Pourquoi l`économie planifiée s`est écroulée La chute du mur de

Pourquoi l'économie planifiée s'est écroulée
La chute du mur de Berlin, voici vingt ans, a marqué la fin de la division de l'Europe et la chute des ré-
gimes dits socialistes, imposés par l'occupant soviétique aux pays d'Europe centrale et orientale à la fin de
la Seconde Guerre mondiale. Elle s'est aussi traduite par l'abandon, y compris dans l'ex-Union soviétique,
du système d'économie administrée, ou planifiée, mis en place à la suite de la révolution russe de 1917,
qui se voulait une alternative à l'économie de marché.
Les militants qui luttèrent courageusement en URSS, et dans les "pays frères", pour mettre à bas les ré-
gimes communistes au nom de la démocratie, ont joué un rôle essentiel auquel il faut rendre hommage.
Mais l'effondrement du communisme s'explique aussi par l'implosion du système sous le poids de ses
propres contradictions. L'économie administrée a en effet d'abord été victime de son inefficacité, une
inefficacité qui avait convaincu les dirigeants soviétiques, à commencer par Mikhaïl Gorbatchev, de la
nécessité, sinon d'abandonner, tout au moins de réformer le système en profondeur. Non seulement les
pays communistes se révélaient incapables d'assurer à leurs populations des standards de consommation
comparables à ceux offerts dans les pays capitalistes développés, mais l'URSS voyait se creuser son retard
technologique par rapport aux Etats-Unis, en dépit des priorités accordées au complexe militaro-
industriel par les autorités soviétiques.
Une sacrée bonne idée
C'était pourtant une sacrée bonne idée: organiser la production et la distribution des biens afin de tirer
pleinement parti des ressources disponibles et de répondre du mieux possible aux besoins de tous. Car le
capitalisme, comme l'avaient observé ses critiques socialistes au XIXe siècle, à commencer par Karl Marx,
est loin d'assurer spontanément un tel résultat: les biens produits ne sont accessibles qu'aux personnes
disposant des moyens de les acheter. Les penseurs socialistes observaient qu'en dépit du potentiel pro-
ductif de l'économie industrielle moderne, une part très importante de la population voyait ses besoins
très mal satisfaits. Le capitalisme faisait cohabiter des magasins pleins à craquer de marchandises qui ne
demandaient qu'à être vendues, et des consommateurs qui, pour une grande partie d'entre eux, n'avaient
pas les moyens d'acquérir les biens proposés. Pire, en période de crise, une partie de la population s'en-
fonçait dans le chômage et la pauvreté, tandis que des entreprises qui auraient pu produire des biens et
des services utiles à tous fermaient, faute de demande.
La planification, l'économie administrée, c'était donc d'abord, dans l'esprit de ses premiers promoteurs, le
moyen de sortir de cette situation, en abolissant le marché et la propriété privée des entreprises, afin
d'organiser autrement la production et la distribution des biens, afin d'assurer le plein-emploi des forces
productives disponibles, à commencer par la main-d'oeuvre. L'idée centrale était donc de produire le
maximum de biens et de services possibles sachant qu'il suffirait ensuite de les distribuer soit gratuite-
ment, sur des critères définis administrativement, soit en échange de monnaie, mais sans que la rareté de
celle-ci fasse que certains biens ne trouvent pas preneur (voir encadré).
Une économie de pénurie
L'économie planifiée a toujours été pensée comme un système où dominent les relations réelles. Les auto-
rités centrales allouent aux entreprises les ressources en équipements, en matières premières et en main-
d'oeuvre de manière purement administrative, selon les priorités définies par le plan. Dans un tel système,
la monnaie sert à assurer la répartition des biens de consommation et à permettre aux entreprises d'éta-
blir une comptabilité. Mais celle-ci n'a pas grand sens puisque les conditions de leur activité (prix, appro-
visionnements, accès au crédit) résultent de décisions administratives.
La monnaie ne joue donc pas un rôle directeur. Elle est un simple voile qui facilite le fonctionnement de
l'économie. Dans cette perspective, les revenus distribués doivent permettre d'assurer l'écoulement sans
difficultés des marchandises produites. D'où la tendance des autorités à distribuer plus de pouvoir d'achat
qu'il n'y a de marchandises produites à un niveau de prix donné.
Cette logique distributiviste favorise l'apparition de pénuries, surtout si le régime cède à la tentation
d'augmenter les salaires pour satisfaire la population, d'où les queues et les magasins vides. La relative
égalité apparente des salaires devient alors pure fiction, quand certains, comme c'était le cas en URSS,
pouvaient accéder à des circuits de distribution spécifiques: magasins réservés, etc.
Gosplan et Gossnab
Sur ces bases, le problème numéro un va être d'évaluer ce qu'il est possible de produire en fonction de
l'état des ressources présentes. Ensuite, puisque les ressources existent toujours en quantité limitée, de
définir les biens et les services dont la production est la plus souhaitable, afin d'allouer prioritairement
aux bonnes entreprises les ressources disponibles. Concrètement, le système mis en oeuvre en URSS à
partir des années 1920 applique la méthode dite des "balances". En simplifiant, celle-ci consiste à confier à
une administration - le Gosplan - la mission d'évaluer le potentiel productif de l'économie du pays pour
chaque type de bien en début d'année et d'estimer parallèlement les besoins de chaque entreprise ou de
chaque secteur. On affecte alors les ressources disponibles aux différentes entreprises et secteurs en fonc-
tion des priorités définies par le plan. Une autre administration - le Gossnab - est ensuite chargée d'assu-
rer la bonne allocation des biens en temps et en heure à chaque entreprise.
Ce système a permis, dans un premier temps, d'assurer une vive croissance des secteurs prioritaires. La
planification, mise en œuvre par un régime devenu rapidement totalitaire et imposant un régime de ter-
reur à la population, a permis d'affecter une part énorme des ressources disponibles à la production de
biens d'équipement, et donc à l'investissement, au détriment des biens de consommation. Même si les
chiffres officiels étaient gonflés aux fins de propagande, l'URSS a assurément connu dans les années 1930
une croissance rapide de son économie, alors que les économies capitalistes s'enfonçaient dans la crise.
Un régime totalitaire annihilant
Mais le système allait trouver très rapidement ses limites. Des limites liées à la nature du régime, à l'im-
possibilité pratique d'organiser d'en haut la production et la distribution des millions de biens et services
différents qui caractérisent toute économie développée. Des limites liées, enfin, à l'incapacité du système à
assurer une croissance plus qualitative fondée sur l'innovation et la recherche de gains de productivité,
une fois la première phase de rattrapage terminée.
Il est difficile de démêler, dans la crise de l'économie soviétique, ce qui a tenu à ses différents facteurs. En
effet, la volonté de tout contrôler d'en haut résulte autant d'un principe d'organisation économique - la
planification centralisée - qu'au souci des dirigeants du régime de priver de toute autonomie les agents
économiques, entreprises ou ménages, afin qu'ils soient totalement dépendants du parti unique. Pas ques-
tion, en URSS, de créer sa propre entreprise, de chercher un travail qui ne soit pas alloué par le régime. Si
le chômage tel qu'il existe dans les pays capitalistes a disparu, le droit au travail prend directement la
forme d'un devoir. Les travailleurs ne peuvent librement quitter leur employeur ou se déplacer au sein du
pays (et encore moins à l'étranger). Et des millions de Soviétiques, victimes de la répression, contribue-
ront à "construire le socialisme" dans des camps de travail forcé, dans des conditions totalement inhu-
maines, ainsi que l'a magistralement rapporté Alexandre Soljenitsyne.
L'inefficacité du système se manifeste de multiples façons. L'absence de tout débat démocratique autour
des choix productifs permet aux ministères les plus puissants - le terme de "ministère", dans le jargon
soviétique, désigne les organes administratifs chargés du pilotage d'un secteur industriel don- de se
tailler la part du lion dans l'attribution des ressources. Les "mangeurs d'acier", le secteur des biens
d'équipement (et de l'armement), vont ainsi longtemps bénéficier de priorités devenues absurdes une fois
la première accumulation réalisée, quand l'heure aurait dû être à la diversification de la production pour
satisfaire les besoins de la population. L'URSS produisait ainsi toujours plus d'acier et de machines afin de
produire… plus d'acier et de machines. De bonnes statistiques de croissance pouvaient ainsi cohabiter
avec des magasins vides.
Des incitations nuisibles
Si les autorités planificatrices pouvaient décider à quel type de biens donner la priorité et allouer les res-
sources aux différentes entreprises et centres de distribution, elles étaient donc incapables de rentrer
dans le détail. Résultat: du côté de l'offre, les objectifs fixés aux entreprises étaient définis en termes phy-
siques - par exemple en tonnes ou en unités - et non selon le rapport qualité/coût de leur production, en
l'absence de tout prix de marché. Les combinaisons productives étaient d'ailleurs définies d'en haut, sur la
base des consignes données par les centres techniques spécialisés, et les entreprises n'avaient qu'à s'y
conformer.
Cette logique avait d'importants effets pervers. D'une part, les entreprises n'avaient aucun intérêt à cher-
cher à dégager des gains de productivité; elles étaient incitées à adopter des comportements nuisibles à la
bonne marche de l'économie. Ainsi, une entreprise fabriquant des boulons et des écrous allait plutôt pro-
duire de gros boulons, plus lourds tout en étant plus faciles à usiner que les boulons de petite taille, pour-
tant tout autant nécessaires… De multiples usines pouvaient ainsi réussir à satisfaire les objectifs fixés par
le plan bien que leur production ne réponde pas aux besoins des entreprises auxquelles elle était destinée,
entreprises qui n'avaient pas le choix de leurs fournisseurs, définis a priori par les autorités planifica-
trices. Du coup, nombre d'entre elles peinaient à atteindre les objectifs qui leur étaient assignés, faute de
disposer des approvisionnements adéquats, en termes de qualité comme de délai.
Pénuries et gâchis
Il en résultait une désorganisation permanente de la production qui rendait l'économie structurellement
inefficace. Pour éviter tout ennui avec les autorités centrales, les entreprises étaient incitées à donner de
fausses informations. D'une part, elles minimisaient, dans leurs déclarations, leurs capacités productives,
anticipant qu'il leur serait alors plus aisé de développer leur production au-delà des objectifs fixés et
d'être donc récompensées par les autorités. D'autre part, elles maximisaient leurs demandes en intrants
de toute sorte - machines, consommations intermédiaires, main-d'œuvre, etc. -, afin de constituer des
stocks de sécurité et éviter de pâtir d'éventuelles pénuries.
Ce comportement provoquait mécaniquement des pénuries en tentant de les éviter. Il encourageait en
outre un gâchis phénoménal de matières premières et d'énergie, faisant de l'économie soviétique la moins
écologique qui soit au monde. Sur le plan de la main-d'œuvre, même gâchis. D'autant qu'une fois le régime
devenu moins brutal, après 1956, les directions se sont vues contraintes d'acheter la paix sociale en limi-
tant les exigences imposées à leurs salariés. Au point qu'on disait que les Soviétiques échangeaient "un
faux travail contre un faux salaire", dans la mesure où ce travail faiblement contraint était payé de salaires
à la faible valeur compte tenu des pénuries permanentes…
L'innovation à la traîne
Enfin, la centralisation des décisions économiques - chaque entreprise se voyait confier une production
donnée selon une combinaison productive prédéfinie - n'était pas de nature à favoriser les gains de pro-
ductivité, la diffusion du progrès technique et l'innovation. Aussi longtemps que l'URSS s'était donné pour
objectif de rattraper les pays capitalistes développés, les instituts de recherche pouvaient concevoir des
produits et des procédés copiés de ceux adoptés dans les autres économies industrialisées. Mais le reverse
engineering - le fait de démonter un produit pour comprendre comment il a été produit - a fini par trouver
ses limites, notamment dans le domaine de l'électronique durant les années 1980: pour maîtriser la pro-
duction d'une génération de composants, les Soviétiques mettaient alors le temps nécessaire aux entre-
prises américaines pour en développer deux nouvelles… Il aurait fallu favoriser les synergies entre ac-
teurs, rapprocher les centres de recherche et développement et les entreprises, permettre à celles-ci de
faire preuve d'initiative, les autoriser à offrir de nouveaux produits et à mettre en œuvre de nouveaux
procédés, à en tirer bénéfice, à recruter et licencier librement leurs salariés… Mais une telle révolution
aurait remis en cause les bases mêmes du système. Résultat: en dépit de multiples tentatives pour rendre
le système moins bureaucratique, l'économie planifiée est demeurée quasiment en l'état jusqu'à son ef-
fondrement.
Autoconsommation des entreprises
Paradoxalement, alors que l'économie planifiée était censée optimiser la division du travail au sein de
l'ensemble de l'économie, les entreprises soviétiques, pour échapper à la désorganisation générale de
l'économie et diminuer leur dépendance à l'égard des fournisseurs qui leur étaient imposés par le Goss-
nab, s'étaient mises à produire toujours plus de biens en interne. Dans les économies de marché dévelop-
pées, les entreprises achètent les équipements et les consommations intermédiaires auprès de fournis-
seurs spécialisés plus efficaces et moins chers, et se concentrent sur leur cœur de métier. En URSS, au
contraire, les entreprises produisaient presque tout elles-mêmes, à la manière de Louis Renault à Billan-
court dans les années 1920. Cette absence de recours à la division du travail entraînait de fortes pertes
d'efficacité, mais permettait d'éviter de se trouver bloqué par des retards d'approvisionnement ou par des
livraisons inadéquates.
Mieux: bien des grands combinats - nom donné à ces grandes entreprises diversifiées - avaient développé
la production de biens et de services destinés à satisfaire la consommation de leurs propres salariés, afin
de pouvoir exiger d'eux un vrai travail en contrepartie. Les entreprises s'efforçaient donc de palier les
pénuries en leur offrant les biens de base: logement, chauffage, services de santé, mais aussi paniers de
produits alimentaires, centres de vacances, voire biens d'équipements ménagers…
Avec des conséquences cocasses. Alors que la production des biens de consommation durables - machines
à laver, réfrigérateur, etc. - relevait de la responsabilité des ministères en charge des biens de consomma-
tion, en pratique, ceux-ci étaient souvent de piètre qualité. Aussi, le rêve de chaque Soviétique était de
trouver une combine pour se procurer un frigo produit par les ministères de l'Industrie lourde (et de
l'Armement). Ceux-ci en produisaient en effet pour leur personnel, bénéficiant au passage des priorités
d'approvisionnement propre à ces secteurs!
La chute de l'URSS et les réformes chinoises ont quasiment fait disparaître l'économie administrée au
profit du seul capitalisme, sinon à Cuba ou en Corée du Nord, avec les résultats que l'on sait. Les pro-
blèmes qui avaient conduit les penseurs socialistes à vouloir dépasser le capitalisme demeurent cepen-
dant posés, et notamment son incapacité à mettre spontanément sa dynamique de croissance et d'accu-
mulation au service de tous. (…)
Philippe Frémeaux - Alternatives Economiques n° 286 - décembre 2009
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