Peter Sloterdijk 2

publicité
Peter Sloterdijk - Sphères I. Bulles
Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni
Pour Regina et le petit pain chaud
« La difficulté que nous avons eu à vaincre… fut de nous écarter de toute évidence géométrique.
Autrement dit, il nous a fallu partir d’une sorte d’intimité de la rondeur. »
Gaston Bachelard, Poétique de l’espace.
Remarque liminaire
Selon la tradition, Platon aurait fixé à l’entrée de son Académie un écriteau priant celui qui n’était pas géomètre de rester à distance de ce lieu. Marque d’arrogance ?
Déclaration de guerre à l’entendement vulgaire ? Certainement, car ce n’est pas sans raison que l’on a inventé à l’Académie une nouvelle forme d’élitisme. Pour un étonnant
instant, école et avant-garde ont été identiques. L’avant-gardisme est la compétence permettant de forcer tous les membres d’une société à adopter une décision sur une
proposition qui n’émane pas d’elle-même. Socrate a été le premier à prendre ce jeu au sérieux, et Platon a laissé dégénérer la provocation philosophique en élevant au rang de
puissance supérieure, avec la fondation de son école, la contrainte de choisir entre savoir et non-savoir. Lorsque Platon excluait la plèbe agéométrique pour n’admettre que
des candidats ayant des connaissances préalables adéquates, il provoquait les mortels, dans leur ensemble, à se qualifier en apportant la preuve qu’ils disposaient des
qualités nécessaires pour accéder à sa communauté de recherche. Que l’on y songe ici : qu’est-ce qu’un homme à l’ère de l’Académie, si ce n’est un mammifère oublieux qui,
en règle générale, ne sait plus qu’au fond de son âme, il est un géomètre ? Qu’est-ce en effet qu’un géomètre ? — une intelligence qui sort du royaume des morts en apportant
dans la vie de vagues souvenirs du séjour dans une sphère parfaite. La philosophie produisant un effet exotérique commence en scindant la société entre ceux qui se
souviennent et ceux qui ne se souviennent pas — et, par-dessus le marché, entre ceux qui se souviennent d’une chose déterminée et ceux qui se souviennent d’autre chose.
Telle est, jusqu’à ce jour, leur affaire, même si les critères de la scission sont devenus un peu plus complexes.
Comme n’importe quel auteur ayant un peu dépassé la magie de ses débuts, je suis conscient de l’impossibilité de fixer par avance sur une perspective l’usage que la
communauté alphabétisée fait des textes publiés. Il ne me semble pas moins utile de noter le fait que la meilleure lecture des propos qui suivent, dans leurs grandes lignes,
serait celle d’une radicalisation de la devise de Platon. Je ne placerais pas seulement la phrase de Platon au-dessus de l’entrée d’une Académie, mais au-dessus de la porte
de la vie en général, s’il n’était pas malvenu de vouloir orner avec des panneaux d’avertissement l’accès de toute façon trop étroit à la lumière du monde… Nous avons surgi
dans la vie sans passer au préalable par une école préparatoire géométrique, et aucune philosophie ne peut nous soumettre, après coup, à un examen d’admission. Mais cela
ne change strictement rien au mandat exclusif de la philosophie : car on ne peut pas écarter simplement la supposition selon laquelle le monde ne nous est donné que par le
biais de préjugés géométriques innés. Ne pourrait-on pas estimer que la vie est un questionnement constant, formulé après-coup, sur les connaissances que l’on a sur l’espace
d’où tout découle ? Et la scission de la société entre ceux qui en savent quelque chose et ceux qui n’en savent rien : n’est-elle pas plus profonde aujourd’hui que jamais ?
L’idée que la vie est une affaire de forme — voilà la thèse que nous associons à la vieille et respectable expression de sphère, empruntée aux philosophes et aux géomètres.
Elle suggère que la vie, la constitution de sphères et la pensée sont des expressions différentes pour désigner une seule et même chose. Dans cette mesure, la référence à
une géométrie sphérique vitale n’a de sens que si l’on admet l’existence d’une sorte de théorie qui en sait plus sur la vie que la vie elle-même — et que partout où l’on trouve
de la vie humaine, qu’elle soit nomade ou sédentaire, naissent des globes habités, itinérants ou fixes, qui, d’un certain point de vue, sont plus ronds que tout ce que l’on peut
dessiner avec des cercles. Les livres qui suivent sont consacrés à la tentative d’explorer les possibilités et les frontières du vitalisme géométrique.
C’est une configuration de la théorie et de la vie un peu tirée par les cheveux — admettons-le. Le côté fantasmatique de cette approche sera peut-être plus supportable, ou du
moins plus compréhensible, si l’on se rappelle qu’au-dessus de l’entrée de l’Académie se trouvait encore une deuxième inscription, occulte et humoristique : était exclu de ce
lieu quiconque n’était pas disposé à s’impliquer dans des aventures amoureuses avec d’autres visiteurs du jardin des théoriciens. On le pressent déjà : cette devise, elle aussi,
doit être transposée à la vie dans son ensemble. Lorsque l’on ne veut rien savoir de la formation des sphères, on doit, naturellement, se tenir éloigné des drames amoureux, et
celui qui change de trottoir lorsqu’il croise Éros s’exclut de lui-même des efforts accomplis pour élucider la forme vitale. Le fantasmatique change ainsi de camp. L’exclusivité
de la philosophie n’exprime pas son arrogance propre ; elle découle de l’autosatisfaction de ceux qui sont certains que les choses fonctionnent aussi sans pensée
philosophique. Lorsque la philosophie est exclusive, elle reflète le fait que la plupart s’excluent de ce qu’il y a de meilleur — mais en exagérant la scission existante de la
société, elle fait prendre conscience des exclusions et les soumet encore une fois au vote. L’exagération philosophique engendre l’opportunité de réviser des options déjà
prises et de se prononcer contre l’exclusion. C’est pour cette raison que la philosophie, lorsqu’elle est à son affaire, est toujours aussi une réclame pour soi-même. Si d’autres
découvrent un autre pôle d’excellence — et produisent à cette occasion quelque chose de convaincant —, c’est tant mieux.
Le présent essai, on le voit, admet qu’il est touché par une problématique platonicienne, mais il ne se reconnaît pas dans le platonisme — pour autant que l’on donne ce nom à
la somme des mauvaises lectures qui, au fil des époques, ont entretenu le débat autour du fondateur de l’Académie athénienne, en incluant l’antiplatonisme, depuis Kant
jusqu’à Heidegger et à leurs successeurs. Si je suis ici la trace des références platoniciennes, c’est uniquement dans la mesure où je développerai avec plus d’obstination que
d’habitude, dans les pages qui suivent, la thèse selon laquelle les histoires d’amour sont des histoires de forme, chaque solidarisation étant une constitution de sphère, c’est-àdire une création d’espace intérieur.
Les excédents du premier amour, qui se détache de son origine pour se prolonger ailleurs dans de libres recommencements, alimentent aussi la pensée philosophique, dont
on doit avant tout savoir qu’elle est un cas d’amour du tout par transfert. Dans le discours intellectuel contemporain, on s’est malheureusement accoutumé à l’idée de
considérer l’amour par transfert comme un mécanisme névrotique, responsable du fait que les passions authentiques sont le plus souvent ressenties au mauvais endroit. Rien
n’a causé autant de dommages à la pensée philosophique que cette pitoyable réduction des motifs qui, à tort et à raison, se réclamait du modèle psychanalytique. Il faut
affirmer, bien au contraire, que le transfert est la source formelle de processus créatifs qui animent l’exode de l’être humain vers l’espace ouvert. Nous ne transférons pas tant
des affects incorrigibles sur des tierces personnes que des expériences précoces de l’espace sur de nouveaux lieux, et des mouvements primaires sur des théâtres lointains.
Les frontières de ma capacité de transfert sont celles de mon univers.
Si je devais donc porter mon sceau à l’entrée de cette trilogie, il se lirait ainsi : Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la
solitude.
La sphère
"L'image morphologique du monde que nous habitons n'est plus la sphère, mais l'écume. La mise en réseau actuelle, qui encercle la terre entière - avec toute ses
excroissances dans le virtuel - ne représente donc pas tant une globalisation qu'une écumisation. Dans l'univers de l'écume, les bulles isolées ne sont pas, comme dans les
pensées métaphysiques sur le monde, admises dans une unique hypersphère intégrante, mais rassemblées pour former des montagnes irrégulières. En nous lançant dans
une phénoménologie de l'écume, nous tentons, par le concept et l'image, d'explorer jusqu'à l'abysse les métamorphoses et les paradoxes de l'espace solidaire à l'époque des
médias multiples et des marchés mondiaux mobiles."
--------------------------------------------------------------------------------------
Téléchargement