46,6 % par rapport à 1960.
Évolution de la population de l’UE-27 et du monde entre 1960 et 2060
(Base 100 en 1960)
350
Espace UE-27
Monde
300
250
200
150
100
50
1960
1970
1980
1990
2000
2010
2020
2030
2040
2050
2060
Source : Eurostat. Réalisation : Pierre Verluise.
tralie. L’Union européenne est en effet actuellement 3,8 fois moins étendue que la Russie
et 2 fois plus « petite » que les États-Unis. En
revanche, elle est territorialement – et politiquement – beaucoup plus divisée que ces deux pays
à l’organisation fédérale.
Une décroissance
démographique relative
À travers ces sept élargissements, le
nombre d’habitants de l’Europe communautaire
a aussi mécaniquement augmenté. En 1957, les
six pays fondateurs rassemblaient initialement
163 millions d’habitants. Le premier élargissement a porté la Communauté à 240 millions,
les 2e, 3e et 4e élargissements à 260, 310 et
360 millions puis les 5e et 6e élargissements
à 450 et 485 millions d’habitants 2. Depuis le 7e et
dernier élargissement, compte tenu de la croissance naturelle de la population dans l’ensemble
des pays membres, l’Union approche désormais
les 508 millions d’habitants. Soit plus d’un demimilliard, un chiffre qui frappe par son impor2 Ibidem, p. 44.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
85
Questions européennes
tance les esprits, mais qui ne doit pas cacher deux
limites importantes.
l Tout d’abord, l’Union européenne reste nettement moins peuplée que les grands émergents
asiatiques que sont la Chine (1,36 milliard
d’habitants) et l’Inde (1,28). Ensuite, derrière
l’augmentation en chiffres absolus de la population se cache un amoindrissement du poids
relatif de l’Union par rapport au reste du monde.
En effet, son taux d’accroissement total est
très faible par rapport à la moyenne mondiale,
laquelle est essentiellement tirée par la croissance
démographique de l’Asie, de l’Amérique latine
et surtout de l’Afrique. Il en résulte que le poids
démographique relatif de l’Union européenne
est en diminution constante 3. Cela est également
vrai pour les États-Unis mais dans une moindre
proportion. Alors que le poids démographique
relatif de l’espace UE-28 a diminué de 85 %
entre 1960 et 2010, celui des États-Unis n’a
baissé que de 38 % 4. L’affaissement relatif de
l’espace UE-28 est donc plus de deux fois plus
rapide que celui des États-Unis.
Alors que l’espace UE-28 représentait
environ 13,3 % de la population de la planète
en 1960, il compte pour à peine plus de 7,3 %
en 2013 et il pourrait ne représenter guère plus
de 5 % de la population mondiale aux alentours
de 2050-2060.
Si elle reste actuellement positive, la
croissance démographique totale de l’Union
européenne se fait toutefois de plus en plus
lente. Elle devrait plafonner d’ici à 2045, avant
d’entamer une diminution. En 2050, la population des pays de l’UE-28 pourrait approcher les
517 millions d’habitants alors que la planète
pourrait en compter 9,7 milliards 5.
l Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette
situation. Alors que la population mondiale a
plus que doublé depuis 1960, les pays européens
3 Pour maintenir le sens des comparaisons, nous nous référons
toujours à l’espace actuel UE-28, alors même que tous les États
aujourd’hui membres ne l’étaient pas encore, sauf quand les
données ne sont pas disponibles.
4 World Population Prospects: The 2012 Revision, Organisation
des Nations Unies.
5 Jean-Paul Sardon, « La géographie mondiale des populations en
2013 », Population et Avenir, no 715, novembre-décembre 2013,
p. 22 et p. 19.
86
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
affichent dans leur ensemble, depuis le milieu
des années 1970, des indices de fécondité nettement inférieurs au seuil de remplacement des
générations. En 2013, l’indice synthétique de
fécondité n’était dans l’UE-28 que de 1,6 enfant
par femme alors qu’il aurait dû être supérieur à
2,1. On peut donc estimer de manière imagée
qu’il manque « 0,5 enfant » par femme pour
atteindre le seuil de remplacement des générations européennes. Non seulement cette situation
d’« hiver démographique 6 » produit des effets
cumulatifs depuis quatre décennies mais, loin de
venir compenser ce manque, les élargissements
réalisés depuis le début du xxie siècle n’ont fait
que renforcer la tendance. En effet, exception
faite de la Lituanie, tous les pays ayant adhéré
en 2004, 2007 et 2013 affichent de nos jours des
taux de fécondité inférieurs à la moyenne de
l’Union européenne. En 2013, la population de
l’UE-28 comptait davantage de personnes âgées
que de jeunes, avec seulement 16 % de moins
de 15 ans contre 18 % de personnes âgées de
65 ans ou plus – et 21 % de personnes âgées en
Allemagne.
Qu’en est-il de l’apport migratoire ?
Depuis le début des années 1990, c’est bien le
solde migratoire qui est le véritable moteur de
l’accroissement total de la population de l’espace
européen. D’autant que les immigrants sont
jeunes et favorisent la natalité puisque, selon la
formule de Gérard-François Dumont, « la migration ne rend pas stérile (heureusement) 7 ».
La crise de 2008 marque cependant
une rupture encore ignorée du débat public.
Dès 2009, le solde migratoire de l’espace
UE-28 a diminué, puisqu’il est passé de
1 411 471 personnes à 851 335 8. Selon des
données encore provisoires, ce solde serait de
6 Gérard-François Dumont définit par cette expression « la
situation d’un pays où la fécondité est nettement et durablement
en dessous du seuil de remplacement des générations ».
7 Gérard-François Dumont, « L’étranger dans un monde
globalisé : une réalité paradoxale », in Daniel Struve (dir.),
Anthropologies du monde et pensée chrétienne. Quelles visions
de l’homme aujourd’hui ?, Collège des Bernardins / Éditions
Parole et Silence, 2009.
8 La précision des chiffres publiés par Eurostat ne doit pas
induire en erreur. Il s’agit en réalité d’estimations et il faut, en
conséquence, retenir l’ordre de grandeur et non le chiffre dans sa
précision apparente.
Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e
925 223 en 2010, de 872 332 en 2011 et de
653 100 en 2013 9. Autrement dit, sans véritable
changement des politiques migratoires, la
crise économique a fortement réduit l’attractivité migratoire globale de l’ensemble communautaire. C’est notamment la conséquence de
l’évolution migratoire de pays du Sud, comme
le Portugal et l’Espagne, dont l’affaiblissement
économique a engendré une complète inversion migratoire, les faisant passer de pays de
forte immigration à des pays d’émigration. Ce
passage symbolique sous le seuil d’un million
par an devrait donc peser sur les perspectives
démographiques de l’Union européenne et,
partant, sur son poids relatif dans le monde. En
réduisant de moitié le régime de son « moteur »
principal et alors que l’accroissement naturel
s’avère incapable de prendre le relais, la crise
a encore renforcé le ralentissement démographique de l’espace communautaire.
À court et à moyen terme, l’Union
européenne devrait rester la région dont la
population sera la plus âgée au monde, ce qui
ne manquera pas d’entraîner des problèmes
de financement des retraites, des phénomènes
de dépopulation et de dépeuplement 10 dans de
vastes zones, des tensions entre immigration et
intégration, notamment à travers la question des
diasporas 11. Selon la projection démographique
moyenne de l’ONU, la Chine, dont le processus
de vieillissement est déjà engagé, représenterait 19,1 % de la population mondiale en 2015
mais seulement 14,5 % en 2050, date à laquelle
l’Afrique avoisinerait 2,4 milliards, soit 25,1 %
de la population mondiale.
gnait 13 067 milliards d’euros quand celui des
deux autres principales puissances économiques mondiales restait inférieur – États-Unis,
12 517 milliards d’euros, et Japon, 3 476 12. La
Chine, selon la Banque mondiale, se place à
12 203 milliards d’euros. L’Union demeure, en
outre, un espace économique attractif qui occupe
la première place en matière de destination des
investissements directs étrangers.
Les trois derniers élargissements ont
néanmoins été réalisés au bénéfice de pays
ayant le plus souvent subi quatre décennies d’économie planifiée puis une transition difficile vers l’économie de marché. Au
1er janvier 2004, le PIB des dix pays en passe
d’adhérer le 1er mai suivant ne représentait que
4,7 % du PIB de l’espace UE-25, soit une part
bien plus modeste que leur poids démographique (16,2 %) 13.
Certes, ces élargissements s’inscrivent
dans la nouvelle géopolitique de l’Europe
géographique 14, mais il est difficile d’expliquer
aux opinions publiques que l’adhésion de pays
plus pauvres que la moyenne de l’Union enrichit
cette dernière. D’autant que les chiffres prouvent
le contraire. En 2008, le PIB par habitant en PPA
de l’UE-25 était encore 11,4 % inférieur à celui
de l’ex-UE-15 15. Le fossé – déjà très important –
avec les États-Unis s’accroît d’autant. En 2013,
le PIB par habitant en PPA de l’UE-28 s’établissait à 25 710 euros quand celui des États-Unis
atteignait 39 550 et celui du Japon 27 310 euros.
En 2014, aucun des pays entrés depuis 2004
n’était devenu plus riche que la moyenne de
l’UE-28 16.
Un recul économique
L’Union européenne constitue le marché
intérieur le plus important du monde. En 2013,
son produit intérieur brut (PIB) en parité de
pouvoir d’achat (PPA), accru mécaniquement grâce aux différents élargissements, attei9 « Premières estimations démographiques », Communiqué de
presse, 108/2014, Eurostat, 10 juillet 2014.
10 La dépopulation est l’excédent des décès sur les naissances sur
un territoire, le dépeuplement la diminution de la population totale.
11 Gérard-François Dumont, Démographie politique. Les lois de
la géopolitique des populations, Ellipses, Paris, 2007.
12 « Zone euro. Principaux indicateurs économiques et financiers », Banque de France, 24 décembre 2014.
13 Pierre Verluise, Fondamentaux de l’Union européenne.
Démographie, économie, géopolitique, Ellipses, Paris, 2008,
p. 115 et p. 47.
14 L’Europe géographique compte notamment la Russie et une
partie des ex-Républiques soviétiques comme l’Ukraine ou la
Moldavie.
15 Pierre Verluise, op. cit., p. 117.
16 Dans un contexte de crise économique à compter de 2008, la
majorité des nouveaux pays membres a cependant poursuivi le
processus de convergence vers le PIB par habitant moyen de l’UE.
Pierre Verluise, « UE-27 Crise mais rattrapage des nouveaux États
membres ? », Diploweb.com, 18 novembre 2012 (www.diploweb.
com/UE-27-Crise-mais-rattrapage-des.html).
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
87
Questions européennes
Part de la production mondiale par zone de 1980 à 2018 (prévisions) (en %)
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
80
19
82
19
84
19
86
19
88
19
90
19
92
19
Espace UE-28
94
19
96
19
98
19
États-Unis
00
20
02
20
Japon
04
20
06
20
08
20
10
20
12
20
14
20
16
20
18
20
BIC (Brésil, Inde, Chine)
Source : FMI, World Economic Outlook, 09.2014. Réalisation : Cyril Verluise.
Dans une perspective plus dynamique se
fait également jour un affaissement relatif du
poids économique de l’espace UE-28 dans l’économie mondiale (voir graphique).
De 1980 à 2014, la part de l’espace UE-28
dans la production mondiale en PPA a reculé de
31,2 % à 18,3 %, ce qui signifie que la place
relative de l’espace UE-28 représente dorénavant moins des deux tiers de ce qu’elle pesait
34 ans plus tôt. Certes, ce mouvement s’inscrit dans celui, plus général, du recul relatif
des pays développés, sous l’effet de la poussée
des émergents. Mais ce recul affecte moins
durement les États-Unis que l’espace communautaire ou le Japon. D’ailleurs, selon les
projections du Fonds monétaire international
(FMI), en 2018, les États-Unis pourraient être à
l’origine de 17,7 % de la production mondiale,
contre seulement 16,6 % pour l’UE-28. Dans
cette hypothèse, celle-ci perdrait son statut de
premier marché intérieur mondial. En 2018, la
Chine représenterait, selon la Banque mondiale,
18 % de la production mondiale en parité de
pouvoir d’achat.
88
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Les perspectives sont encore assombries
si l’on considère les deux principaux facteurs de
production, le capital et le travail.
En premier lieu, la part de l’espace UE-28
dans l’investissement mondial n’a cessé de
reculer depuis 1980 (voir graphique). Tandis que
l’espace UE-28 pesait alors 30,1 % de l’investissement mondial, il n’en représente plus que
12,7 % en 2014. Son recul pour cet indicateur est
donc encore plus rapide que pour ce qui concerne
la production mondiale.
Au cours de la même période, les ÉtatsUnis sont passés de 20,6 % à 12,3 %, soit une
réduction beaucoup moins marquée que l’espace
européen. En revanche, le groupe Brésil-IndeChine (BIC), qui représentait 9,9 %, compte
désormais pour 39 %, soit une multiplication par
quatre, largement supérieure à l’accroissement
du poids relatif de ces États dans l’économie
mondiale. Venant confirmer la tendance, les
prévisions pour 2018 placent l’UE-28 à 11,5 %,
les États-Unis à 13,0 % et les BIC à 41,9 %.
En second lieu, le facteur travail évolue
différemment selon les espaces considérés (voir
Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e
Évolution de la part de l’investissement par zone dans l’investissement
mondial de 1980 à 2018 (prévisions) (en %)
100
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Espace UE-28
94
19
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19
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19
00
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États-Unis
02
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04
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Japon
06
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20
12
20
14
20
16
20
18
20
BIC (Brésil, Inde, Chine)
Source : FMI, World Economic Outlook, 09.2014. Réalistion : Cyril Verluise.
Taux de chômage par zone, de 2000 à 2013 (en %)
12
10
8
6
4
2
0
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
Espace UE-28
2007
2008
États-Unis
2009
2010
2011
2012
2013
Japon
Source : FMI, World Economic Outlook, 09.2014. Réalisation : Cyril Verluise.
graphique). Depuis 2000, le chômage au sein de
l’ensemble européen n’a jamais été inférieur à
7 %. Il s’établit en moyenne à près de 9 % pour
la période 2000-2013, alors que la moyenne sur
cette même période est à 6,4 % pour les ÉtatsUnis et à 4,7 % pour le Japon. Même en période
de croissance économique, l’Union européenne
est la région du monde qui peine le plus à inverser
la courbe du chômage. Le couple chômage de
masse/chômage de longue durée, qui semble en
passe de s’y installer, fait craindre de voir une
partie de la population active européenne devenir
difficilement employable, ce qui risque d’affecter
durablement la capacité productive de la zone.
On aboutit ainsi à une combinaison dans
laquelle non seulement la part productive de
l’espace communautaire dans le monde s’affaisse
mais où, en outre, l’état et les perspectives des
deux principaux facteurs de production font
craindre une aggravation de cette dynamique.
Un abandon stratégique
 Certes, le site Internet du Service européen pour
l’action extérieure (SEAE) avance, en 2014 :
« Depuis la création, en mars 2002, de la mission
de police de l’Union européenne en BosnieHerzégovine, une trentaine de missions et opéra-
l
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
89
Questions européennes
tions civiles et militaires ont été lancées dans le
cadre de la [politique de sécurité et de défense
commune] PSDC 17. » La méthode qui consiste
à annoncer un chiffre qui agrège des missions
de nature très différente conduit cependant les
citoyens à surévaluer le nombre d’opérations
militaires de l’Union européenne, réduites en
réalité au nombre de neuf depuis 2003.
Encore ces opérations militaires de l’Union
européenne sont-elles généralement combinées
avec l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) ou les Nations Unies (ONU), ce
qui témoigne d’une conception contrôlée de la
force, au risque de la paralysie. C’est ainsi que,
décidée par l’Union européenne pour intervenir
en Libye en 2011, l’opération EUFOR-Libye a
avorté faute d’avoir reçu le feu vert de l’ONU.
Dans le même temps, des puissances comme les
États-Unis et la Russie s’autorisent parfois le
recours à la force sans cette précaution.
Le nombre de soldats européens engagés
dans les opérations militaires communautaires
demeure en outre modeste, entre 400 et 7 000
selon les missions et les périodes, soit très en
dessous de l’objectif de 60 000 hommes annoncé
en 1999, lors du Conseil européen d’Helsinki.
Actuellement, les missions militaires de l’Union
européenne manquent encore de ressources
humaines et techniques, mais surtout de volonté
politique.
l  Bien sûr, l’Union dispose depuis 2009 du
SEAE, dirigé par un haut représentant de l’Union
pour les affaires étrangères et la politique de
sécurité. Mais les traités encadrent très strictement ses attributions, afin d’empêcher son
empiètement sur les prérogatives souveraines
des États 18. Et le soupçon a pesé sur les chefs
d’État et de gouvernement de l’Union d’avoir
choisi, pour première titulaire de la fonction,
Catherine Ashton, une personnalité britannique sans aucune expérience diplomatique
afin d’éviter qu’elle ne leur fasse de l’ombre.
Résultat, ses trois premières années ont été jugées
médiocres. Mais, 2013 a été marquée par deux
interventions perçues positivement, à propos des
relations entre la Serbie et le Kosovo et dans le
cadre de la relance des négociations avec l’Iran 19.
l Certes, 22 des 28 États membres de l’Union
européenne font partie de la première alliance
stratégique du monde, l’OTAN. Celle-ci, forte
des élargissements de 1999, 2004 et 2009 à
des pays précédemment membres du pacte
de Varsovie, est réputée avoir gagné la guerre
froide et l’après-guerre froide. Cependant, les
relations structurelles entre l’Union européenne
et l’Alliance atlantique 20 sont à la fois une
garantie de sécurité et une facilité qui empêchent
la première de s’affirmer de manière autonome
sur la scène stratégique. Les traités de Maastricht
et de Lisbonne ont placé la Politique étrangère
et de sécurité commune (PESC), la Politique
européenne de sécurité et de défense (PESD) puis
la Politique de sécurité et de défense commune
(PSDC) sous une forme de quasi-tutelle de
l’Alliance atlantique. L’Union européenne doit,
en effet, respecter les obligations découlant du
traité de l’Atlantique Nord qui reste, pour les
États qui en sont membres, « le fondement de
leur défense collective et l’instance de sa mise en
œuvre 21 ». Prise au pied de la lettre, cette formulation au singulier pourrait interdire toute initiative européenne en matière de défense.
l  Cependant, les contraintes stratégiques qui
pèsent le plus lourdement sur l’Union européenne
sont psychologiques. À l’issue des deux guerres
mondiales, la construction européenne a été
portée par une forme de renoncement à la
puissance militaire, d’abord entre pays membres,
puis par rapport au monde. En aspirant à une
forme de « paix perpétuelle » entre ses membres,
l’Union s’est conçue comme un soft power,
certainement pas en hard power. Aussi a-t-elle
longtemps refusé de concevoir la planète comme
le font les États-Unis, en pointant des ennemis et
en définissant une véritable stratégie. L’Union
Il est trop tôt pour juger des capacités de la nouvelle titulaire,
Federica Mogherini, en fonction depuis le 1er novembre 2014.
20 Charlotte Bezamat-Mantes et Pierre Verluise, « UE-OTAN :
quels rapports ? Les élargissements de l’OTAN donnent
le rythme de ceux de l’UE », Diploweb.com, 7 juin 2014
(www.diploweb.com/UE-OTAN-quels-rapports.html).
21 Traité sur l’Union européenne (TUE), article 42, paragraphe 7.
19 Service européen pour l’action extérieure (http://eeas.europa.
eu/csdp/about-csdp/indexfr.htm). Consultation le 26 août 2014.
18 Pierre Verluise, Géopolitique des frontières européennes.
Élargir, jusqu’où ?, Argos, Paris, 2013 (voir le chapitre 3 : « Quel
service européen pour l’action extérieure ? »).
17 90
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Ver s un d éc lin d u p oid s et d e l'in f lu e n c e d e l ' U n i o n e u ro p é e n n e d a n s l e m o n d e
européenne porte en elle une forme de renoncel’évoquent fréquemment, vers quels pays la
ment volontaire à toute politique de puissance.
France pourrait-elle se tourner pour relancer une
Ontologiquement, elle n’a donc pas de véritable
énième fois la défense commune européenne ?
désir de puissance. La promotion d’un multilaLa question est d’autant plus préoccupante
téralisme ambigu fait office d’alibi devant cette
que les États-Unis ont décidé un « pivot » vers
tendance lourde à l’impuissance. Que survienne
l’Asie et que les frontières de l’Ukraine ont été
un conflit à ses frontières, l’Union européenne
menacées et violées à plusieurs reprises par la
débute le plus souvent par des discussions interRussie en 2014. Paradoxalement, les tensions
minables avant d’aboutir tardivement à une
avec la Russie ont eu ceci « de bon », depuis
déclaration qui se réduit généralement au plus
un an, qu’elles ont invité les pays membres
petit dénominateur commun. Certains espèrent
de l’Union européenne à s’engager, pour les
en général que Washington
années à venir, à augmenter la
saura intervenir en lieu et
part de leur PIB consacré à la
L’Union européenne défense. Il reste à évaluer les
place quand d’autres, plus
volontiers portés sur l’action, porte en elle une
suites de ce mouvement.
cherchent désespérément des
forme de renoncement
lll
points d’appui.
“
 Enfin, l’Union européenne volontaire à toute
Force est de reconnaître
manque – et manquera proba- politique de puissance. que l’Union européenne est en
blement de plus en plus – de Ontologiquement,
passe d’effacement sur la scène
moyens militaires et d’une
internationale. Les indicaindustrie européenne de elle n’a donc pas
teurs démographiques, éconodéfense pour s’affirmer de de véritable désir
miques et stratégiques attestent
manière autonome sur la scène de puissance
tous ce recul progressif. Plus
stratégique. La crise éconoinquiétant, le processus à
mique, née en 2008, a accéléré
l’œuvre s’accélère sous l’effet
la réduction des budgets de défense des pays
de la crise engagée en 2008. Les nouveaux
membres, globalement rognés de 10 % entre 2010
dirigeants nommés en 2014 à la tête des instituet 2013. Seul le Royaume-Uni atteint encore
tions européennes ont-ils pris la mesure de cette
en 2014 l’objectif de 2 % du PIB consacrés à la
tendance et vont-ils mettre en œuvre des actions
défense (hors pensions). Cinq membres – dont la
afin de limiter, à défaut d’inverser, ces évolutions
France avec 1,54 % – y attribuent entre 1,5 % et
défavorables à l’Europe… et aux Européens ? n
moins de 2 %. Sept pays y consacrent entre 1 %
et 1,5 % – dont l’Allemagne avec 1,1 %. Tous les
autres pays membres dépensent moins de 1 % de
leur PIB pour la défense.
l
„
Les industries européennes délaissent de
plus en plus la fabrication de matériels d’armement pour privilégier les produits civils, au
risque de perdre des savoir-faire et des filières
d’expertise. Si la tendance se poursuit, les pays
membres de l’Union européenne en seront de
plus en plus réduits à acheter du matériel américain N-1 « sur étagère », ce qui, dans une certaine
mesure, ne serait pas pour déplaire au système
militaro-industriel des États-Unis.
Si le Royaume-Uni venait à quitter
l’Union, comme certains observateurs
Bibliographie
●● Gérard-François Dumont,
●● Nicole Gnesotto,
Pierre Verluise, Géopolitique
de l’Europe. De l’Atlantique
à l’Oural, Presses
universitaires de France,
Paris, 2015
Faut-il enterrer la défense
européenne ?, coll. « Réflexe
Europe », La Documentation
française, Paris, 2014
●● Gérard-François Dumont,
Pierre Verluise, Géopolitique
de l’Europe, 2e édition,
Armand Colin et Éditions Sedes,
Paris, 2014
●● Maxime Lefebvre, L’Union
européenne peut-elle devenir
une grande puissance ?,
Coll. « Réflexe Europe »,
La Documentation française,
Paris, 2012
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
91
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L’Eur op e d e l ’ a u t o m o b i l e : à l ’ a u b e d ’ u n re n o u v e a u ?
L’Europe de l’automobile :
à l’aube d’un renouveau ?
Marc Prieto *
* Marc Prieto
est professeur-HDR, titulaire de
la chaire « Distribution & Services
Depuis 2008, le secteur automobile affronte une
crise structurelle en Europe du fait d’importantes
de l’ESSCA École de management.
surcapacités de production et d’une demande
européenne en berne. Si les nombreux plans de soutien
au secteur ont permis de limiter les effets de la crise, le redressement
a aussi été mené au prix de restructurations de l’appareil productif
associées à des recapitalisations.
Au-delà de ce contexte économique difficile, la tâche des acteurs de
la filière n’est pas des plus aisées tant les enjeux dépassent le cadre
d’une crise conjoncturelle. L’automobile telle qu’elle s’est développée
durant les Trente Glorieuses est désormais remise en cause. La majorité
des pays présentent des marchés automobiles saturés pour lesquels
les perspectives de croissance demeurent limitées. L’automobile est en
outre de plus en plus perçue comme une contrainte à la fois écologique,
économique et sociétale.
automobiles »
Après s’être longuement enlisé dans
la crise, le secteur européen de l’automobile
commence doucement à en sortir. Les statistiques d’immatriculations de véhicules neufs
sont reparties à la hausse en 2014 (+ 5,7 %). Ces
dernières ont ainsi progressé, par rapport à 2013,
de 0,3 % en France, de 2,9 % en Allemagne,
de 4,2 % en Italie, de 9,3 % au Royaume-Uni
et de 18,1 % en Espagne 1. Rappelons que les
niveaux d’immatriculations observés en Europe
(à 25 États membres) depuis 2008 n’ont cessé de
décroître, passant de 15 millions d’unités environ
en 2007 à 12 millions à peine en 2012 2.
La reprise intervient au moment où les
ventes en Europe atteignaient des niveaux historiquement bas, équivalents à ceux de 1993, année
de récession. La crise de 2008 s’est toutefois
révélée bien plus profonde. La crise conjoncturelle, qui s’accompagne d’une crise structurelle
du fait notamment de surcapacités de production en Europe 3, est venue remettre en cause le
bien-fondé des stratégies de montée en gamme
menées systématiquement par les grands groupes
automobiles, et révéler le succès de stratégies
Les surcapacités de production demeurent importantes. Selon
une étude réalisée par le cabinet d’audit AlixPartners, le taux
d’utilisation des usines n’est que de 70 % en France, 67 % en
Espagne, 46 % en Italie ou encore 72 % en Turquie, quand le
point mort est atteint entre 75 et 80 % (www.usinenouvelle.com/
article/l-industrie-automobile-en-europe-souffre-toujours-dessurcapacites.N272117).
3 Association européenne des constructeurs automobiles
(ACEA), 2015 (www.acea.be/press-releases/article/passengercar-registrations-5.7-over-twelve-months-4.7-in-december).
2 Comité des constructeurs français d’automobiles, L’Industrie
automobile française. Analyse et statistiques 2014, CCFA, Paris,
2014 (www.ccfa.fr/IMG/pdf/ccfa_ra_2014_fr__md-complet.pdf).
1 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
93
Questions européennes
inédites à l’instar de la voiture low cost lancée
par Renault en 2005 4.
Il convient aussi de rappeler que les ventes
de véhicules neufs ne représentent qu’une partie
de l’activité du secteur dans son ensemble. Si les
immatriculations de véhicules neufs concourent
naturellement à la dynamique sectorielle, elles
ne contribuent pas à elles seules à la profitabilité des différents acteurs de la filière. D’autres
activités sont importantes, comme le commerce
du véhicule d’occasion, le financement des
véhicules et des services, le commerce des pièces
de rechange et les activités d’entretien et de
réparation. En conséquence, se concentrer sur
les seules ventes de véhicules neufs pour traduire
la santé du secteur dans son ensemble est assez
réducteur.
Enfin, la reprise ne signifie pas que le
secteur ait pour autant réussi à achever sa mue
vers une « économie écologique ». Les enjeux
énergétiques liés au tarissement des ressources
pétrolières existent toujours tandis que les effets
néfastes de la circulation routière sont loin d’être
réglés, et ce malgré quelques avancées en lien
avec les préconisations issues du concept de
développement durable 5.
Face à ce diagnostic ambivalent, faut-il
considérer que l’Europe de l’automobile est à
l’aube de changements plus profonds ? Cette
crise sonne-t-elle le glas du monde actuel de
l’automobile ? Si évoquer une rupture brutale
du monde automobile à courte échéance est
hautement improbable, la thèse d’une cohabitation entre plusieurs « solutions automobiles » peut raisonnablement être défendue en
Europe. Celles-ci reposent à la fois sur le produit
lui-même et sur les usages de ce dernier.
S’agissant du produit, trois voies sont privilégiées à court terme par les acteurs de la filière :
l’amélioration des motorisations classiques,
l’hybridation et l’électrification des véhicules. La
réussite de ces pistes dépend du coût financier de
ces alternatives elles-mêmes largement tributaires
Bernard Jullien, Yannick Lung, Christophe Midler, L’Épopée
Logan, coll. « Stratégies et Management », Dunod, Paris, 2012.
5 Sur ce concept de développement durable, voir Assen Slim,
Le Développement durable, coll. « Idées reçues », Le Cavalier
Bleu, Paris, 2004.
4 94
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
des politiques publiques. Sur le plan des usages,
l’évolution du statut de l’automobile fait émerger
de nouvelles formes d’utilisation de la voiture.
Vers une automobile
moins gourmande
en carburants fossiles
La prise en compte de la question écologique par les opinions publiques depuis le
milieu des années 1990 adossée à une prise de
conscience des enjeux liés au changement climatique ont conduit les groupes automobiles à
intégrer de façon plus ou moins volontaire ces
problématiques dans leurs offres. Ils ont alors
développé leur communication autour d’améliorations ou d’hybridation de l’existant avec des
moteurs électriques ou à air comprimé, autour
de nouvelles énergies telles que l’électricité, ou
encore de l’hydrogène pour la pile à combustible.
À courte ou moyenne échéance, l’amélioration
du moteur à explosion, l’hybridation électrique
et le tout-électrique apparaissent comme les trois
voies privilégiées par les constructeurs et les
équipementiers.
L’optimisation des motorisations
traditionnelles
La question de l’amélioration des motorisations traditionnelles se pose en Europe depuis
le premier choc pétrolier de 1973. Afin de limiter
la progression des coûts de carburants, les
grands groupes automobiles ont mis au point des
motorisations visant à réduire les consommations unitaires. Parallèlement, l’entrée en vigueur
depuis 1992 de normes d’émissions de polluants
de plus en plus sévères a conduit les constructeurs à travailler sur la réduction des émissions
des principaux polluants. Les nouvelles normes
ont contribué à l’amélioration progressive des
performances des moteurs en matière d’émissions et de retraitement des polluants.
La question du changement climatique
a en outre amené les institutions européennes
à encadrer les rejets dans l’atmosphère de CO2
provenant des véhicules automobiles. À l’heure
actuelle, l’objectif de réduction des émissions
de CO2 est incontournable pour les construc-
L’Eur op e d e l ’ a u t o m o b i l e : à l ’ a u b e d ’ u n re n o u v e a u ?
teurs. En 2020, la Commission européenne leur
imposera le seuil de 95g/km, soit 27 % de moins
que les 130g/km réclamés en 2015. Cet objectif
les amène à améliorer le rendement énergétique
des moteurs actuels à travers par exemple le
downsizing, c’est-à-dire la réduction de la cylindrée (taille) des chambres de combustion, ou la
micro-hybridation telle que le système stop start
consistant à mettre en veille le moteur lorsque le
véhicule est à l’arrêt.
Certains n’ont pas manqué de critiquer cette course à la baisse des émissions de
CO2, considérant qu’elle encourageait avant
tout la diésélisation des parcs dont les effets
néfastes sur la santé sont connus. Quoi qu’il
en soit, les améliorations des performances des
moteurs sont incontestables, tant sur le plan des
émissions de polluants que des consommations
unitaires. À titre d’exemple, s’agissant du parc
français de véhicules particuliers, les consommations unitaires d’un véhicule à essence ont
été réduites de près de 12 % entre 1990 et 2011
et de 4,2 % pour un véhicule diesel sur la même
période 6.
Ces chiffres sont plus faibles que ceux
relatifs aux véhicules neufs nouvellement
immatriculés sur la même période, du fait de
l’effet d’inertie du parc automobile. En effet,
chaque année les immatriculations de véhicules
neufs ne représentent qu’une faible part de
l’ensemble du parc, de l’ordre de 6 à 12 %. Entre
2000 et 2012, la consommation unitaire pour
100 km est malgré tout passée de 7,5 à 5,5 litres
pour l’ensemble des modèles nouvellement
immatriculés en Europe 7.
L’hybridation et le tout-électrique
Pour répondre au double objectif de réduction des consommations et des émissions, les
constructeurs ont également mis au point le
véhicule hybride qui s’inscrit dans le prolongement du moteur thermique classique. L’avantage
de cette architecture est de permettre au moteur
thermique d’être secondé par un moteur
Les Comptes des Transports de la Nation, INSEE, 2013.
Comité des constructeurs français d’automobiles, Analyse et
Statistiques, Paris, 2014 (www.ccfa.fr/IMG/pdf/ccfa_ra_2014_
fr__md-complet.pdf).
6 7 électrique 8, en particulier à faible vitesse. Ces
véhicules affichent des consommations en ville
inférieures à celles des véhicules thermiques.
Aujourd’hui, ces offres concernent pour une très
large part des véhicules haut de gamme, tels que la
Toyota Prius (hybride essence), les Peugeot 5008,
508 Hybrid4 et Citroën DS5 Hybrid4 (hybride
diesel) ou encore la Lexus RX 450h (hybride
essence), pour ne citer que quelques exemples.
Toutefois, un élargissement récent de l’offre
est observé à travers des véhicules de gamme
inférieure, comme le propose Toyota avec ses
Yaris et Auris (hybride essence).
Les grandes marques proposent en outre
des offres tout-électrique correspondant à
des véhicules ne fonctionnant qu’à l’énergie
électrique stockée dans des batteries. Ces batteries, souvent en location à la charge du propriétaire, se rechargent sur le réseau électrique ou
sur des installations autonomes dans des lieux
privés ou publics. Ces véhicules n’émettent pas
de gaz à effet de serre ni de polluants directs lors
de leur utilisation, ce qui leur confère une image
de « véhicule propre ». Toutefois, les modes de
production électrique (par centrale thermique ou
nucléaire) et de production de batteries (souvent
lithium-ion) en atténuent à coup sûr le bilan
écologique.
En 2012, la France apparaît comme le
marché dans lequel les immatriculations de
véhicules neufs hybrides et électriques sont
les plus élevées d’Europe. Ainsi, cette annéelà, près de 28 000 véhicules hybrides et plus
de 5 000 véhicules électriques ont été immatriculés 9. Ce rang de premier marché européen de
l’hybride et de l’électrique s’explique largement
par les politiques publiques de soutien à ces deux
motorisations sous forme d’aides à l’achat (via
le mécanisme de bonus-malus écologique 10).
Malgré tout, ces véhicules ne représentent
aujourd’hui qu’à peine 2 % des immatriculations
françaises.
Les batteries peuvent ainsi être rechargées par le moteur
thermique.
9 Comité des constructeurs français d’automobiles, Analyse et
Statistiques, Paris, 2014 (www.ccfa.fr/IMG/pdf/ccfa_ra_2014_
fr__md-complet.pdf)
10 Voir www.developpement-durable.gouv.fr/BonusMalus-2014.html
8 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
95
Questions européennes
Les améliorations des offres en termes
de consommation de carburant, d’émissions de
polluants et de gaz à effet de serre sont donc
continues depuis le début des années 1990. La
recherche de l’optimisation des motorisations
conventionnelles parfois associées à l’électrique
donne des résultats encourageants. Pourtant, il
est utile de rappeler que ces derniers demeurent
insuffisants au regard de l’évolution des parcs
automobiles et des trafics. Sur la période
1985-2000 en France, le nombre de ménages
a augmenté de 1 % par an, le volume du parc
automobile à disposition de 2 % par an et celui
de la circulation de 3 % par an. Si le secteur de
la circulation automobile avait dû respecter à lui
seul les engagements du protocole de Kyoto, en
excluant du processus l’industrie, le transport
aérien, etc., il aurait fallu que la consommation
moyenne du parc automobile français baisse
d’un tiers. Cette chute, qui aurait nécessité un
saut technologique considérable, ne s’est pas
produite puisque la baisse des consommations
moyennes du parc n’a été que de 12 % 11. Ainsi,
les politiques publiques doivent inciter à une
pénétration forte des motorisations alternatives
et des nouvelles technologies pour des véhicules
plus propres et moins énergivores.
En tout état de cause, même si la baisse
de la circulation observée depuis 2008 a produit
certains effets, les objectifs, notamment en
termes d’émissions de gaz à effet de serre, n’ont
pas été atteints. Il en ressort que non seulement
les innovations de produits doivent être adoptées
massivement, mais aussi que les pratiques de
mobilité automobile doivent évoluer.
Vers la fin de l’automobile
en tant que moyen
de transport individuel ?
Au-delà des améliorations techniques à
effectuer, l’automobile fait face à des interrogations plus profondes. Si l’épuisement progressif
des ressources pétrolières ne fait aucun doute
11 Laurent Hivert, Jean Loup Madre, « Véhicules légers, énergie
et émissions : une brève histoire des trois dernières décennies »,
La Revue du Commissariat général au développement durable,
juin 2013, p. 5-11.
96
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
à moyen ou long terme, la question des conséquences induites par l’automobile et surtout par
ses modes de consommation soulève des interrogations. Les critiques remettent dorénavant
en cause les clés de son succès durant les Trente
Glorieuses en Europe, c’est-à-dire la valorisation
d’un moyen de transport individuel synonyme de
liberté et de statut social. Roland Barthes avait
ainsi décrit en 1957 avec beaucoup de pertinence ce rôle d’objet symbolique d’une époque
synonyme pour l’automobiliste de communion
au progrès et de statut social 12.
Force est de constater que cette thèse
a quelque peu vieilli du fait des aspirations
nouvelles des consommateurs européens. Ainsi,
en France, le traitement des données de l’enquête
« Transports et Déplacements 2008 » souligne
que la consommation automobile s’apparente
désormais à une contrainte économique associée
à une forme de dépendance 13. Ce constat naît des
difficultés accrues des ménages à financer les
coûts de la mobilité automobile, ce qui les amène
à réinventer de nouveaux modes de consommation et d’utilisation dans le cadre de que l’on peut
appeler l’économie collaborative.
La baisse du consentement
à payer pour l’automobile
À l’exception du tout-électrique, les
solutions proposées par les constructeurs ne
correspondent ni à des changements profonds des
produits ni à des révolutions dans les pratiques
qui leur sont associées. La question de la mise en
circulation de voitures propres n’est encore qu’un
lointain mirage. Plus problématique, le maintien
des technologies existantes, même améliorées,
contraint toujours fortement les automobilistes
d’un point de vue économique. Cela se traduit
par des arbitrages en ce qui concerne l’acquisition de véhicules mais aussi leur utilisation.
Face à des véhicules neufs souvent
inaccessibles du fait de prix trop élevés, une
majorité de ménages se motorisent en véhicules
d’occasion pour lesquels ils supportent des frais
Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, Paris, 1957.
Philippe Coulangeon, Ivaylo D. Petev, « L’équipement
automobile, entre contrainte et distinction sociale », Économie et
Statistique, 2012, p. 457-458.
12 13 L’Eur op e d e l ’ a u t o m o b i l e : à l ’ a u b e d ’ u n re n o u v e a u ?
de réparation et d’entretien plus élevés que pour
les véhicules neufs. Cet arbitrage leur permet de
mieux amortir l’accroissement du prix des carburants observé en France depuis 2002 (+ 4,7 % en
moyenne par an selon l’INSEE) 14.
Dans le contexte actuel de crise et de
contraction du pouvoir d’achat, les Européens
ont privilégié les véhicules d’occasion 15, faisant
de l’achat de véhicules neufs un acte réservé aux
entreprises 16 et à une minorité de privilégiés,
souvent plus âgés que la moyenne. La part des
dépenses automobiles consacrée à l’achat de
véhicules dans la consommation des ménages
européens a ainsi diminué de 5,2 à 3,9 % de 1999
à 2010 17. Ces tendances corroborent la priorité
accordée aux critères économiques dans les
décisions d’achat 18. Ainsi, la recherche de prix
serrés associés à des frais d’utilisation contenus
fait du calcul financier le cœur de décision
des consommateurs, ce qui rend les nouvelles
solutions telles que l’hybride et le tout-électrique
peu concurrentielles 19.
Dans cette course à la réduction des coûts
de l’automobile, plusieurs pratiques nouvelles
ont émergé. Ces pratiques, qui relèvent de l’économie dite collaborative, répondent non seule14 Si les prix des carburants ont connu une baisse en 2013 et
en 2014, les autres postes de dépenses tels que l’entretien et
la réparation ont continué de progresser (CCFA, 2014). En
conséquence, même si les prix des carburants diminuent ou
progressent à des rythmes moins importants qu’entre 2008
et 2012, les autres dépenses d’utilisation exercent une contrainte
forte sur les budgets automobiles des ménages.
15 Association des constructeurs européens d’automobiles
(ACEA), Key Figures Overview, octobre 2013 (www.acea.be/
statistics/tag/category/key-figures).
16 En Europe, en 2013, plus de la moitié des immatriculations
de véhicules neufs émanent des entreprises et des sociétés de
location (longue et courte durée).
17 Eurostat, 2014.
18 Observatoire de l’Automobile du Cetelem, L’Automobile en
Europe : cinq leviers pour rebondir, Paris, 2013 (http://observatoirecetelem.com/publications/2013/observatoire-cetelem-automobile-2013.pdf).
19 Rappelons que le prix catalogue (hors primes écologiques) d’une
Prius III hybride se situe aux alentours de 28 150 euros, contre
24 030 euros pour une Volkswagen Passat 1.4 TSI. Cet écart de plus
de 4 000 euros est ramené en France à 1 500 euros environ en tenant
compte du bonus-malus écologique. Cet écart de prix à l’achat doit
être compensé par des économies réalisées à l’usage à travers des
kilométrages importants, permettant de bénéficier le plus possible
des écarts de consommation en faveur des véhicules hybrides. Or,
en moyenne, les kilométrages ont baissé depuis le début de la crise,
laissant présager des difficultés pour les utilisateurs de véhicules
hybrides d’en amortir le surcoût à l’achat (CCFA, 2013).
ment aux contraintes économiques fortes de
l’automobile mais aussi à la perte de statut
social du produit, notamment auprès des jeunes
générations.
L’économie collaborative
et l’automobile
Plusieurs pistes sont en effet apparues pour
réduire l’ensemble des coûts de l’automobile,
pour son acquisition comme pour son utilisation. Ces pratiques passent par la remise en cause
de l’automobile en tant que moyen de transport
individuel. Pour s’en convaincre, citons les résultats de l’enquête menée en 2014 auprès d’un
panel représentatif d’Européens par l’Observatoire du Cetelem en collaboration avec le Bipe.
Un Européen sur deux indique être convaincu
qu’à échéance de cinq ans il ne sera plus l’unique
propriétaire de sa voiture.
Ces pratiques concernent ainsi l’autopartage, c’est-à-dire le covoiturage qui existait
de longue date mais qui a pris un essor important avec l’arrivée d’opérateurs en ligne (comme
Blablacar). Se répand aussi l’achat de services de
location permettant de s’affranchir de la propriété
d’un véhicule. Cette location peut être réalisée
auprès d’un loueur professionnel (comme Zipcar
ou Hertz) mais aussi entre particuliers à travers un
opérateur en ligne (comme Drivy).
Si la crise de 2008 a probablement encouragé ces pratiques, elle n’est pas l’élément
déclencheur d’un mouvement qui remonte à
l’avènement des technologies de l’information
et de la communication, en particulier l’Internet
mobile. La valorisation de l’usage des biens
durables plutôt que de leur possession est en effet
antérieure à la crise de 2008 20. La question de
l’optimisation du coût de l’automobile a en fait
longtemps été l’apanage des gestionnaires de
flottes d’entreprises qui ont très vite opté pour
la location avec option d’achat (LOA) puis la
location longue durée (LLD). Ainsi, le métier
de loueur est longtemps resté circonscrit à une
clientèle d’affaires et à une clientèle de tourisme.
20 Joseph B. Pine, James H. Gilmore, The Experience Economy:
Work Is Theatre & Every Business a Stage, Harvard Business
School Press, Boston, 1999.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
97
Questions européennes
Tout se passe dorénavant comme si cette
recherche d’optimisation concernait aussi
l’ensemble des conducteurs. Désireux de réduire
leurs charges automobiles mais aussi parce que,
sur le fond, leur rapport au produit change, ils
adoptent de manière croissante des pratiques qualifiées de « consommations en non-propriété ». Ces
pratiques permettent au consommateur de pouvoir
diversifier les expériences 21 tout en répondant à
des formes nouvelles d’engagement civique 22.
Ces expériences, même si elles demeurent marginales lorsqu’on les compare à l’ensemble des
déplacements automobiles, attestent l’émergence
d’un renouveau dans les usages. Elles font ainsi
bouger les lignes en interrogeant les modèles
d’affaires traditionnels et en mettant au cœur du
dispositif les plateformes et applications pour
téléphones mobiles.
lll
Après une crise des plus brutales et des
niveaux d’immatriculations historiquement bas,
Russel W. Belk, « Why Not Share Rather Than Own? »,
The Annals of the American Academy of Political and Social
Science, no 611, 2007, p. 126-140.
22 Michelle R. Nelson, Mark A. Rademacher, Hye-Jyn Paek,
« Downshifting Consumer = Upshifting Consumer? An
Examination of a Freecycle Community », The Annals of the
American Academy of Political and Social Science, no 611, 2007,
p. 141-156.
21 98
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
l’automobile montre en Europe une légère reprise.
Dans ce contexte encore fragile, la question de
l’avenir du secteur se pose pour une industrie qui
continuait d’occuper 2,2 millions de personnes
en 2010, contre 2,3 en 2007. Malgré des technologies moins énergivores et plus respectueuses
de l’environnement, les Européens apparaissent
moins enclins à accepter un coût de l’automobile qu’ils jugent élevé. Les pratiques nouvelles
de consommation en non-propriété, malgré leur
développement encore marginal, laissent entrevoir ce à quoi pourrait ressembler la consommation automobile de demain. L’automobile
européenne pourrait alors devenir un bien
consommé sous la forme d’un service partagé et
non plus systématiquement acquis en propriété
exclusive. La connectivité des véhicules permettrait alors de répondre à la recherche d’optimisation et d’intensification de leur usage à travers
les échanges rendus possibles avec les infrastructures routières, les parkings, mais aussi avec les
autres usagers de la route.
Dans cette optique, les acteurs de la
filière, qu’ils soient constructeurs, équipementiers ou distributeurs, doivent tenir compte dans
leurs propositions de ces nouvelles aspirations.
Ces défis ouvrent la voie à des opportunités
d’emplois, tant sur le plan de la conception des
véhicules que sur celui des services associés. n
Questions
internationales
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Regards sur le monde
Yémen : panne de transition
et polarisation
confessionnelle
Laurent Bonnefoy *
* Laurent Bonnefoy
est chercheur CNRS au CERI/Sciences Po
et membre du programme de recherche
Le processus révolutionnaire yéménite engagé début 2011
dans l’euphorie des printemps arabes est loin d’être achevé.
Ses récents développements semblent même enlever chaque
jour davantage aux rares optimistes les dernières raisons
de croire en son succès. La prise de Sanaa, le 21 septembre 2014, par
la rébellion « houthiste », se revendiquant de l’identité zaydite-chiite,
a ouvert un nouveau chapitre de l’après-règne d’Ali Abdallah Saleh,
lequel est fait de rebondissements incessants, mais aussi de violences
de plus en plus indiscriminées.
européen When Authoritarianism Fails
in the Arab World.
En 2011-2012, la transition politique au
Yémen avait pourtant soulevé un réel enthousiasme de la part des citoyens yéménites et une
grande satisfaction du côté de la communauté
internationale. La mobilisation populaire avait fait
face pendant de long mois à la résistance du régime
et le risque de guerre civile était alors réel. Une
sortie de crise négociée sous l’égide du Conseil
de coopération du Golfe avait néanmoins conduit
au départ du pouvoir d’Ali Abdallah Saleh 1, en
février 2012, à l’élection d’un président de transition, Abd Rabo Mansour Hadi 2, à la formation
d’un gouvernement d’union incluant notamment
la branche yéménite des Frères musulmans, le
parti Al-Islah, puis à la mise en place en 2013
d’une conférence de dialogue national.
Cette séquence a pu un temps laisser
croire à l’émergence d’un « modèle yéménite ».
Certains, notamment l’administration américaine
de Barack Obama, ont même espéré un court
instant voir ce processus inclusif appliqué au cas
100
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
de la Syrie dans la mesure où le Yémen semblait
faire l’économie de la violence en ménageant une
transition douce et progressive dont ne furent pas
exclus les anciens responsables, épargnés pour
la plupart de purges potentiellement déstabilisaMilitaire de carrière né en 1942, Ali Abdallah Saleh a été
président du Yémen du Nord de 1978 à 1990 puis du Yémen
unifié de cette date à 2012. Marqué par l’idéologie du nationalisme arabe, un temps engagé dans une phase de démocratisation, il a au cours de la décennie 2000 monopolisé le pouvoir et
été accusé de corruption, tout en s’inscrivant dans la coopération
antiterroriste avec les États-Unis. Face à la pression de la rue et
de la communauté internationale, il a quitté le pouvoir en échange
de son immunité, mais il reste actif dans le champ politique et
est souvent accusé de parasiter la transition politique en cours.
Il fait l’objet depuis novembre 2014 de sanctions onusiennes.
Sur les printemps arabes, voir le numéro spécial de Questions
internationales, « Printemps arabe et démocratie », no 53,
janvier-février 2012, et notamment l’article de Franck Mermier,
« Yémen : les aléas d’une transition chaotique », p. 49-54.
2 Abd Rabo Mansour Hadi, militaire de carrière, né en 1945 est
originaire du Yémen du Sud. Nommé vice-président en 1994, il
a longtemps été perçu comme une figure de second plan, sans
grand charisme. Sa nomination en tant que président de transition, validée par un scrutin plébiscite en février 2012, a incarné
la nature négociée et consensuelle de l’après Ali Abdallah Saleh.
1 © AFP / Mohammed Huwais
Yém en : p a n n e d e t ra n s i t i o n e t p o l a ri s a t i o n c o n f e s s i o n n e l l e
trices. Au risque toutefois de permettre le retour
des anciennes équipes au pouvoir et de favoriser
la « résilience autoritaire ». Ainsi, Ahmed Ali
Saleh, que son père souhaitait voir lui succéder
à la présidence du Yémen, a été limogé de ses
hautes fonctions militaires par le président Hadi
nouvellement élu puis immédiatement nommé
ambassadeur aux Émirats arabes unis.
Habile tacticien en quête d’une stature
d’homme d’État, Hadi a surpris bien des observateurs en réformant les structures militaires,
naguère aux mains de proches de Saleh, en amplifiant la coordination avec les États-Unis dans le
cadre de la lutte antiterroriste et en donnant le
sentiment de dépasser les clivages.
Les événements de 2014 sont toutefois venus remettre largement en cause l’idée
d’un « modèle yéménite ». La transition semble
dorénavant paralysée par des conflits multiples et
par la naissance d’une polarisation tant identitaire
entre le Nord et le Sud que confessionnelle entre
sunnites et chiites. Pourtant, la dynamique institu-
Lors d’une manifestation organisée en août 2014, à Sanaa, quelques
semaines avant la chute de la capitale yéménite entre leurs mains, des
partisans des rebelles zaydites brandissent, à côté du drapeau national,
un portrait d’Abdelmalek al-Houthi.
tionnelle, même si elle est grippée, existe toujours
et bénéficie du soutien de la communauté internationale. Bien qu’en grande partie déconnectée des
processus réels qui caractérisent les évolutions sur
le terrain, elle reste nécessaire à la construction
d’un environnement stable et à l’avancée d’un
processus politique inclusif et pacifique.
La chute de la capitale
En septembre 2014, la chute soudaine de
la capitale yéménite aux mains d’un mouvement qualifié de chiite, sans grande résistance
de la part de l’armée nationale, a constitué pour
beaucoup une véritable surprise. Elle a généré
de nombreuses lectures, parfois fantasmatiques.
De fait, les rebelles houthistes ont laissé se
poursuivre le processus politique et un nouveau
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
101
Regards sur le monde
➜ FOCUS
Le zaydisme
Le zaydisme est une branche minoritaire du chiisme
distincte de la branche majoritaire, le chiisme duodécimain,
dominante notamment en Iran. Elle n’existe pratiquement
qu’au Yémen où environ un tiers des 27 millions d’habitants
est d’origine zaydite – sans toutefois toujours se revendiquer
comme tel. Le zaydisme a été associé au régime politicoreligieux propre à l’histoire des hauts plateaux de ce pays.
L’imamat se fondait sur la sélection, le plus souvent non
héréditaire, de l’imam, à la fois monarque et chef politique,
militaire et religieux parmi la catégorie des descendants
du Prophète, les sayyid. Ce régime a perduré au Yémen du
Nord jusqu’en 1962. Le Yémen du Sud, comprenant environ
un quart de la population, a connu une trajectoire distincte.
Protectorat britannique, il a acquis son indépendance en
1967 pour devenir une république socialiste. En 1990, l’unification du Nord et du Sud a été prononcée sans toutefois
empêcher la résurgence de velléités sécessionnistes au Sud,
particulièrement prononcées à compter de 2007.
gouvernement d’union nationale a été nommé en
intégrant certains de leurs soutiens. Le président
Hadi n’est alors pas directement contesté par
les rebelles, contrairement à d’autres figures
assimilées au pouvoir, en particulier certains
islamistes sunnites, Frères musulmans en tête.
Étonnamment, les rebelles ne se sont pas non
plus focalisés sur l’ancien président Ali Abdallah
Saleh, dont ils apparaissent de plus en plus
comme les alliés objectifs, alors même qu’ils
avaient longtemps été ses ennemis.
La communauté internationale, inquiète,
apparaît comme largement attentiste et surtout
désorientée. États-Unis et Arabie saoudite
naviguent entre laisser-faire et mesures de rétorsion à l’égard des houthistes qu’ils sont bien en
peine d’appliquer. L’Iran, décrit comme le grand
vainqueur de cette dynamique, agit pour sa part
avec une grande discrétion.
Le conflit avec les houthistes – appelé
aussi guerre de Saada – trouve son origine dans
une offensive militaire lancée en juin 2004
par Ali Abdallah Saleh et ses soutiens dans
l’extrême nord du pays contre « les partisans
de Hussein al-Houthi », premier leader du
mouvement, tué en septembre 2004. Depuis,
102
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
les houthistes mobilisent leurs partisans au nom
d’une identité zaydite qu’ils estiment menacée et
contre la marginalisation économique et sociale
de la province de Saada. Ils sont en outre des
opposants véhéments à l’alliance passée par le
gouvernement yéménite avec les États-Unis dans
le cadre de la lutte antiterroriste.
Tout au long de la seconde moitié des
années 2000, l’enlisement du conflit de Saada,
le haut niveau de répression et la propagande
étatique n’ont fait que contribuer à redynamiser
le zaydisme. Le pouvoir central a bien tenté d’instrumentaliser un certain nombre d’entreprises
de déstabilisation du zaydisme portées par les
islamistes sunnites mais, en assimilant l’effort de
renouveau zaydite à l’ancien régime monarchique
de l’imamat tombé en 1962 et au chiisme iranien,
il a non seulement négligé l’histoire spécifique du
zaydisme mais aussi déstabilisé le processus de
convergence des identités religieuses longtemps
encouragé par le régime républicain.
Largement fondue dans un cadre musulman
plus large, l’identité zaydite ne s’est pourtant
durant longtemps que très marginalement
inscrite dans un univers chiite. Ainsi, la grande
majorité des élites yéménites, bien que d’origine zaydite, ne se revendiquait pas comme telle.
Nombre de leaders salafis ou des Frères musulmans issus du zaydisme avaient alors rompu
avec lui. De ce fait, la distinction entre zaydite
et sunnite (d’école chaféite) n’était plus pertinente et ne constituait pas une variable essentielle des orientations politiques. Le contexte de
la guerre de Saada est toutefois venu changer la
situation. En réaction à la répression menée par
le gouvernement, le référent zaydite a (re)gagné
en légitimité pour mieux incarner l’opposition au
pouvoir des populations frappées par le conflit.
Vers une polarisation
confessionnelle ?
Début 2011, les rebelles houthistes, à
la faveur du repli de l’armée vers Sanaa où la
protestation révolutionnaire croît, prennent le
contrôle effectif de la région de Saada. Celleci, bastion historique du zaydisme, vit dès lors
sous le joug de ce mouvement politico-religieux
Yém en : p a n n e d e t ra n s i t i o n e t p o l a ri s a t i o n c o n f e s s i o n n e l l e
Le Yémen (2015)
ARABIE SAOUDITE
Saada
Amran
Mer
SANAA
É
Hodeïda
Roug
Y
M
Say'un
E
N
Al Ghaydah
100 km
Frontières internationales
Limites de régions
Rada’
Frontières avant 2000
Frontières avant 1992
e
Ibb
Taez
Séparation Nord-Sud
avant 1990
Zone désertique
ÉRY.
Aden
Golfe d’Aden
Socotra
DJIBOUTI
DJIBOUTI
Source : http://cy.revues.org/13 , consulté le 15 janvier 2015
officiellement rebaptisé Ansar Allah (Partisans
de Dieu). Bien organisés, les houthistes bénéficient vraisemblablement de soutiens iraniens
et leur région acquiert une autonomie réelle. Sa
gestion apparaît aux yeux de bien des Yéménites
comme moins désastreuse qu’ailleurs dans le
pays où l’approvisionnement en électricité et
en carburant est plus qu’aléatoire, en particulier
dans la capitale. Nombre de tribus qui avaient
un temps combattu la rébellion se mettent à la
soutenir. La marche vers Sanaa est engagée. Elle
passe par la ville d’Amran, qui tombe aux mains
de la rébellion en juillet 2014.
Ce faisant, les partisans du renouveau
zaydite passent d’une logique largement défensive, qui avait structuré le conflit de Saada au
cours de la décennie 2000, à une approche nettement plus offensive. L’expulsion des milliers
d’étudiants salafistes de Dammaj, en périphérie
de Saada, en janvier 2014, marque ce changement. Parallèlement, les houthistes s’érigent
habilement en défenseurs de la légitimité révolutionnaire à travers un discours populiste porté par
SOMALIE
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2015
OMAN
leur chef Abdelmalek al-Houthi, un charismatique trentenaire, et ses porte-parole, en particulier Ali Al-Boukhaiti.
Fort de ce positionnement, le leadership
houthiste décide en août 2014 d’exercer des
pressions sur le gouvernement, en exigeant le
remplacement de plusieurs de ses membres et
le rétablissement des subventions aux produits
pétroliers, dont la suppression a conduit au
doublement du prix des carburants. En s’opposant à une décision exigée de longue date par les
bailleurs de fonds internationaux, les houthistes
développent un discours nationaliste fondé sur la
défense du pouvoir d’achat des Yéménites et la
lutte contre la corruption des membres du gouvernement. Finalement, ils prennent Sanaa en en
chassant nombre de leurs adversaires islamistes
sunnites. Cet événement, de portée régionale,
porte les germes d’une polarisation de la société
autour d’enjeux confessionnels, un travers
auquel le Yémen avait pourtant jusqu’alors largement échappé, marqué qu’il était par le processus
de convergence des identités religieuses.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
103
Regards sur le monde
Yémen : quelques données
statistiques
Population : 27 millions (2014)
PIB : 35,9 milliards de dollars (2013)
Taux de croissance annuel du PIB : 4 % (2013)
Revenu par habitant : 1 473 dollars (2013)
Inflation annuelle : 11 % (2013)
Croissance annuelle de la population : 2 % (2013)
Espérance de vie à la naissance : 63 ans (2012)
Population âgée de moins de 14 ans : 40 % (2013)
Chômage : 17 % de la population (2013)
Taux de fécondité : 4,21 (2012)
Indice de développement humain : 0,458 (2012)
(160e rang mondial)
Coefficient de Gini : 37,7 (2005)
Population urbaine : 34 % (2014)
Dépenses militaires : 4 % du PIB (2013)
Personnel des forces armées : 137 900 (2012)
Sources : Banque mondiale, CIA, PNUD
Cette nouvelle polarisation confessionnelle rejoint une tendance à l’œuvre dans
l’ensemble du Moyen-Orient. Au Yémen,
elle s’incarne autour du face-à-face entre les
houthistes, d’un côté, et Al-Qaïda, de l’autre.
Elle est de plus en plus perçue par les parties
en présence comme un avatar de l’opposition
entre chiites et sunnites. Elle induit une logique
manichéenne qui fait d’Al-Qaïda le dernier
rempart contre les houthistes, et inversement.
Selon une logique qui n’est pas sans rappeler les
dynamiques en cours dans les régions sunnites
de l’Irak, l’avancée militaire houthiste à Sanaa
puis dans des régions à majorité sunnite, Ibb et
Rada’par exemple, précipite l’alliance entre les
tribus et les combattants jihadistes. Cet état de
fait légitime plus encore une propagande d’AlQaïda déjà crédibilisée aux yeux de la population par l’effet négatif des drones américains et
la perception par les populations locales d’ingérences étrangères.
Les origines de cette polarisation sont
doubles : d’une part, la marginalisation de l’État
central, porté par le président de transition Abd
Rabo Mansour Hadi ; d’autre part, l’exclusion
104
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
de la branche yéménite des Frères musulmans, le
parti Al-Islah, poussé vers la sortie en septembre
2014 par une alliance hétéroclite formée par les
houthistes et, dans les coulisses, par les partisans de l’ancien président Saleh. Face à la rébellion, l’État central se retrouve dépossédé de ses
prérogatives élémentaires et le président Hadi
en est réduit à accepter les diktats d’Abdelmalek
al-Houthi. Le parti Al-Islah est pour sa part dans
une position délicate du fait de la fragilisation de
ses alliés tribaux, en particulier le clan al-Ahmar,
et de celle de ses soutiens dans l’armée depuis
l’éviction du général Ali Muhsin.
L’assassinat non revendiqué, le 2 novem­bre
2014, de Mohammad Abdelmalek al-Mutawakkil,
une figure modérée du zaydisme et un militant
respecté de la société civile, s’inscrit dans cette
tendance, qui réduit en apparence le champ
politique à une confrontation identitaire et confessionnelle qui ne laisse plus place aux voix alternatives. La polarisation confessionnelle, évidemment
simplificatrice, constitue le pire des scénarios. Elle
n’est cependant pas le seul. Bien que mises sous
pression par la polarisation confessionnelle en
cours, des dynamiques alternatives existent.
Des alternatives
émergentes
 Le processus institutionnel engagé en 2011,
dans le cadre de l’accord de transition signé entre
Ali Abdallah Saleh et l’opposition, sous l’égide du
Conseil de coopération du Golfe et avec le soutien
des Nations Unies et de la communauté internationale, reste un cadre, certes insuffisant, mais
nécessaire pour éviter la dislocation du Yémen.
Contesté, notamment par la jeunesse
révolutionnaire qui a rejeté l’immunité accordée
à l’ancien président Saleh, ce processus a
permis l’organisation d’une importante conférence de dialogue national. Achevée en janvier
2014, elle a fondé un cadre largement consensuel et donné une orientation fédérale à la future
Constitution, insistant sur la nécessité de la lutte
contre la corruption ainsi que sur la séparation
des pouvoirs, notamment militaire et politique.
Les houthistes se sont au demeurant réapproprié les conclusions du dialogue national au
l
Yém en : p a n n e d e t ra n s i t i o n e t p o l a ri s a t i o n c o n f e s s i o n n e l l e
cours de l’été 2014, alors même qu’ils avaient
initialement refusé de les voter. Le maintien du
processus institutionnel est désormais symbolisé
par les travaux de la commission chargée de la
rédaction d’une nouvelle Constitution – mais ses
conclusions ont été reportées sine die.
En l’absence d’élections générales depuis
la chute d’Ali Abdallah Saleh, en février 2012,
il est difficile de mesurer le poids respectif des
forces partisanes en présence. La marginalisation d’Al-Islah pourrait n’être que conjoncturelle dans la mesure où l’offensive houthiste a
pour l’essentiel ciblé et affecté les alliés tribaux
et militaires des Frères musulmans, et non le
leadership stricto sensu du parti. Trois figures
d’Al-Islah, Muhammad Qahtan, Abdelwahhab
al-Ansi et Muhammad al-Yadumi, restent de
fait des acteurs centraux du système politique
yéménite. À travers ses structures caritatives et éducatives, Al-Islah conserve en outre
une importante capacité de mobilisation. Le
parti semble désireux de continuer à s’inscrire
dans le cadre fixé par l’accord de transition et
d’appuyer les efforts du président Hadi. En
novembre 2014, il a notamment apporté son
soutien à la formation du nouveau gouvernement d’union nationale intégrant des représentants houthistes.
La réorganisation des soutiens de l’ancien
président Saleh autour de son fils, Ahmed Ali
– toujours ambassadeur du Yémen aux Émirats
arabes unis –, constitue une autre dynamique
significative. Sa candidature à l’élection présidentielle – initialement prévue en février 2014,
reportée d’un an, et qui le sera selon toute
vraisemblance de nouveau – est sérieusement
envisagée en dépit de barrières juridiques qui
pourraient imposer un délai obligatoire pour
passer d’une carrière militaire à un engagement politique. Populaire au sein de l’armée,
Ahmed Ali pourrait aussi parvenir au pouvoir à
la faveur d’un coup d’État. Cette restauration de
l’ancien régime ne serait pas sans déplaire ni aux
Saoudiens ni aux Américains.
La crise économique ainsi que l’insécurité favorisent de fait une certaine nostalgie
chez nombre de Yéménites. Pénuries d’électricité et de carburant, chute des réserves de la
Banque centrale, attaques incessantes contre les
infrastructures pétrolières et gazières, mais aussi
menaces d’interruption de l’aide internationale,
saoudienne en particulier, depuis la prise de
Sanaa par les houthistes accablent le quotidien
des Yéménites, dont un nombre croissant souffre
aujourd’hui de malnutrition.
l La dynamique « sudiste » a été également
quelque peu négligée ces derniers temps. Elle
constitue pourtant un processus alternatif à la
polarisation sectaire à l’œuvre. Depuis 2007, le
mouvement sécessionniste a acquis une réelle
popularité. Ses militants réclament l’indépendance des provinces méridionales qui formaient
la République démocratique et populaire jusqu’à
son unification avec le Yémen du Nord en 1990.
Un large segment de la société évolue dès lors
dans un espace distinct de celui gouverné par
Sanaa, cherchant à activer des dynamiques
locales propres. Dans la province orientale
du Hadramaout, les tribus se sont notamment
organisées pour affronter aussi bien Al-Qaïda
que l’armée nationale.
Afin de contenir le mouvement sudiste,
le pouvoir de transition emmené par Abd Rabo
Mansour Hadi a proposé différentes concessions, favorisant par exemple une surreprésentation des personnalités issues du Sud dans
la conférence du dialogue national ou dans le
gouvernement d’union. Le nouveau Premier
ministre, Khaled Bahah, est ainsi originaire du
Hadramaout. Toutefois, ces mesures n’ont eu
qu’une portée essentiellement symbolique. La
promesse de la construction d’un État fédéral
permet tout au plus de gagner du temps et place
chacun dans une position attentiste. La prise
de Sanaa par les houthistes, issus de l’extrême
nord, a dans certains cercles « sudistes » été
perçue comme une aubaine devant précipiter la
partition du pays.
l Face aux logiques identitaires binaires et aux
conflits qu’elles incarnent, le développement
d’une identité tierce constitue une dynamique
sans doute salutaire. Largement négligée par
les structures institutionnelles et ignorée dans
les conflits politiques, la province de Taez,
pourtant la plus peuplée du Yémen, localisée au
sud de l’ex-Yémen du Nord, a sans doute un rôle
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
105
Regards sur le monde
à jouer. C’est en effet cette province, d’où sont
issus de nombreux marchands et fonctionnaires
et dont les travailleurs ont migré dans l’ensemble
du pays et au-delà, qui incarne le mieux par
son histoire et son identité le projet d’État civil
(dawla madaniyya) formulé en 2011 par la
jeunesse révolutionnaire.
Ce projet, qui semblait faire consensus
sous les tentes installées sur la place du
Changement à Sanaa et dans les grandes villes du
pays, appelait au dépassement de l’État militaire,
tribal et religieux. Une telle ambition n’a de toute
évidence pas été satisfaite. Si la structuration en
mouvement politique de l’identité taezie reste
encore hypothétique, elle porte sans doute en elle
les germes d’un compromis pacifique et de la
reconstruction de l’identité yéménite. n
Bibliographie
●● Laurent Bonnefoy,
« Les identités religieuses
contemporaines au Yémen :
convergence, résistances et
instrumentalisations », Revue
des mondes musulmans et de
la Méditerranée, no 121-122,
2008, p. 201-215
●● Laurent Bonnefoy,
Salafism in Yemen.
Transnationalism in Yemen,
Hurst&Company, Londres, 2011
●● Laurent Bonnefoy,
Franck Mermier et
Marine Poirier (dir.), Yémen.
Le tournant révolutionnaire,
Karthala, Paris, 2013
●● Marieke Brandt, « Sufyan’s
“Hybrid” War: Tribal Politics
during the Huthi Conflict »,
Journal of Arabian Studies,
vol. 3, no 1, 2013
●● Samy Dorlian, La
Mouvance zaydite dans le
Yémen contemporain. Une
modernisation avortée,
L’Harmattan, Paris, 2013
Géopolitique,
le débat
une émission présentée par
Marie-France Chatin
samedi à 17h, dimanche à 18h
(TU, antenne africaine)
rfi.fr
Aurélia Blanc
samedi et dimanche à 20h
(heure de Paris, antenne monde)
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106
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
06/05/13 17:27
itinéraires de Questions internationales
> La question circassienne
Régis Genté *
* Régis Genté
est journaliste indépendant,
installé depuis treize ans à Tbilissi,
couvrant l’actualité de l’ancien espace
soviétique pour Le Figaro, Radio France
internationale, France 24, Le Monde
diplomatique ou encore le Bulletin
de l’industrie pétrolière.
La conquête du Caucase par l’Empire russe au
a eu des conséquences tragiques pour
nombre de peuples autochtones. Une grande partie
de la population circassienne a ainsi été contrainte
d’abandonner la rive orientale de la mer Noire pour
s’installer en particulier dans l’Empire ottoman.
La tenue des Jeux olympiques à Sotchi en février 2014
a été l’occasion pour cette diaspora circassienne
de faire connaître à la communauté internationale
les conditions de cet exil forcé.
xixe siècle
Les Circassiens 1 ont été très nombreux
à suivre à la télévision la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques (JO) de Sotchi, le
7 février 2014. Tant ceux qui habitent encore
dans la Fédération de Russie (700 000) que ceux
qui vivent en diaspora (entre 3 et 5 millions).
Plus que de regarder un spectacle organisé sur
les terres dont leurs ancêtres ont été chassés voilà
cent cinquante ans, ces téléspectateurs attendaient que la Russie rende hommage, à l’occasion de cet événement planétaire, à la tragédie de
leur peuple, de leur tribu (kabarde, tcherkesse,
adyghéenne et d’autres petits groupes ethniques
de la région alors aussi décimés). Un exil forcé
de peut-être un million d’âmes, au cours duquel
300 000 Circassiens seraient morts du typhus,
de la variole ou de noyade en traversant la mer
Noire. Ils se seraient contentés ne serait-ce que
d’une évocation de leur présence historique dans
le piémont du Grand Caucase.
D’hommage, il n’y en eut point 2. Ce silence
sur la question circassienne a été d’autant plus
1 Nous utilisons le terme générique de Circassiens pour désigner
les Kabardes, les Tcherkesses et les Adyghéens, du fait de leur
extrême proximité linguistique et culturelle et de leur sentiment
d’appartenance à un même groupe.
2 « Ce qui contraste, par exemple, avec l’approche canadienne
envers sa population indigène lors des précédents Jeux à
Vancouver », remarque Uwe Halbach, « The Circassian Question »,
Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP Comment 37, août 2014.
mal vécu que ces JO d’hiver se sont ouverts cent
cinquante ans tout juste après ce que les autorités
russes considèrent comme la victoire « finale »
sur les tribus caucasiennes et, pour une partie
des épreuves olympiques, précisément là où
celle-ci a été scellée puis fêtée, le 21 mai 1864, à
Krasnaïa Poliana (le « Champ rouge »).
C’est que, pour les autorités russes, ces JO
avaient un sens politique extrêmement fort. En
effet, plus de deux siècles après les débuts de la
conquête russe du Caucase, la région demeure
rebelle et refuse pour une part l’autorité de
Moscou. En témoignent les conflits dont elle a été
le théâtre depuis la chute de l’URSS, notamment
les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996
et 1999-2009), ou la situation de quasi-guerre
civile dans laquelle se trouve la république du
Daghestan, de l’autre côté du Caucase russe,
où les assassinats de représentants des autorités
locales et fédérales sont devenus fréquents. Voilà
qui ne pouvait que redonner vie aux revendications circassiennes et raviver une douloureuse
mémoire tout autour de la mer Noire.
Une victoire russe
C’est un hasard si les XXII es Jeux
olympiques d’hiver organisés à Sotchi ont
coïncidé avec le 150 e anniversaire de la
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
107
© Library of Congress
itinéraires de Questions internationales
Un groupe de Circassiens à la fin du xixe siècle.
Dans l’Empire ottoman, les guerriers circassiens
étaient réputés pour leur bravoure.
« victoire » russe sur le Caucase, puisque la ville
avait été auparavant déjà trois fois candidate.
Vladimir Poutine n’en a pas moins compris
d’emblée les enjeux mémoriels dont l’événement était porteur. Déjà, en juillet 2007 à
Guatemala Ciudad, lors de la session du Comité
international olympique (CIO) qui allait faire
de Sotchi l’hôte des Jeux de 2014, le chef de
l’État russe avait fait un discours de circonstance dans lequel il avait pris soin de ne pas
mentionner les Circassiens. « Les anciens Grecs
ont vécu autour de Sotchi, il y a des siècles »,
s’était-il contenté de rappeler pour évoquer le
passé de la région.
Dès l’annonce de la victoire de la candidature de Sotchi aux JO, les autorités russes ont
resserré leur contrôle sur les militants circassiens qui commençaient déjà à réclamer que
l’exil de leurs ancêtres soit reconnu en tant
que « génocide ». Dès l’époque tsariste, les
Circassiens ont été répartis dans trois républiques
où on leur a attribué des noms différents :
Adyghéens en république des Adyghés (25 %
de la population), Tcherkesses en KaratchaïevoTcherkessie (11 %), Kabardes en KabardinoBalkarie (55 %). Sans doute s’agissait-il de
diviser afin de mieux régner après presque une
centaine d’années de conquête du Caucase, très
coûteuses en vies humaines pour les armées
du tsar, que ce soit à l’est de la région, avec la
résistance de l’imam Chamyl par exemple, ou à
l’ouest, sur les terres des Circassiens.
108
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
C’est sous Catherine II que la Russie entreprend de « libérer » le Caucase de l’influence
turque en lançant une sixième guerre russoturque dans les années 1760. Très vite, les
tribus de montagnards du Caucase septentrional
s’insurgent et déclarent en 1785 la ghazawat
(guerre sainte). L’Empire russe établit progressivement un chapelet de fortifications que l’on
appelle bientôt la « ligne militaire caucasienne ».
À l’ouest de la Ciscaucasie, la plupart des
tribus circassiennes se retournent vers la Sublime
Porte pour échapper à l’occupation russe.
Mais, peu à peu, les Circassiens sont repoussés
sur les bords de la mer Noire, tandis que les
Cosaques prennent possession de leurs villages
abandonnés.
Ces événements s’inscrivent alors dans le
cadre des rivalités entre empires européens – le
« Grand Jeu » – au Caucase ou en Asie centrale.
La Grande-Bretagne, qui souhaite encourager la
création de petits États au Caucase pour barrer la
route des troupes tsaristes vers la Perse et donc
vers le joyau de la Couronne britannique que
représentent les Indes, décide de soutenir les
Circassiens.
Face à l’avancée des troupes russes,
une députation du Madjlis (assemblée) des
Circassiens sollicite, en 1863, une audience
au tsar Alexandre II pour lui remettre un
mémorandum proposant leur soumission. En
échange, ils demandent la démolition des forts
que ses troupes venaient de construire au pied
de leurs montagnes. La réponse d’Alexandre II
fut la suivante : « Vous irez vous installer là où
on vous l’indiquera ou bien vous devrez émigrer
en Turquie. » Près de 100 000 Circassiens se
plièrent à la volonté impériale et s’établirent dans
les insalubres plaines du Kouban, plus au nord.
L’immense majorité résista cependant avant de
choisir le terrible exil à travers la mer Noire.
Les JO de la revendication
Après 1991, la chute de l’URSS a été suivie
d’une forte poussée de revendications identitaires dans le Caucase du Nord. Des dizaines
d’associations y ont alors fleuri, rêvant d’indépendance, de reconnaissance de droits culturels
© AFP / Adem Altan
L a q u e s t i o n c i rc a s i e n n e
Des Circassiens manifestent devant l’ambassade de Russie à
Ankara, le 21 mai 2014, pour commémorer le 150e anniversaire
de l’exil forcé de leur peuple orchestré par l’Empire tsariste
et linguistiques et, pour les Circassiens, de reconnaissance du « génocide ». « En quelques années,
[le nationalisme circassien] a acquis une réelle
crédibilité dans l’imagination populaire », note
l’universitaire Serguey Markedonov 3.
Mais ces revendications se sont tues à
mesure que Moscou réaffirmait sa prééminence
au sein de la Fédération. L’organisation des JO de
Sotchi leur a donné un second souffle. Sans doute,
dans le Caucase du Nord, seuls les militants des
organisations « nationales » se sont mobilisés. Il
est difficile de dire dans quelle mesure la population a suivi. Réclamer la reconnaissance du
« génocide », la création d’une république regroupant tous les Circassiens ou le boycott des JO y
constituait en effet un pari risqué.
3 Serguey Markedonov, The 2014 Sochi Olympics: A Patchwork
of Challenges: A Report of the CSIS Russia and Eurasia Program,
Center for Strategic and International Studies (CSIS), Rowman &
Littlefield, janvier 2014, p. 12.
Les organisations de la diaspora se sont
montrées pour leur part très actives. En animant
des sites web, en organisant des événements,
en suscitant des articles dans la presse internationale, elles sont parvenues à faire connaître
un passé largement ignoré à l’étranger. Mieux,
comme le relève le journaliste Oliver Bullough,
les Circassiens ont « utilisé Internet pour rechercher d’autres Circassiens qui rêvent de créer une
nation unie pour la première fois depuis plus
d’un siècle » 4.
Malaise autour
de la mer Noire
De nos jours, la diaspora circassienne
est essentiellement concentrée dans ce qui fut
l’Empire ottoman, notamment en Turquie. La
mobilisation des associations communautaires
ne pouvait que la toucher. Certes, cette diaspora
4 Oliver Bullough, Let Our Fame Be Great: Journeys Among the
Defiant People of the Caucasus, Basic Books, New York, 2010.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
109
itinéraires de Questions internationales
voulu encourager cet élan, ne distribuant que
1 600 visas depuis 2011 aux Circassiens de
Syrie, alors qu’à l’automne 2014 des milliers de
réfugiés d’Ukraine, des Russes du Donbass, ont
quant à eux été bien accueillis.
est le plus souvent très intégrée dans les pays où
elle vit, mais elle essaie de conserver une part de
son identité au travers de commémorations de
l’exil de 1864, d’associations culturelles où l’on
apprend les langues abkhazo-adygiennes et où
l’on fait revivre les traditions, etc. Le silence des
autorités russes quant à l’exil de 1864 n’y est pas
passé inaperçu.
Ce passé qui a commencé à resurgir
après 2007 a aussi été utilisé par la Géorgie
voisine. Après la guerre russo-géorgienne de
l’été 2008, Tbilissi a voulu rappeler à Moscou
sa politique « néo-impériale ». Le 20 mai 2011,
le Parlement géorgien a donc adopté une résolution reconnaissant « le meurtre de masse des
Circassiens pendant la guerre russo-caucasienne,
et leur expulsion forcée de leur patrie historique,
comme un acte de génocide ».
En 2011 a éclaté la guerre civile en Syrie,
où vivent entre 80 000 et 150 000 Circassiens.
Du coup, certains de leurs « frères » du Caucase
se sont mis à rêver de les « rapatrier ». Les
Circassiens de Russie y ont vu une occasion
de faire vivre leur rêve d’une république où
tous seraient enfin réunis. Le Kremlin n’a pas
lll
Bien des indices laissent à penser que l’intégration ne fonctionne pas dans la Fédération de
Russie et que de larges pans des minorités caucasiennes se sentent exclues. La tendance risque
de s’accroître tandis que le Kremlin est tout à la
défense du « monde russe », orthodoxe, volontiers
nostalgique de l’empire, tsariste ou soviétique. n
Bibliographie
●● Oliver Bullough, Let
●● Éric Hoesli, À la conquête du
Our Fame Be Great: Journeys
Among the Defiant People of
the Caucasus, Basic Books, New
York, 2010
Caucase. Épopée géopolitique et
guerres d’influence, Éditions des
Syrtes, Genève, 2006
●● Régis Genté, Poutine et le
Caucase, Buchet Chastel, Paris,
2014
●● Walter Richmond, The
Circassian Genocide, Rutgers
University Press, New Brunswick,
New Jersey, Londres, 2013
LE D
LA NUS COÉCO
PH DO MÉRMPLUVRE
OT CU IQU ÉME Z
LE
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Les questions internationales à l’écran
> États-Unis et Vietnam
Le cinéma de guerre américain
entre bonne et mauvaise conscience
Jacques Viguier *
Depuis les années 1960, Hollywood a produit presque
une centaine de films sur la guerre du Vietnam
est professeur de droit public, université
(1964-1975) dont certains, Voyage au bout de l’enfer,
Toulouse 1 Capitole, IDETCOM (Institut
Apocalypse Now ou Platoon, sans compter les séries
de droit de l’espace, des territoires,
de la culture et de la communication).
des Rambo et Portés disparus, ont connu une audience
mondiale. Tous se font l’écho de la profonde crise
morale qui a secoué les États-Unis pendant et après
la guerre. Racontant chacun à leur manière une histoire à défaut de pouvoir
retranscrire objectivement et globalement l’Histoire, ces films oscillent tour
à tour entre bonne et mauvaise conscience, sans qu’une tendance unique
dans le temps puisse être dégagée.
* Jacques Viguier
Le cinéma américain a, depuis son origine,
été caractérisé par des genres cinématographiques particuliers qu’il a réellement inventés,
tels que le western, la comédie musicale et le film
noir. Il est en revanche plus difficile d’affirmer
qu’il est à l’origine du cinéma de guerre, ne
serait-ce qu’en raison de l’existence antérieure
de cette catégorie de films dans d’autres pays,
par exemple en France (Les Croix de bois de
Raymond Bernard, 1932).
Pourtant, on peut affirmer sans risque
d’être contredit que c’est bien l’industrie cinématographique américaine qui a porté à un sommet
le cinéma de guerre, surtout pendant et après la
Seconde Guerre mondiale. Les productions sont
alors extrêmement nombreuses, aussi bien celles
à gros budget que de séries B. Pendant la guerre
et juste après, certains films exaltent l’action des
soldats américains qui s’illustrent à l’écran sur
tous les théâtres de combat – Europe, Pacifique,
Birmanie, etc. – avec des stars interprétant des
héros sans peur et sans reproche. Forts de leur
succès, ces films deviennent rapidement un
genre spécifique, au même titre que le western ou
la comédie musicale.
Au fil des années, le triomphalisme et
l’héroïsme américains se sont néanmoins parfois
mués en une critique de la guerre et de ses
pratiques. Il s’agit clairement d’un passage de la
bonne à la mauvaise conscience, avec la dénonciation de l’inhumanité, voire de la bêtise, des
officiers, par exemple dans Attaque (Attack !),
de Robert Aldricht (1956), ou dans Les Nus et
les Morts (The Naked and the Dead), de Raoul
Walsh (1958). Un film de guerre, comme un
western, traduit en fait davantage la réalité de
l’époque à laquelle il est tourné que celle prétendument « objective » de la période décrite. Pour
le western, les films sur le règlement de comptes
à OK Corral ou sur le général Custer sont ainsi,
suivant les époques, en totale opposition dans la
description des personnages principaux.
L’évolution est identique pour le film de
guerre, lequel passe en quelques années de la bonne
conscience face au conflit – qui conduit à décrire
pendant la guerre les soldats de la nation comme
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
111
Les questions internationales à l’écran
des héros – à la mauvaise conscience – qui transforme parfois le militaire en brute sanguinaire. Tout
film reflète donc l’époque à laquelle il est réalisé,
époque marquée soit par l’illustration d’un idéal ou
d’un mythe, soit par une description plus ambiguë
ou carrément dénonciatrice des combats.
Les films américains sur la guerre du
Vietnam ne dérogent pas à cette règle 1. L’analyse
la plus courante montre que les productions sur le
Vietnam ont dans un premier temps été placées
sous le sceau de la bonne conscience. Le film le
plus symbolique est Les Bérets verts (The Green
Berets), de John Wayne et Ray Kellogg (1968),
qui décrit la guerre avec un fort manichéisme dont
le Bien penche du côté des Américains. Ce n’est
que dans un second temps que serait apparue une
mauvaise conscience, l’exemple le plus souvent
cité étant Apocalypse Now, de Francis Ford
Coppola (1979). Ce découpage paraît néanmoins
réducteur. L’ambiguïté est présente bien avant
Coppola et le passage de la bonne à la mauvaise
conscience n’est pas intervenu en quelques films.
Une ambivalence dans
la description de la guerre
La thèse la plus souvent présentée est celle
selon laquelle les Américains auraient ressenti,
très rapidement après la fin de la guerre du
Vietnam, une mauvaise conscience sur le conflit.
Or, elle n’est pas totalement exacte dans la mesure
où leur bonne conscience reste illustrée dans de
nombreux films tournés bien après la guerre.
De la mauvaise à la bonne conscience
En fait, on ne peut distinguer les films
tournés pendant et après la guerre. La plupart
des œuvres de fiction sont sorties après le conflit.
Pendant la guerre, l’absolue bonne conscience
est illustrée par Les Bérets verts. Seuls des
films documentaires inspirés ou réalisés par des
mouvements de gauche, en particulier l’œuvre
collective Winter Soldiers (1972), ont critiqué le
conflit vietnamien en temps réel.
Sur cette relation ambivalente du cinéma américain avec
la guerre du Vietnam, on pourra aussi lire Jacques Portes,
« Le Vietnam à Hollywood. Des films qui n’expliquent pas la
guerre », Questions internationales, no 31, mai-juin 2009.
1 112
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Et ce n’est qu’une fois le conflit terminé
qu’apparaîtrait une mauvaise conscience avec le
cas emblématique d’Apocalypse Now qui décrit
la dérive des troupes américaines vers la drogue,
l’hyperviolence, etc. Pourtant, un élément frappe
dans ces films réputés illustrer la mauvaise
conscience des Américains. Si elle existait
réellement, ils décriraient aussi les malheurs
et les exactions causés par les soldats américains à l’encontre des Vietnamiens. Or, ce n’est
que très rarement le cas puisque les Américains
sont souvent davantage présentés comme des
victimes de cette violence.
Cette vision est largement au cœur de
Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter),
de Michael Cimino (1978). L’apitoiement des
Américains sur eux-mêmes, présenté sans
aucune ironie, est parfaitement illustré par la
scène finale – au cours de laquelle les protagonistes chantent la chanson patriotique God Bless
America – qui semble signifier que le sacrifice
des combattants n’a pas été vain.
Quant à Apocalypse Now, qui montre
des soldats se perdant au fond de la jungle, il
est souvent présenté comme un film critique,
alors qu’il n’est pas dénué d’une certaine fièvre
guerrière. La fameuse scène de la charge des
hélicoptères sur la musique de La Chevauchée
des Walkyries, de Richard Wagner, est diffusée
aux soldats américains pour leur faire éprouver
le plaisir de la guerre. En convoquant ainsi
la catharsis, Francis Ford Coppola n’a guère
contribué à stimuler la mauvaise conscience du
spectateur.
La manifestation d’une bonne conscience
existe dans de nombreuses autres œuvres, y
compris dans celles qui semblaient fondées
sur la critique de la guerre. En montrant sans
détour les méthodes violentes des soldats américains à l’encontre de l’ennemi, ignorées par de
nombreux films, Outrages (Casualties of War),
de Brian De Palma (1989), analyse le conflit
avec un regard incontestablement critique. Full
Metal Jacket, de Stanley Kubrick (1987), est
pour sa part remarquable dans la description du
conditionnement des soldats, si impitoyable que
la recrue Lawrence (Vincent D’Onofrio) tue le
sergent instructeur Hartman (Lee Hermey).
États-Unis et V ietnam : le cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience
D’autres œuvres sont plus ambivalentes.
C’est le cas avec Le Maître de guerre (Heartbreak
Ridge), de Clint Eastwood (1986), dans lequel
le sergent Highway (Clint Eastwood), ancien
vétéran du Vietnam, se livre à une éducation
brutale, jugée nécessaire, pour transformer les
recrues dont il a la charge en courageux soldats.
Dans Nous étions soldats (We Were Soldiers), de
Randall Wallace (2002), le lieutenant-colonel
Moore (Mel Gibson) incarne avec virilité les
valeurs patriotiques de l’Amérique.
L’illustration de la bonne conscience
Deux éléments tendent à souligner la
pérennité de la bonne conscience américaine au
fil des productions cinématographiques.
D’une part, la description dans le conflit du
soldat américain, qui est en quelque sorte saisi
par la « magie du lieu ». Il n’est généralement
pas montré comme véhiculant un mal-être ou se
livrant à des pratiques répréhensibles, comme
l’alcool ou la drogue. Il semble égaré dans la
guerre et en perte d’équilibre à cause du Vietnam
lui-même.
Dans Apocalypse Now, au fur et à mesure
que le capitaine Willard (Martin Sheen) remonte
le fleuve, il rencontre des soldats de plus en plus
égarés, dans tous les sens du terme. L’avancée
de Willard constitue un cheminement progressif
vers le cœur de la guerre – le roman de Joseph
Conrad, qui inspire le film, s’intitule Au cœur
des ténèbres. L’enfoncement vers la folie marque
l’itinéraire du militaire. Quand il pénètre enfin
dans le camp du colonel Kurtz (Marlon Brando),
il se trouve face à des scènes irréelles ou fantastiques. Le colonel Kurtz est complètement
déséquilibré, ses hommes apparaissent comme
fantomatiques, le reporter-photographe (Dennis
Hopper) est totalement excentrique. Aucun
élément n’est donné pour expliquer au spectateur que les soldats ont eux-mêmes apporté cette
folie. L’enfoncement dans un déséquilibre aigu
paraît consubstantiel à la progression vers le
cœur de la jungle, marquée par une atmosphère
de plus en plus étouffante.
D’autre part, les films américains
donnent généralement tous la même image
de l’ennemi. Soit il est ignoré, caché, réduit à
une simple silhouette qui n’apparaît souvent
que dans l’obscurité de la jungle. Ainsi des
scènes de combats dans Le Merdier (Go Tell
the Spartans), de Ted Post (1978), ou des courts
flashbacks dans Le Mort vivant (Dead of Night),
de Bob Clark (1974), ou L’Exterminateur
(Search and Destroy), de William Fruet (1978).
Dans Platoon, de Oliver Stone (1986), un
film pourtant très critique sur la guerre en de
nombreux aspects, la plupart des combats
laissent dans l’ombre l’ennemi vietnamien,
systématiquement montré de loin – comme
lorsque le sergent-chef Grodin (Willem Dafoe)
lutte seul contre un groupe d’adversaires avant
d’être tué.
Soit l’ennemi est décrit comme particulièrement violent sinon inhumain. La situation la plus caricaturale est ici celle du Voyage
au bout de l’enfer avec la fameuse scène de la
roulette russe imposée par leurs geôliers vietnamiens aux Américains qu’ils ont capturés. Nick
(Christopher Walken) en demeure profondément
marqué, puisqu’il devient ensuite un professionnel du jeu, ce qui lui sera fatal. L’ennemi
est aussi caricaturé dans toute sa violence dans
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
113
Les questions internationales à l’écran
Rambo (First Blood), de Ted Kotcheff (1982),
où certains flashbacks le montrent brutalisant le
héros joué par Sylvester Stallone.
Il faut attendre les années 1980 pour que
certains films américains s’intéressent de manière
plus compassionnelle à l’ennemi, notamment
en montrant les exactions commises par des
Américains sur des femmes. En dénonçant le
viol d’une jeune Vietnamienne dans Outrages,
le soldat (Michael J. Fox) est condamné par tous
les militaires et, en particulier, sa hiérarchie.
Platoon montre comment le sergent-chef Barnes
(Tom Berenger) tue une femme pour essayer de
faire parler d’autres prisonniers.
Pourtant, quelques années plus tard, Nous
étions soldats raconte encore l’histoire du lieutenant-colonel Hal Moore, un officier encerclé
par les troupes vietnamiennes lors de la bataille
de la Drang, en novembre 1965, qui combat
avec courage et patriotisme, sans qu’existe le
moindre doute sur le bien-fondé de son action.
Une trentaine d’années après la fin de la guerre,
la mauvaise conscience n’est pas encore présente
dans tous les films. Dans Forrest Gump, de
Robert Zemeckis (1994), le courage du héros
(Tom Hanks) est de nouveau de mise quand,
ayant sauvé ses camarades blessés au cours des
combats, il reçoit en récompense de son action la
médaille d’honneur du Congrès.
Il existe donc dans la description des
combats une hésitation du cinéma américain
entre bonne et mauvaise conscience. Elle disparaît toutefois lorsqu’il s’agit de présenter les
conséquences de la guerre dans la mesure où la
bonne conscience apparaît dès lors manifeste.
La bonne conscience
dans la description des
conséquences de la guerre
La bonne conscience américaine est déjà
au cœur de la description des graves blessures
psychologiques et physiques infligées par la
guerre aux anciens combattants. Elle devient
particulièrement flagrante si on se penche sur
l’action des anciens combattants au service des
valeurs de l’Amérique.
114
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Les blessures psychologiques
et physiques des vétérans
Les États-Unis se sont souvent apitoyés
sur les traumatismes des anciens combattants
de la guerre du Vietnam. De nombreux films
représentent des héros blessés, aussi bien physiquement que psychologiquement. Seul un film
comme Les Visiteurs (The Visitors), de Elia
Kazan (1972), décrit, au retour de la guerre,
des anciens combattants dangereux, voulant se
venger de leur ex-camarade Bill Schimdt (James
Wood), qui a dénoncé leurs exactions.
Dans Le Retour (Coming Home), de Hal
Ashby (1978), les deux principaux protagonistes,
le mari, le capitaine Hyde (Bruce Dern), et l’amant,
Luke Martin (Jon Voight), de Sally (Jane Fonda)
se rejoignent finalement dans une certaine complicité, davantage du fait de leurs blessures respectives qu’en raison de leur expérience commune
de la violence au Vietnam. Dans ce même film
apparaît Bill Munson (Robert Carradine), très
atteint psychologiquement puisqu’il passe sans
cesse du rire aux larmes et finit par se suicider en
s’injectant de l’air dans les veines.
Né un quatre juillet (Born on the Fourth of
July), de Oliver stone (1989), met le spectateur
face à un ancien combattant, Ron Kovic (Tom
Cruise), revenu paraplégique du Vietnam, comme
Luke Martin. En présentant ce personnage authentique comme un militant acharné contre la guerre,
l’œuvre constitue l’un des rares films dans lequel
les troubles physiques s’accompagnent d’une
certaine mauvaise conscience américaine.
De nombreux anciens combattants sont
physiquement marqués, notamment amputés
comme Steven (John Savage) dans Voyage au
bout de l’enfer. Les troubles psychologiques
de l’ancien combattant Travis Bickle (Robert
de Niro), dans Taxi Driver, de Martin Scorsese
(1976), le conduisent aussi bien à amener une
jeune femme, Betsy (Cybill Shepherd), qu’il
veut séduire, voir un film pornographique qu’à
vouloir délivrer l’adolescente Iris (Jodie Foster)
de son proxénète (Harvey Keitel).
Un très grand nombre de films consacrés
aux troubles physiques et psychologiques des
anciens combattants s’apitoient sans recul sur
États-Unis et V ietnam : le cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience
les traumatismes subis. Loin de l’inhumanité des
conflits, les rescapés ne sont plus que des hommes
à vif. Que penser de Rambo qui met en scène un
ancien combattant marqué par les violences du
Vietnam qui s’effondre dans la dernière scène du
film, révélant ainsi toutes ses failles ?
Les anciens combattants
au service des valeurs de l’Amérique
Dans des dizaines de films, l’ancien
combattant américain se met au service des
États-Unis, soit comme libérateur de prisonniers
de guerre encore enfermés dans des camps, soit
comme policier ou justicier.
Pour le premier cas, il convient de citer
Rambo II, La Mission (Rambo : First Blood,
Part II), de George Pan Cosmatos (1985), dans
lequel l’ancien combattant John Rambo revient
dans la jungle vietnamienne pour localiser et
délivrer des Américains encore retenus prisonniers. Le fait que ces films aient recueilli une
forte adhésion du public montre à quel point
le spectateur américain s’est forgé une bonne
conscience à l’égard de la guerre ou a ressenti le
besoin de se rassurer sur le rôle de son pays dans
cette guerre. Dans Portés disparus (Missing in
Action), de Joseph Zito (1984), Portés disparus 2
(Missing in Action II: The Beginning), de Lance
Hool (1985) et Portés disparus 3 (Braddock:
Missing in Action III), de Aaron Norris (1988),
le colonel Braddock (Chuck Norris) délivre ses
camarades prisonniers avant de revenir au
Vietnam pour exfiltrer sa femme, qu’il croyait
morte, et son fils. Encore plus indestructible que
Rambo, James Braddock est un héros qui ne
craque jamais, ne manifeste aucun doute et porte
haut les valeurs de la nation américaine.
Moins attendu dans ce genre de rôle, Gene
Hackman interprète aussi un colonel – décidément les héros des films américains ont tous
le même grade ! –, le colonel Rhodes, dans
Retour vers l’enfer (Uncommon Valor), de Ted
Kotcheff (1983), qui repart au Vietnam pour
sauver des prisonniers américains et, en particulier, son fils. Inéluctablement, la délivrance des
malheureux prisonniers soumis à de mauvais
traitements de la part des Vietnamiens constitue
l’aboutissement du film.
Les productions dans lesquelles l’ancien
combattant est devenu policier ou se fait justicier, défenseur des valeurs américaines, sont
également très nombreuses. Parmi les policiers,
on rencontre Deke DaSilva (Sylvester Stallone)
– dont le titre de gloire est d’avoir tué cinquantedeux Vietnamiens – dans Les Faucons de la
nuit (Nighthawks), de Bruce Malmuth et Gary
Nelson (1981), Stanley White (Mickey Rourke)
dans L’Année du dragon (Year of the Dragon),
de Michael Cimino (1985), ou Roger Murtaugh
(Danny Glover) dans L’Arme fatale (Lethal
Weapon), de Richard Donner (1987).
Parmi les justiciers, Nick Parker (Rutger
Hauer) combat dans Vengeance aveugle (Blind
Fury), de Phillip Noyce (1989), des trafiquants
de drogue, Holie Hand (Stephen Sandor) défend
son père contre des voyous dans L’Homme sans
merci (The No Mercy Man), de Daniel Vance
(1973). Dans L’Exterminateur, de William
Fruet (1978), deux anciens militaires ont un
échange sans ambiguïté à propos de leur passé :
« J’adorais cette vie, cette fièvre » déclare le
premier qui se voit répondre : « C’était l’armée,
mais on s’y plaisait. C’était chouette ! » n
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
115
Documents de RÉFÉRENCE
> La mer Noire,
espace de conflits
Plutarque (v. 46/49-v. 125)
Racine (1639-1699)
Albert Sorel (1842-1906)
Louis-Philippe de Ségur (1753-1830)
Jean-Baptiste-Louis Berquin (1830- ?)
Dormante au cours des décennies de la guerre froide, à nouveau espace stratégique,
la mer Noire a depuis l’Antiquité et de façon intermittente été animée par des
ambitions et des rivalités multiples. Empires et civilisations se sont côtoyés et
affrontés sur ses bords. Les documents qui suivent illustrent soit des combats, soit
des manœuvres diplomatiques qui l’ont concernée. Un royaume, celui de Mithridate
(Mithridate VI, 132-63 av. J.-C.), l’a pour un instant unifiée, mais il a été détruit par
Rome, qu’il avait défiée.
Plutarque décrit la stratégie de Lucullus qui le combat, tandis qu’une tragédie de
Racine, seize siècles plus tard, présente de façon héroïque le dessein de Mithridate,
qui s’adresse ici à deux de ses fils : détruire Rome.
Albert Sorel, fondateur en France de l’histoire diplomatique, analyse les manœuvres
politico-militaires de Catherine II, impératrice de Russie, tendant à installer
l’Empire sur les rivages de la mer Noire, en refoulant l’Empire ottoman.
Le comte de Ségur, beau-père de la célèbre comtesse, présente, à l’occasion d’un
voyage de l’Impératrice en Crimée, la naissance et le développement de Sébastopol,
base navale qui devait quelques décennies plus tard être détruite lors de la guerre
de Crimée (1854-1856) par une expédition franco-anglaise facilitée par l’Empire
ottoman.
Engagé dans cette guerre et témoin de la prise de Sébastopol, un jeune artilleur
français, le sous-lieutenant Berquin, livre un témoignage instructif sur la vie et l’état
d’esprit des assiégeants au moment du retrait des armées russes en 1855.
Les dernières heures du royaume du Pont
Plutarque (Ier siècle)
Lucullus face à Mithridate
« Lucullus passa en Asie, emmenant avec lui une
légion qu’il avait levée à Rome. Quand il prit le commandement des troupes qui étaient dans le pays, il trouva
les soldats depuis longtemps corrompus par la mollesse
et par la cupidité. Les bandes fimbriennes surtout,
habituées à vivre dans l’anarchie, n’étaient pas faciles
à gouverner. Elles avaient, à l’instigation de Fimbria,
tué le consul Flaccus, leur général, et livré Fimbria
lui-même à Sylla ; c’étaient tous hommes audacieux,
sans frein et sans loi, mais pleins de bravoure, endurcis
116
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
aux travaux, et expérimentés dans la guerre. Cependant
Lucullus eut en peu de temps réprimé leur audace, et
ramené à la discipline toutes les autres troupes, qui
éprouvaient, sans doute pour la première fois, ce que
c’est qu’un bon et véritable capitaine : jusqu’alors
elles avaient été flattées par leurs généraux, qui ne leur
commandaient que ce qui pouvait leur plaire.
Quant aux ennemis, voici où en étaient leurs
affaires. Mithridate, fier et avantageux, avait d’abord
attaqué les Romains avec un appareil dénué de puissance
réelle, mais imposant par son éclat, comme les déclamations des sophistes ; puis ensuite il s’était corrigé par
L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s
le ridicule dont l’avaient couvert ses défaites : aussi,
lorsqu’il voulut recommencer la guerre, il réduisit ce
fastueux appareil à de véritables forces. Il retrancha cette
multitude confuse de nations diverses, ces menaces de
Barbares proférées en vingt langues, ces armes ornées
d’or et de pierreries comme choses qui ne sont bonnes
qu’à enrichir le vainqueur, sans donner aucune force à
ceux qui les portent : il fit forger des épées à la romaine,
et façonner des boucliers massifs ; il rassembla des
chevaux bien dressés plutôt que magnifiquement parés ;
il mit sur pied cent vingt mille hommes d’infanterie,
disciplinés comme les Romains, et seize mille cavaliers,
outre cent quadriges armés de faux. Enfin les vaisseaux
qu’il équipa, au lieu de ces pavillons dorés, de ces bains
de concubines, de ces appartements de femmes voluptueusement meublés, regorgeaient d’armes, de traits, et
d’argent pour la solde des troupes. Avec cet armement
formidable, il se jeta dans la Bithynie, dont les villes
s’empressèrent de lui ouvrir leurs portes ; exemple qui
allait être suivi par toute l’Asie. […]
[…]
Archélaüs, qui, après avoir combattu en Béotie
comme lieutenant de Mithridate, l’avait abandonné pour
embrasser le parti des Romains, assurait Lucullus qu’il
n’avait qu’à se montrer dans le Pont pour soumettre
d’un seul coup tout le pays. “Je ne suis pas, dit Lucullus,
plus lâche que les chasseurs ; et je ne laisserai pas les
bêtes pour courir au gîte qu’elles ont quitté.” Aussitôt il
marche contre Mithridate, avec trente mille hommes de
pied et deux mille cinq cents chevaux. Mais, quand il fut
à portée de découvrir les ennemis, étonné de leur grand
nombre, il voulait éviter le combat et gagner du temps,
lorsque Marius, que Sertorius avait envoyé d’Espagne à
Mithridate à la tête de quelques troupes, vint en face le
provoquer au combat : il mit donc son armée en ligne, et
s’apprêta à la bataille.
On était sur le point de charger des deux parts,
quand tout à coup, sans qu’il eût paru aucun changement dans l’air, le ciel se fendit, et l’on vit tomber entre
les deux camps un grand corps enflammé qui avait la
forme d’un tonneau, et une couleur d’argent incandescent : les deux armées, également effrayées du prodige,
se séparèrent sans combattre. Ce phénomène parut,
dit-on, dans un endroit de la Phrygie appelé Otryes. […]
Fuite de Mithridate
On conseillait à Lucullus de remettre à un autre
temps la continuation de la guerre ; mais il rejeta ces
conseils, traversa la Bithynie et la Galatie, et envahit le
royaume de Pont. Il éprouva, dans les premiers temps
de cette expédition, une si grande disette, qu’il se fit
suivre par trente mille Galates, qui portaient chacun
un médimne de blé : mais, une fois entré au cœur du
pays, où tout pliait devant lui, il se trouva dans une
telle abondance, que, dans le camp, un bœuf ne se
vendait qu’une drachme et un esclave quatre ; quant
au reste du butin, on n’en tenait aucun compte : on
l’abandonnait ou on le dissipait, car on ne trouvait rien
à vendre, tout le monde étant abondamment pourvu.
La cavalerie, dans ses incursions jusqu’à Thémiscyre 1
et jusqu’aux plaines que traverse le Thermodon 2,
ne s’arrêtait que le temps nécessaire pour ravager le
pays : de là les plaintes des soldats, qui reprochaient
à Lucullus de recevoir toutes les villes à composition,
et de n’en avoir encore pris aucune de force pour les
enrichir du pillage. “Aujourd’hui même, disaient-ils,
Amisus 3, cette ville florissante et riche, qu’il serait si
facile de prendre, pour peu qu’on voulût en presser le
siège, il nous la fait laisser derrière nous, et nous traîne
dans les déserts des Tibaréniens et des Chaldéens 4,
pour combattre Mithridate.”
Lucullus, qui ne se doutait point que ses soldats
pussent jamais se porter à ce degré de fureur qu’ils
firent éclater plus tard, méprisait ces rumeurs, et ne
s’en inquiétait pas autrement. Il aimait mieux se justifier auprès de ceux qui l’accusaient de lenteur et le
blâmaient de s’arrêter trop longtemps devant des bourgs
et des villes de nulle importance, et de laisser se fortifier
Mithridate. “C’est précisément, leur disait-il, ce que je
veux ; je m’arrête à dessein pour donner à Mithridate
le temps d’augmenter ses forces, et de rassembler une
nombreuse armée : je veux qu’il nous attende, et ne fuie
pas toujours à mesure que nous approchons. Ne voyezvous pas qu’il a derrière lui un désert immense ? Près de
lui est le Caucase et plusieurs montagnes aux 54 gorges
profondes, capables de cacher et de receler dix mille
rois qui voudraient éviter de combattre. Du pays des
Cabires 5 en Arménie il n’y a que quelques journées de
chemin ; et c’est en Arménie que tient sa cour Tigrane,
le roi des rois, disposant d’une puissance avec laquelle il
enlève l’Asie aux Parthes, transporte les villes grecques
jusque dans la Médie, soumet la Palestine et la Syrie,
détruit les successeurs de Séleucus et emmène captives
leurs femmes et leurs filles : il est l’allié, le gendre de
Mithridate ; lorsqu’il l’aura reçu comme suppliant,
il ne l’abandonnera point, il nous fera la guerre. En
Ville située entre le Thermodon et l’Iris, sur la côte du
Pont-Euxin.
2 C’est le fleuve sur les bords duquel les anciens avaient placé le
séjour des Amazones.
3 Ville sur le Pont-Euxin, entre les fleuves Iris et Halys.
4 Il ne s’agit point ici des Chaldéens de la Chaldée ; les deux
cantons dont parle Plutarque étaient à l’Orient du Thermodon,
par conséquent dans les États de Mithridate.
5 Ville et canton au sud-est des Tibaréniens.
1 Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
117
Documents de RÉFÉRENCE
nous hâtant de chasser Mithridate, nous courons
risque d’attirer sur nous Tigrane, qui cherche depuis
longtemps un prétexte contre nous, et qui n’en pourrait
saisir de plus spécieux que de secourir un roi son allié,
réduit à implorer son assistance. Devons-nous procurer
nous-mêmes à Mithridate cet avantage ? Devons-nous
lui enseigner ce qu’il ignore ? Lui apprendre à qui il doit
se joindre pour nous faire la guerre ? Devons-nous le
forcer, malgré lui, car à ses yeux ce serait un déshonneur, à s’aller jeter entre les bras de Tigrane ? Ne faut-il
pas plutôt lui donner le temps de rassembler assez de
ses propres forces pour qu’il reprenne confiance, et
avoir à combattre les Colchidiens, les Tibaréniens et les
Cappadociens, que nous avons tant de fois vaincus, et
non des Mèdes et des Arméniens ?” ». n
Extraits de Plutarque, Vies des hommes illustres, traduction
nouvelle par Alexis Pierron, Charpentier, libraire-éditeur, Paris,
1853, tome troisième, Vie de Lucullus (de l’an 115 à l’an 49
avant J.-C.), p. 43-45 et 52-54 (http://fr.wikisource.org/wiki/
Vies_des_hommes_illustres/Lucullus). [Nota bene : la graphie
des noms propres du document d’origine a été respectée.]
Mithridate et Rome
Racine (1673)
« Acte troisième
Scène I
Mithridate, Pharnace, Xipharès
Mithridate
Venez, Princes, venez. Enfin l’heure est venue
Qu’il faut que mon secret éclate à votre vue.
À mes nobles projets je vois tout conspirer ;
Il ne me reste plus qu’à vous les déclarer.
Je fuis, ainsi le veut la fortune ennemie.
Mais vous savez trop bien l’histoire de ma vie
Pour croire que longtemps soigneux de me cacher
J’attende en ces déserts qu’on me vienne chercher.
La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces ;
Déjà plus d’une fois, retournant sur mes traces,
Tandis que l’ennemi, par ma fuite trompé,
Tenait après son char un vain peuple occupé,
Et gravant en airain ses frêles avantages,
De mes États conquis enchaînait les images,
Le Bosphore m’a vu, par de nouveaux apprêts,
Ramener la terreur du fond de ses marais,
Et chassant les Romains de l’Asie étonnée,
Renverser en un jour l’ouvrage d’une année.
D’autres temps, d’autres soins. L’Orient accablé
Ne peut plus soutenir leur effort redoublé.
Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes
De Romains que la guerre enrichit de nos pertes.
Des biens des nations ravisseurs altérés,
Le bruit de nos trésors les a tous attirés :
Ils y courent en foule, et jaloux l’un de l’autre
Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
Moi seul je leur résiste. Ou lassés, ou soumis,
Ma funeste amitié pèse à tous mes amis ;
Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.
Le grand nom de Pompée assure sa conquête ;
C’est l’effroi de l’Asie, et loin de l’y chercher,
C’est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.
Ce dessein vous surprend, et vous croyez peut-être
Que le seul désespoir aujourd’hui le fait naître.
J’excuse votre erreur ; et pour être approuvés
118
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
De semblables projets veulent être achevés.
Ne vous figurez point que de cette contrée,
Par d’éternels remparts Rome soit séparée.
Je sais tous les chemins par où je dois passer,
Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
Sans reculer plus loin l’effet de ma parole,
Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.
Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours
Aux lieux où le Danube y vient finir son cours ?
Que du Scythe avec moi l’alliance jurée
De l’Europe en ces lieux ne me livre l’entrée ?
Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats,
Nous verrons notre camp grossir à chaque pas.
Daces, Pannoniens, la fière Germanie,
Tous n’attendent qu’un chef contre la tyrannie.
Vous avez vu l’Espagne, et surtout les Gaulois,
Contre ces mêmes murs qu’ils ont pris autrefois,
Exciter ma vengeance, et jusque dans la Grèce,
Par des ambassadeurs accuser ma paresse.
Ils savent que, sur eux prêt à se déborder,
Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder,
Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,
Guider dans l’Italie et suivre mon passage.
C’est là qu’en arrivant, plus qu’en tout le chemin,
Vous trouverez partout l’horreur du nom romain,
Et la triste Italie encor toute fumante
Des feux qu’a rallumés sa liberté mourante.
Non, Princes, ce n’est point au bout de l’univers
Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers ;
Et de près inspirant les haines les plus fortes,
Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.
Ah ! s’ils ont pu choisir pour leur libérateur
Spartacus, un esclave, un vil gladiateur,
S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent,
De quelle noble ardeur pensez-vous qu’ils se rangent
Sous les drapeaux d’un roi longtemps victorieux,
Qui voit jusqu’à Cyrus remonter ses aïeux ?
Que dis-je ? En quel état croyez-vous la surprendre ?
Vide de légions qui la puissent défendre,
Tandis que tout s’occupe à me persécuter,
Leurs femmes, leurs enfants, pourront-ils m’arrêter ?
L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s
Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre
Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre.
Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers ;
Qu’ils tremblent, à leur tour, pour leurs propres foyers.
Annibal l’a prédit, croyons-en ce grand homme :
Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.
Noyons-la dans son sang justement répandu,
Brûlons ce Capitole où j’étais attendu,
Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître
La honte de cent rois, et la mienne peut-être ;
Et la flamme à la main, effaçons tous ces noms
Que Rome y consacrait à d’éternels affronts.
Voilà l’ambition dont mon âme est saisie.
Ne croyez point pourtant qu’éloigné de l’Asie
J’en laisse les Romains tranquilles possesseurs.
Je sais où je lui dois trouver des défenseurs.
Je veux que d’ennemis partout enveloppée,
Rome rappelle en vain le secours de Pompée.
Le Parthe, des Romains comme moi la terreur,
Consent de succéder à ma juste fureur,
Prêt d’unir avec moi sa haine et sa famille,
Il me demande un fils pour époux à sa fille.
Cet honneur vous regarde, et j’ai fait choix de vous,
Pharnace. Allez, soyez ce bienheureux époux.
Demain, sans différer, je prétends que l’Aurore
Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore.
Vous que rien n’y retient, partez dès ce moment,
Et méritez mon choix par votre empressement :
Achevez cet hymen ; et repassant l’Euphrate,
Faites voir à l’Asie un autre Mithridate.
Que nos tyrans communs en pâlissent d’effroi,
Et que le bruit à Rome en vienne jusqu’à moi.l. […] » n
Extraits de Mithridate, acte III, scène 1, 1673
(www.atramenta.net/lire/mithridate/528/5#œuvre_page).
La question d’Orient au xviiie siècle
Albert Sorel (1889)
Les visées de l’impératrice
Catherine II de Russie
sur Constantinople (1725)
« Tandis que l’on voyait à Versailles le spectacle
piteux d’un prince efféminé [Louis XV] livrant l’État
à ses maîtresses, on vit en Russie une femme à l’âme
virile [Catherine II] gouverner ses favoris et subordonner ses égarements à la raison d’État.
Il fut très facile à Catherine d’assujettir les
nobles ; il était moins aisé de gagner le peuple. Elle le
devina ; elle sentit que dans cette nation à peine formée
et dégrossie, les passions religieuses absorbaient et
dominaient toutes les autres. Le patriotisme se confondait avec l’orthodoxie ; le peuple ne séparait point ces
deux idées : la propagation de la foi et l’extension de la
puissance russe. Catherine, toute voltairienne qu’elle
était au fond, se fit la souveraine orthodoxe par excellence. C’est la croix grecque à la main qu’elle convia
son peuple aux deux grandes entreprises que ses
prédécesseurs avaient préparées, et dont l’accomplissement constituait, à ses yeux, la mission historique
des tsars : la conquête de la Pologne, qui ouvrait les
routes de la civilisation européenne, et la conquête
des ports de la mer Noire, qui ouvrait la route de cet
empire de Byzance, dont les superstitions populaires
et les spéculations politiques appelaient la Sainte
Russie à renouveler la grandeur.
Catherine trouva le terrain déblayé et l’idée toute
mûre. C’était une tradition répandue chez les peuples
de religion grecque, asservis par les Ottomans, “que
l’Empire turc serait détruit par une nation blonde”.
Dès que ces peuples connurent les Moscovites, ils
en attendirent leur salut ; dès que la Russie s’éleva,
ils se tournèrent vers elle. C’étaient des moines
venus de Byzance et des émigrés du Bas-Empire qui
avaient porté en Russie, avec la religion chrétienne,
les premiers rudiments d’une civilisation. Les liens
qui unissaient la Russie aux grecs d’Orient s’étaient
pour ainsi dire formés dès son enfance. Ils se fortifièrent à mesure qu’elle grandit, et dès qu’elle se sentit
forte, elle crut faire œuvre pie en recueillant l’héritage dispersé de ses parrains. Les Byzantins, en lui
donnant le baptême, lui avaient fait une destinée. Déjà,
sous le règne de Catherine Ire, on vit les prêtres grecs
de Turquie implorer la protection et les aumônes de la
Russie. La Russie les accueillit, les renvoya les mains
pleines ; bientôt, même des émissaires russes allèrent
jusque dans les vallées du Monténégro porter aux
églises les présents du tsar blanc, et fomenter la haine
du Turc. Les Monténégrins, retranchés dans leurs
montagnes et défendus par la république de Venise,
étaient parvenus à sauvegarder leur indépendance ;
ils entrèrent en relations suivies avec la Russie. Leurs
prêtres allaient étudier à Pétersbourg ; leur évêque se
faisait sacrer par les évêques russes. Ils portaient la
bonne parole à leurs frères en orthodoxie, et répandaient parmi eux le nom de la Russie, que relevait
l’éclat mystique des superstitions populaires et des
légendes nationales.
Lorsque la guerre éclata, en [1735], entre la
Russie et la Turquie, le maréchal Munich songea à
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
119
Documents de RÉFÉRENCE
profiter des espérances que les Grecs avaient conçues,
et appela ces peuples aux armes. Il projetait la
conquête de la Crimée et de la Moldavie, et il voyait
dans une révolte des peuples de religion grecque
un moyen de diversion puissant contre les Turcs. Il
exposa à l’impératrice Anne “que tous les Grecs regardaient la tsarine comme leur légitime souveraine ; que
la disposition de ces peuples tenait à ce premier état
de renommée qu’avait maintenant la puissance russe ;
qu’il fallait saisir ce premier moment de leur enthousiasme et de leur espérance, marcher à Constantinople,
et qu’une pareille disposition dans les esprits ne se
retrouverait peut-être jamais”. La tsarine approuva ;
au printemps de [1739], Munich conquit la Moldavie,
qui le reçut en libérateur. Il se préparait à passer le
Danube et à pousser la guerre jusqu’au cœur de la
Turquie, lorsque la paix de Belgrade (18 septembre
1739) l’arrêta en chemin. Quelques années après, la
révolution qui donna le trône à Elisabeth le déporta en
Sibérie. La nouvelle impératrice se contenta d’envoyer
des présents aux Églises ; ses émissaires pénétrèrent
jusqu’au mont Athos, et un prêtre russe parut dans les
montagnes du Péloponnèse. C’est ainsi que les traditions des Grecs prenaient corps, et que les intelligences
se formaient entre les Russes et les chrétiens d’Orient.
[...]
Contre les Ottomans (1771)
Les propositions secrètes du comte Massin
se rapportaient à six hypothèses différentes dans
lesquelles l’Autriche et la Russie pouvaient s’entendre
et trouver mutuellement leur avantage. Les deux
premières supposaient une alliance destinée à
chasser définitivement les Turcs de l’Europe […]. Le
troisième projet était plus modeste ; il supposait que
les Turcs resteraient en possession de la rive gauche du
Danube ; la Serbie, la Bosnie et l’Herzégovine iraient
à l’Autriche ; la Russie garderait ses conquêtes sur
la mer Noire ; les Tartares seraient indépendants ; la
Prusse se dédommagerait en Pologne, et les Polonais
dans les Principautés danubiennes. Les trois derniers
projets ne considéraient plus qu’un partage de la
Pologne entre la Russie et la Prusse, et offraient à
l’Autriche de prendre sa portion soit en Pologne, soit
en Silésie, soit en Allemagne.
[...]
D’interminables tractations (1773)
Ce qui [...] excédait la patience des Autrichiens,
c’étaient les efforts incohérents et vains du ministère
français pour ranimer les Turcs. La cour de Vienne se
rendait bien compte que tant que la paix serait incertaine, les règlements du partage n’avanceraient point en
120
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Pologne. [...] Déboutés de ce côté, ils [les Autrichiens]
se retournèrent vers les Turcs. Sur la proposition de
Kaunitz, l’impératrice [Marie-Thérèse] décida de leur
offrir cinq ou six millions de florins qui les aideraient
à obtenir de la Russie des conditions meilleures, s’ils
voulaient, en échange, céder à l’Autriche la petite
Valachie, c’est-à-dire le territoire entre le Danube,
l’Aluta et la frontière autrichienne, que l’Autriche
s’était déjà fait promettre par la convention du 6 juillet
1771. On espérait, à Vienne, que cette offre captieuse,
présentée au moment du congrès, séduirait les Turcs.
Mais lorsque, le 10 mars 1773, Thugut reçut ces
nouvelles instructions, le congrès était de nouveau sur
le point de se rompre, et le ministre autrichien n’avait
qu’à s’abstenir.
Les négociations avaient repris à Bucharest, le
15 février 1773. Les Russes persistèrent dans leurs
prétentions en les aggravant même. Ils exigeaient,
outre la libre navigation de la mer Noire, la cession
de Kertch, de Yéni-Kalé et de Kinburn, le démantèlement d’Otchakof, la reconnaissance de la Russie
comme garante de l’indépendance des Tartares et un
droit de protection sur les sujets du sultan qui professaient la religion grecque. Les Turcs se résignaient
à tout, sauf à la cession de Kertch et de Yéni-Kalé,
qui livrait la mer aux Russes et leur permettait de
construire une flotte et de la lancer sur la capitale
de l’empire. “La Porte, écrivait le ministre de
Prusse, voit très clairement que la conquête de
Constantinople est le dessein des Russes, et que c’est
pour en préparer l’exécution qu’ils veulent Kertch et
Yéni-Kalé.” Résolus à ne céder sur ce point qu’à la
dernière extrémité, ils offrirent aux Russes de leur
payer soixante-dix millions de piastres s’ils voulaient
renoncer à ces deux places et à la navigation de la
mer Noire. Obreskof répondit que loin d’accepter
soixante-dix millions en compensation de Kertch
et de Yéni-Kalé, la Russie les payerait pour obtenir
ces deux villes, et que, d’ailleurs, la liberté de la
navigation était une condition sine qua non de la
paix. L’accord sur ces principes fut impossible, et le
congrès se rompit de nouveau le 22 mars 1773. La
guerre recommença. La tsarine s’y était préparée ;
elle ne doutait pas du succès, ne faisant aucun état
des secours que le ministère français annonçait aux
Turcs, et dont l’espoir avait singulièrement soutenu
leur résistance. “Si les Turcs continuent de suivre les
bons conseils de leur soi-disant ami, écrivait-elle à
Voltaire, vous pourrez être sûr que vos souhaits de
nous voir sur le Bosphore seront bien près de leur
accomplissement.”
[…]
L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s
Le traité de Koutschouk-Kaïnardji
(1774)
Ainsi fut signé, le 21 juillet 1774, le traité de
Koutschouk-Kaïnardji, la première et la plus célèbre
des grandes transactions entre la Russie et la Porte.
C’est le point de départ, la pièce fondamentale du
long procès, coupé d’intermèdes sanglants, qui devait
après un siècle d’efforts conduire les soldats du tsar
aux portes de Constantinople. Le traité était conforme
aux conditions posées par la Russie. La Russie prenait
peu de territoires : à part les deux Kabarda, elle restituait toutes ses conquêtes ; elle se faisait la protectrice
des principautés du Danube et la garante de l’indépendance des Tartares ; elle ouvrait, en gardant Azof,
Kertch, Yéni-Kalé, Kinburn, les voies à sa domination
future sur la mer Noire, où elle obtenait le droit de libre
navigation. Les stipulations essentielles du traité étaient
celles qui touchaient à la religion. La Porte promettait “de protéger constamment la religion chrétienne et
ses églises” en général, de “n’empêcher aucunement
l’exercice libre de la religion chrétienne, et de ne mettre
aucun obstacle à la construction des nouvelles églises
et à la réparation des anciennes”, dans les principautés
de Moldavie et de Valachie, dans la Grèce et les îles de
l’Archipel, dans la Géorgie et dans la Mingrélie. Elle
s’engageait à prendre en considération les représentations faites par les Russes en faveur de l’Église grecque
de Constantinople et de ses desservants, et à accueillir
avec les égards qui conviennent à des puissances amies
et respectées les démarches des ministres russes en
faveur des principautés de Moldavie et de Valachie.
Ces stipulations, disséminées dans les divers
articles du traité avec un désordre qui fait honneur à
l’art des diplomates de la tsarine, constituèrent tout le
fondement des obligations dont les publicistes russes
ont déduit le droit juridique de la Russie à accomplir sa
mission civilisatrice en Orient et à intervenir dans les
affaires intérieures de l’empire ottoman. […] » n
Extraits de Albert Sorel, La Question d’Orient au xviiie siècle.
Le partage de la Pologne et le traité de Kaïnardji, Plon, Paris,
1889, p. 9-11, 165-166, 248-251 et 260-261 (http://gallica.
bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5758590p). [Nota bene : la graphie
des noms propres du document d’origine a été respectée. Les
intertitres sont de la rédaction.]
Le voyage en Tauride de Catherine II (1787)
Louis-Philippe de Ségur (1824-1826)
Une terre de cocagne
Le lendemain nous arrivâmes à Pérékop, isthme
étroit qui sépare la mer Noire de la mer d’Azoff.
Une muraille et un fossé s’étendent de l’une à l’autre
mer. On y voit un fort carré et en pierres, et un bourg
composé de quelques baraques. Pérékop est l’entrée,
la porte et la clef de la presqu’île de Crimée, à laquelle
l’impératrice conquérante venait de rendre l’antique
nom de Tauride.
La presqu’île de Crimée est entourée à l’est par
la mer d’Azoff, au sud et à l’ouest par la mer Noire, et
bornée au nord par les plaines désertes de l’ancienne
Scythie. Elle s’étend du 5e au 55e degré de longitude, et
du 44e au 46e degré de latitude.
La partie plate de cette presqu’île, malgré la
fertilité de son terrain, était, lorsque je la vis, presque
aussi déserte que les steppes des Nogais. Le nord
était coupé de lacs salés, riche branche de commerce.
De nombreux troupeaux paissaient dans ces vastes
pâturages ; le long de la route, de loin en loin, on
apercevait quelques hameaux et quelques champs qui
commençaient à être cultivés.
La partie montagneuse et méridionale, où l’on
entre après avoir passé la rivière nommée Salguire,
offre un coup d’œil tout différent, l’air y est sain ; le
ciel, pur ; la nature, féconde ; la majesté de ces monts,
dont quelques-uns s’élèvent à dix-huit cents pieds de
hauteur, est imposante.
Les nombreuses vallées qui les séparent sont
riches de fleurs, de fruits, de bois, de ruisseaux, de
cascades et de culture. Des arbres touffus de toute
espèce, de riants bocages, des lauriers, des vignes qui
se marient aux troncs des arbustes, des maisons de
plaisance entourées de jolis jardins, présentent aux
voyageurs mille aspects variés et délicieux.
Au revers des montagnes, on éprouve la chaleur
du climat de Naples et de Venise, tandis qu’au nord,
dans la plaine, aucune hauteur n’arrêtant la course des
vents depuis la mer Baltique jusqu’au Pont-Euxin,
c’est-à-dire pendant l’espace de huit cents lieues,
on y ressent la rigueur du froid des zones glacées.
L’embouchure du Borysthène même est quelquefois
prise par les glaces, de sorte que jusqu’aux montagnes
on reste sous le climat de la Russie, pour passer en peu
d’heures sous celui de l’Italie. Toutes les côtes offrent
aux navigateurs de bons ports, des rades sûres ; et,
en considérant l’étendue de la Tauride, la variété de
ses productions, et tous les moyens de défense que la
nature lui a prodigués, on trouve très simple que tant
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
121
Documents de RÉFÉRENCE
de peuples s’en soient disputé pendant tant de siècles
la possession.
[…]
Sébastopol
En sortant de Bachtchi-Saraï, nous parcourûmes
d’agréables vallées, et nous traversâmes la Cabarta,
dont les rives sont si pittoresques qu’on peut comparer
toutes les campagnes qu’elle arrose, aux jardins les
plus délicieux. Nous arrivâmes pour dîner à Inkerman,
précédemment nommée Théodora par les Grecs et
Actiar par les Tartares : là, de hautes montagnes,
s’étendant en demi-cercle, forment un golfe large
et profond sur les bords duquel étaient jadis bâties
l’antique Kherson et la ville d’Eupatorie. Ce port et
cette rade célèbre de la Chersonèse Taurique, plus tard
appelée Héracléotique, avaient reçu de l’impératrice le
nom de Sevastopol.
La vue de ces côtes de la Tauride, consacrées
à Hercule, à Diane, réveillait en nous les souvenirs
fabuleux de la Grèce, ainsi que la mémoire plus historique des rois du Bosphore et des exploits de Mithridate.
Pendant le repas de leurs majestés impériales,
aux accords d’une musique harmonieuse, on ouvrit
tout à coup les fenêtres d’un grand balcon. Alors le
plus magnifique spectacle frappa nos regards à travers
une ligne de Tartares à cheval qui se séparèrent, nous
aperçûmes derrière eux une baie profonde de douze
verstes et large de quatre. Au milieu de cette rade
terminée par l’aspect d’une vaste mer, une flotte
formidable, construite, armée, équipée en deux
années, était rangée en bataille en face de l’appartement où nous dînions avec l’impératrice. Cette armée
salua sa souveraine du feu de tous ses canons, dont le
bruit éclatant semblait annoncer au Pont-Euxin qu’il
avait une dominatrice, et que ses armes pouvaient en
trente heures faire briller son pavillon et planter ses
drapeaux sur les murs de Constantinople. Nous nous
embarquâmes au fond du golfe. Catherine passa en
revue les vaisseaux de son armée navale, admirant de
larges et de profondes anses que la nature semblait
avoir creusées dans les deux flancs de cette rade, pour
en faire le plus beau port du monde connu.
Après avoir ainsi parcouru l’espace de deux
lieues, nous débarquâmes au pied d’une montagne
sur laquelle s’élevait en amphithéâtre la nouvelle
Sevastopol, fondée par Catherine. Déjà plusieurs
magasins, une amirauté, des retranchements, quatre
cents bâtiments qui s’élèvent, une foule d’ouvriers,
une forte garnison, deux hôpitaux, plusieurs ports pour
le carénage, pour le commerce et pour la quarantaine,
donnaient à cette naissante création l’apparence d’une
ville imposante.
Il nous semblait inconcevable qu’à huit cents
lieues de la capitale, dans une contrée si nouvellement
conquise, le prince Potemkin eût trouvé la possibilité de
former en deux ans un pareil établissement, bâtir une
ville, construire une flotte, élever des forts et réunir
un si grand nombre d’habitants : c’était réellement un
prodige d’activité. » n
Extraits de M. le comte de Ségur, Mémoires ou Souvenirs et
Anecdotes, tome troisième, Éditeur Alexis Eymery, libraireéditeur, Paris, 1824-1826, p. 162-164 et 180-182 (http://gallica.
bnf.fr/ark:/12148/bpt6k292065). [Nota bene : la graphie des
noms propres du document d’origine a été respectée.]
Lettre d’un combattant de Sébastopol
Jean-Baptiste-Louis Berquin (1830- ?)
Sébastopol, le 10 septembre 1855
Mon cher papa,
« Nous sommes enfin maîtres de Sébastopol.
Après 4 jours d’un feu d’artillerie très vif, on a attaqué
cette redoutable tour Malakoff, de là on devait se
replier un peu à gauche et prendre le bastion central.
On a pris la tour Malakoff, mais le bastion central a
résisté : on a essayé l’assaut, mais une pluie de balles
de mitraille a forcé notre infanterie à battre en retraite,
cependant une partie du 9e bataillon de chasseurs a
occupé cette position pendant une heure. Nos pertes
n’ont pas été très fortes, nous avons perdu 2 généraux
tués, 2 blessés, 140 officiers et 1 500 hommes à
peu près. Dans la journée du 8, on avait pris la tour
122
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Malakoff on était assez content, mais on espérait
mieux.
À 8 heures du soir j’ai pris le service aux
Batteries 46 et 47, le feu de l’artillerie était toujours
aussi vif ; la fusillade était terminée. Nous étions
sur le qui-vive car nous craignions une sortie à la
gauche ; mais au contraire à 11 heures les Batteries
russes diminuent leur feu insensiblement : à 1 heure
du matin il régnait le calme le plus parfait, mais j’avais
reçu l’ordre de tirer un coup toutes les 10 minutes ; ce
silence des Russes m’inquiétait, aussi j’avais mis tous
mes hommes à leur poste et nous attendions, quand
tout à coup je m’aperçus que le feu prenait aux gabions
des Batteries russes ; au premier abord je pensais que
L a m e r No i re , e s p a c e d e c o n f l i t s
ce feu avait été allumé par nos bombes dans lesquelles
nous mettions une matière inflammable (appelée
roche à feu) ; mais non un second cordon de feu
enveloppa une nouvelle Batterie et un instant après je
la vis sauter, depuis ce moment ma conviction fut fixée
et je dis au maréchal des logis qui était avec moi : les
Russes partent.
En effet à la pointe du jour tout était abandonné ;
de temps en temps les Batteries sautaient et la retraite
des Russes nous paraissait assurée.
À 7 heures, une détonation terrible se fit entendre,
c’était le bastion central qui sautait, pendant une demiheure nous avons été enveloppés dans un tourbillon de
fumée qui nous permettait à peine de respirer ; c’est
là où notre échec de la veille nous paru au contraire
un succès, car si malheureusement on avait pu entrer
dans ce bastion des milliers d’hommes y seraient restés
engloutis ; néanmoins la joie domina toute retenue et à
8 heures on commença d’explorer le terrain, c’est en ce
moment enfin où on mit le pied à Sébastopol.
Je ne t’ai pas encore dit que depuis 2 jours on
voyait un incendie terrible, cet incendie était la flotte
et la ville qui brûlaient, la flotte est entièrement perdue
et la ville continue à brûler, ceci rappelle l’incendie de
Moscou où on voit renaître le caractère Moscovite ; les
quelques parties de la ville qui ne sont pas envahies
par l’incendie sont belles, les maisons bien construites
et meublées avec élégance, nous avons pris un butin
immense ; je suis assis pour t’écrire sur un magnifique fauteuil rembourré recouvert en maroquin où
j’enfonce jusqu’aux oreilles, pense combien c’est
doux lorsque depuis 15 mois je m’assieds sur une
pierre ou une mauvaise planche ; j’ai ramassé aussi sur
le champ de bataille de la veille une très jolie épée dont
la monture est en or et que j’espère t’offrir en rentrant.
[…]
Ainsi mon cher papa, la prise de Sébastopol
a été une fête à l’armée d’Orient pour tous ceux qui
n’avaient pas succombé dans les 4 jours de ce feu
effrayant, au milieu de tout cela je suis resté sain et
sauf, ce n’est pas sans avoir vu cent fois la mort près de
moi ; il s’est passé des choses que l’on ne croira jamais
en France et qui cependant sont réelles […].
Ma batterie a eu assez de chance à cette dernière
affaire, nous n’avons eu que 5 hommes tués et une
quinzaine de blessés. Nous avons 6 récompenses
2 croix et 4 médailles, les 2 croix pour 2 officiers dont
un blessé gravement, les médailles pour des hommes
qui ont une jambe de moins etc., il y a tant de monde à
récompenser que l’on commence par les plus malheureux. J’attends pour récompense mon épaulette
changée, qui cette fois ne doit pas se faire attendre.
Je n’ai pas vu mes compatriotes depuis longtemps
j’espère qu’ils s’en sont tirés sains et saufs.
Nous continuons nos opérations, demain
11 septembre la première Division part pour couper
la retraite des Russes du côté de Pérécop, ils se sont
retirés très loin et on ne sait ce qu’ils ont envie de
faire, j’espère que dans quelques jours nous irons les
rejoindre.
Suivant quelques prisonniers et les personnes
que l’on a trouvées dans la ville, depuis le premier jour
de l’ouverture de notre feu c’est-à-dire depuis l’augmentation, ils ont vu qu’ils ne pouvaient plus résister
à Sébastopol, c’était un carnage effrayant dans la
ville ; ils avaient construit un pont qui joignait leurs
premières batteries avec une partie de la ville et qui
traversait le port, en battant en retraite ils l’avaient
tellement chargé qu’il a rompu et ils ont perdu
beaucoup de monde.
Voici les bonnes nouvelles que j’ai à t’apprendre
aujourd’hui aussitôt qu’il y aura du nouveau je t’en
instruirai, je suis certain que les journaux t’apprendront ce que j’omets sur ma lettre, je ne doute pas
que cette réussite fasse bon effet en France et que
l’on augmente la bonne opinion que l’on a de l’armée
d’Orient. » n
Extraits des « Lettres d’un combattant de Sébastopol (18551856) », présentées par Jean Colnat, publiées dans les
Mémoires de l’Académie nationale de Metz, tome 9, (19631964), Éditions Le Lorrain, Metz, 1965, p. 266-269.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
123
> Les questions internationales
sur Internet
International Centre
for Black Sea Studies
www.icbss.org
Fondé en 1998, le Centre international pour les études sur la mer
Noire (International Centre for Black
Sea Studies, ICBSS) est un institut de
recherche et de formation ainsi que le
think tank officiel de l’Organisation
de la coopération économique de la
mer Noire (OCEMN). Il se consacre à
l’étude de la région de la mer Noire et
à la promotion et au renforcement de
la coopération entre les différents pays
de la zone. Situé à Athènes, le centre
comprend une dizaine de chercheurs
permanents et est doté d’un conseil
de direction qui compte des représentants de tous les États membres de
l’OCEMN. Recevant une subvention du
ministère grec des Affaires étrangères,
l’ICBSS participe en outre à des appels
d’offres internationaux.
L’ICBSS publie en anglais des notes
sur les pays de sa zone de compétence
ou sur les enjeux transversaux auxquels
est confrontée la région. Les princi-
paux thèmes abordés sont la politique
de voisinage de l’Union européenne,
le développement économique, les
stratégies énergétiques et l’évolution
politique des républiques de la zone.
On y trouvera également un nombre
conséquent d’analyses portant sur les
questions de sécurité, de stabilité régionale et de coopération économique.
Les travaux concernant les différentes
facettes de l’action de l’OCEMN,
dans le domaine de la protection de
l’environnement notamment, sont bien
représentés. En revanche, la base de
données statistiques sur les pays de la
mer Noire est malheureusement difficilement exploitable, faute de mises à jour
régulières.
tiques qui permettent de suivre l’état du
débat sur des questions bien précises :
les biotechnologies ou la recherche,
les migrations ou la santé, la sécurité
et la défense par exemple. La rubrique
« Culture et idées » offre quant à elle
de nombreux points de vue sur les livres et
la musique, les arts et la vie des idées.
VoxEurop
www.voxeurop.eu/fr
Réalisé par une équipe de journalistes et de traducteurs bénévoles, le site
VoxEurop (anciennement Presseurop)
propose une sélection d’articles de
presse extraits de plusieurs centaines de
journaux et sites Internet – pas moins de
35 sources pour la France. L’Europe est
ici entendue au sens le plus large puisque
certains articles proviennent de sources
géorgienne, russe, moldave ou islandaise. Pour juger de la manière dont est
perçue l’Europe dans le reste du monde,
une trentaine de sources viennent aussi
compléter ce panel en provenance d’une
dizaine d’autres pays dont les États-Unis,
le Panama, le Liban, l’Inde ou la Chine.
Traduite en 10 langues, cette revue
de presse d’une grande richesse est
regroupée au sein de grandes théma-
124
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
Liste des CARTES et GRAPHIQUES
Densité de population et principales agglomérations autour de la mer Noire
p. 5
La mer Noire dans l’Antiquité (280 avant J.-C. à 117 après J.-C.)p. 17
La mer Noire (XIe-XIIIe siècles)p. 19
La mer Noire (XVe-XVIe siècles)p. 20
La mer Noire (XVIIIe-XIXe siècles)p. 21
L’environnement stratégique de la mer Noire (2015)p. 33
Les pays riverains de la mer Noire : indicateurs comparatifs
p. 35
Les Détroits
p. 46
La mer Noire vue par l’Union européenne (janvier 2015)p. 51
Commerce de marchandises en mer Noire (entre 2009 et 2013)p. 53
L’Organisation de la coopération économique de la mer Noire et le GUAM (2015)p. 55
Département américain de l’Énergie : assistance financière aux pays de la mer Noire (hors Russie)
pour la lutte contre la prolifération nucléaire (2001-2020)p. 63
Département d’État : assistance financière aux pays de la mer Noire (hors Russie)
pour la lutte contre la prolifération, la lutte antiterroriste et le déminage (2001-2010)p. 63
Département d’État : dotation nationale pour la démocratie dans le voisinage oriental
de l’Union européenne (hors Russie) (2001-2010)p. 64
Les infrastructures d’approvisionnement en gaz autour de la mer Noire
p. 75
Évolution de la population de l’UE-27 et du monde (entre 1960 et 2060)p. 85
Part de la production mondiale par zone (de 1980 à 2018)p. 88
Évolution de la part de l’investissement par zone dans l’investissement mondial (de 1980 à 2018)p. 89
Taux de chômage par zone (de 2000 à 2013)p. 89
Le Yémen (2015)p. 103
Liste des principaux ENCADRéS
Mer Noire : éléments chronologiques (Questions internationales)p. 11
Les pays riverains de la mer Noire : quelques indicateurs statistiques (Questions internationales)p. 23
La Turquie et la mer Noire, une relation consubstantielle (Jean Marcou)p. 26
Les peuples punis (Questions internationales)p. 32
Les litiges territoriaux autour de la mer Noire (Benoît Lerosey)p. 37
Le détroit du Bosphore : un entre-deux mers (Jean-François Pérouse)p. 46
La convention de Montreux (Questions internationales)p. 47
Les migrations internationales dans l’espace mer Noire (Adeline Braux)p. 58
Le théâtre d’une dégradation écologique (Gilles Lericolais)p. 69
Odessa, la belle endormie de la mer Noire ? (Benoît Lerosey)p. 79
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
125
ABSTRACTS
> Abstracts
The Black Sea Region:
Conquest and Domination
from Antiquity to the Present Day
Stella Ghervas
The Black Sea, which Herodotus
proclaimed “the most marvellous sea of all”, has
been a busy thoroughfare or a no-go zone since
Antiquity, as the configuration of the states on
its shores has changed. When an empire extends
its hegemony over the region, the sea becomes
a lake, impermeable to outside influences, and
when its grip loosens, traffic resumes. It then also
excites rivalries and becomes a focal point for
international tensions.
Infra-state Conflict
in the Black Sea Region
Baptiste Chatré
After the conflict between Russia and
Georgia in 2008, recent events in Ukraine have
reminded the European Union of the extent of
latent conflict in the areas around the Black
Sea. This situation is related to the conjunction
of two processes at work since the end of the
Cold War: on the one hand, civil societies are
still in the transitional stage of building a nation
and constructing a state and, on the other hand,
major powers, headed by Russia, United States
and the European Union, are trying to influence
these processes, threatening the stability of the
region.
Russia and the Black Sea: Geopolitical
Storytelling and Identity Myths
Kevin Limonier
Punctuated by violent conflicts, the three
centuries of Russian presence on the shores of
the Black Sea have paved the way for a veritable
“geopolitical mythology” relating Russia’s
role in the region. The Kremlin now draws on
this very varied corpus to explain its vision of
Russia’s role in the world, as tensions mount on
its southern borders.
126
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
The European Union’s Tribulations
in the Black Sea Region
Jean-Sylvestre Mongrenier
The Black Sea region presents major
challenges for the security and stabilisation
of European Union’s southeast flank. But the
institutional and civil approach so far privileged
by the community’s institutions is coming
up against the vigour of the conflict said to be
“frozen” and Russian geopolitical revisionism in
its “near abroad”. The Black Sea has once more
become a conflict zone for which the European
Union is rather ill prepared.
The Evolution of American Stakes
in the Black Sea Region
Igor Delanoë
While the Clinton and Bush administrations
made a decisive contribution to anchoring
American influence in the Black Sea region, the
area was only a secondary priority for the first
Obama administration. Focused on withdrawal
from Iraq and Afghanistan, the United States
also took a conciliatory approach to Moscow to
obtain results on international security issues they
considered more important: Iran, Afghanistan
and disarmament. During the crisis in Georgia,
they therefore entrenched themselves behind the
Europeans and in Ukraine they tend to push NATO
forward. The Ukrainian crisis might nonetheless
revive American influence in the Black Sea for the
transit of energy is still at the heart of their interest
in the area.
The Errant Black Sea Gas Pipelines
Céline Bayou
Since the end of the Cold War and under
the effect of geopolitical reshuffles in the region,
the Black Sea has become a pivotal point in the
transit of Russian gas to Europe. This maritime
space and its shores attract interest – as is shown
by the many pipeline projects – because they
offer alternative sources of gas and pipeline
routes. This fans competition and alliances and
the balance of power are changing so fast that no
project seems sure.
Towards a Decline
of the European Union’s Weight
and Influence in the World
Pierre Verluise
The European Union’s demographic,
economic and strategic characteristics reveal a
steady decline in its relative weight on the world
stage. The trend even seems to be gathering
momentum. Have the Europeans and their leaders
really understood the extent of this change ?
The European Automotive Industry:
Changes Ahead ?
Marc Prieto
Since 2008, the automotive industry has
been struggling with a structural crisis in Europe
caused by surplus production capacity and feeble
European demand. Although numerous efforts to
support the sector have limited the effects of the
crisis, recovery has been obtained at the cost of
restructuring production and recapitalisation.
Economic context aside, the task of leaders
in the sector is not easy because the stakes far
exceed the current crisis. The automobile as it
developed during the post-war boom years is
now under attack. Most countries have a saturated
automobile market with limited growth prospects.
Automobiles are also increasingly perceived as an
ecological, economic and social constraint.
Yemen: Transition at a Standstill
and Confessional Polarisation
Laurent Bonnefoy
The Yemenite revolutionary process,
which began early in 2011 in the euphoria of the
Arab Spring, is far from finished. Day after day,
recent developments seem to deprive the few
remaining optimists of the last reasons to believe
in a successful outcome. The capture of Sana’a
by the Houthi insurgents, claiming Zaidi Shia
affiliation, on 21 September 2014, has opened
a new chapter in the post-Ali Abdallah Saleh
period, marked by sudden reversals but also
increasingly indiscriminate violence.
The Circassian Question
Régis Genté
The Russian Empire’s conquest of the
Caucasus in the 19th century has had tragic
consequences for many of the indigenous peoples.
A large part of the Circassian population was
forced to leave the eastern shores of the Black Sea
and to settle in particular in the Ottoman Empire.
The Olympic Games in Sochi in February 2014
gave this Circassian diaspora an opportunity
to inform the international community of the
conditions of their forced exile.
United States and Vietnam
American Films between Good
and Bad Conscience
Jacques Viguier
Since the 1960s, Hollywood has produced
no fewer than a hundred films on American
participation in the Vietnam War (1965-1975),
some of which, The Deer Hunter, Apocalypse
Now or Platoon, without mentioning the TV
series Rambo and Missing in Action, have
reached a worldwide audience. They all echo the
deep moral crisis that shook the United States
during and after the war. Unable to give a broad,
objective historical account, each film tells a
story in its own way, swinging between a clear
and an uneasy conscience and making it hard to
discern a single trend.
Questions internationales no 72 – Mars-avril 2015
127
no 52 Un bilan du xxe siècle
no 51 à la recherche des Européens
no 50 AfPak (Afghanistan-Pakistan)
no 49 à quoi sert le droit international
no 48 La Chine et la nouvelle Asie
no 47 Internet à la conquête du monde
no 46 Les états du Golfe
no 45 L’Europe en zone de turbulences
no 44 Le sport dans la mondialisation
no 43 Mondialisation : une gouvernance introuvable
Déjà parus
no 42 L’art dans la mondialisation
o
o
n 71 Afrique du Sud : une émergence en question n 41 L’Occident en débat
o
o
40 Mondialisation et criminalité
n
n 70 Les grands ports mondiaux
no 39 Les défis de la présidence Obama
no 69 La Pologne au cœur de l’Europe
no 38 Le climat : risques et débats
no 68 L’été 14 : d’un monde à l’autre
no 37 Le Caucase
no 67 L’espace : un enjeu terrestre
o
no 36 La Méditerranée
n 66 Pakistan : un état sous tension
no 35 Renseignement et services secrets
no 65 énergie : les nouvelles frontières
o
no 34 La mondialisation financière
n 64 états-Unis : vers une hégémonie discrète
no 33 L’Afrique en mouvement
no 63 Ils dirigent le monde
no 32 La Chine dans la mondialisation
nos 61-62 La France dans le monde
o
no 31 L’avenir de l’Europe
n 60 Les villes mondiales
no 30 Le Japon
no 59 L’Italie : un destin européen
o
no 29 Le christianisme dans le monde
n 58 Le Sahel en crises
no 28 Israël
no 57 La Russie
no 27 La Russie
no 56 L’humanitaire
no 26 Les empires
no 55 Brésil : l’autre géant américain
no 25 L’Iran
no 54 Allemagne : les défis de la puissance
no 53 Printemps arabe et démocratie
no 24 La bataille de l’énergie
Vous avez
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avec le monde
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Questions
internationales
• La puissance militaire
Numéros parus :
- Afrique du Sud : une émergence en question (n° 71)
- Les grands ports mondiaux (n° 70)
- La Pologne au cœur de l’Europe (n° 69)
- L’Été 14 : d’un monde à l’autre (1914-2014) (n° 68)
- L’espace, un enjeu terrestre (n° 67)
- Pakistan : un État sous tension (n° 66)
- Énergie : les nouvelles frontières (n° 65)
- États-Unis : vers une hégémonie discrète (n° 64)
- Ils dirigent le monde…(n° 63)
- La France dans le monde (n° 61-62)
- Les villes mondiales (n° 60)
- L’Italie : un destin européen (n° 59)
- Le Sahel en crises (n° 58)
- La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57)
- L’humanitaire (n° 56)
- Brésil : l’autre géant américain (n° 55)
- Allemagne : les défis de la puissance (n° 54)
- Printemps arabe et démocratie (n° 53)
- Un bilan du XXe siècle (n° 52)
- À la recherche des Européens (n° 51)
- AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50)
- À quoi sert le droit international (n° 49)
- La Chine et la nouvelle Asie (n° 48)
- Internet à la conquête du monde (n° 47)
- Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46)
- L’Europe en zone de turbulences (n° 45)
- Le sport dans la mondialisation (n° 44)
- Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43)
- L’art dans la mondialisation (n° 42)
- L’Occident en débat (n° 41)
- Mondialisation et criminalité (n° 40)
- Les défis de la présidence Obama (n° 39)
- Le climat : risques et débats (n° 38)
- Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37)
- La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36)
- Renseignement et services secrets (n° 35)
- Mondialisation et crises financières (n° 34)
- L’Afrique en mouvement (n° 33)
- La Chine dans la mondialisation (n° 32)
- L’avenir de l’Europe (n° 31)
- Le Japon (n° 30)
- Le christianisme dans le monde (n° 29)
- Israël (n° 28)
- La Russie (n° 27)
- Les empires (n° 26)
- L’Iran (n° 25)
- La bataille de l’énergie (n° 24)
- Les Balkans et l’Europe (n° 23)
- Mondialisation et inégalités (n°22)
- Islam, islams (n° 21)
- Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20)
- Les catastrophes naturelles (n° 19)
- Amérique latine (n° 18)
- L’euro : réussite ou échec (n° 17)
- Guerre et paix en Irak (n° 16)
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Photo de couverture :
Un marin russe
de la flotte de la mer Noire
à Sébastopol en 2010.
© Pavlishak Alexei/ITAR-TASS Photo/Corbis
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Questions
internationales
Mars-avril 2015
N° 72
Dossier
La mer Noire, espace stratégique
Ouverture. Le réveil de la mer Noire
Serge Sur
L’espace mer Noire : conquêtes et dominations, de l’Antiquité à nos jours
Stella Ghervas
Les conflits infra-étatiques dans la région de la mer Noire
Baptiste Chatré
La Russie et la mer Noire :
entre récit géopolitique et mythologie identitaire
Kevin Limonier
Les tribulations de l’Union européenne dans l’espace mer Noire
Jean-Sylvestre Mongrenier
L’évolution des enjeux américains dans l’espace mer Noire
Igor Delanoë
Gazoducs : les tubes errants de la mer Noire
Céline Bayou
Et les contributions de
Adeline Braux, Gilles Lericolais, Benoît Lerosey, Jean Marcou
et Jean-François Pérouse
Questions européennes
Vers un déclin du poids et de l’influence de l’Union européenne
dans le monde
Pierre Verluise
L’Europe de l’automobile : à l’aube d’un renouveau ?
Marc Prieto
Regards sur le monde
Yémen : panne de transition et polarisation confessionnelle
Imprimé en France
Dépôt légal :
1er trimestre 2015
ISSN : 1761-7146
N° CPPAP : 0416B06518
DF 2QI00720
10 €
Printed in France
CANADA : 14.50 $ CAN
3:DANNNB=[UU\WZ::
Laurent Bonnefoy
Itinéraires de Questions internationales
La question circassienne
Régis Genté
Les questions internationales à l’écran
États-Unis et Vietnam :
le cinéma de guerre américain entre bonne et mauvaise conscience
Jacques Viguer
Documents de référence
Les questions internationales sur Internet
Abstracts
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