André Rey (1906-1965) s’est acquis une renommée internationale pour la diversité de ses travaux dans les domaines notamment de la psychologie expérimentale et clinique, l’intelligence pratique, la neurologie fine, la mémoire et le handicap mental. Il est aussi l’inventeur d’innombrables tests psychologiques qui restent très pratiqués aujourd’hui, dont le plus célèbre est celui de la "figure complexe". Cet homme de laboratoire original et ingénieux cache aussi un philosophe ayant le goût de l’écriture, comme on le voit dans Belle-Nature, le roman qu’il écrivit alors qu’il se savait condamné par la maladie, et dont ce sixième volume de la Collection "Institut J.-J. Rousseau" offre la première publication intégrale. Ce texte est accompagné ici de la réimpression du dernier article scientifique de Rey, paru à titre posthume l’année même de sa mort. Ainsi, le roman jette une lumière indirecte sur les résultats du laboratoire en s’avérant aussi instructif que l’oeuvre scientifique de Rey s’agissant des mouvements de l’esprit humain. L’intrigue des personnages de BelleNature et les démarches expérimentales visant à cerner les formes du raisonnement, les sensations ou l’évolution de la pensée au cours du développement de l’individu, ne sontelles pas autant de mises en scène, par le même auteur, de la nature humaine? Dans sa rigueur intellectuelle, André Rey pouvait sans doute penser que cette nature-là finit toujours par se dérober, aussi bien aux ruses de l’approche scientifique qui tente de la fixer par des mesures, qu’aux méandres de l’intrigue romanesque qui fige le cours des vies dans un scénario. Mais que croyait-il vraiment à cet égard? Pourrait-il convenir que le roman et le laboratoire, comme le suggère Daniel Hameline dans sa belle préface, constituent l’entrée et la sortie, côté jardin et côté cour, d’une pièce de théâtre, mettant en scène la quête interminable de ce qu’est l’homme, réduit finalement à des bouts d’histoire d’une vie, celle de Rey justement? La Collection "Institut J.-J. Rousseau" a le plaisir de marquer par cet ouvrage le centenaire de la naissance d’André Rey. Elle se félicite en outre que son contemporain et ami Robert Hainard soit associé à cet événement par la reproduction de quelques-unes de ses oeuvres conférant à ce livre la touche de la couleur et de la légèreté qui résonnent dans Belle-Nature. 1 Avant-propos André Rey (1906-1965) est considéré aujourd’hui comme un maître de la psychologie contemporain -et par beaucoup de ses anciens étudiants et étudiantes comme un "patron"-, bien qu’en son temps il ait été partiellement éclipsé à Genève par la forte présence de Jean Piaget (1896-1980), son aîné de dix ans, entré dès 1921 à l’Institut J.-J. Rousseau, l’Ecole des sciences de l’éducation fondée en 1912 par Edouard Claparède (1873-1940). Licencié en sciences sociales (mention pédagogie, sociologie et histoire) de l’Université de Lausanne, Rey obtient, en 1934, un doctorat en philosophie de l’Université de Genève, mention pédagogie. Il entre à l’Institut Rousseau en 1929, en tant qu’assistant de Claparède et comme psychologue à la Consultation médico-pédagogique. Au décès du fondateur de l’Institut, il lui succède au laboratoire de psychologie clinique du Service de neurologie de l’Hôpital cantonal. Dès 1949, Rey occupe plusieurs charges professorales: il est professeur de psychologie appliquée à l’Institut des sciences et à la Faculté de médecine de la même université; enfin, professeur de psychologie physiologique à l’Institut de psychologie et de pédagogie de Lyon. Il jouit aussi d’une solide réputation outre-atlantique, aux Etats-Unis et au Brésil notamment. Rey a privilégié une démarche expérimentale centrée sur l’analyse des comportements individuels dans une perspective résolument organicistes. Il était méfiant à l’égard des théories et attaché avant tout à établir des faits. Il ne cachait pas son scepticisme face aux options méthodologiques de la psychologie génétique piagétienne qui, selon lui, conçoit le développement de l’intelligence en rendant compte "du développement de la fonction considérée in abstracto et dans l’espèce". Même si, pour l’essentiel, l’oeuvre de Rey concerne aujourd’hui plus l’histoire de la psychologie que son actualité, elle nourrit encore des travaux contemporains en neurolinguistique ou qui relèvent de l’approche constructiviste. A l’occasion du centenaire de la naissance de cette figure originale de la psychologie genevoise, la Collection "Institut J.-J. Rousseau" a jugé utile de publier Belle-Nature, le roman inachevé et très largement inédit auquel Rey a travaillé alors qu’il se savait condamné par la maladie. Ce texte manifeste le besoin d’une autre écriture de la part de ce psychologue expérimental, de ce scientifique aimant, à l’instar d’un Claparède, coucher sur le papier croquis et dessins. 2 Dans ce récit qui prend par instants des allures de roman policier, transparaissent différentes tensions intellectuelles qui ont assurément habité, pour ne pas dire hanté, l’existence de son auteur: un conflit premier entre une vision volontiers déterministe de l’homme et de l’existence et une autre qui accorde une place centrale à la liberté; le conflit entre la prise en compte des convenances sociales et une posture libertaire; le conflit aussi entre, d’une part, une relation à autrui distante, qui conviendrait à un entomologiste enclin à observer ses semblables avec une froide indifférence doublée d’une certaine misanthropie et, d’autre part, une insertion dans le monde volontiers jouisseuse et un brin romantique. Les deux personnages centraux de ce récit incarnent peut-être deux facette d’André Rey, mais celui qui porte le nom de Belle-Nature pourrait également renvoyer, au moins partiellement, à la personne du peintre Robert Hainard. En effet les deux hommes se sont souvent rencontrés et leur intense amitié s’est nourrie de maintes conversations sur la nature, la science et l’art; sur la métaphysique aussi. La publication de ce roman est suivie ici de celle du dernier article scientifique d’André Rey, paru à titre posthume l’année même de sa mort en 1965. Cet article illustre bien le type de recherches auquel s’est consacré le psychologue expérimental. En demandant à des enfants de différents âges, et à des adultes, d’indiquer tout ce qu’ils peuvent remarquer, dire et penser en observant un simple bouchon d’une bouteille de vin, il cherche à retracer "le cheminement de la perception véridique à la représentation ". Des faits, rien que des faits, suivis d’hypothèses... et le moins possible de théorie préalable: telle est la condition de la rigueur scientifique selon Rey, une condition à la fois épistémologique et morale. En 1990, dans le cadre des manifestations organisées par la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation pour marquer le 25e anniversaire de la mort d’André Rey, Daniel Hameline, professeur de philosophie de l’éducation et d’histoire des idées pédagogiques, avait donné une conférence parue la même année sous le titre "André Rey, la science, l’artisan et l’imposture". Dans sa préface au présent ouvrage, qu’il a intitulée "Le roman du laboratoire", Hameline développe son propos de 1990 et met lumineusement en exergue quelques interrogations clés révélées par la confrontation critique des deux derniers écrits de Rey. ...Grâce à l’amabilité de la Fondation Hainard, l’Association des Amis d’André Rey a eu la possibilité, pour rendre hommage à l’amitié qui unissait Robert Hainard et André Rey, nés tous deux en 1906, de choisir cinq oeuvres de l’artiste genevois pour illustrer ce livre, dont sa couverture. Des clins d’oeil sont ainsi faits aux ballades des deux compères au bord du lac Léman et dans le Jura, de même qu’à leur goût partagé pour la nature. Parmi elles, un dessin de Hainard croquant à grands traits un paysage de montagne illustre l’idée d’inachèvement de l’oeuvre de Rey qui est au coeur de ce sixième volume. Martine Ruchat, Joseph Coquoz, Charles Magnin Croquis représentant André Rey de Germaine Hainard-Roten Images © Fondation Hainard, textes © LEP Editions Loisirs et Pédagogie SA, 2006 mmdp/17.2.2008 3