L
A
C
ONFÉRENCE DE
Y
ALTA
est généralement
considérée comme le point de départ de
la Guerre froide. En février 1945, avec ses
300 divisions occupant la Pologne et prêtes à
déferler sur l’Allemagne, Staline paraissait
décidé à mettre l’Europe entière sous sa botte.
Les alliés anglo-américains allaient lui céder
pour ne se ressaisir qu’au cours des années
suivantes. Le conflit opposant les démocraties
occidentales à l’Union soviétique et à ses
satellites se prolongea jusqu’à l’effondrement
du bloc communiste en 1989. Sur l’un des
fronts, les services du contre-espionnage
américain, mal préparés à cette tâche, donnè-
rent la chasse à des espions et agents d’in-
fluence soviétiques. En une première phase
que je discuterai ici, des citoyens américains trahirent leur pays pour des raisons idéolo-
giques. Puis, à partir des années 1950, l’espionnage soviétique se professionnalisa et ne
recruta plus que des agents motivés par leur intérêt matériel.
Les formes multiples de la subversion communiste
En réalité, la Guerre froide avait commencé bien avant la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Pendant plus de deux décennies, elle avait été menée unilatéralement et en
secret par la seule Union soviétique. Les zélateurs de cette dernière, inspirés par la
* Professeur émérite à l’École des sciences économiques et commerciales.
dossier
par Florin Aftalion*
La guerre froide sur le sol américain
N° 36
33
LE TOTALITARISME ET SES ANTIDOTES
Florin Aftalion (à g.) et Thierry Wolton (à d.)
lors de la journée Souvarine, le 24 juin 2008.
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doctrine marxiste-léniniste et l’adoration de Staline, croyaient que la lutte des classes
qu’ils menaient allait finir par anéantir le capitalisme et son champion, l’Amérique.
En attendant qu’éclate la Révolution, le prolétariat de tous les pays devait se mobiliser
en aidant l’U
RSS
, patrie du socialisme. Aux États-Unis il se trouva dès les années 1920
des individus qui, prenant au sérieux cette conception du monde – ces élucubrations,
peut-on estimer aujourd’hui – se mobilisèrent au service de leur cause. En l’occur-
rence, ils créèrent un Parti communiste clandestin (en plus du C
PUSA
, l’officiel Parti
communiste des États-Unis), se mirent à la disposition du Komintern et devinrent
des pions soumis aux ordres des agents secrets de l’U
RSS
. L’espionnage et l’organisa-
tion de réseaux de soutien mutuel et d’influence furent leurs principales activités.
Activités dont les États-Unis et les autres démocraties occidentales ne prirent cons-
cience que bien plus tard.
Au cours des années 1920-1930, l’objectif du Komintern était l’obtention d’infor-
mations concernant l’industrie chimique. Ceux qui se proposaient spontanément de lui
en fournir, d’ordinaire des immigrants récents, n’étaient pas en situation d’obtenir des
brevets et de véritables secrets de fabrication. Leurs apports contribuèrent néanmoins à
moderniser une industrie soviétique fortement retardataire. À partir du début de la
Seconde Guerre mondiale l’intérêt des Soviétiques se porta vers les fabrications de
guerre et les armes les plus avancées: le radar et surtout la bombe atomique.
Les institutions créées dans le cadre du New Deal furent des milieux propices au
recrutement de jeunes fonctionnaires aux carrières prometteuses, souvent sortis des
universités les plus prestigieuses. En atteignant les plus hauts rangs de l’administra-
tion, ils devenaient des agents d’influence et de désinformation extrêmement utiles
pour la cause qu’ils défendaient. Les réseaux secrets qu’ils constituèrent leur permi-
rent de se protéger mutuellement lorsque des suspicions commencèrent à peser sur
certains d’entre eux. Le Département d’État et l’O
SS
(la future C
IA
) furent les institu-
tions les plus infiltrées.
En dehors de l’administration, des agents communistes s’efforcèrent aussi de
prendre le contrôle de syndicats et de différentes organisations professionnelles créées
elles aussi dans le cadre du New Deal. L’industrie du cinéma dont Lénine en son
temps avait déjà compris l’importance dans le domaine de l’agitprop fut l’objet d’une
attention particulière de la part des « organisateurs » soviétiques.
Pour atteindre un large public, des associations « frontistes » furent fondées à la
même époque sous les prétextes les plus divers, mais toujours avec l’objectif secret de
diffuser la propagande orchestrée par le C
PUSA
au moyen de campagnes de signatures
et de manifestations de masse. Elles n’hésitaient pas à transformer les cibles de leurs
actions au fur et à mesure qu’évoluaient les buts de leur propagande. Ainsi, une asso-
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ciation s’opposant à l’entrée en guerre des États-Unis se mit à la demander le lende-
main du jour où l’Allemagne attaqua son allié de la veille.
En effet, tant que dura le pacte germano-soviétique (août 1939 à juin 1941), les
communistes américains se mobilisèrent pour que les États-Unis restent neutres dans
le conflit. Mais à partir du jour où l’Allemagne attaqua l’U
RSS
, celle-ci eut un besoin
vital (et obtint) de l’aide de l’Amérique et de son intervention militaire (le second
front). À la même époque les associations frontistes, les libéraux et même le gouver-
nement américain s’efforcèrent de donner une image positive de l’allié russe alors que
l’espionnage soviétique était plus agressif que jamais. Pourtant, la propagande finit
par faire croire même à des dirigeants du C
PUSA
que celui-ci avait changé de nature et
allait abandonner ses activités subversives. En mai 1945, un article signé par Jacques
Duclos (à l’instigation de Moscou) dans Les Cahiers du communisme mettait les
choses au clair: la lutte des classes continuait.
Enfin, ne l’oublions pas, les réseaux tissés par les services secrets soviétiques, N
KVD
et G
RU
[1], poursuivaient et éliminaient tous ceux en qui Staline voyait des ennemis:
trotskistes (le cas de Trotski lui-même en est un exemple), renégats ou transfuges (y
compris, pendant la guerre, les marins soviétiques sautant par-dessus bord dans les
ports américains pour se réfugier aux États-Unis).
Les armes du Komintern
Les moyens dont disposait le Komintern dans sa guerre secrète étaient nombreux et
variés.
Les effectifs du parti communiste officiel (résultat de la fusion à la fin des années
1920 de trois partis et dont la direction avait été purgée de ses éléments trop indivi-
dualistes) avaient oscillé jusqu’au seuil des années 1950 de vingt mille jusqu’à cent
mille adhérents. Ces derniers ne furent pas, dans leur très grande majorité, des
espions. Mais nous ne connaissons pas de cas de membre du C
PUSA
qui ait refusé de
rendre service, même illégalement, lorsque le parti le lui demandait. Quant à la direc-
tion du parti, elle collaborait étroitement avec les agents soviétiques. On peut voir
dans la création d’un parti clandestin un exemple de cette collaboration, ce parti
clandestin se livrant, bien entendu, en force, aux tâches d’espionnage.
Les citoyens soviétiques participant à la Guerre froide sur le sol américain soit appar-
tenaient à un service bénéficiant de l’immunité diplomatique soit, arrivés illégalement
LA GUERRE FROIDE SUR LE SOL AMÉRICAIN
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dossier
1. Le service secret de l’Armée rouge.
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aux États-Unis, se faisaient passer pour des citoyens américains. Dans un cas comme
dans l’autre c’étaient des rezidents, des représentants des services secrets, auxquels des
courriers indigènes livraient les informations glanées par les agents du terrain.
Deux institutions ayant pignon sur rue offrirent des couvertures particulièrement
efficaces aux agents soviétiques présents légalement en Amérique:
L
’A
MTORG
, l’agence
d’achats soviétique établie à New York en 1924 (donc bien avant la reconnaissance de
l’U
RSS
par les États-Unis) et le bureau soviétique basé à New York dans le cadre du
système prêt-bail (land-lease) dont bénéficia l’U
RSS
à partir de l’automne 1941. Ces deux
institutions, de par leurs fonctions, entretenaient des relations avec l’ensemble de l’indus-
trie américaine. La seconde obtenait même toutes les informations (et même les
produits) que désirait Moscou de manière officielle et légale (et en fin de compte,
gratuite)!
Les moyens de la lutte antisubversive
En contrepartie, de quels moyens disposait l’Amérique pour s’opposer à la guerre secrète
dont elle était la victime?
Le F
BI
, qui servait d’agence de contre-espionnage, n’avait pas été conçu dans le but de
lutter contre la subversion. À la veille du conflit mondial, ses principales cibles – contre
lesquelles il emporta d’ailleurs quelques succès spectaculaires – sont les gangs formés
pendant la prohibition et les bandes de pilleurs de banques. Dans cette lutte-là, abattre
l’ennemi était considéré comme légitime. En revanche, pour triompher des espions et
autres agents d’influence il fallait réunir des preuves admissibles devant une justice
exigeante et pointilleuse. Ce que le F
BI
ne réussit à faire que dans très peu de cas. Pour
ajouter à ses difficultés, remarquons que tant que dura le conflit mondial, le Bureau se
mobilisa contre une subversion nazie, en réalité insignifiante, et négligea (sur ordre de
Roosevelt?) la soviétique. Faute de réussir à les faire condamner, le Department of Justice
arriva cependant, dans les années de l’après-guerre, à neutraliser un grand nombre
d’agents communistes en les contraignant à quitter l’administration. Le système de
loyauté-sécurité mis en place par l’administration Truman en 1947 facilita les mises à
l’écart. Puis, la condamnation en 1949 des dirigeants du P
CUSA
à de lourdes peines de
prison désorganisa celui-ci et en paralysa pour longtemps les menées subversive.
L’action antisubversive américaine se trouva doublée par des initiatives du Congrès.
La Chambre des représentants, en particulier, se dota d’une commission qui en 1938 prit
le nom de House Committee on Un-American Activities (connu sous l’acronyme de
H
UAC
). Cette commission, constituée de parlementaires des deux partis, avait à son
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service un staff de professionnels, juristes et enquêteurs. Elle avait le pouvoir d’audi-
tionner les témoins de son choix. Ceux-ci devaient répondre aux questions qui leur
étaient posées sous peine d’être poursuivis pour outrage au Congrès. Ils pouvaient
cependant rester silencieux en invoquant le cinquième amendement de la Constitution.
Les informations recueillies au cours de ses auditions pouvaient être transmises au
Department of Justice qui, à son tour, pouvait initier des poursuites. Il en allait de même
de la commission conduite à la Chambre haute par le sénateur Joe McCarthy.
Les maigres succès du contrespionnage américain
Pour les raisons évoquées plus haut, le F
BI
rencontra de nombreux échecs dans sa
lutte contre l’espionnage soviétique. Les exemples de revers abondent. Citons en deux
particulièrement significatifs. Les menées des scientifiques recrutés par le N
KVD
au
Radiation Laboratory (où furent conduites des recherches s’intégrant dans le projet
Manhattan sur la bombe atomique), furent connues depuis leur origine par le F
BI
,
mais aucun des suspects ne put, faute de preuves suffisantes, être traduit en justice.
Ou les deux procès intentés à Judith Coplon. Cette juriste du Department of Justice
informait les agents soviétiques de ce que les services de son ministère découvraient à
leur sujet. Des preuves solides furent bien apportées par le F
BI
mais elles avaient été
obtenues illégalement, ce qui suspendit les sentences prononcées par les jurys.
L’impuissance des services secrets paraît d’autant plus étonnante que les autorités
américaines avaient été alertées à partir de 1939 par une série de transfuges venant
leur apporter des informations sur le fonctionnement des réseaux communistes. Ce
fut d’abord le soi-disant général Krivitsky, un des chefs du N
KVD
en Europe occiden-
tale réfugié aux États-Unis, dont le F
BI
se méfiait, et qui apporta pourtant aux services
du contre-espionnage britannique des renseignements que ceux-ci n’exploitèrent pas
suffisamment. Puis Whittaker Chambers, un agent de liaison entre un rezident du
G
RU
et des informateurs haut placés dans l’administration (dont Alger Hiss). Son
témoignage ne fut exploité qu’en 1948 alors qu’il avait prévenu dès 1939 l’un des
conseillers du président Roosevelt des dangers que représentait l’infiltration commu-
niste dans le gouvernement.
Vers la fin de l’année 1945 se produisirent deux défections spectaculaires. D’une
part, un employé au chiffre de l’ambassade soviétique d’Ottawa, Igor Gouzenko, livra
à la police canadienne des copies de télégrammes qu’il avait soigneusement amassés.
D’autre part, Elizabeth Bentley, courrier puis responsable d’un important réseau
d’informateurs, donna au F
BI
la longue liste de ses contacts.
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dossier
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