C’est une configuration de la théorie et de la vie un peu tirée par les cheveux — admettons-le. Le côté fantasmatique de cette approche sera peut-être plus supportable, ou du
moins plus compréhensible, si l’on se rappelle qu’au-dessus de l’entrée de l’Académie se trouvait encore une deuxième inscription, occulte et humoristique : était exclu de ce
lieu quiconque n’était pas disposé à s’impliquer dans des aventures amoureuses avec d’autres visiteurs du jardin des théoriciens. On le pressent déjà : cette devise, elle aussi,
doit être transposée à la vie dans son ensemble. Lorsque l’on ne veut rien savoir de la formation des sphères, on doit, naturellement, se tenir éloigné des drames amoureux, et
celui qui change de trottoir lorsqu’il croise Éros s’exclut de lui-même des efforts accomplis pour élucider la forme vitale. Le fantasmatique change ainsi de camp. L’exclusivité
de la philosophie n’exprime pas son arrogance propre ; elle découle de l’autosatisfaction de ceux qui sont certains que les choses fonctionnent aussi sans pensée
philosophique. Lorsque la philosophie est exclusive, elle reflète le fait que la plupart s’excluent de ce qu’il y a de meilleur — mais en exagérant la scission existante de la
société, elle fait prendre conscience des exclusions et les soumet encore une fois au vote. L’exagération philosophique engendre l’opportunité de réviser des options déjà
prises et de se prononcer contre l’exclusion. C’est pour cette raison que la philosophie, lorsqu’elle est à son affaire, est toujours aussi une réclame pour soi-même. Si d’autres
découvrent un autre pôle d’excellence — et produisent à cette occasion quelque chose de convaincant —, c’est tant mieux.
Le présent essai, on le voit, admet qu’il est touché par une problématique platonicienne, mais il ne se reconnaît pas dans le platonisme — pour autant que l’on donne ce nom à
la somme des mauvaises lectures qui, au fil des époques, ont entretenu le débat autour du fondateur de l’Académie athénienne, en incluant l’antiplatonisme, depuis Kant
jusqu’à Heidegger et à leurs successeurs. Si je suis ici la trace des références platoniciennes, c’est uniquement dans la mesure où je développerai avec plus d’obstination que
d’habitude, dans les pages qui suivent, la thèse selon laquelle les histoires d’amour sont des histoires de forme, chaque solidarisation étant une constitution de sphère, c’est-à-
dire une création d’espace intérieur.
Les excédents du premier amour, qui se détache de son origine pour se prolonger ailleurs dans de libres recommencements, alimentent aussi la pensée philosophique, dont
on doit avant tout savoir qu’elle est un cas d’amour du tout par transfert. Dans le discours intellectuel contemporain, on s’est malheureusement accoutumé à l’idée de
considérer l’amour par transfert comme un mécanisme névrotique, responsable du fait que les passions authentiques sont le plus souvent ressenties au mauvais endroit. Rien
n’a causé autant de dommages à la pensée philosophique que cette pitoyable réduction des motifs qui, à tort et à raison, se réclamait du modèle psychanalytique. Il faut
affirmer, bien au contraire, que le transfert est la source formelle de processus créatifs qui animent l’exode de l’être humain vers l’espace ouvert. Nous ne transférons pas tant
des affects incorrigibles sur des tierces personnes que des expériences précoces de l’espace sur de nouveaux lieux, et des mouvements primaires sur des théâtres lointains.
Les frontières de ma capacité de transfert sont celles de mon univers.
Si je devais donc porter mon sceau à l’entrée de cette trilogie, il se lirait ainsi : Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la
solitude.
La sphère
"L'image morphologique du monde que nous habitons n'est plus la sphère, mais l'écume. La mise en réseau actuelle, qui encercle la terre entière - avec toute ses
excroissances dans le virtuel - ne représente donc pas tant une globalisation qu'une écumisation. Dans l'univers de l'écume, les bulles isolées ne sont pas, comme dans les
pensées métaphysiques sur le monde, admises dans une unique hypersphère intégrante, mais rassemblées pour former des montagnes irrégulières. En nous lançant dans
une phénoménologie de l'écume, nous tentons, par le concept et l'image, d'explorer jusqu'à l'abysse les métamorphoses et les paradoxes de l'espace solidaire à l'époque des
médias multiples et des marchés mondiaux mobiles."
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